Selon la coutume, l’Amyrlin était informée de la réunion de l’Assemblée. Cependant, rien ne disait qu’on devait l’attendre pour ouvrir la session, ce qui signifiait qu’elle avait peu de temps devant elle. Egwene avait envie de se précipiter vers le grand pavillon avant que Moria et les autres ne puissent accomplir les mauvaises surprises qu’elles avaient en réserve. Il fallait pourtant respecter le protocole réglementaire concernant l’arrivée de l’Amyrlin à l’Assemblée. Elle contint donc son élan et envoya Siuan chercher Sheriam pour être introduite dans les règles par la Gardienne des Chroniques. Siuan lui avait dit que c’était une façon d’avertir les sœurs de sa présence – il y avait toujours des questions qu’elles pouvaient vouloir discuter sans que l’Amyrlin le sache – et elle ne semblait pas tout à fait plaisanter.
En tout cas, il était inutile d’aller au pavillon avant de pouvoir y entrer. Calmant son impatience, elle se prit la tête dans les mains et se massa les tempes tout en essayant de continuer sa lecture des rapports. Malgré le « thé » nauséabond, ou peut-être à cause de lui, sa migraine faisait danser les mots sur les pages chaque fois qu’elle clignait les yeux, et la présence d’Anaiya et des autres n’arrangeait rien.
Siuan n’était pas plus tôt partie qu’Anaiya rejeta sa cape en arrière et s’assit sur le tabouret branlant libéré par Siuan et se mit à élucubrer sur les desseins poursuivis par Moria et les autres.
— Les gens apeurés commettent des erreurs, Mère, y compris les Aes Sedai, murmura-t-elle, posant les mains sur ses genoux. Au moins, vous pouvez être certaine que Moria sera ferme au sujet d’Elaida, du moins sur le long terme. Elle attribue à Elaida la mort de toutes les sœurs qui sont décédées après la déposition de Siuan. Moria veut qu’Elaida soit fouettée pour chacun de ces décès, avant d’être remise au bourreau. Elle est dure, davantage que Lelaine à certains égards. Plus coriace en tout cas. Elle n’aura pas de scrupules à faire des choses que Lelaine refuserait. Je crains fort qu’elle ne fasse pression pour donner l’assaut sur la cité dès que possible. Si les Réprouvés agissent si ouvertement et à une telle échelle, alors il vaudrait mieux une Tour blessée mais unifiée qu’une Tour divisée. Je crains que ce ne soit la façon dont Moria considère les choses. Après tout, même si nous voulons faire l’impossible pour éviter que des sœurs s’entretuent, ce ne serait pas la première fois. La Tour existe depuis longtemps et a guéri de bien des blessures. Nous pourrons guérir de celle-là aussi.
La voix d’Anaiya s’accordait à son visage, patiente, chaleureuse et réconfortante, mais en faisant ces remarques, elle était grinçante. Par la Lumière, Anaiya disait que c’était ce qu’elle craignait venant de Moria, mais elle semblait en accord avec ses sentiments. Elle était résolue, imperturbable, et jamais imprudente en paroles. Si elle était en faveur d’un assaut, combien d’autres étaient de cet avis ? Comme d’habitude, Myrelle était lunatique, farouche, et sans gêne. Elle marchait impatiemment de long en large, dans l’espace confiné de la tente, donnant un coup de pied dans ses jupes vert foncé et parfois aussi dans l’un des coussins alignés le long de la paroi, avant de faire demi-tour pour repartir dans l’autre sens.
— Si Moria est assez effrayée pour réclamer un assaut, c’est qu’elle a une peur bleue. Une Tour trop blessée pour pouvoir lutter seule ne pourra pas affronter les Réprouvés ni personne d’autre. C’est Malind qui devrait vous inquiéter. Elle dit tout le temps que la Tarmon Gai’don peut nous tomber dessus d’un jour à l’autre. Je l’ai entendue dire que ce que nous avons senti pourrait bien être le coup d’envoi de la Dernière Bataille. Et que ça peut se reproduire ici la prochaine fois. Où l’Ombre pourrait-elle frapper mieux qu’à Tar Valon ? Malind n’a jamais eu peur de faire des choix difficiles ou de battre en retraite quand elle le jugeait nécessaire. Elle abandonnerait Tar Valon et la Tour immédiatement si elle pensait que cela préserverait au moins certaines d’entre nous pour la Tarmon Gai’don. Elle proposera de lever le siège, et de fuir quelque part où les Réprouvés ne nous trouveront pas jusqu’à ce que nous soyons prêts à leur rendre coup pour coup. Si elle pose la question comme il faut à l’Assemblée, elle réussira peut-être à créer un consensus sur ses positions.
Cette seule idée fit danser les mots de plus belle devant les yeux d’Egwene.
Morvrin, son visage rond figé par une expression implacable, planta les poings sur ses hanches généreuses, accueillant chaque suggestion d’une remarque acerbe : « Nous n’en savons pas assez pour le moment pour être sûres qu’il s’agit des Réprouvés. » « Nous ne pouvons pas savoir ce qu’elle dira avant qu’elle ne parle. » « C’était peut-être ça, et peut-être pas. » « Les suppositions ne sont pas des preuves. » On disait qu’elle ne croyait jamais que le jour était là avant d’avoir vu elle-même le soleil se lever. Sa voix ferme montrait qu’elle ne tolérait pas les inepties ni les conclusions hâtives. Et ça n’avait rien d’apaisant pour une tête douloureuse. Elle ne s’opposait pas aux suggestions, elle gardait juste l’esprit ouvert pour pouvoir prendre sa décision quand on en arrivait aux points de désaccord.
Egwene referma le dossier en cuir repoussé. Entre le goût écœurant du thé et les pulsations dans sa tête – sans parler des voix incessantes autour d’elle –, elle n’arrivait pas à lire. Les trois sœurs la regardèrent, surprises. Elle avait manifesté clairement depuis longtemps que c’était elle qui commandait, mais elle s’efforçait de ne pas se mettre en colère. Serments d’allégeance ou non, une jeune femme en colère était trop vite qualifiée de capricieuse. Ce qui ne faisait que la faire enrager davantage, accroissait sa migraine…
— J’ai attendu assez longtemps, dit-elle, s’efforçant de parler d’une voix neutre.
Sa migraine rendait son ton un peu sec. Sheriam pensait peut-être la retrouver à la Salle de l’Assemblée.
Prenant sa cape, elle sortit dans le froid tout en la jetant sur ses épaules. Morvrin et les deux autres hésitèrent un instant avant de la suivre. L’accompagner à l’Assemblée leur donnait un peu l’apparence de faire partie de son entourage. Or, elles étaient censées la surveiller, et Egwene soupçonnait que même Morvrin était impatiente d’entendre le rapport d’Akarrin, et ce que Moria et les autres avaient l’intention d’en faire.
Rien de trop difficile à réaliser, espérait Egwene, rien de semblable à ce que pensaient Anaiya et Myrelle. En cas de nécessité, elle pouvait essayer d’appliquer la Loi de la Guerre, mais même si elle réussissait, gouverner par décrets avait ses inconvénients. Quand les gens doivent vous obéir sur un point, ils trouvent toujours des moyens d’éviter leurs obligations sur d’autres choses. C’était un équilibre naturel auquel on ne pouvait pas échapper. Pis, elle avait appris comme il était enivrant de voir les gens sursauter chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. On finit par considérer que c’est dans l’ordre des choses, et quand il ne se passe rien, on se retrouve en porte-à-faux. De plus, avec les martèlements dans sa tête, elle était prête à mordre quiconque la regarderait de travers. Et même si les gens devaient accepter d’obéir, ils ne le prenaient jamais bien.
Le soleil juste au-dessus des têtes, telle une boule d’or dans un ciel bleu parsemé de nuages blancs, ne diffusait aucune chaleur, dessinait des ombres blêmes et faisait scintiller la neige là où elle n’était pas piétinée. L’air était aussi froid qu’aux abords du fleuve. Egwene ignora le froid, même si seuls les morts auraient pu s’en abstraire. C’était l’heure du repas de midi, mais il était impossible de nourrir autant de novices en même temps. Egwene et son escorte avançaient dans une marée de femmes vêtues de blanc qui sautaient pour leur faire place et s’inclinaient à son passage. Comme Egwene avançait très vite, elles étaient généralement passées avant que les novices n’aient fait davantage que déployer leurs jupes. La Salle de l’Assemblée n’était pas loin. À quatre reprises, il fallait pourtant patauger dans les allées boueuses. Il avait été question de construire des pontons en bois, assez hauts pour passer dessous à cheval. Mais ces travaux auraient donné l’impression que le camp s’installait dans la durée, ce que personne ne souhaitait. Même les sœurs à l’origine de ce projet ne faisaient guère pression pour qu’on les construise. Il fallait donc continuer à patauger, retroussant jupes et capes pour ne pas arriver crotté jusqu’aux genoux. Puis la foule s’éclaircit à l’approche de la Salle. Les abords du pavillon de toile aux rideaux rapiécés étaient toujours presque déserts.
Nisao et Carlinya l’y attendaient déjà, la minuscule Jaune mordillant sa lèvre inférieure et lorgnant anxieusement Egwene. Carlinya semblait le calme incarné, l’œil froid, les mains croisées à la taille. Elle avait cependant oublié sa cape, des taches de boue maculaient l’ourlet brodé de sa jupe claire, et son casque de boucles noires aurait eu besoin d’un bon coup de peigne. Après les politesses d’usage, elles se joignirent à Anaiya et aux deux autres, à quelques pas derrière Egwene. Elles parlaient à voix basse de la pluie et du beau temps.
Beonin descendit la chaussée en courant, entourée d’un nuage de buée, et s’arrêta d’une glissade, fixant Egwene avant de rejoindre les autres. La tension qui creusait des cernes autour de ses yeux bleu-gris était plus apparente que précédemment. Peut-être pensait-elle que cette session affecterait ses négociations. Mais elle savait que les pourparlers seraient factices, juste un stratagème pour gagner du temps. Egwene contrôla sa respiration et pratiqua des exercices de novices, mais cela n’atténua pas sa migraine.
Il n’y avait aucun signe de Sheriam autour des tentes avoisinantes, mais il faut dire que le chemin de planches était plutôt encombré devant le pavillon. Akarrin et les cinq autres sœurs parties avec elle, une pour chaque Ajah, attendaient en groupe de l’autre côté de l’entrée. La plupart saluèrent distraitement Egwene, tout en gardant leurs distances. Peut-être les avait-on averties de ne rien dire à personne avant de parler devant l’Assemblée. Bien sûr, Egwene aurait pu leur demander leurs rapports sur-le-champ ; à l’Amyrlin, elles l’auraient sans doute donnés. Sans doute. Les relations de l’Amyrlin avec les Ajahs étaient toujours délicates, y compris souvent avec l’Ajah dont elle était issue. Presque aussi délicates que les relations avec l’Assemblée. Egwene se força à sourire et à les saluer gracieusement de la tête.
Toutes les sœurs ne semblaient pas conscientes de sa présence. Akarrin, svelte dans sa robe de drap brun et sa cape aux broderies vertes, regardait dans le vague, hochant la tête de temps à autre. Apparemment, elle répétait ce qu’elle allait dire. Elle n’était pas puissante dans le Pouvoir, à peine plus que Siuan, et encore, pourtant seule une autre des six, Therva, svelte femme en jupe d’équitation à taillades jaunes et cape bordée de jaune, l’égalait dans ce domaine. Cela donnait la mesure navrante de l’effroi des sœurs devant cet étrange fanal de saidar. La plus puissante aurait dû s’avancer pour la tâche qui leur avait été confiée, mais à part Akarrin, leur absence de zèle avait été notoire. Ses compagnes semblaient toujours moins qu’enthousiastes. Shana, qui était d’habitude très réservée, malgré ses yeux qui lui donnaient l’air perpétuellement étonnée, semblait inquiète à en perdre la tête. Elle scrutait l’entrée de la Salle et ses mains tripotaient incessamment sa cape. Reiko, solide Arafelline Bleue, baissait les yeux, mais les clochettes d’argent tressées dans ses longs cheveux noirs tintaient comme si elle branlait du chef dans son capuchon. Seul le visage au long nez de Therva arborait un air de sérénité absolue, ce qui, en soi, était mauvais signe. Qu’est-ce qu’elles avaient vu ? Que poursuivaient Moria et les deux autres Députées ?
Egwene contrôla son impatience ; à l’évidence, l’Assemblée n’était pas encore en session. Elle était en cours de rassemblement, et plusieurs Députées la croisèrent et pénétrèrent dans le grand pavillon sans se presser. Salita hésita comme si elle allait parler, puis fléchit seulement un peu les genoux avant de remonter sur ses épaules son châle frangé de jaune et d’entrer rapidement. Kwamesa promena son nez pointu devant Egwene avant de s’incliner, tout comme devant Anaiya et les autres, mais il faut dire que la mince Grise toisait tout le monde, s’efforçant de paraître plus grande qu’elle ne l’était en réalité. Berana, le visage hautain et ses grands yeux bruns froids comme la neige, fit une pause pour s’acquitter des politesses d’usage envers Egwene, puis fronça les sourcils sur Akarrin. Au bout d’un long moment, réalisant peut-être qu’Akarrin ne la voyait pas, elle lissa ses jupes blanches brodées d’argent, qui n’en avaient nul besoin, ajusta son châle sur ses bras pour que les franges blanches tombent parfaitement, et passa entre les rabats de l’entrée d’un pas glissé comme si elle allait par hasard dans cette direction. Toutes les trois faisaient partie des Députées que Siuan trouvait trop jeunes. Comme Malind et Escaralde. Mais Moria était Aes Sedai depuis cent trente ans. Par la Lumière, Siuan voyait des conspirations partout !
Juste comme Egwene commençait à penser que sa tête allait exploser de frustration sinon à cause de sa migraine, Sheriam apparut soudain, retroussant ses jupes et sa cape en courant presque dans la boue.
— Je suis terriblement désolée, Mère, dit-elle, hors d’haleine, canalisant à la hâte pour se débarrasser de la boue dont elle s’était éclaboussée.
La terre tomba sur les planches en une poudre sèche quand elle secoua ses vêtements.
— Je… J’ai entendu dire que l’Assemblée se réunissait, et je savais que vous me chercheriez, alors je suis venue aussi vite que j’ai pu. Je suis désolée.
Ainsi, Siuan la cherchait toujours.
— Vous êtes là maintenant, dit Egwene avec fermeté.
Sheriam devait être bouleversée d’avoir fait des excuses devant toutes les Sœurs présentes, devant Akarrin et ses compagnes encore plus que devant Anaiya et les autres. Même quand les gens savent à quoi s’en tenir, ils ont tendance à vous prendre pour ce que vous paraissez être, et une Gardienne ne devait pas être vue en train de s’excuser et de se tordre les mains. Elle ne pouvait pas l’ignorer.
— Entrez, et annoncez-moi.
Prenant une profonde inspiration, Sheriam rabattit son capuchon en arrière, ajusta sur ses épaules son étroite étole bleue et franchit les rabats de la tente. Sa voix psalmodia clairement les paroles rituelles : « Elle vient, elle vient… »
Egwene attendit à peine qu’elle ait terminé « … la Flamme de Tar Valon, le Siège d’Amyrlin », avant de traverser les cercles de braseros et de torchères entourant les parois du pavillon. Les torchères éclairaient bien, et les braseros, qui émettaient aujourd’hui des senteurs de lavande, réchauffaient tout l’espace. Tout le monde pouvait jouir d’une véritable chaleur.
L’installation du pavillon respectait des règles très anciennes, légèrement modifiées du fait qu’elles ne se réunissaient pas dans la Tour Blanche, dans la grande salle circulaire appelée Salle de la Tour. Face à l’entrée, un banc rudimentaire mais bien ciré trônait sur un podium carré recouvert d’une étoffe aux sept couleurs des Ajahs. Le tissu, et l’étole autour du cou d’Egwene, étaient sans doute les deux seuls signes que l’Ajah Rouge était représentée. Certaines Bleues avaient voulu faire enlever la couleur rouge, puisque Elaida avait apparemment fait repeindre le Siège d’Amyrlin en supprimant le bleu, de même que sur son étole, mais Egwene avait résisté. Si elle devait appartenir à toutes les Ajahs et à aucune, alors elle serait de toutes les Ajahs. Sur les carpettes multicolores qui servaient de tapis, deux rangées de bancs partaient de l’entrée par groupes de trois, posés sur des estrades couvertes d’étoffe aux couleurs des Ajahs. Par tradition, les deux Députées les plus âgées pouvaient prétendre aux places les plus proches de l’Amyrlin pour leurs Ajahs respectives, en l’occurrence la Bleue et la Jaune. Après, tout dépendait de l’ordre d’arrivée et de l’endroit où les sœurs voulaient s’asseoir, les premières choisissant la place de leur Ajah.
Il n’y avait que neuf Députées présentes, trop peu pour que l’Assemblée soit déjà en session, légalement parlant, mais une bizarrerie dans leur placement frappa tout de suite Egwene. Comme on pouvait s’y attendre, Romanda était déjà assise, un banc vide entre elle et Salita ; Lelaine et Moria occupaient les bancs du bout réservés aux Bleues. Romanda, ses cheveux ramenés sur la nuque en un chignon gris, était la Députée la plus âgée, et presque toujours la première à occuper sa place quand l’Assemblée était convoquée. Lelaine, la plus âgée après elle, malgré ses brillants cheveux noirs, semblait incapable de lui laisser prendre un avantage sur elle, si petit fût-il. Les hommes qui avaient installé les estrades – elles étaient entreposées le long des parois quand l’Assemblée n’était pas en session – venaient sans doute de partir par le fond, parce que Kwamesa, déjà assise sur son banc, était la seule Députée Grise en vue, et Berana, qui s’installait juste sur le sien, la seule Blanche. Mais Malind, une Kandorie au visage rond et aux yeux d’aigle, et unique Verte pour le moment, était à l’évidence entrée avant elles, mais étrangement, elle avait choisi d’asseoir les Vertes près de l’entrée du pavillon. Généralement, plus proche on était du Siège d’Amyrlin, mieux ça valait. Et juste à son opposé, Escaralde était debout devant les estrades couvertes d’une étoffe brune, discutant à voix basse avec Takima. Presque aussi petite que Nisao, Takima était une femme-oiseau silencieuse, mais elle pouvait être énergique quand elle voulait, et, les poings sur les hanches, elle ressemblait à un moineau en colère qui gonfle ses plumes pour intimider l’adversaire. À la façon dont elle dardait des regards foudroyants vers Berana, c’était le placement qui la dérangeait. Il était trop tard pour changer quelque chose pour cette session, bien sûr, mais malgré tout, Escaralde dominait Takima de tout son haut, comme sur le point d’en découdre pour défendre son choix. Egwene s’étonna qu’Escaralde pût y parvenir. Elle mesurait quelques pouces de moins que Nisao. Ce devait être par pure force de sa volonté. Escaralde ne reculait jamais quand elle pensait être dans son droit. Si Moria voulait un assaut immédiat sur Tar Valon et Malind battre en retraite, que voulait donc Escaralde ?
Malgré les assertions de Siuan sur les Députées qui désiraient être averties de la présence de l’Amyrlin, l’arrivée d’Egwene ne fit pas sensation. Quelles qu’aient été les raisons pour lesquelles Malind et les autres avaient convoqué l’Assemblée pour entendre le rapport d’Akarrin, elles n’avaient pas jugé la question assez sensible pour être réservée uniquement aux oreilles des Députées, de sorte que de petits groupes de quatre ou cinq Aes Sedai étaient debout derrière les bancs des Députées de leur Ajah. Elles firent la révérence quand Egwene traversa la tente pour rejoindre sa place. Les Députées elles-mêmes lui accordèrent à peine un regard, ou inclinèrent brièvement la tête. Lelaine la regarda froidement, puis recommença à froncer les sourcils sur Moria, femme d’apparence ordinaire en simple drap bleu. On ne remarquait pas tout de suite l’éternelle jeunesse de son visage. Elle regardait droit devant elle, absorbée dans ses pensées. Romanda fut de celles qui penchèrent un peu la tête. Dans la Salle, le Siège d’Amyrlin avait toujours la même aura, mais un peu moins qu’à l’extérieur. Sans doute parce que les Députées avaient conscience de leur pouvoir. Siuan disait que des Amyrlins avaient autant échoué en pensant que les Députées étaient vraiment leurs égales qu’en croyant que la différence était plus grande qu’elle ne l’était vraiment. C’était comme courir en haut d’un mur étroit, avec des molosses féroces de chaque côté. On maintenait soigneusement son équilibre, en faisant plus attention où on mettait les pieds qu’aux chiens. Mais on avait toujours conscience de la présence des deux meutes.
Détachant sa cape tout en montant sur son estrade aux rayures multicolores, Egwene la plia et la posa sur son banc avant de s’asseoir. Les bancs étaient durs, et certaines Députées apportaient des coussins quand elles pensaient que la session s’éterniserait. Egwene préférait s’en abstenir. L’interdiction des discours empêchant rarement quelques-unes de faire d’interminables digressions, l’inconfort de l’assise pouvait aider à rester éveillée pendant les pires élucubrations. Sheriam prit la place de la Gardienne, debout à la gauche d’Egwene. Peut-être aurait-elle dû apporter un coussin.
Les autres bancs commençaient à se remplir lentement. Aledrin et Saroiya avaient rejoint Berana, Aledrin assez potelée pour faire paraître minces les deux autres. Bien sûr, les lignes verticales de volutes blanches courant sur les jupes de Saroiya avaient toujours cet effet amincissant, alors que les larges manches blanches d’Aledrin et le panneau neigeux du devant de sa robe avaient l’effet opposé. Apparemment, chacune s’efforçait de découvrir si les autres savaient ce qui se passait, et dardait des regards vers les Bleues, les Brunes et les Vertes. Varilin, femme-cigogne rousse plus grande que la plupart des hommes, avait pris place près de Kwamesa. Réajustant nerveusement son châle, Varilin dardait inlassablement ses regards de Moria à Malind en passant par Escaralde. Magla, son châle frangé de jaune étroitement enroulé autour de ses larges épaules, et Faiselle, une Domanie au visage carré, vêtue de soie couverte de broderies vertes, entraient juste dans le pavillon, chacune ignorant l’autre, alors que leurs jupes se frôlaient. Magla était fermement dans le camp de Romanda, Faiselle dans celui de Lelaine, et les deux groupes ne se mélangeaient pas. D’autres sœurs arrivaient par à-coups, Nisao et Myrelle parmi une demi-douzaine qui se glissèrent derrière Magla et Faiselle. Morvrin était déjà parmi les Brunes derrière Takima et Escaralde, et Beonin se tenait debout à la limite des Grises, derrière Varilin et Kwamesa. À ce rythme, la moitié des Aes Sedai du camp se presseraient dans le pavillon avant longtemps.
Tandis que Magla traversait encore les tapis vers le banc des Jaunes, Romanda se leva.
— Nous sommes plus de onze maintenant, alors nous pouvons commencer.
Sa voix était étonnamment aiguë, une belle voix de soprano, si tant est qu’on ait pu l’imaginer en train de chanter, son visage semblait toujours renfrogné, ou tout au moins désapprobateur.
— Je ne pense pas que nous devions faire de cette réunion une session officielle, s’empressa-t-elle d’ajouter quand Kwamesa se leva. Je ne vois aucune raison pour cela, mais s’il le faut, finissons-en rapidement. Certaines d’entre nous ont des choses plus importantes à faire. Comme vous aussi, j’en suis sûre, Mère.
Ces dernières paroles furent accompagnées d’un profond salut de la tête, d’un ton peut-être un peu trop respectueux. Pas assez pour être qualifié de sarcastique, bien sûr. Elle était trop intelligente pour se mettre dans son tort ; les imbéciles obtenaient rarement un siège de Députée, ou ne le gardaient pas longtemps ; Romanda, elle, avait un siège à l’Assemblée depuis près de quatre-vingts ans. C’était son second mandat de Députée.
Egwene inclina légèrement la tête, le regard froid. Reconnaissant par là qu’on lui avait adressé la parole et qu’elle avait noté le ton. Un équilibre prudent.
Kwamesa regarda autour d’elle, bouche bée, ne sachant pas si elle devait dire les phrases que prononçait toujours la plus jeune Députée présente pour ouvrir la session. La place de Romanda lui donnait une influence considérable et une certaine autorité, mais d’autres pouvaient la contredire sur ce point. Un certain nombre de Députées froncèrent les sourcils et remuèrent sur leur banc, mais aucune ne parla.
Lyrelle entra dans le pavillon d’un pas glissé, se dirigeant vers les bancs des Bleues. Grande pour une Cairhienine, ce qui, en réalité, correspondait à une taille moyenne partout ailleurs, elle était élégante en soie à taillades bleues, au corsage brodé de rouge et d’or, avec des mouvements fluides. Certaines disaient qu’elle avait été danseuse avant de venir à la Tour comme novice. Par comparaison, Samalin, la Verte au visage de renard qui entra sur ses talons, parut hommasse, quoiqu’il n’y eût rien de gauche chez la Murandienne. Toutes deux eurent l’air surprises de voir Kwamesa debout, et se hâtèrent vers leurs bancs respectifs. Finalement, Varilin tira Kwamesa par la manche, jusqu’à ce que l’Arafelline se rasseye. Le visage de Kwamesa semblait calme, mais elle parvenait à irradier le mécontentement. Elle attachait beaucoup d’importance au cérémonial.
— Il y a peut-être une bonne raison pour une session officielle, dit Lelaine, d’une voix qui parut grave après celle de Romanda.
Ajustant tranquillement son châle, elle se leva avec grâce, évitant délibérément de regarder Egwene. Très belle femme, Lelaine était aussi la dignité incarnée.
— Il semble que des pourparlers avec Elaida aient été autorisés, dit-elle avec froideur. Je sais que, d’après la Loi de la Guerre, nous n’avons pas à être consultées sur ce sujet, mais je crois aussi que nous devrions en discuter en session, vu que beaucoup d’entre nous pourraient être neutralisées si Elaida conservait un pouvoir quelconque.
Le mot « neutralisée » n’effrayait plus autant depuis que Siuan et Leane avaient été Guéries de la neutralisation. Cependant, des murmures s’élevèrent parmi les Aes Sedai debout derrière les bancs. Il semblait que l’idée des négociations ne s’était pas répandue aussi vite que l’avait prévu Egwene. Elle ne pouvait pas dire si les sœurs étaient excitées ou atterrées, mais, à l’évidence, elles étaient surprises. Y compris certaines Députées. Janya, qui était entrée pendant l’intervention de Lelaine, s’arrêta pile, de sorte qu’un groupe de sœurs entrant derrière elle la bouscula. Elle fixa la Bleue, puis, plus longtemps et plus durement, Egwene elle-même. Clairement, Romanda n’avait entendu ni l’une ni l’autre, à la façon dont elle pinça les lèvres, et les expressions des Députées trop jeunes allaient du calme glacial de Berana à l’horreur non déguisée de Salita, en passant par la surprise de Samalin. Même Sheriam chancela un instant sur ses pieds. Egwene espéra qu’elle n’allait pas vomir devant toute l’Assemblée.
Les réactions de celles que Delana avait citées comme favorables aux négociations furent plus intéressantes. Varilin se tenait parfaitement immobile, et étudiait ses jupes en réprimant apparemment un sourire. Mais Magla s’humectait les lèvres d’un air hésitant, regardant Romanda du coin de l’œil. Saroiya avait fermé les yeux et remuait les lèvres comme si elle priait. Faiselle et Takima regardèrent Egwene, avec un froncement de sourcils presque identique. Puis chacune remarqua l’autre et sursauta, arborant un air de sérénité royale. À l’heure qu’il était, Beonin les avait certainement informées de ce qu’avait dit Egwene. Pourtant, à part Varilin, elles paraissaient toutes bouleversées. Elles ne pouvaient pas penser qu’il était question de négocier la fin des hostilités. Toutes les femmes assises dans le pavillon risquaient d’être neutralisées et exécutées juste parce qu’elles étaient là. Si tant est qu’il eût existé une autre solution que la destitution d’Elaida, elle s’était envolée des mois plus tôt, quand cette Assemblée avait choisi. On ne reviendrait pas sur ce choix.
Lelaine parut satisfaite des réactions. Avant qu’elle ne se soit rassise, Moria se leva d’un bond, ce qui attira tous les regards et provoqua d’autres murmures. Personne ne trouvait Moria particulièrement gracieuse, mais l’Illianere n’était pas une femme bondissante.
— Cela nécessite une discussion, dit-elle, mais plus tard. Cette Assemblée a été convoquée par trois Députées posant la même question. Cette question doit être discutée avant toute autre. Qu’est-ce qu’ont découvert Akarrin et son groupe ? Je demande qu’elles fassent leur rapport devant l’Assemblée.
Lelaine fronça les sourcils sur la Bleue, et peu pouvaient rivaliser avec elle en froncements de sourcils, avec ses yeux perçants comme des alênes, pourtant la loi de la Tour était simple sur ce point, et bien connue de toutes. Assez souvent, elle n’était ni l’un ni l’autre. D’une voix mal assurée, Sheriam demanda à Aledrin, la plus jeune après Kwamesa, d’escorter Akarrin et son groupe devant l’Assemblée. Egwene décida qu’elle ferait bien de parler à la rousse flamboyante dès la fin de cette session. Si Sheriam continuait ainsi, elle serait bientôt pire qu’inutile en tant que Gardienne.
Delana entra en coup de vent au milieu d’un groupe de sœurs, dernière Députée à arriver, et s’installa sur son banc, drapant son châle sur ses bras, le temps que la rondelette Députée Blanche revienne avec les six sœurs et les conduise devant Egwene où elles restèrent debout.
Apparemment, Aledrin pensait que, la session fût-elle officielle ou non, elle au moins observerait le cérémonial d’usage.
— Vous avez été convoquées devant l’Assemblée de la Tour pour relater ce que vous avez vu, dit-elle, avec son fort accent tarabonais.
Ses cheveux blond foncé – qu’elle portait dans un filet de dentelle blanche plutôt que tressés et ornés de perles – et ses yeux bruns n’étaient pas courants au Tarabon.
— Je vous ordonne de parler de ces choses sans dérobades et sans réserves, et de répondre à toutes les questions, sans rien omettre. Affirmez ici que vous parlerez ainsi, sous la Lumière et sur votre espoir de renaissance et de salut, ou que vous en supporterez les conséquences.
Ces anciennes sœurs savaient très bien quelles libertés de manœuvre permettaient les Trois Serments. Un détail omis par-ci, une imprécision par-là, et tout le sens s’en trouvait modifié, sous le couvert de la vérité.
Akarrin donna son accord d’une voix forte et quelque peu impatiente, et les autres d’un ton plus cérémonieux et embarrassé. Bien des sœurs avaient passé toute leur vie sans jamais être appelées à témoigner devant l’Assemblée. Akarrin attendit que la dernière ait répété chaque mot du serment avant de retourner vers son banc.
— Dites-nous ce que vous avez vu, Akarrin, dit Moria dès que la Sœur Blanche se retourna.
Akarrin se raidit visiblement, et quand elle s’assit, des touches de couleur coloraient ses joues. Moria aurait dû attendre. Elle devait être très anxieuse.
Par tradition, Akarrin adressa sa réponse au Siège d’Amyrlin.
— Ce que nous avons vu, Mère, c’est un trou dans la terre, grossièrement circulaire, dit-elle, soulignant ses paroles d’un hochement de tête pour marquer chaque mot.
Elle semblait choisir ses mots avec prudence, comme pour s’assurer que c’était clair pour tout le monde.
— À l’origine, c’était peut-être un cercle parfait, en forme de demi-sphère, mais les parois se sont effondrées par endroits. Le trou a approximativement trois miles de diamètre et un mile et demi de profondeur.
Quelqu’un soupira bruyamment, et Akarrin fronça les sourcils, comme si on avait tenté de l’interrompre. Pourtant elle continua :
— Nous ne sommes pas absolument certaines de la profondeur. Le fond est couvert d’eau et de glace. Nous pensons que cela finira par devenir un lac. En tout cas, nous avons pu établir notre position exacte sans trop de difficulté, et nous sommes prêtes à affirmer que le trou se trouve à l’endroit où se dressait autrefois la cité de Shadar Logoth.
Elle se tut, et pendant un long moment, on n’entendit que le froufrou des jupes des Aes Sedai qui remuaient avec gêne sur leurs bancs.
Egwene avait envie de bouger, elle aussi. Par la Lumière, un trou de cette taille couvrirait la moitié de Tar Valon !
— Avez-vous une idée de la façon dont ce… ce trou a été créé, Akarrin ? demanda-t-elle finalement.
Elle se félicita d’avoir parlé d’une voix neutre. Sheriam tremblait ! Egwene espéra qu’elle était seule à l’avoir remarqué. Les actions d’une Gardienne se reflétaient toujours sur l’Amyrlin, en bien ou en mal. Si la Gardienne manifestait de la peur, beaucoup de sœurs croiraient qu’Egwene était effrayée. Ce n’était pas une chose qu’elle désirait qu’on soupçonne.
— Chacune d’entre nous a été choisie parce qu’elle a une certaine capacité à lire les résidus, Mère. Mieux que la plupart, à dire vrai.
Ainsi, elles n’avaient pas été choisies simplement parce qu’aucune sœur plus puissante n’était intéressée. Il y avait une leçon à tirer de cela. Ce que faisaient les Aes Sedai était rarement aussi simple qu’il le semblait au premier abord. Egwene souhaitait cesser d’avoir à réviser des leçons qu’elle croyait déjà apprises.
— Nisain est la meilleure d’entre nous dans ce domaine, poursuivit Akarrin. Avec votre permission, Mère, je vais la laisser répondre.
Nisain lissa nerveusement ses jupes de drap sombre et s’éclaircit la gorge. Grise dégingandée, au menton fort et aux yeux bleus saisissants, elle s’était fait une petite réputation concernant les questions de droit et les traités, mais, à l’évidence, elle était gênée de parler devant l’Assemblée. Elle regarda Egwene dans les yeux, comme si elle voulait ignorer toutes les Députées rassemblées.
— Étant donné la quantité de saidar utilisée là-bas, Mère, il n’est pas étonnant d’avoir trouvé des résidus presque aussi épais que la neige.
Elle avait conservé son accent murandien, et ses sons chantants.
— Même après si longtemps, j’aurais dû être capable d’avoir une idée de ce qui a été tissé, si cela ressemblait le moins du monde à ce qui m’est familier, mais je n’en ai aucune idée. Aucune. J’ai pu retracer le tissage, Mère, et cela n’avait aucun sens. En fait, il semblait si étranger que, peut-être, il n’avait pas été…
S’éclaircissant de nouveau la gorge, elle déglutit. Son visage pâlit un peu plus.
— … peut-être pas été tissé par une femme. Nous avons pensé qu’il s’agissait des Réprouvés, bien sûr, alors j’ai testé les résonances. Nous l’avons toutes fait.
Se retournant à demi pour montrer ses compagnes, elle reprit vivement sa position première. À l’évidence, elle préférait de beaucoup regarder Egwene que les Députées, toutes penchées en avant, le regard intense.
— Je ne peux pas dire de quoi il s’agit, à part qu’une demi-sphère de trois miles de diamètre a été creusée, ni comment ç’a été fait. Mais le saidin a été utilisé, c’est certain. La résonance était si forte que nous aurions dû pouvoir la sentir. Il y a eu plus de saidin utilisé que de saidar, beaucoup plus, dans la proportion du Mont du Dragon comparé à une taupinière. Et c’est tout ce que je peux dire, Mère.
Un son léger traversa la salle : c’était le souffle des sœurs qu’elles retenaient depuis un moment. L’expiration de Sheriam sembla la plus bruyante, mais c’était peut-être parce qu’elle était la plus proche.
Egwene se força à rester impassible. Les Réprouvés, et un tissage qui pouvait détruire la moitié de Tar Valon… Si Malind proposait la fuite, pouvait-elle tenter de faire rester les sœurs pour affronter un tel phénomène ? Pouvait-elle abandonner Tar Valon et la Tour, et la Lumière seule savait combien de dizaines de milliers de vies ?
— Quelqu’un a-t-il une question ? demanda-t-elle.
— J’en ai une, dit Romanda d’un ton sec.
Son calme n’avait pas varié d’un cheveu.
— Mais pas pour ces sœurs. Si personne n’a de question à leur poser, je suis sûre qu’elles préfèrent se soustraire aux regards inquisiteurs des Députées.
Ce n’était pas exactement son rôle de suggérer cela, mais ce n’était pas précisément interdit, alors Egwene laissa passer. Personne d’autre n’avait de questions pour Akarrin et ses compagnes, et Romanda les remercia chaleureusement de leurs efforts.
— À qui adresserez-vous votre question ? demanda Egwene tandis qu’Akarrin et les cinq autres se dispersaient pour se joindre au nombre croissant des sœurs debout entre les torchères et les braseros.
Comme Romanda l’avait dit, elles étaient impatientes d’échapper aux regards des Députées, mais elles voulaient toutefois entendre ce qu’il adviendrait de leur travail. Egwene eut du mal à ne pas prendre un ton mordant. Romanda feignit de ne pas s’en apercevoir. Ou peut-être ne s’en aperçut-elle pas.
— À Moria, dit-elle. Nous avons soupçonné les Réprouvés dès le début. Nous savions que ce qui se passait était puissant et lointain. En fait, tout ce que nous avons appris, c’est que Shadar Logoth a disparu. Je peux seulement dire que le monde s’en trouvera mieux sans ce trou de l’Ombre.
Elle fixa la Députée Bleue avec un froncement de sourcils qui avait déjà mis dans ses petits souliers plus d’une Aes Sedai se sentant tout à coup ravalée au rang de novice.
— Ma question est la suivante : est-ce que cela change quelque chose pour nous ?
— Ça devrait, répliqua Moria, la regardant dans les yeux.
Elle n’appartenait pas à l’Assemblée depuis aussi longtemps que Romanda, mais les Députées étaient, normalement, des égales.
— Depuis longtemps, nous avons préparé des plans pour le cas où les Réprouvés nous attaqueraient. Toutes les sœurs savent former un cercle, ou se joindre à un cercle en formation jusqu’à ce qu’il y ait treize sœurs dans chaque cercle. Toutes doivent pouvoir participer, même les novices, même les dernières arrivées.
Lelaine la regarda durement, mais, malgré son désir de réprimander Moria, elles étaient de la même Ajah. Elles devaient au moins donner l’apparence de faire front commun. Mais dans son effort de se taire, Lelaine pinça les lèvres. Romanda n’avait pas à subir une telle contrainte.
— Faut-il revenir sur ce que chacune d’entre nous sait déjà ? Nous sommes celles qui ont pris ces mesures. Peut-être l’avez-vous oublié ?
Cette fois, sa voix était tranchante. Les manifestations ouvertes de colère étaient interdites à l’Assemblée, mais pas les provocations.
Si Moria en fut piquée, elle ne le manifesta pas autrement qu’en ajustant son châle.
— Je dois expliquer depuis le début parce que nous n’avons pas pensé sur un assez long terme. Malind, est-ce que nos cercles peuvent résister à ce qu’Akarrin et Nisain ont décrit ?
Malgré ses yeux farouches, la bouche pulpeuse de Malind semblait toujours prête à sourire, mais elle avait le visage sévère en se levant, et elle regarda les deux Députées tour à tour, comme pour imprimer ses paroles dans leur esprit.
— Ils ne le peuvent pas. Même si nous réarrangeons les cercles, pour que les sœurs les plus puissantes se trouvent toujours dans le même – et cela signifie qu’elles devraient vivre, manger et dormir ensemble, si elles avaient à se lier instantanément –, nous serions comme des souris face à un chat. Un grand nombre de souris peut l’emporter sur un gros chat affamé, mais pas sans de lourds sacrifices. Et si trop de ces souris meurent, la Tour Blanche meurt aussi.
De nouveau, une onde de soupirs parcourut la salle, comme une brise intermittente.
Le visage d’Egwene resta calme, mais elle dut s’efforcer de lâcher ses jupes. Qu’est-ce qu’elles allaient proposer ? Un assaut ou la fuite ? Par la Lumière, comment pourrait-elle s’opposer ?
Lelaine ne put supporter plus longtemps la tension.
— Que suggérez-vous, Moria ? dit-elle sèchement. Même si nous réunifions la Tour aujourd’hui même, cela ne changera rien.
Moria eut un petit sourire, comme si l’autre Bleue venait de dire exactement ce qu’elle espérait entendre.
— Mais nous devons évoluer. Nos cercles les plus puissants sont trop faibles. Nous n’avons pas d’angreals, encore moins de sa’angreal, alors, autant les ignorer. D’ailleurs, je ne suis pas certaine qu’il y ait quelque chose, même à la Tour, qui puisse faire une différence assez importante. Alors, comment pouvons-nous rendre nos cercles plus puissants ? Assez puissants, espérons-nous, pour affronter ce qui s’est passé à Shadar Logoth et l’arrêter ? Escaralde, qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
Stupéfaite, Egwene se pencha en avant. Ainsi, elles travaillaient ensemble. Mais dans quel but ?
Elle ne fut pas la seule à réaliser que les trois Députées qui avaient demandé la convocation de l’Assemblée étaient debout toutes les trois. Moria et Malind avaient fait une déclaration claire. Escaralde se tint debout comme une reine, mais la minuscule Brune semblait très consciente des regards qui se glissaient entre elle, Moria et Malind, consciente des fronts plissés et des visages trop immobiles. Elle ajusta deux fois son châle avant de parler. On aurait dit qu’elle faisait un cours à une classe, la voix fluette mais énergique.
— Les anciens écrits sont très clairs à ce sujet, quoique peu connus, j’en ai peur. Ils amassent la poussière plus qu’ils n’attirent les lecteurs. Ceux rassemblés aux premières années de la Tour affirment clairement que les cercles n’étaient pas limités à treize à l’Ère des Légendes. Le mécanisme précis – je devrais dire l’équilibre précis – est inconnu, mais ne devrait pas être trop difficile à retrouver. Pour celles d’entre vous qui n’ont pas passé tout le temps qu’elles auraient dû à la bibliothèque de la Tour, ma manière d’accroître la taille d’un cercle implique…
Pour la première fois, elle hésita, et se força visiblement à continuer.
— … implique que nous devons inclure des hommes qui peuvent canaliser.
Faiselle se leva comme mue par un ressort.
— Que suggérez-vous ? demanda-t-elle, puis elle se rassit immédiatement, comme craignant qu’on ne pense qu’elle la soutenait.
— Je demande qu’on évacue la Salle ! dit Magla en se levant.
Comme Moria, elle était d’Illian, et son agitation faisait ressortir son accent.
— Cela n’est pas matière à discussion, sauf devant l’Assemblée et à huis clos.
Elle aussi se rassit dès qu’elle eut terminé, les yeux flamboyants, ses larges épaules affaissées, ses mains s’ouvrant et se crispant sur ses jupes.
— Je crains qu’il ne soit trop tard pour ça, dit Moria tout haut.
Elle dut parler fort pour être entendue par-dessus les murmures excités des sœurs debout derrière les Députées ; c’était comme le bourdonnement d’une ruche géante.
— Ce qui est dit est dit, et entendu par trop de sœurs pour que quiconque tente de rattraper ces paroles.
Sa poitrine se souleva quand elle prit une profonde inspiration, et elle éleva un peu plus la voix.
— Je propose à l’Assemblée que, si cela s’avère nécessaire, nous passions un accord avec la Tour Noire pour inclure des hommes dans nos cercles.
Si sa voix parut s’étrangler vers la fin, cela n’avait rien d’étonnant. Peu d’Aes Sedai pouvaient parler de la Tour Noire sans émotion, sans dégoût, et même sans haine. Cela calma le bourdonnement. Le silence absolu s’établit le temps de trois battements de cœur.
— C’est de la folie !
Le glapissement de Sheriam fracassa le silence. La Gardienne ne participait jamais aux discussions de l’Assemblée. Elle ne pouvait même pas entrer dans la Salle sans l’Amyrlin. Le visage cramoisi, Sheriam se redressa, soit pour affronter l’inévitable remontrance, soit pour se défendre. Mais l’Assemblée avait autre chose à penser qu’à la réprimander.
Se levant d’un bond juste le temps d’exprimer leur opinion, les Députées se mirent à parler, à crier, parfois plusieurs en même temps.
— Folie est un mot trop faible ! hurla Faiselle.
— Comment pouvons-nous nous allier avec des hommes qui canalisent ? vociféra Varilin en même temps.
— Ces soi-disant Asha’man sont souillés ! cria Saroiya, sans aucune trace de la réserve tant vantée des Aes Sedai.
Les mains crispées sur son châle, elle tremblait si fort que les longues franges blanches oscillaient.
— Souillés par la main du Ténébreux !
— Cette seule suggestion fait de nous les ennemies de tous les idéaux qu’a toujours défendus la Tour, dit Takima avec force. Nous serions méprisées par toutes les femmes qui ont porté le titre d’Aes Sedai depuis la nuit des temps !
Magla alla jusqu’à brandir le poing, avec une fureur qu’elle ne tenta pas de dissimuler.
— Seule une Amie du Ténébreux peut suggérer une chose pareille ! Une Amie du Ténébreux !
Moria pâlit sous l’accusation, puis s’empourpra de colère.
Egwene ne savait pas quelle était sa position sur cette question. La Tour Noire était la création de Rand, création peut-être nécessaire s’il devait y avoir quelque espoir de gagner la Dernière Bataille, pourtant, les Asha’man étaient des hommes qui pouvaient canaliser, chose redoutée depuis trois mille ans, et ils canalisaient un saidin souillé par l’Ombre. Rand lui-même était un homme qui pouvait canaliser, pourtant sans lui, l’Ombre gagnerait la Tarmon Gai’don. Que la Lumière lui pardonne d’envisager tout cela si froidement, mais c’était la pure vérité. Quelle que fût sa position sur la question, la situation devenait ingérable. Escaralde échangeait des insultes avec Faiselle, toutes les deux à pleins poumons. Des insultes ouvertes ! Dans la Salle de l’Assemblée ! Saroiya avait abandonné sa froide réserve caractéristique de l’Ajah Blanche et hurlait sur Malind, qui hurlait en retour, toutes les deux en même temps. Il aurait fallu un miracle pour que chacune entende ce que vociférait l’autre, et c’était peut-être une bénédiction qu’elles ne puissent le faire. Étonnamment, Romanda et Lelaine n’avaient pas ouvert la bouche depuis le début. Immobiles sur leur banc, elles se fixaient sans ciller. Sans doute chacune s’efforçait-elle de deviner quel parti prendrait l’autre, pour prendre le parti opposé. Magla descendit de son banc et marcha vers Moria, l’air belliqueux. Elle serrait les poings. Son châle brodé de plantes grimpantes tomba par terre, sans qu’elle s’en aperçoive.
Egwene se leva et embrassa la Source. Sauf pour certaines fonctions précises, le canalisage était interdit à l’Assemblée – autre coutume rappelant des jours plus sombres –, mais elle fit un tissage très simple d’Air et de Feu.
— Une proposition a été présentée à l’Assemblée, dit-elle avant de lâcher la saidar.
Cela n’était pas aussi difficile que ça l’avait été autrefois. Le souvenir de la douceur du Pouvoir perdurait, suffisamment pour la soutenir jusqu’à la prochaine fois.
Magnifiées par le tissage, ses paroles résonnèrent comme le tonnerre dans le pavillon. Les Aes Sedai eurent un mouvement de recul, grimaçant et se bouchant les oreilles. Le silence qui suivit fut assourdissant. Magla la regarda, bouche bée, puis sursauta en réalisant qu’elle était à mi-chemin des bancs des Bleues. Ouvrant vivement les poings, elle fit une pause pour ramasser son châle et se hâta de retourner à son siège. Sheriam pleurait.
— Une proposition a été présentée à l’Assemblée, répéta Egwene dans le silence.
Après son râle amplifié par le Pouvoir, sa voix résonna dans ses propres oreilles. Peut-être avait-elle parlé plus fort qu’elle ne le pensait. Ce tissage n’avait jamais été fait pour être utilisé à l’intérieur, même entre des murs de toile.
— Que dites-vous en faveur d’une alliance avec la Tour Noire, Moria ?
Elle s’assit dès qu’elle eut terminé. Quelle était sa position sur cette question ? Quelles difficultés devrait-elle affronter ? Comment cette alliance pouvait-elle être utilisée à leur avantage ? Que la Lumière l’assiste. C’étaient les deux premières choses qui venaient à l’idée. Elle souhaitait que Sheriam sèche ses yeux et se redresse. Elle était le Siège d’Amyrlin, et elle avait besoin d’une Gardienne, pas d’une chiffe molle.
Il fallut quelques minutes pour que l’ordre revienne, les Députées ajustant leurs vêtements, lissant leurs jupes sans nécessité, évitant de se regarder et surtout de regarder les sœurs debout derrière les bancs. Certains visages s’empourprèrent, d’une rougeur qui n’avait rien à voir avec la colère : les Députées ne se disputaient pas comme des chiffonnières. Surtout pas devant d’autres sœurs.
— Nous sommes devant deux difficultés apparemment insurmontables, dit finalement Moria.
Elle avait retrouvé sa voix froide et posée, mais une faible rougeur continuait à colorer ses joues.
— Les Réprouvés ont découvert une arme – découvert ou retrouvé, car ils l’auraient sans aucun doute utilisée avant s’ils l’avaient possédée –, une arme que nous ne pouvons pas contrer. Une arme dont nous ne possédons pas l’équivalent, même si la Lumière sait que nous le souhaiterions. Une arme que nous ne pouvons pas arrêter et à laquelle nous ne survivrons pas. Par ailleurs, les… les Asha’man ont poussé comme de la mauvaise herbe. Des rapports dignes de foi pensent qu’ils sont presque aussi nombreux que toutes les Aes Sedai vivantes. Même si ce nombre est excessif, nous ne pouvons pas nous permettre de penser qu’il est largement surestimé. Et leurs rangs grossissent de jour en jour. Nous aurions dû désactiver ses hommes, bien sûr, mais nous les avons ignorés à cause du Dragon Réincarné. Nous avons repoussé le problème, pour nous en occuper plus tard. L’amère vérité, c’est qu’il est trop tard. Ils sont trop nombreux. Peut-être était-il déjà trop tard quand nous avons appris pour la première fois ce qu’ils faisaient.
« Si nous ne pouvons pas désactiver ces hommes, nous devons les contrôler d’une façon ou d’une autre. Un accord avec la Tour Noire – alliance est un mot trop fort – aux conditions soigneusement étudiées, serait un premier pas pour protéger le monde de leur action. Nous pourrions aussi les inclure dans nos cercles.
Levant un index prudent, Moria promena son regard sur les bancs, mais sa voix resta froide et posée.
— Nous devrons signifier clairement qu’une sœur contrôlera toujours les flux – je ne propose pas de laisser un homme diriger un cercle lié –, mais avec des hommes dans les cercles, nous pourrons les élargir. Avec la bénédiction de la Lumière, peut-être pourrons-nous élargir les cercles suffisamment pour contrer cette arme des Réprouvés. Ce sera faire d’une pierre deux coups. Si nous ne lançons pas cette pierre, l’un d’eux nous tuera sûrement. C’est aussi simple que ça.
Un grand silence retomba. Debout, recroquevillée sur elle-même à quelques pas d’Egwene, les épaules agitées de soubresauts, Sheriam n’avait toujours pas maîtrisé ses sanglots.
Puis Romanda poussa un bruyant soupir.
— Peut-être pouvons-nous élargir suffisamment les cercles pour contrer les Réprouvés, dit-elle doucement.
Cela donna plus de poids à ses paroles que si elle avait crié.
— Peut-être pouvons-nous contrôler les Asha’man. Mot trop faible peut-être, quel que soit le contexte.
— Quand on se noie, répliqua Moria tout aussi doucement, on se raccroche à n’importe quelle branche, même si on n’est pas sûr qu’elle supportera notre poids, jusqu’à ce qu’on reprenne pied. L’eau ne nous est pas encore passée par-dessus la tête, Romanda. Mais nous nous noierons. Nous nous noierons.
De nouveau, le silence s’installa, ponctué par les hoquets de Sheriam. Avait-elle perdu tout contrôle d’elle-même ? Mais il faut dire qu’elles avaient toutes l’air catastrophée, même Moria, Malind ou Escaralde. Ce n’était pas une perspective réjouissante qui s’offrait à elles. Le visage de Delana avait pris une couleur verdâtre. Comme si elle était prise de nausée, elle aussi.
Egwene se leva une fois de plus, assez longtemps pour poser la question requise. Même quand l’impensable était proposé, il fallait suivre le rituel. Peut-être même davantage que d’ordinaire.
— Qui s’oppose à cette proposition ?
À ce moment-là, une foule d’oratrices se manifestèrent, même si toutes avaient suffisamment retrouvé leur contrôle pour observer le protocole. Mais Magla fut la plus rapide à se lever, et les autres se rassirent, sans manifester la moindre impatience. Faiselle parla après Magla, et Varilin après Faiselle. Puis vinrent Saroiya, et finalement Takima. Chacune prit longuement la parole, les interventions de Varilin et Saroiya frôlant en longueur les discours interdits par la coutume, et chacune s’exprima avec toute l’éloquence dont elle était capable. Personne n’obtenait un siège de Députée sans pouvoir faire preuve d’éloquence en toutes circonstances. Il fut bientôt clair qu’elles se répétaient inlassablement les unes les autres, avec des mots différents.
Les Réprouvés et leur arme ne furent jamais mentionnés. La Tour Noire était le sujet des Députées, la Tour Noire et les Asha’man. La Tour Noire était une plaie sur la face du monde, une menace aussi grande que la Dernière Bataille elle-même. Son seul nom évoquait des liens avec l’Ombre, outre le fait qu’elle était un affront direct à la Tour Blanche. Les prétendus Asha’man – personne n’utilisait le mot sans le faire précéder de « prétendu », ou le prononçait en ricanant ; il voulait dire « gardiens » dans l’Ancienne Langue, et ils étaient tout sauf des gardiens – étaient des hommes capables de canaliser ! Des hommes condamnés à la folie si la moitié mâle du Pouvoir ne les tuait pas avant. De Magla à Takima, chacune mettait dans ce nom toute l’horreur possible. Ils avaient généré trois mille ans d’horreurs, et la Destruction du Monde avant ça. De tels hommes avaient détruit le monde, et l’Ère des Légendes, et précipité le monde dans la désolation. Voilà avec quoi on leur demandait de faire alliance. Elles risquaient de subir l’anathème dans toutes les nations, et à juste titre. Elles seraient raillées par toutes les Aes Sedai. C’était impossible. Impossible.
Quand Takima se rassit enfin, arrangeant soigneusement son châle sur ses bras, elle arborait un petit sourire satisfait. À elles toutes, elles étaient parvenues à faire paraître les Asha’man plus redoutables, plus dangereux, que les Réprouvés et la Dernière Bataille réunis. Peut-être les égaux du Ténébreux lui-même.
Puisque Egwene avait posé les questions rituelles, c’était à elle de clore la session. Jugeant le moment opportun – le calme était revenu dans le pavillon et Sheriam avait finalement réussi à maîtriser ses sanglots, même si des larmes brillaient encore sur ses joues – elle se leva, le temps de dire :
— Qui est pour un accord avec la Tour Noire ?
Le hoquet de la Gardienne fit un bruit de tonnerre dans le silence qui suivit cette question et le sourire de Takima se tordit quand Janya se leva, à peine fut-elle posée.
— Même une petite branche vaut mieux que rien, quand on se noie, dit-elle. J’aimerais mieux faire une tentative plutôt que de m’en remettre à l’espoir jusqu’à tant que je coule.
Elle avait l’habitude de parler au mauvais moment.
Samalin se leva près de Malind, puis, dans la bousculade, ce faut au tour de Salita, Berana et Aledrin, avec Kwamesa un souffle plus tard. Neuf Députées debout. Le temps s’arrêta. Egwene réalisa qu’elle se mordait les lèvres, et s’arrêta aussitôt, espérant que personne ne l’avait remarqué. Elle sentait encore l’empreinte de ses dents. Elle espérait ne pas s’être blessée jusqu’au sang. Non que quiconque la regardât : toutes les sœurs semblaient retenir leur souffle.
Romanda fronçait les sourcils sur Salita, qui regardait droit devant elle, le teint grisâtre et les lèvres tremblantes. Romanda hocha lentement la tête, puis elle se leva, violant elle aussi les convenances.
— Parfois, dit-elle regardant Lelaine dans les yeux, nous devons faire des choses que nous préférerions ne pas faire.
Lelaine soutint son regard sans ciller. Son visage aurait pu être en porcelaine. Elle releva le menton par petites secousses. Et soudain, elle se leva, baissant des yeux impatientés sur Lyrelle, qui la regarda, bouche bée, quelques instants, avant de se lever à son tour.
Toutes avaient le regard fixe ; aucune ne pipait mot. C’était fait.
Presque. Egwene s’éclaircit la gorge, cherchant à attirer l’attention de Sheriam. La suite appartenait à la Gardienne, mais Sheriam, debout, essuyait ses larmes de la main et promenait son regard sur les bancs, comme si elle comptait combien de Députées étaient debout et espérait s’être trompée dans ses calculs. Egwene se racla la gorge plus fort, et la femme aux yeux verts sursauta et se retourna pour la regarder. Alors, il sembla s’écouler une éternité avant qu’elle ne se rappelle à ses devoirs.
— Au moindre consensus, annonça-t-elle d’une voix mal assurée, un accord sera négocié avec… avec la Tour Noire.
Prenant une profonde inspiration, elle se redressa de toute sa hauteur et sa voix reprit de la force. Elle était de retour en terrain familier.
— Dans l’intérêt de l’unité, je demande à la majorité de se lever.
C’était un appel puissant. Même en des domaines où l’on pouvait se contenter du moindre consensus, le consensus maximal était toujours préférable, toujours recherché. Il faudrait des heures de discussions, des jours peut-être, pour l’atteindre, mais les efforts ne cesseraient pas avant que toutes les Députées acceptent, ou il était clair comme de l’eau de roche qu’il n’y aurait pas d’accord avec la Tour Noire. Delana se leva, comme une marionnette mue contre sa volonté, regardant autour d’elle avec hésitation.
— Je ne peux pas me lever pour… ça, dit Takima, à l’encontre de tout protocole. Quoi que dise chacune, quelle que soit la longueur de la session, je ne peux pas me lever et je ne me lèverai pas ! Je-ne-me-lèverai-pas !
Aucune autre ne se leva non plus. Bien sûr, Faiselle remua sur son banc, bougea comme si elle allait se lever, ajusta son châle, se remit à se tortiller comme pour se mettre debout. Aucune autre n’en fit autant. Saroiya se mordillait les phalanges, le visage horrifié, et Varilin avait l’air d’avoir reçu un coup de marteau entre les deux yeux. Magla s’accrochait aux extrémités de son banc, comme pour se retenir à sa place, fixant les tapis devant elle. À l’évidence, elle avait conscience du froncement de sourcils que Romanda dirigeait sur sa nuque, mais sa seule réaction fut de courber les épaules.
La déclaration de Takima aurait dû mettre un terme à la session. Inutile de rechercher la majorité quand une Députée affirmait qu’elle ne se lèverait pas. Mais Egwene décida de faire une entorse de son cru à la coutume et au protocole.
— Y a-t-il quelqu’une qui pense devoir démissionner de son siège à cause de cette affaire ? demanda-t-elle à haute et intelligible voix.
Des soupirs de stupeur emplirent le pavillon. Cette proposition pouvait briser l’Assemblée. Autant tirer les choses au clair dès maintenant, s’il fallait en arriver là. Saroiya la regarda, affolée, mais aucune ne bougea.
— Alors nous allons négocier, dit-elle. Avec prudence. Cela prendra du temps de décider qui approchera la Tour Noire, et d’évaluer leur réaction.
Par la Lumière, ce ne serait pas facile…
— Tout d’abord, avez-vous des suggestions sur la composition de notre… ambassade ?