Il faisait à peine chaud dans la pièce et une couche de buée recouvrait les vitres pleines de bulles des fenêtres aux cadres peints en rouge. Cadsuane, debout, les fixait comme si elle pouvait voir clairement le morne paysage à l’extérieur. Quelques malheureux, emmitouflés et chapeautés, s’échinaient dans les champs boueux entourant le manoir, se baissant parfois pour ramasser une poignée de terre. Bientôt, il faudrait commencer à labourer et à fumer, mais seule cette inspection annonçait la proche arrivée du printemps. Au-delà des champs, la forêt n’était qu’arbres noirs aux branches dénudées se détachant sur le gris délavé du ciel matinal. Une bonne couche de neige aurait rendu le paysage moins désolé, mais il neigeait trop peu par ici pour que la neige tienne d’une chute à l’autre. Néanmoins, l’endroit était parfait pour mener à bien ses projets, avec l’Échine du Monde à peine à plus d’une bonne journée de cheval vers l’est. Qui aurait l’idée de chercher à l’intérieur des frontières de Tear ? Mais avait-il été trop facile de convaincre le garçon de rester là ? En soupirant, elle se détourna de la fenêtre, sentant osciller les ornements d’or de sa chevelure, petites lunes et étoiles, oiseaux et poissons. Elle avait une conscience aiguë de leur présence, depuis quelque temps. Quoique… Il y a peu, elle avait envisagé de dormir sans les enlever.
Le salon était grand mais peu décoré, comme le manoir lui-même, avec des corniches de bois sculpté peintes en rouge et des meubles peints de couleurs vives, mais sans dorures eux aussi.
Deux longues cheminées en pierre apparente, quoique bien taillée, flanquaient la pièce de part et d’autre, avec des chenets en fer forgé plus conçus pour durer que pour décorer. De petits feux aux flammes tremblotant sur des bûches à demi consumées suffisaient à lui réchauffer les mains, seule chose qui l’intéressait. S’il avait pu, Algarin l’aurait entourée de brasiers et étouffée sous les domestiques, même s’il en employait très peu. Petit Seigneur de la Terre, il était loin d’être riche, pourtant il remboursait ses dettes rubis sur l’ongle, alors que la plupart des autres hommes n’auraient rien payé du tout.
La porte sans sculptures du hall s’ouvrit en grinçant – la plupart des domestiques d’Algarin étaient presque aussi vieux que lui, et bien que tout fût propre et épousseté, les lampes garnies d’huile et les chandelles mouchées, les gonds du manoir semblaient échapper à leur vigilance – pour livrer passage à Vérin, encore en tenue de voyage, simple drap de laine brun avec une jupe divisée et une cape sur le bras, tapotant ses cheveux striés de gris pour les remettre en place. Le visage carré de la robuste petite Sœur semblait contrarié. Elle secouait la tête.
— Bien, les Atha’an Mieres sont livrées à Tear, Cadsuane. Je n’ai pas approché de la Pierre, mais j’ai entendu dire que le Haut Seigneur Astoril a cessé de se plaindre de ses articulations grinçantes et a rejoint Darlin à l’intérieur. Qui aurait pensé qu’Astoril se remuerait, et pour rejoindre Darlin en plus ? Les rues sont pleines d’hommes d’armes, la plupart saouls et se battant entre eux quand ils ne combattent pas les Atha’an Mieres, qui sont presque aussi nombreux à eux seuls que tous les autres réunis. Harine était horrifiée. Elle s’est précipitée vers les navires dès qu’elle a pu en louer un, s’attendant à être nommée Maîtresse-des-Vaisseaux et à rétablir l’ordre. Il semble pratiquement certain que Nesta din Reas soit morte.
Cadsuane était contente de laisser babiller cette petite Sœur boulotte. Vérin n’était pas aussi distraite qu’elle le prétendait. Certaines Brunes étaient vraiment capables de trébucher sur leurs propres pieds parce qu’elles ne les voyaient pas, mais Vérin savait montrer du recul et du détachement. Et ce qu’elle ne disait pas était révélateur également. Cadsuane était moins sûre de l’autre Sœur qu’elle ne l’aurait souhaité. Et elle appréciait peu l’incertitude.
Malheureusement, Min devait avoir écouté à la porte, et la patience n’était pas le fort de la jeune femme.
— J’avais dit à Harine que ce ne serait pas comme ça, protesta-t-elle, faisant irruption dans la pièce. Je lui ai dit qu’elle serait punie pour le marché qu’elle a conclu avec Rand. C’est seulement après ça qu’elle deviendra Maîtresse-des-Vaisseaux, et je ne peux pas dire si ce sera dans dix jours ou dans dix ans.
Mince, jolie et grande dans ses bottes à hauts talons, avec des boucles noires tombant sur ses épaules, Min avait une voix grave de femme. Elle portait une tunique rouge de garçon et des chausses bleues. La tunique était brodée de fleurs multicolores sur les revers et les manches, et sur les chausses.
— Vous pouvez entrer, Min, dit doucement Cadsuane.
Le ton qu’elle employait faisait généralement mettre les gens au garde-à-vous. Ceux qui la connaissaient, en tout cas. Des taches de couleur apparurent sur les joues de Min.
— Je crains que la Maîtresse-des-Vagues ne sache déjà tout ce qu’elle pourrait apprendre par votre vision. Mais vu votre impatience, peut-être avez-vous lu l’aura d’une autre et que vous voulez me faire part de ce que vous avez vu ?
Le don particulier de la jeune femme s’était révélé utile par le passé, et le serait peut-être encore à l’avenir. De l’avis de Cadsuane, elle disait la vérité sur les images et les auras qu’elle voyait flotter autour des gens, mais elle omettait certaines choses. Surtout quand il s’agissait de la personne que Cadsuane aurait aimé connaître par-dessus tout.
Min leva un menton têtu. Elle avait changé depuis Shadar Logoth, ou peut-être avant, mais ça n’était pas en mieux.
— Rand veut que vous alliez le voir. Il a dit de vous le demander. Il est inutile de vous montrer contrariée.
Cadsuane la regarda sans rien dire et laissa le silence s’éterniser. Contrariée ?
— Dites-lui que je viendrai quand je pourrai, dit-elle enfin. Fermez bien la porte derrière vous, Min.
La jeune femme ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose, mais elle eut assez de bon sens pour se taire. Elle fit même une révérence passable, malgré ses bottes ridicules, et ferma la porte derrière elle avec vigueur. En fait, elle la claqua presque.
Vérin secoua la tête une fois de plus, avec un rire légèrement amusé.
— Elle est amoureuse du jeune homme, Cadsuane, et elle a mis son cœur dans la poche de Rand. Elle suivra son cœur plutôt que sa tête, quoi que vous puissiez dire ou faire. Elle a eu peur qu’il lui meure entre les mains, je crois, et vous savez comme cela peut rendre une femme obstinée.
Cadsuane pinça les lèvres. Vérin en savait plus qu’elle sur les hommes – elle n’avait jamais eu de rapports avec ses Liges, à l’inverse de certaines Vertes, et ne fréquentait jamais les autres hommes –, mais la Brune avait frôlé la vérité sans le savoir. Au moins, Cadsuane ne pensait pas que l’autre sœur savait Min liée au jeune al’Thor. Elle-même le savait uniquement parce que certaines informations avaient imprudemment échappé à Min. Même l’huître la plus hermétiquement fermée finit par livrer sa chair si l’on arrive à entrouvrir la coquille ne serait-ce que d’un cheveu. Parfois, elle livrait aussi une perle inattendue. Certes, Min voudrait que le garçon reste en vie qu’elle l’aime ou non, mais pas plus que Cadsuane.
Drapant sa cape sur le dossier d’un fauteuil, Vérin s’approcha de la cheminée la plus proche et se chauffa les mains aux braises. Vérin n’avançait pas exactement d’un pas glissé, mais sa démarche était plus gracieuse que ne le suggérait sa corpulence. Qu’est-ce qui, en elle, n’allait pas ? Avec le temps, toutes les Aes Sedai finissaient par se cacher derrière des masques. Au bout d’un certain nombre d’années, cela devenait une habitude.
— Je crois que la situation à Tear peut encore se régler pacifiquement, dit-elle, contemplant le feu.
Elle aurait tout aussi bien pu se parler à elle-même.
— Hearne et Simaan frisent le désespoir, effrayés à l’idée que les autres Hauts Seigneurs reviennent de l’Illian et ne les piègent dans la cité. Étant donné leurs autres choix, on pourra peut-être les amener à accepter Darlin. Estanda est faite d’une autre étoffe, mais si on peut la convaincre qu’il y a là un avantage pour elle…
— Je vous avais dit de ne pas approcher d’eux, intervint Cadsuane d’un ton sévère.
La robuste Aes Sedai cligna les yeux de surprise.
— Je ne les ai pas approchés. Les rues bourdonnent de rumeurs, et je sais les mettre en rapport pour en tirer un peu de vérité. Effectivement, j’ai vu Alanna et Rafela, mais je me suis cachée derrière un homme qui vendait des friands sur une brouette avant qu’elles ne m’aperçoivent. Je suis sûre qu’elles ne m’ont pas vue.
Elle se tut, attendant à l’évidence que Cadsuane explique pourquoi elle devait aussi éviter les sœurs.
— Je dois aller voir le garçon maintenant, Vérin, se contenta de répondre Cadsuane.
C’était l’inconvénient, quand on acceptait de conseiller quelqu’un. Même si on s’arrangeait pour imposer toutes les conditions qu’on voulait – la plupart, en tout cas –, il fallait toujours se présenter tôt ou tard quand on vous appelait. Éventuellement. Mais cela lui donna une raison d’éluder la curiosité de Vérin. La réponse était simple. Si on essayait de trouver tout seul la solution de tous les problèmes, on n’en trouvait aucune. Et en ce qui concernait certains d’entre eux, la façon de les résoudre ne comptait pas sur le long terme. Mais ne pas répondre laissait Vérin avec une énigme, de quoi l’occuper un moment. Quand Cadsuane n’était pas sûre de quelqu’un, elle voulait que la réciproque soit vraie.
Vérin prit sa cape et quitta la pièce avec elle. Cadsuane avait-elle l’intention de l’accompagner ? Une fois sorties du salon, elles rencontrèrent Nesune qui descendait le couloir d’un pas vif. Elle s’arrêta brusquement. Il n’y avait guère plus d’une poignée de personnes qui avaient réussi à ignorer Cadsuane, pourtant Nesune y parvint, ses yeux presque noirs se fixant sur Vérin.
— Tiens, vous êtes donc de retour ?
La meilleure des Brunes avait l’habitude d’énoncer l’évidence.
— Vous avez écrit un article sur les animaux des Terres Englouties, si j’ai bonne mémoire.
Ce qui signifiait que Vérin l’avait effectivement écrit ; Nesune se rappelait toujours tout ce qu’elle avait vu – une qualité utile, si Cadsuane avait eu assez confiance en elle pour s’en servir.
— Le Seigneur Algarin m’a montré la peau d’un gros animal qu’il dit originaire des Terres Englouties, mais je suis convaincue que c’est le même que j’ai observé…
Par-dessus son épaule, Vérin regarda Cadsuane, désemparée, tandis que Nesune l’entraînait par la manche. Elles n’eurent pas fait trois pas dans le couloir qu’elle parlait déjà avec animation de ce stupide serpent.
C’était un spectacle remarquable, et troublant en un sens. Nesune était fidèle à Elaida, ou l’avait été, tandis que Vérin était de celles qui voulaient la destituer. Ou l’avait été. Maintenant, elles parlaient amicalement de serpents. Toutes deux avaient juré allégeance au jeune al’Thor, ce qui pouvait être mis sur le compte de sa nature de ta’veren, qui lui faisait inconsciemment enrouler le Dessin autour de lui, mais ce serment était-il suffisant pour qu’elles ignorent ce qui les opposait au sujet de l’actuelle titulaire du Siège d’Amyrlin ? Ou bien étaient-elles affectées par la proximité d’un ta’veren ? Bien sûr, elle ne savait pas ce que faisaient deux des poissons et l’une des lunes, mais il paraissait peu probable que cela vînt de ces ornements. Cela pouvait être simplement parce que Vérin et Nesune étaient toutes les deux des Brunes. Les Brunes pouvaient tout oublier quand elles s’apprêtaient à étudier quelque chose. Les serpents ? Pouah ! Les petits ornements oscillèrent quand elle secoua la tête avant de se détourner, laissant les deux Brunes derrière elle. Que voulait le garçon ? Nécessaire ou non, elle n’avait jamais aimé le rôle de conseillère.
Dans les couloirs, les courants d’air faisaient onduler les tapisseries de style antique, et abîmées d’avoir été déplacées maintes fois. Construit en plusieurs temps, le manoir avait d’abord été une ferme qui s’était agrandie de dépendances au gré des fortunes et des naissances successives. La Maison Pandaloan n’avait jamais été riche, mais il y avait eu des époques où ils étaient nombreux. Les résultats en étaient visibles, pas seulement sur les tapisseries usées et démodées. Les corniches étaient peintes de couleurs vives, en rouge, bleu ou jaune, mais la hauteur des couloirs variait. Les fenêtres, qui autrefois ouvraient sur la campagne, donnaient maintenant sur des cours, généralement vides, excepté quelques bancs placés par rapport à la lumière. Parfois, il n’y avait pas d’autre moyen pour aller d’un point à un autre que d’emprunter une galerie couverte donnant sur l’une de ces cours. Les colonnes étaient en bois peint plus souvent qu’en pierre.
Sur l’une de ces galeries, à grosses colonnes vertes, deux sœurs, debout, regardaient au-dessous d’elles l’activité de la cour. Puis Cadsuane ouvrit la porte donnant accès à la colonnade. Beldeine la vit sortir et se raidit, tripotant le châle frangé de vert qu’elle portait depuis moins de cinq ans. Jolie, avec de hautes pommettes et des yeux noisette en amande, elle n’avait pas encore acquis l’éternelle jeunesse et paraissait plus jeune que Min, surtout quand elle lança un regard glacial à Cadsuane et partit vivement dans l’autre direction.
Merise, sa compagne, la suivit des yeux avec amusement, déplaçant légèrement son châle frangé de vert. Grande et le plus souvent grave, avec ses cheveux sévèrement tirés en arrière, dégageant un visage très pâle, Merise n’était pas une femme qui souriait souvent.
— Beldeine s’inquiète parce qu’elle n’a pas encore de Lige, dit-elle avec son accent du Tarabon, quand Cadsuane s’arrêta à côté d’elle, mais elle ramena ses yeux bleus sur la cour. Elle semble envisager un Asha’man, si elle peut en trouver un. Je lui ai dit de parler à Daigian. Si ça ne l’aide pas, elle, cela aidera Daigian.
Tous les Liges étaient rassemblés dans la cour pavée, en chemise malgré le froid, la plupart assis sur des bancs de bois peint et regardaient deux d’entre eux s’entraîner avec des épées d’entraînement en bois. Jahar, l’un des trois Liges de Merise, était un beau jeune homme bronzé. Les clochettes d’argent attachées au bout de ses deux longues tresses tintaient sous la fureur de l’assaut. On aurait dit une lance noire en mouvement. Bien qu’il n’y ait pas un souffle d’air, l’étoile à huit branches, comme une rose des vents en or, s’élevait, se déplaçant dans les cheveux de Cadsuane. Si elle l’avait tenue dans sa main, elle l’aurait sentie vibrer. Elle savait déjà que Jahar était un Asha’man. Même si l’étoile ne l’avait désigné comme tel, elle l’aurait au moins avertie qu’un homme capable de canaliser était proche. Plus il y avait d’hommes pouvant canaliser, plus l’étoile vibrait. Lan, l’adversaire de Jahar, un très grand gaillard aux larges épaules, avec un visage de pierre et des cheveux grisonnants tombant sur ses épaules, n’était pas le second Asha’man présent au manoir, mais il était tout aussi redoutable. Il n’avait pas l’air aussi rapide que Jahar, mais ses gestes étaient fluides comme de l’eau. Sa lame d’entraînement était toujours là pour parer celle de Jahar, le faisant chaque fois légèrement sortir de l’alignement.
Soudain, l’épée de bois de Lan frappa Jahar au côté avec un bruyant craquement, un coup mortel avec une lame d’acier. Tandis que le jeune homme récupérait de la violence du choc, Lan recula, en garde. Nethan, autre Lige de Merise aux tempes blanches, se leva, mince et grand quoiqu’un peu plus petit que Lan. Jahar l’écarta de la main et se remit en garde, décidé à continuer.
— Est-ce que Daigian tient le coup ? demanda Cadsuane.
— Mieux que je ne m’y attendais, reconnut Merise. Mais elle reste enfermée dans sa chambre la plupart du temps, et pleure en privé.
Son regard se porta sur le banc vert où le Tomas trapu et grisonnant de Vérin était assis près d’un homme n’ayant plus qu’une couronne de cheveux blancs.
— Damer a voulu la Guérir, mais Daigian a refusé. Elle n’avait peut-être jamais eu de Lige avant, mais elle sait que le deuil d’un Lige permet de conserver son souvenir. Je suis étonnée que Corele ait envisagé d’autoriser la Guérison.
Branlant du chef, la Tarabonaise se remit à observer Jahar. Les autres Liges ne l’intéressaient pas, du moins pas comme le sien.
— Les Asha’man pleurent comme les autres Liges. Je pensais que Jahar et Damer suivaient simplement l’exemple des autres, mais Jahar dit que cela fait aussi partie de leurs coutumes. Je ne me suis pas imposée, bien entendu, mais je les ai regardés boire en souvenir du jeune Eben de Daigian. Ils n’ont jamais prononcé son nom, mais il y avait une coupe pleine pour lui. Bassane et Nethan savent qu’ils peuvent mourir n’importe quand, et ils l’acceptent. Jahar s’attend à mourir tous les jours. Pour lui, chaque heure est la dernière.
Cadsuane dut faire un effort pour ne pas regarder Merise, qui parlait rarement autant. Son visage était lisse, ses manières imperturbables, mais quelque chose l’avait bouleversée.
— Je sais que vous vous exercez à vous lier avec lui, dit-elle avec tact, regardant en bas dans la cour.
La délicatesse s’imposait quand on parlait à une Sœur de son Lige. Elle regardait dans la cour, fronçant les sourcils.
— Avez-vous décidé si le jeune al’Thor a réussi à Shadar Logoth ? Est-il vraiment parvenu à purifier la moitié mâle de la Source ?
Corele s’exerçait aussi à se lier avec Damer, mais la Jaune se concentrait tellement sur ses efforts futiles pour comprendre comment faire avec la saidar ce qu’il faisait avec le saidin, qu’elle n’aurait pas remarqué la souillure du Ténébreux si elle lui avait coulé dans la gorge. Dommage qu’elle n’ait pas été élevée au châle cinquante ans plus tard, où elle aurait elle-même lié un homme comme Lige sans avoir besoin de le solliciter. Mais un tel délai aurait signifié que Norlea serait morte dans sa petite maison des Collines Noires avant que Cadsuane Melaidhrin aille à la Tour Blanche. Cela aurait altéré beaucoup de choses dans l’histoire. Par exemple, il aurait été peu probable qu’elle soit dans sa situation actuelle. C’est pourquoi elle posa la question avec tact, et attendit.
Merise resta un long moment immobile et muette, puis elle soupira.
— Je ne sais pas, Cadsuane. La saidar est un calme océan qui vous emmène où on veut aller pourvu qu’on connaisse les courants et qu’on se laisse porter. Le saidin… C’est une avalanche de pierres brûlantes. Une montagne de glace qui s’écroule. Le saidin me semble plus propre que la première fois que je me suis liée avec Jahar, mais n’importe quoi peut se cacher dans ce chaos. N’importe quoi.
Cadsuane hocha la tête. Elle n’était pas certaine d’avoir attendu une autre réponse. Pourquoi aurait-elle trouvé une réponse certaine à l’une des deux plus importantes questions au monde, alors qu’elle n’en trouvait aucune sur bien des problèmes plus simples ? Dans la cour, l’épée de bois de Lan s’immobilisa en touchant la gorge de Jahar, puis il recula et se remit en garde. De nouveau, Nethan se leva, et Jahar l’écarta de la main, levant furieusement son épée et se remettant en garde. Le troisième Lige de Merise, Bassane, petit, trapu, et presque aussi bronzé que Jahar bien qu’il fût Cairhienin, fit une plaisanterie grossière sur les jeunes qui trébuchent sur leur propre épée. Tomas et Damer se regardèrent en branlant du chef ; les hommes de leur âge avaient généralement renoncé depuis longtemps à ce genre d’enfantillages. Le combat reprit.
Les quatre autres Liges n’étaient pas les seuls spectateurs dans la cour. Une svelte jeune fille à la longue tresse noire, qui regardait anxieusement depuis son banc rouge, était la cible des regards courroucés de Cadsuane. Nynaeve aurait dû mettre son anneau du Grand Serpent bien en évidence pour qu’on la croie Aes Sedai, ce qu’elle était. Pas seulement parce que son visage était celui d’une adolescente ; Beldeine semblait encore aussi jeune. Nynaeve trépignait sur son banc, toujours prête à bondir. De temps en temps, ses lèvres remuaient comme si elle criait des encouragements, et parfois elle se tordait les mains comme pour montrer à Lan la façon de manier son épée. Cette fille frivole et passionnée montrait rarement qu’elle avait une cervelle. Min n’était pas la seule à avoir donné son cœur et sa tête à un homme. Selon la coutume du Malkier disparu, la pastille rouge peinte sur le front de Nynaeve indiquait qu’elle était mariée à Lan, même si les Jaunes épousaient rarement leur Lige. D’ailleurs, très peu de sœurs le faisaient. Et bien sûr, Lan n’était pas le Lige de Nynaeve même s’ils prétendaient mordicus le contraire. De qui était-il le Lige ? Ils éludaient la question comme des voleurs s’esquivent dans la nuit.
Les bijoux que portait Nynaeve étaient plus intrigants : un long collier d’or et une mince ceinture en or avec des bracelets et bagues assortis, les gemmes bleues, rouges et vertes qui les ornaient juraient avec sa robe à taillades jaunes. Elle arborait aussi un étrange bijou à la main gauche, des anneaux d’or attachés à un bracelet par des chaînes plates. C’était un angreal, beaucoup plus puissant que la pie-grièche ornant les cheveux de Cadsuane. Les autres bijoux de Nynaeve étaient très semblables à ses autres ornements, des ter’angreals à l’évidence datant de la Destruction du Monde, quand une Aes Sedai pouvait trouver bien des mains tournées contre elle, surtout celles des hommes capables de canaliser. C’était étrange de penser qu’on les appelait aussi Aes Sedai. C’était un peu comme rencontrer un homme qui se serait appelé Cadsuane.
Portait-elle ces bijoux à cause d’al’Thor ou à cause des Asha’man ? Ou encore à cause de Cadsuane Melaidhrin ? Nynaeve avait démontré son loyalisme envers un jeune homme de son village, ainsi que la méfiance qu’il lui inspirait. Elle avait une cervelle, quand elle décidait de s’en servir. Pourtant, jusqu’à ce que cette question ait reçu une réponse, lui faire confiance était beaucoup trop dangereux. L’ennui, c’est que beaucoup de choses semblaient très dangereuses ces derniers temps.
— Jahar devient plus fort, dit brusquement Merise.
Un instant, Cadsuane fronça les sourcils sur la Verte. Plus fort ? La chemise du jeune homme commençait à coller à son dos, alors que Lan n’avait pas commencé à transpirer. Puis elle comprit. Merise pensait à sa force dans le Pouvoir. Cadsuane se contenta de hausser un sourcil interrogateur. Elle ne se rappelait même pas la dernière fois où elle avait laissé une émotion apparaître sur son visage. Ce devait être pendant ses années dans les Collines Noires, quand elle avait commencé à gagner les ornements qu’elle portait à présent.
— J’ai d’abord cru que ses exercices intensifs avec les Asha’man, l’avait amené au maximum de sa force, dit Merise, fronçant les sourcils sur les deux hommes qui s’entraînaient toujours.
En fait, c’était plutôt Jahar qu’elle regardait ainsi, avec un léger plissement du front, car elle réservait ses vrais froncements de sourcils à ceux qui pouvaient voir et reconnaître son mécontentement.
— À Shadar Logoth, je croyais que c’était mon imagination. Il y a trois ou quatre jours, je pensais à moitié que je m’étais trompée. Maintenant, je suis sûre d’avoir raison. Si les hommes acquièrent de la puissance par étapes, impossible de savoir jusqu’où il ira.
Pourtant, elle n’exprima pas ses craintes qu’il devienne plus puissant qu’elle. Le dire aurait été impensable, et bien que Merise se soit habituée à faire l’impensable – la plupart des sœurs se seraient évanouies à la seule idée de lier un homme pouvant canaliser –, elle n’était jamais à l’aise pour en parler. Cadsuane parla d’un ton neutre. Par la Lumière, elle détestait faire preuve de tact.
— Il a l’air content, Merise.
Les Liges de Merise avaient toujours l’air contents. Elle savait les prendre.
— Il est dans une fureur de…
Elle toucha le côté de sa tête comme pour palper le bouquet de sensations qu’elle ressentait par le lien. Elle était vraiment bouleversée.
— Pas de rage. De frustration.
Plongeant la main dans son escarcelle verte en cuir repoussé, elle en sortit une petite broche en émail, silhouette sinueuse rouge et or, comme un serpent avec des pattes et une crinière de lion.
— Je ne sais pas où le jeune al’Thor a trouvé ça, mais il l’a donné à Jahar. Apparemment, pour un Asha’man, c’est l’équivalent du châle. J’ai dû le lui enlever, bien sûr ; il en est encore au stade où il doit apprendre à accepter de faire seulement ce que je lui permets. Mais la perte de l’objet le perturbe… Devrais-je le lui rendre ? En un sens, il le recevrait de ma main.
Cadsuane commença à hausser les sourcils avant de s’en rendre compte. Merise demandait conseil au sujet d’un de ses Liges ?
Naturellement, Cadsuane avait suggéré qu’elle commence par le sonder, mais ce degré d’intimité était… comment dire, impensable ?
— Je suis certaine que vous prendrez la bonne décision.
Avec un dernier regard sur Nynaeve, elle laissa Merise caresser du pouce la broche en émail, les sourcils froncés sur le spectacle de la cour : Lan venait de vaincre Jahar une fois de plus, mais le jeune homme voulait continuer. Quoi que Merise décidât, elle avait déjà appris une chose qui ne lui plaisait pas. Les frontières entre Aes Sedai et Lige avaient toujours été aussi nettes que leurs liens. Les Aes Sedai commandaient et les Liges obéissaient. Mais si Merise, entre toutes, tergiversait au sujet d’un détail aussi insignifiant qu’une épingle de col – elle qui dirigeait ses Liges d’une main ferme –, alors il faudrait fixer de nouvelles frontières, au moins avec les Liges qui pouvaient canaliser. Il semblait peu probable qu’on cesse de les lier comme Liges dès maintenant ; Beldeine en était la preuve. Les gens ne changeaient jamais vraiment, mais le monde changeait, avec une régularité déconcertante. Il fallait vivre avec, ou au moins traverser l’époque.
Comme prévu, la porte des appartements du jeune al’Thor était gardée. Alivia était là, bien sûr, assise sur un banc à l’entrée, les mains patiemment croisées sur ses genoux. La Seanchane aux cheveux clairs s’était désignée comme protectrice du jeune homme, en quelque sorte. Alivia lui était reconnaissante de l’avoir libérée du collier de damane. Mais il y avait plus. Pour commencer, Min ne l’aimait pas, et ce n’était pas une jalousie ordinaire. Alivia semblait ne pas savoir ce que les hommes et les femmes avaient à faire ensemble. Mais il existait des rapports entre elle et le jeune homme, révélés par des regards exprimant la détermination pour elle, et l’espoir pour lui, même si c’était difficile à croire. Jusqu’à ce que Cadsuane sache de quoi il retournait, elle n’avait pas l’intention de les séparer. Les yeux bleus perçants d’Alivia se posèrent sur Cadsuane avec une méfiance respectueuse, sans pour autant la voir comme une ennemie. Alivia était expéditive avec ceux qu’elle considérait comme des ennemis d’al’Thor.
L’autre gardienne était à peu près de la même taille qu’Alivia, mais les deux femmes n’auraient guère pu être plus différentes, et pas seulement parce que les yeux d’Elza étaient bruns et qu’elle avait le visage lisse et sans âge d’une Aes Sedai, alors qu’Alivia avait de fines pattes d’oie au coin des yeux et des fils blancs presque invisibles dans ses cheveux. Elza se leva d’un bond dès qu’elle vit Cadsuane, se redressant de toute sa taille devant la porte et resserrant son châle.
— Il n’est pas seul, dit-elle d’un ton glacial.
— Avez-vous l’intention de m’interdire l’entrée ? demanda Cadsuane, tout aussi froidement.
La Verte andorane aurait dû s’effacer sur le côté. Elza était suffisamment inférieure à elle dans le Pouvoir pour ne pas hésiter, et encore moins attendre un ordre, mais elle resta plantée devant la porte, les yeux étincelants.
C’était un dilemme. Cinq autres sœurs présentes au manoir avaient juré allégeance au jeune homme, et celles restées fidèles à Elaida regardaient Cadsuane comme si elles soupçonnaient ses intentions à l’égard d’al’Thor. Ce qui soulevait la question : pourquoi n’en était-il pas de même pour Vérin ? Mais seule Elza s’efforçait de l’écarter de lui. Son attitude empestait la jalousie, ce qui était absurde. Elle ne pouvait pas se croire la plus compétente pour le conseiller. S’il y avait eu le moindre signe qu’Elza désirât le jeune homme, comme amant ou comme Lige, Min aurait montré les dents. Min avait un instinct très sûr. Cadsuane aurait grincé des dents si elle avait été susceptible de le faire.
Puis Alivia se pencha vers elle.
— C’est lui qui l’a envoyée chercher, Elza, dit-elle de sa voix traînante. Il sera mécontent si nous l’arrêtons. Contre nous, pas contre elle. Laissez-la passer.
Elza regarda la Seanchane du coin de l’œil avec un rictus méprisant. Alivia était très supérieure à elle dans le Pouvoir mais c’était une Irrégulière et une menteuse du point de vue d’Elza qui semblait ne pas accepter qu’Alivia ait été damane. Elza lança un regard à Cadsuane, puis à la porte derrière elle, et ajusta son châle. À l’évidence, elle n’avait pas envie de déplaire au jeune homme.
— Je vais voir s’il est prêt à vous recevoir, dit-elle, renfrognée. Qu’elle attende ici, ajouta-t-elle à l’adresse d’Alivia, plus sèchement, avant de se retourner pour frapper légèrement à la porte.
Une voix d’homme répondit, et elle entrebâilla la porte juste assez pour se glisser dans la pièce, refermant derrière elle.
— Il faut lui pardonner, dit Alivia, de sa voix traînante de Seanchane si irritante. À mon avis, c’est juste qu’elle prend son serment très au sérieux. Elle n’a pas l’habitude de servir qui que ce soit.
— Les Aes Sedai tiennent parole, répliqua Cadsuane, ironique.
Alivia lui donnait l’impression que sa façon de parler était aussi vive et rapide que celle des Cairhienines.
— C’est notre devoir.
— En effet. Et au cas où vous ne le sauriez pas, j’en suis convaincue moi aussi. Je lui dois tout et je ferai ce qu’il voudra de moi.
Une remarque fascinante. Puis Elza ressortit. Derrière elle venait Algarin, sa barbe joliment taillée en pointe. Il s’inclina devant Cadsuane, avec un sourire qui accentua ses rides. Sa tunique de drap sombre, datant de sa jeunesse, pendait sur lui, informe, et ses cheveux étaient clairsemés. Il n’y avait aucune chance d’apprendre pourquoi il avait rendu visite au jeune al’Thor.
— Il va vous recevoir maintenant, dit Elza d’un ton sec.
Le jeune homme se tenait debout quand Cadsuane entra, presque aussi grand et large d’épaules que Lan, en tunique noire à broderies d’or sur les manches et le haut col. À son goût, cette tenue ressemblait trop à une tunique d’Asha’man, même avec ses broderies, mais elle ne dit rien. Il s’inclina avec courtoisie, l’accompagnant jusqu’à un fauteuil garni d’un coussin à pompons, devant la cheminée, et lui demandant si elle voudrait du vin.
Celui du pichet, posé sur une console avec deux coupes, était froid, mais il pouvait en demander d’autre. Elle avait travaillé si dur pour l’obliger à se montrer poli qu’il pouvait bien s’habiller comme il voulait. Il y avait des domaines plus importants où elle devait le guider. Ou l’aiguillonner. Ou le pousser, selon le besoin. Elle n’allait pas perdre du temps à lui parler de sa tunique.
Inclinant poliment la tête, elle refusa le vin. Une coupe de vin offrait bien des possibilités – déguster lentement quand on avait besoin de réfléchir, contempler sa coupe quand on voulait dissimuler son regard –, pourtant elle ne devait pas quitter ce jeune homme des yeux. Son visage était presque aussi peu expressif que celui d’une sœur. Avec ses cheveux auburn et ses yeux bleu-gris, il aurait pu passer pour un Aiel, mais peu d’Aiels avaient le regard aussi froid. À côté de lui le ciel matinal qu’elle regardait tout à l’heure paraissait presque chaleureux. Il était encore plus froid qu’il ne l’était avant Shadar Logoth. Plus dur aussi, malheureusement. Plus… las, également.
— Algarin a un frère qui pourrait canaliser, dit-il, se tournant vers un fauteuil, face à elle.
Au milieu de son mouvement, il chancela. Il se retint à un bras du fauteuil, aboyant un éclat de rire, feignant d’avoir trébuché sur ses bottes. Il n’avait pas saisi le saidin – elle l’avait déjà vu chanceler quand il le saisissait – sinon, ses ornements l’auraient avertie. Corele disait qu’il avait simplement besoin d’un peu de sommeil pour récupérer de Shadar Logoth. Par la Lumière, il fallait qu’elle le maintienne en vie, sans quoi elle aurait travaillé pour rien !
— Je sais, dit-elle.
Et comme il semblait qu’Algarin lui avait tout dit, elle ajouta :
— C’est moi qui ai capturé Emarin et qui l’ai emmené à Tar Valon.
Il était curieux qu’Algarin en soit reconnaissant, aux yeux de certains, mais son jeune frère avait survécu plus de dix ans à la désactivation après qu’elle l’avait aidé à se réconcilier avec sa situation. Les frères étaient très proches.
Les sourcils du jeune homme frémirent quand il s’assit dans son fauteuil. Il ne le savait pas.
— Algarin désire être testé, dit-il.
Elle soutint son regard avec sérénité et garda le silence. Les enfants d’Algarin étaient mariés, ceux qui vivaient encore. Peut-être était-il prêt à donner son domaine à ses descendants. Dans tous les cas, un homme de plus ou de moins capable de canaliser ne faisait aucune différence à ce stade. À moins que ce ne fût le jeune homme qui la regardait fixement.
Au bout d’un moment, il remua le menton, ébauche d’un salut de la tête. L’avait-il testée ?
— Ne craignez pas que je vous le cache quand vous vous conduirez en imbécile, mon garçon.
La plupart des gens se souvenaient, après une première entrevue, qu’elle avait la langue acérée. Mais ce jeune homme avait besoin qu’on le lui rappelle de temps en temps. Il émit un grognement. C’était peut-être un rire attristé. Elle se souvint qu’il désirait qu’elle lui apprenne quelque chose, même s’il ne semblait pas savoir quoi. Peu importait d’ailleurs ; ce pouvait être n’importe quoi dans une longue liste qu’elle avait à peine entamée.
Le visage du jeune al’Thor aurait pu être taillé dans la pierre, tant il était peu expressif. Il se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas entre la cheminée et la porte, serrant les poings dans son dos.
— J’ai parlé avec Alivia au sujet des Seanchans, dit-il. Ce n’est pas sans raison qu’ils appellent leur troupe l’Armée Toujours Victorieuse. Elle n’a jamais perdu une guerre. Des batailles, oui, mais jamais une guerre. Quand ils perdent une bataille, ils font une pause et réfléchissent à ce qu’ils ont mal fait, ou à ce que l’ennemi a bien fait. Puis ils changent de tactique pour pouvoir gagner.
— C’est la sagesse même, dit-elle, quand le flot de paroles s’arrêta.
À l’évidence, il attendait un commentaire.
— Je connais des hommes qui font la même chose, poursuivit-elle. Davram Bashere, entre autres. Gareth Bryne, Rodel Ituralde, Agelmar Jagad. Même Pedron Niall, quand il était en vie. Tous de grands capitaines.
— Oui, dit-il, sans cesser de marcher.
Il ne la regarda pas, peut-être ne la voyait-il pas, mais il écoutait. Il fallait espérer qu’il entendait également.
— Cinq hommes, tous de grands capitaines. Les Seanchans le sont tous, depuis mille ans. Ils évoluent mais ne renoncent pas.
— Considérez-vous la possibilité qu’ils ne puissent pas être vaincus ? demanda-t-elle avec calme.
Le calme convenait toujours jusqu’à ce qu’on connaisse les faits.
Le jeune homme pivota vers elle, le cou rigide et les yeux froids comme la glace.
— Je peux les vaincre éventuellement, dit-il, s’efforçant de continuer à parler poliment.
C’était une bonne chose. Moins elle aurait à prouver qu’elle pouvait punir toute transgression à ses règles, mieux ça vaudrait.
— Mais…
Il l’interrompit d’un grognement au bruit d’une dispute dans le couloir.
Un instant plus tard, la porte s’ouvrit brusquement, et Elza entra à reculons, toujours discutant à voix haute, et tentant d’arrêter deux autres sœurs les bras tendus. Erian, son visage clair cramoisi, poussait l’autre Verte devant elle. Sarene, si belle qu’elle faisait paraître Erian presque ordinaire, avait l’air plus calme, comme on pouvait s’y attendre d’une Blanche, mais elle secouait la tête d’exaspération, et assez vigoureusement pour faire cliqueter les perles multicolores de ses tresses. Sarene avait un tempérament coléreux, quoique généralement elle le contrôlât.
— Bartol et Rashan vont venir, annonça Erian tout haut, son agitation renforçant son accent de l’Illian.
Les deux hommes étaient ses Liges, laissés en arrière au Cairhien.
— Je ne les ai pas envoyés chercher, mais quelqu’un a Voyagé avec eux. Il y a une heure, je les ai soudain sentis plus proches, et à présent, plus proches encore. Ils viennent vers nous.
— Mon Vitalien se rapproche aussi, dit Sarene. Il sera ici dans quelques heures, je crois.
Elza laissa retomber ses bras, foudroyant toujours les deux sœurs.
— Mon Fearil sera bientôt ici également, marmonna-t-elle.
C’était son unique Lige ; on disait qu’ils étaient mariés. Les Vertes qui se mariaient prenaient rarement un autre Lige en même temps. Cadsuane se demanda si elle aurait parlé de son arrivée au cas où les autres n’auraient rien dit.
— Je ne m’y attendais pas si tôt, dit doucement le jeune homme.
Il y avait pourtant de l’acier dans sa voix.
— Mais je n’aurais pas dû penser que les événements m’attendraient, n’est-ce pas, Cadsuane ?
— Les événements n’attendent jamais personne, dit-elle en se levant.
Erian réagit comme si elle ne l’avait pas vue jusqu’à présent. Pourtant, Cadsuane était certaine que son visage était aussi lisse que celui d’al’Thor. Et peut-être aussi dur. Ils ignoraient ce qui amenait ces Liges de Cairhien et qui avait Voyagé avec eux. Cela pourrait causer des problèmes. Mais elle pensa avoir obtenu une nouvelle réponse du jeune homme, et elle devrait considérer très soigneusement ce qu’elle allait lui conseiller. Parfois, les réponses étaient plus épineuses que les questions.