Bien avant la fin de la session, et malgré la cape sur laquelle elle était assise, Egwene avait le postérieur engourdi par le dur banc en bois. Après avoir écouté les discussions interminables, elle aurait souhaité que ses oreilles soient engourdies, elles aussi. Sheriam, obligée de rester debout, passait d’un pied sur l’autre. Egwene aurait pu partir, les libérant, toutes les deux. Rien n’exigeait que l’Amyrlin reste, et, dans le meilleur des cas, on écoutait poliment ses commentaires. Après quoi, l’Assemblée s’éparpillait. Cela n’avait rien à voir avec la guerre, et avec le mors qu’elle avait entre les dents, l’Assemblée n’allait pas la laisser mettre la main sur les rênes. Elle aurait pu sortir n’importe quand – avec une courte interruption dans les discussions pour respecter le protocole – mais dans ce cas, elle craignait qu’au point du jour on lui présente un plan dont les Députées auraient déjà commencé l’exécution, sans qu’elle ait la moindre idée de ce qu’il impliquait.
Qui parla le plus longtemps ? Magla et Saroiya, Takima, Faiselle et Varilin, chacune visiblement agitée quand une autre Députée détenait la parole. Certes, elles avaient accepté la décision de l’Assemblée, du moins en apparence. Que faire d’autre, sinon démissionner ? Quand une stratégie avait été choisie, par quelque consensus que ce fût, chacune était censée la suivre ou, à tout le moins, ne pas s’y opposer. C’était bien là le problème. Aucune des cinq ne s’opposa à une Députée de son Ajah, bien sûr. Cependant, les quatre autres se levaient d’un bond quand une Députée se rasseyait, et toutes les cinq si la Députée était une Bleue. Celle qui avait la parole expliquait de façon très persuasive en quoi l’oratrice précédente n’avait rien compris et les menait droit à la catastrophe. Non qu’Egwene discernât aucun signe de collusion. Elles se lorgnaient entre elles avec autant de méfiance qu’à l’égard des autres.
Quoi qu’il en soit, les débats étaient encore loin de déboucher sur un accord. Les avis différaient sur le nombre de sœurs qu’on enverrait à la Tour Noire parmi chaque Ajah, au sujet du moment opportun, sur ce qu’elles devaient demander, sur ce qu’elles étaient autorisées à accepter, sur ce qu’elles devaient catégoriquement refuser. Pour couronner le tout, chaque Ajah, sauf la Jaune, se considérait comme exceptionnellement qualifiée pour diriger la mission, depuis Kwamesa obnubilée par la négociation du traité lui-même, jusqu’à Escaralde, qui prétendait que la connaissance de l’histoire était une nécessité pour cette entreprise sans précédent. Berana fit même remarquer qu’un accord de cette nature devait se faire dans une rationalité absolue : traiter avec les Asha’man allait enflammer les passions. En fait, elle s’enflamma passablement elle-même. Romanda voulait que la délégation soit conduite par une Jaune, même si la mission exigeait peu de Guérison ; elle en fut donc réduite à expliquer avec obstination que les autres risquaient d’être influencées par les intérêts personnels de leur Ajah, et oublier le but de leur présence.
Les Députées d’une même Ajah se soutenaient uniquement pour éviter de s’opposer ouvertement ; il n’y avait pas deux Ajahs pour s’accorder sur autre chose que le fait d’accepter d’envoyer une ambassade à la Tour Noire. Le terme d’« ambassade » était controversé même par celles qui étaient en sa faveur au départ. Moria elle-même semblait déconcertée par cette idée.
Egwene n’était pas la seule à trouver lassants les arguments et contre-arguments incessants, chacune coupant les cheveux en quatre, tant et si bien qu’il n’en restait rien au bout d’un moment et qu’il fallait tout recommencer. Les sœurs debout derrière les bancs commencèrent à s’esquiver. D’autres les remplaçaient puis repartaient à leur tour au bout de quelques heures. Le temps que Sheriam prononce le rituel : « Partez maintenant dans la Lumière », la nuit était tombée et seules quelques douzaines de sœurs demeuraient avec Egwene et les Députées, dont beaucoup s’affaissaient comme si elles étaient passées dans une essoreuse.
Absolument rien n’avait été décidé, sauf que de nouvelles discussions étaient nécessaires avant de trouver une solution.
Dehors, une demi-lune pâle flottait dans un ciel de velours noir constellé d’étoiles scintillantes, et l’air était froid. Egwene s’éloigna du pavillon, souriant à ce que disaient les Députées qui se dispersaient derrière elle, et dont certaines continuaient la discussion. Romanda et Lelaine marchaient ensemble, mais la voix claire de la Jaune s’élevait dans l’aigu, se rapprochant dangereusement de la vocifération, et celle de la Bleue n’avait rien à lui envier. En général, elles se disputaient quand elles étaient forcées de se supporter, mais c’était la première fois qu’Egwene les voyait ensemble alors qu’elles n’y étaient pas obligées. À contrecœur, Sheriam proposa d’aller chercher les rapports sur les réparations des chariots et le fourrage, qu’Egwene avait demandés pour le matin, mais elle ne chercha pas à dissimuler son soulagement quand l’Amyrlin lui dit d’aller se coucher. Avec une rapide révérence, elle détala dans la nuit, resserrant sa cape autour d’elle. La plupart des tentes étaient plongées dans l’obscurité, telles des ombres au clair de lune. Peu de sœurs restaient éveillées après la tombée de la nuit. Les chandelles et l’huile étaient rares.
Pour le moment, le délai convenait à Egwene, mais ce n’était pas l’unique raison de son sourire. À un certain moment des discussions, sa migraine avait totalement disparu. Elle n’aurait aucun mal à dormir cette nuit. Halima guérissait toujours ses insomnies, mais ses rêves étaient agités et sombres après les massages d’Halima. Curieusement, elle ne s’en rappelait jamais, sauf qu’ils étaient sombres et troublés, peut-être des douleurs résiduelles que les mains d’Halima n’avaient pas réussi à atteindre. C’était inquiétant en soi. Elle avait pourtant appris à enregistrer chaque rêve.
Comme la Salle de l’Assemblée et son bureau, sa tente se dressait dans une petite clairière, accessible par chemin de planches, les voisines les plus proches se trouvant à une douzaine de toises pour donner à l’Amyrlin un peu d’intimité. Au moins, c’est ainsi qu’on justifiait cet espace dégagé. Et c’était peut-être vrai. Egwene al’Vere n’était plus une étrangère. La tente n’était pas grande, moins de quatre toises au carré, et très encombrée à l’intérieur, avec quatre coffres cerclés de cuivre, remplis de vêtements, empilés contre une paroi, deux couchettes et un guéridon minuscule, un brasero et une table de toilette en bronze, une psyché et l’un des rares vrais fauteuils du camp. Très peu décoré, il prenait trop de place, mais il était confortable, et c’était un grand luxe quand elle voulait lire en ramenant ses pieds sous elle. La deuxième couchette était pour Halima, et elle s’étonna qu’elle ne soit pas déjà là à l’attendre. Mais la tente n’était pas inoccupée.
— Vous n’avez rien mangé au petit déjeuner, sauf du pain, Mère, dit Chesa d’un ton doucement accusateur quand Egwene passa entre les rabats de la tente.
Presque corpulente dans sa simple robe grise, la servante assise sur un tabouret raccommodait des bas à la lumière d’une lampe à huile. Elle était jolie, sans un seul fil blanc dans les cheveux, pourtant, il lui semblait que Chesa était à son service depuis toujours, et pas seulement depuis Salidar. D’ailleurs, elle prenait toutes les libertés d’une fidèle servante, y compris le droit de la gronder.
— Vous n’avez rien mangé non plus à midi, à ce qu’on m’a dit, poursuivit-elle, levant dans la lumière un bas de soie blanc pour examiner la reprise qu’elle faisait au talon. Votre dîner refroidit sur la table depuis au moins une heure. Personne ne m’a rien demandé, mais si on me questionnait, je dirais que vos maux de tête viennent de là. Vous êtes bien trop maigre.
Puis, elle posa le bas dans son panier à ouvrage et se leva pour prendre la cape de l’Amyrlin et fit remarquer qu’Egwene était froide comme la glace. Pour elle, c’était une autre cause de ses migraines. Les Aes Sedai s’efforçaient d’ignorer les températures extrêmes, mais leur corps savait bien ce qu’il en était. Mieux valait bien s’emmitoufler et porter du rouge. Tout le monde savait que c’était la couleur la plus chaude. Manger, ça réchauffait aussi.
— Merci, Mère, dit Egwene d’un ton léger, ce qui fit rire Chesa.
Elle prit pourtant l’air choquée. Malgré toutes les libertés qu’elle s’accordait, Chesa était à cheval sur les convenances au point qu’auprès d’elle Aledrin semblait laxiste.
— Je n’ai pas la migraine ce soir, grâce à votre thé.
Malgré son goût infect, ce n’était pas pire que rester assise à une session de l’Assemblée pendant plus d’une demi-journée.
— Et je n’ai pas très faim non plus. Un petit pain me suffira.
Évidemment, les rapports entre maîtresse et servante n’étaient jamais simples. La servante vous voit toujours sous votre plus mauvais jour, connaît vos défauts et vos faiblesses. Il n’y a pas d’intimité possible. Chesa grommela entre ses dents pendant qu’elle déshabillait Egwene, puis l’enveloppa dans une robe de chambre – un cadeau d’Anaiya, en soie rouge, bordée de dentelle vaporeuse du Murandy et brodée de fleurs d’été – et Egwene la laissa soulever le linge couvrant le plateau posé sur le petit guéridon.
Le bol de lentilles s’était figé, mais un léger canalisage y remédia. Après la première cuillerée, Egwene découvrit qu’elle avait quelque appétit. Elle vida le bol, puis mangea le fromage blanc veiné de bleu, les olives ratatinées, et les deux petits pains croustillants, même si elle fut obligée d’en ôter les charançons. Comme elle ne voulait pas s’endormir trop tôt, elle ne but qu’une coupe de vin aux épices, qu’il fallut réchauffer aussi, ce qui lui donna une légère amertume. Chesa arbora un grand sourire d’approbation en regardant les plats vides sauf la coupelle avec les noyaux d’olives.
Quand elle fut allongée sur son étroite couchette, sous deux couvertures de laine et un édredon en duvet d’oie, Chesa emporta le plateau, mais s’arrêta à l’entrée de la tente.
— Voulez-vous que je revienne, Mère ? Si vous avez vos maux de tête… Bon, cette femme a dû trouver de la compagnie sinon elle serait là à l’heure qu’il est.
Il y avait un mépris évident à l’égard de « cette femme ».
— Je pourrais vous refaire un pot de thé. Je l’ai acheté à un colporteur qui disait que c’était souverain pour les têtes douloureuses. Et aussi pour les articulations et les maux d’estomac.
— Vous pensez vraiment que c’est une fille légère, Chesa ? murmura Egwene.
Déjà bien au chaud sous ses couvertures, elle était somnolente. Elle avait envie de dormir, mais pas tout de suite. La tête, les articulations, et le ventre ? Nynaeve mourrait de rire si elle entendait ça. Après tout, c’étaient peut-être les bavardages interminables des Députées qui avaient chassé sa migraine.
— Halima aime flirter, je suppose, mais je ne crois pas qu’elle aille plus loin.
Un instant, Chesa garda le silence, avec une moue pensive.
— Elle me met… mal à l’aise, Mère, dit-elle finalement. Elle a quelque chose de bizarre. Je le sens chaque fois qu’elle est là. C’est comme de sentir que quelqu’un se glisse derrière moi, ou de réaliser qu’un homme me regarde prendre un bain, ou…
Elle s’esclaffa d’un rire forcé.
— Je ne sais pas comment décrire ça. C’est bizarre.
Egwene soupira et se renfonça un peu plus sous ses couvertures.
— Bonne nuit, Chesa.
Canalisant brièvement, elle éteignit la lampe, plongeant la tente dans le noir.
— Vous dormirez dans votre lit ce soir.
Halima serait peut-être embarrassée de trouver quelqu’un dans son lit. Avait-elle vraiment cassé le bras à un homme ? Il avait dû la provoquer, d’une façon ou d’une autre.
Elle avait envie de rêver, cette nuit, de faire des rêves sereins, dont elle se souviendrait, mais il fallait d’abord qu’elle entre dans une autre sorte de rêve qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps, car il fallait qu’elle soit déjà endormie. Elle n’avait pas besoin d’un de ces ter’angreals que l’Assemblée gardait si jalousement. Glisser dans une transe légère n’était pas plus difficile que de le décider, surtout fatiguée comme elle était, et…
Délivrée de son corps, elle flottait dans un noir infini, entourée d’une mer de lumières, immense tourbillon de minuscules points plus scintillants que les étoiles par la nuit la plus claire, et plus nombreux. C’étaient les rêves des gens du monde entier, des rêves si étranges qu’elle ne pouvait pas même commencer à les comprendre, tous visibles ici dans l’étroit interstice séparant le Tel’aran’rhiod du monde de la veille, l’espace infini entre la réalité et les rêves. Elle en reconnut certains au premier coup d’œil. Ils semblaient tous pareils, mais elle les connaissait aussi sûrement qu’elle connaissait le visage de ses sœurs. Certains, elle les évitait. Les rêves de Rand étaient toujours protégés d’un écran, et si elle essayait de les pénétrer, elle craignait qu’il s’en aperçoive. L’écran l’empêcherait de voir quoi que ce soit de toute façon. Dommage qu’elle ne puisse pas localiser quelqu’un grâce à ses rêves ! Deux points lumineux pouvaient se tenir côte à côte, alors que les rêveurs étaient séparés par un millier de miles. Les rêves de Gawyn l’attiraient, mais elle les fuyait sachant qu’ils comportaient leurs propres dangers. Ceux de Nynaeve la faisaient réfléchir. Elle voulait inspirer à cette insensée une sainte frousse, que Nynaeve était parvenue à ignorer jusque-là. Egwene ne voulait pas s’abaisser à la traîner dans le Tel’aran’rhiod contre sa volonté. C’était le genre de chose que faisaient les Réprouvés, incapables de résister à cette tentation.
Bougeant sans bouger, elle chercha un rêveur particulier. Les lumières semblaient tourbillonner autour d’elle, filer si vite qu’elles devenaient des traits lumineux tandis qu’elle flottait immobile dans cette mer d’étoiles. Elle espérait qu’au moins l’un de ceux qu’elle cherchait dormait déjà. Vaguement consciente de son corps, elle se sentit bâiller et replier ses jambes sous les couvertures.
Puis elle vit le point de lumière qu’elle cherchait. Il grossit peu à peu en arrivant vers elle. L’étoile dans le ciel se transforma en pleine lune, puis un mur scintillant emplit sa vision. Elle évita de le toucher pour éviter de gêner le rêveur. De plus, ce serait embarrassant de se glisser par accident dans les rêves d’un autre. Traversant par la force de sa volonté l’espace infime qui restait entre elle et le rêve, elle parla doucement, pour ne pas donner l’impression qu’elle hurlait. Elle n’avait pas de corps, pas de bouche, mais elle parlait.
Elayne, c’est Egwene. Rejoignez-moi à l’endroit habituel.
Elle ne pensait pas que quelqu’un puisse surprendre ses paroles, pas sans qu’elle le sache, mais il valait mieux ne pas prendre des risques inutiles.
Le point lumineux s’éteignit. Elayne s’était réveillée. Mais elle se souviendrait, et elle saurait que la voix n’avait pas été qu’une partie de son rêve.
Egwene se déplaça… de côté. Ou peut-être termina-t-elle un pas qui s’était arrêté à mi-course. Elle bougea et…
… Elle se tenait debout dans une petite pièce vide, meublée d’une table en bois sculpté, et de trois chaises à dossier droit. Les deux fenêtres donnaient sur la nuit noire, pourtant il y avait une lumière étrange, différente du clair de lune, de celle d’une lampe ou du soleil. Elle semblait venir de nulle part. Mais ça suffisait pour voir clairement cette triste petite pièce. Les lambris poussiéreux étaient rongés par la vermine, et les vitres cassées des fenêtres avaient laissé entrer la neige et une épaisse couche de brindilles et de feuilles mortes. La table et les chaises ne bougeaient pas, pourtant, par moments, le temps de tourner la tête, la neige semblait avoir disparu, et les brindilles et les feuilles avoir changé de place, comme dispersées par le vent. Un univers mouvant s’offrait à ses yeux. À présent, plus rien ne lui semblait bizarre, pas plus que la sensation que des yeux invisibles l’observaient. Rien n’était vraiment réel, c’était juste la façon d’être des choses dans le Tel’aran’rhiod. Un reflet de la réalité et un rêve mélangés. Dans le Monde des Rêves, tout paraissait vide. La pièce donnait la même sensation de vide vertigineux que celle des lieux réellement abandonnés dans le monde.
Quelques mois plus tôt, cette petite pièce avait été le bureau de l’Amyrlin dans l’auberge de la Petite Tour. Le village de Salidar, conquis sur la forêt environnante, bourdonnait d’activité, cœur de la résistance à Elaida. À présent, si elle sortait, elle verrait de jeunes arbres poussant dans la neige au milieu de ces rues qu’elles avaient eu tant de mal à défricher. Des sœurs Voyageaient encore à Salidar, pour visiter les pigeonniers, toutes voulant éviter qu’un pigeon envoyé par l’un de leurs yeux-et-oreilles ne tombe entre d’autres mains, mais seulement dans le monde réel. Ici, aller visiter les pigeonniers aurait été aussi inutile que souhaiter que les pigeons vous trouvent par miracle. Les animaux apprivoisés semblaient n’avoir aucun reflet dans le Monde des Rêves, et rien de ce qu’on faisait ici ne touchait le monde de la veille. Les sœurs ayant accès à un ter’angreal de rêve avaient d’autres lieux à visiter qu’un village déserté de l’Altara, et personne d’autre non plus n’avait de raisons de venir ici. C’était l’un des rares endroits du monde où Egwene était sûre qu’on ne la surprendrait pas.
Attendant l’apparition d’Elayne, elle s’efforça de modérer son impatience. Elayne n’était pas une Rêveuse, elle avait besoin d’un ter’angreal. Et elle voudrait dire à Aviendha où elle allait, sans aucun doute. Comme l’attente s’éternisait, Egwene se surprit à arpenter le grossier parquet avec irritation. Ici, le temps s’écoulait différemment. Une heure dans le Tel’aran’rhiod pouvait ne durer que quelques minutes dans le monde réel, ou l’inverse. Elayne pouvait se déplacer comme le vent. Egwene vérifia sa tenue : une robe d’équitation grise aux riches broderies vertes sur le corsage et à larges bandes sur la jupe divisée – avait-elle pensé à l’Ajah Verte ? –, ses cheveux emprisonnés dans un filet d’argent. La longue étole étroite de l’Amyrlin devait être autour de son cou. Elle fit disparaître l’étole, puis, au bout d’un moment, la fit réapparaître, machinalement. L’étole faisait partie d’elle-même, et c’était en tant que Amyrlin qu’elle avait besoin de parler à Elayne.
Pourtant, celle qui apparut comme l’éclair n’était pas Elayne, mais Aviendha. Vêtue de façon étonnante, en soie bleue brodée d’argent, l’encolure et les poignets bordés de dentelle claire. Avec cette robe, son lourd bracelet d’ivoire semblait aussi déplacé que le ter’angreal suspendu à son cou au bout d’un cordon de cuir, anneau de pierre étrangement torsadé piqué de couleurs.
— Où est Elayne ? demanda anxieusement Egwene. Est-ce qu’elle va bien ?
L’Aielle jeta un regard stupéfait sur sa tenue, et brusquement, elle fut en volumineuse jupe sombre et blouse blanche, avec un châle sombre drapé sur les épaules, un foulard plié retenant en arrière ses cheveux auburn lui tombant jusqu’à la taille, plus longs que dans la vie réelle. Tout était changeant dans le Monde des Rêves. Un collier d’argent apparut autour de son cou, composé de rangées compliquées de disques ouvragés que les Kandoris appelaient « flocons de neige », cadeau qu’Egwene lui avait fait il y avait très longtemps, lui semblait-il.
— Elle n’a pas réussi à faire fonctionner ça, dit Aviendha, le bracelet d’ivoire glissant jusqu’à son poignet quand elle toucha l’anneau torsadé toujours attaché à son cordon de cuir, maintenant au-dessus du collier. Ce sont les bébés.
Soudain, elle eut un grand sourire. Ses yeux couleur d’émeraude semblaient scintiller.
— Parfois, elle est très coléreuse. Elle a jeté l’anneau par terre et l’a piétiné.
Egwene renifla. Les bébés ? Ainsi, il y en aurait plus d’un. Curieusement, Aviendha semblait accepter qu’Elayne soit enceinte, et pourtant, Egwene était convaincue qu’elle était amoureuse de Rand elle aussi. Les Aiels avaient des attitudes pour le moins bizarres. Mais Egwene ne l’aurait pas cru d’Elayne ! Et Rand ! En fait, personne n’avait déclaré que Rand était le père, et elle pouvait difficilement poser la question, mais elle savait compter. De plus, elle doutait fort qu’Elayne ait couché avec un autre homme. Elle réalisa que ses vêtements étaient en gros drap foncé et lourd, avec un châle bien plus épais que celui d’Aviendha. C’était une tenue pratique dans les Deux Rivières. À porter pour siéger au Cercle des Femmes. Ou quand une écervelée s’était fait mettre enceinte sans qu’il y ait de mariage en vue. Elle inspira profondément. Elle était à nouveau dans sa robe d’équitation à broderies vertes et le reste du monde ne ressemblait pas aux Deux Rivières. Par la Lumière, elle était parvenue assez loin pour le savoir. Qu’elle l’appréciât ou non, elle pouvait vivre avec.
— Tant qu’elle et… et les bébés… vont bien.
Par la Lumière, combien ? Non, elle n’allait pas poser la question. Elayne avait sûrement la meilleure sage-femme de Caemlyn. Il valait mieux changer de sujet tout de suite.
— Avez-vous des nouvelles de Rand ? Ou de Nynaeve ? J’aurais deux mots à lui dire, pour s’être enfuie comme ça avec lui !
— Aucune nouvelle des deux, répondit Aviendha, ajustant son châle comme une Aes Sedai évitant le regard de son Amyrlin.
Egwene fit claquer sa langue, mécontente d’elle. Elle commençait vraiment à voir des conspirations partout. Rand se cachait, voilà tout. Nynaeve était une Aes Sedai, libre de faire ce qu’elle voulait. Même quand l’Amyrlin commandait, les Aes Sedai trouvaient souvent le moyen de n’en faire qu’à leur tête. Mais l’Amyrlin allait réprimander vertement Nynaeve al’Meara quand elle lui mettrait la main dessus. Quant à Rand…
— Je crains que vous n’ayez bientôt des ennuis, dit-elle.
Une jolie théière en argent apparut sur la table, sur un plateau en argent martelé, avec deux délicates tasses en porcelaine verte. Une fine volute de vapeur sortait du bec verseur. Elle aurait pu faire apparaître le thé directement dans les tasses, mais l’acte de les remplir faisait partie de l’offrande. On pouvait mourir de soif en tentant de boire ce qu’on trouvait dans le Tel’aran’rhiod, mais ce thé avait un goût qui semblait venir d’une récolte récente, et elle y avait mis juste la quantité de miel qu’il fallait. S’asseyant sur l’une des chaises, elle commença à le déguster à petites gorgées, tout en exposant ce qui s’était passé à l’Assemblée.
Aviendha tenait sa tasse, regardant Egwene sans ciller. Ses jupes sombres et sa blouse blanche devinrent le cadin’sor, tunique et chausses de gris et de brun qui se fondent dans l’obscurité. Ses longs cheveux furent subitement courts, et cachés par la shoufa, le voile noir pendant sur la poitrine. De façon incongrue, le bracelet d’ivoire était toujours à son poignet bien qu’une Vierge de la Lance ne portât jamais de bijoux.
— Tout cela à cause du fanal que nous avons perçu, marmonna-t-elle quand Egwene se tut. Parce qu’elles pensent que les Engeances de l’Ombre ont une arme.
Une bien curieuse façon de l’exprimer.
— Qu’est-ce que ce pourrait être d’autre ? demanda Egwene, prudente. Est-ce que l’une des Sagettes en a parlé ?
Il y avait longtemps qu’elle ne croyait plus que les Aes Sedai détenaient la science infuse. Il arrivait que les Sagettes apportent des informations susceptibles de stupéfier la sœur la plus flegmatique.
Aviendha fronça les sourcils. Elle se retrouva vêtue de chausses, d’une blouse et d’un châle, puis de nouveau en soie bleue et dentelle, cette fois avec le collier kandori et le bracelet d’ivoire. L’anneau de rêve était toujours suspendu à son cordon. Un châle apparut sur ses épaules. La pièce était froide comme l’hiver, et il ne semblait pas que de la dentelle vaporeuse puisse fournir beaucoup de chaleur.
— Les Sagettes n’en savant pas plus que vos Aes Sedai. Mais elles ne sont pas aussi effrayées, je crois. La vie est un songe, et tout le monde finit par se réveiller. Nous faisons la danse des lances avec le Tueur de Feuilles.
Ce nom pour désigner le Ténébreux avait toujours semblé étrange à Egwene, venant du Désert des Aiels totalement dépourvu d’arbres.
— Mais personne n’entre dans la danse en étant certain de survivre ou de vaincre. Je ne crois pas que les Sagettes envisageraient une alliance avec les Asha’man. Est-ce sage ? ajouta-t-elle, prudente. D’après ce que vous dites, je ne suis pas certaine que vous le souhaitiez.
— Je ne vois pas d’autre choix, dit Egwene à contrecœur. Ce trou fait trois miles de diamètre. À mon avis, c’est notre seul espoir.
Aviendha contempla son thé.
— Et si les Engeances de l’Ombre n’avaient pas d’arme ?
Soudain, Egwene réalisa ce que voulait dire son interlocutrice. Aviendha, en formation pour devenir une Sagette, était une Sagette qu’elle en portât ou non le costume. C’était sans doute la raison pour laquelle elle portait le châle. Une partie d’Egwene avait envie de sourire. Son amie changeait, et n’était plus la Vierge de la Lance, souvent tête brûlée, qu’elle avait d’abord connue. Une autre partie d’elle-même se souvenait que les Sagettes n’avaient pas toujours les mêmes objectifs que les Aes Sedai. Ce que les sœurs appréciaient au plus haut point ne signifiait parfois rien pour les Sagettes. L’idée qu’elle devait penser à Aviendha comme à une Sagette et non plus juste comme à une amie, l’attrista profondément. Une Sagette verrait ce qui était bon pour les Aiels plutôt que ce qui l’était pour la Tour Blanche. Pourtant, c’était une bonne question.
— Nous devrons traiter avec la Tour Noire tôt ou tard. Aviendha et Moria ont raison : il y a déjà trop d’Asha’man pour qu’il soit possible de les désactiver tous avant la Dernière Bataille. Peut-être qu’un rêve me fournira une autre solution, mais aucun ne m’en a proposé jusqu’à présent.
Aucun de ses rêves ne lui avait montré quoi que ce soit d’utile jusqu’à présent.
— Cela nous donne au moins l’ébauche d’une tactique pour les contrôler. En tout cas, cela se fera si les Députées sont capables de se mettre d’accord sur quelque chose à part le fait qu’elles doivent tenter d’obtenir un accord. Nous devons donc vivre avec.
Aviendha sourit dans sa tasse. Pour une raison inconnue, elle semblait soulagée. Mais elle parla d’un ton sérieux.
— Vous autres Aes Sedai, vous pensez toujours que les hommes sont des imbéciles. Souvent, ils ne le sont pas. Faites attention avec ces Asha’man. Mazrim Taim est loin d’être idiot, et je crois même qu’il est très dangereux.
— L’Assemblée en a conscience, dit Egwene, ironique.
Qu’il fût dangereux, soit. Pour l’imbécillité, il faudrait peut-être en discuter.
— Je ne sais pas pourquoi nous parlons de ça. Cela ne dépend plus de moi. L’important, c’est que les sœurs finiront par décider que la Tour Noire n’est plus une raison de rester à l’écart de Caemlyn, si nous engageons des pourparlers avec eux. La semaine prochaine ou demain, vous verrez des sœurs arriver juste pour surveiller la santé d’Elayne et voir comment se passe le siège. Maintenant, reste à savoir comment garder secret ce que nous désirons cacher. J’ai quelques suggestions, et j’espère que vous en avez d’autres.
L’idée que des Aes Sedai étrangères puissent surgir dans le Palais Royal troubla Aviendha au point qu’elle passa de la soie bleue au cadin’sor, aux jupes de drap et blouse d’algode tout en parlant, sans paraître s’en apercevoir. Son visage resta suffisamment impassible. Elle n’avait certes pas à s’inquiéter si les visiteuses découvraient la Famille, ou les sul’dams captives avec leurs damanes, ou le marché conclu avec le Peuple de la Mer, mais elle s’inquiétait des répercussions sur Elayne. Le Peuple de la Mer fit non seulement apparaître le cadin’sor, mais aussi un bouclier rond en peau de bœuf près de sa chaise et trois courtes lances aielles. Egwene eut envie de demander s’il y avait un problème particulier avec les Pourvoyeuses-de-Vent, mais elle tint sa langue. Si Aviendha n’en parlait pas, c’est qu’elle et Elayne voulaient le résoudre elles-mêmes. Elle l’aurait sûrement évoqué s’il s’était agi de quelque chose qu’Egwene aurait dû savoir. Mais était-ce certain ?
En soupirant, Egwene reposa sa tasse sur la table, où elle disparut aussitôt, et se frotta les yeux. La suspicion faisait vraiment partie de son être à présent. Et sans elle, il était peu probable qu’elle survive longtemps. Là, elle n’était pas obligée d’agir en fonction de ses soupçons, pas avec une amie.
— Vous êtes fatiguée, dit Aviendha, de nouveau en blouse blanche, jupe sombre et châle, Sagette inquiète aux yeux verts perçants. Vous ne dormez pas bien ?
— Je dors bien, mentit Egwene, parvenant à sourire.
Aviendha et Elayne avaient assez de soucis sans qu’elle leur parle de ses migraines.
— Je ne vois rien d’autre, dit-elle en se levant. Et vous ? Alors, nous avons terminé, ajouta-t-elle quand Aviendha secoua la tête. Dites à Elayne de prendre bien soin d’elle. Prenez soin d’elle. Et de ses bébés.
— Bien sûr, dit Aviendha, de nouveau en soie bleue. Mais vous devez vous occuper de vous. Je crois que vous vous menez trop durement. Dormez bien et réveillez-vous de même, dit-elle à la façon dont les Aiels se souhaitent bonne nuit.
Puis elle s’évanouit.
Egwene fronça les sourcils sur l’endroit où son amie avait disparu. Elle ne se menait pas trop durement, seulement autant qu’il le fallait. Elle réintégra son corps et constata qu’il dormait profondément.
Ce qui ne voulait pas dire qu’elle dormait, elle. Son corps reposait, animé d’une respiration lente et régulière. Elle se glissa dans ce sommeil pour que les rêves puissent l’atteindre. Elle aurait pu attendre d’être réveillée et se remémorer ensuite les rêves qu’elle notait dans un petit carnet relié en cuir qu’elle cachait au fond d’un coffre à vêtements, sous des chemises de lin qu’elle ne mettrait qu’au printemps. Cependant, l’observation des rêves à mesure qu’ils se déroulaient gagnait du temps. Elle pensait que ça l’aidait à les interpréter. Au moins, pour ceux qui n’étaient pas des fantaisies oniriques.
Car celles-là étaient nombreuses. Gawyn y figurait souvent, grand et beau jeune homme qui la prenait dans ses bras, dansait et faisait l’amour avec elle. Une fois, en rêve, elle s’était refusée à lui. Elle avait rougi rien que d’y penser en se réveillant. À présent, cela lui paraissait si bête, si infantile… D’une façon ou d’une autre, elle le lierait à elle comme Lige un jour ; elle l’épouserait et elle ferait l’amour avec lui jusqu’à ce qu’il demande grâce. Même dans son sommeil, elle pouffa à cette idée. D’autres rêves n’étaient pas aussi agréables. Elle se retrouvait sous les arbres, avec de la neige jusqu’à la taille, sachant qu’elle devait atteindre l’orée de la forêt. Quand elle apercevait enfin la lisière, en un clin d’œil, la limite reculait au loin, la laissant patauger de plus belle. D’autres fois, elle poussait une lourde meule vers le sommet d’une colline abrupte, puis, presque arrivée au but, glissait, tombait et voyait l’énorme pierre rouler jusqu’au bas de la pente. Elle devait redescendre et recommencer, sauf que chaque fois la colline était plus haute qu’avant. Elle en savait assez sur les rêves pour reconnaître d’où venaient ceux-là, même s’ils n’avaient pas de signification particulière, hormis le fait qu’elle était très fatiguée et qu’elle se sentait impuissante face à la tâche apparemment infinie qui l’attendait. Son corps tressautait durant ces rêves laborieux, et tentait d’apaiser ses muscles, de les détendre. Le demi-sommeil ne valait guère mieux que les insomnies à s’agiter sur sa couchette. Grâce à ses efforts, elle obtint quelques résultats.
D’autres rêves s’intercalaient entre ceux-là.
Mat, sur la prairie d’un village, faisait une partie de bowling. Les chaumières avaient des formes vagues, comme dans les rêves – avec des toits en ardoise, des maisons en pierre ou en bois – mais lui était bien net, vêtu d’une belle tunique verte et coiffé d’un chapeau à large bord, exactement comme il était le jour où il était entré dans Salidar. Il n’y avait personne d’autre en vue. Roulant la boule entre ses mains, il courait puis la lançait sur l’herbe rase. Les neuf quilles tombaient, se dispersaient comme sous un coup de pied. Mat se retournait, prenait une autre boule, et toutes les quilles étaient de nouveau debout. Ou plutôt une nouvelle série de quilles. Celles d’avant gisaient toujours où elles étaient tombées. Il relançait la boule, qui roulait paresseusement.
Egwene avait envie de hurler. Les quilles n’étaient pas de simples morceaux de bois. C’étaient des hommes qui se tenaient debout, regardant la boule venir sur eux. Aucun ne bougeait jusqu’au moment où la boule les envoyait valser. Mat se retournait pour prendre une troisième boule. D’autres quilles, des hommes debout bien alignés parmi ceux affalés par terre, comme morts. Vraiment morts. Indifférent, Mat continuait à jouer.
C’était un vrai rêve ; elle le sut bien avant qu’il se termine. Les prémices d’un avenir qui se réaliserait peut-être, un avertissement. Les vrais rêves représentaient toujours des éventualité, jamais des certitudes – elle devait souvent se le rappeler : Rêver n’était pas Prophétiser –, mais celles-ci étaient terribles. Chacune de ces quilles humaines représentait des milliers d’hommes. De cela, elle était certaine. Et une Illuminatrice en faisait partie. Mat en avait connu une autrefois, mais il y avait longtemps de ça. Les Illuminateurs étaient dispersés, leurs maisons de guilde détruites. Une Illuminatrice exerçait même son art dans un cirque ambulant avec lequel Elayne et Nynaeve avaient voyagé un certain temps. Mat pouvait trouver un Illuminateur n’importe où. Malgré tout, ce n’était qu’une éventualité. Elle en avait déjà rêvé au moins deux fois. Le rêve n’était pas exactement le même, mais avait toujours la même signification. Cela rendait-il sa réalisation plus certaine ? Il faudrait qu’elle le demande à une Sagette, or elle y répugnait de plus en plus. Chaque question qu’elle leur posait révélait quelque chose. Leurs objectifs n’étaient pas les siens. Pour sauver le maximum d’Aiels, elles laisseraient raser la Tour Blanche jusqu’aux fondations.
Autres rêves.
Elle peinait en montant un étroit sentier rocailleux taillé dans la paroi d’une immense falaise. Des nuages l’entouraient, cachant le sol en bas et le sommet en haut, pourtant elle savait que ces deux points étaient loin d’elle. Elle devait poser les pieds avec prudence. Le sentier sillonnait sur une corniche fissurée à peine assez large pour qu’elle s’y tienne debout, une épaule collée à la paroi. De gros cailloux risquaient à tout moment de rouler sous son pied, la précipitant dans le vide. Le principe était le même que lorsqu’elle poussait une meule de pierre en haut d’une colline ou quand elle tirait des charrettes. Mais elle savait que c’était un vrai rêve.
Brusquement, la corniche s’effondrait sous ses pieds dans un craquement de pierre éclatée. Elle essayait, en pleine panique, de se raccrocher à la paroi ; cherchant une prise, elle parvenait in extremis à glisser l’extrémité de ses doigts dans une minuscule fissure, et sa chute s’arrêtait dans une secousse à lui arracher le bras. Les pieds ballants dans les nuages, elle écoutait les pierres rebondir contre la falaise jusqu’à ce que le son s’évanouisse sans que jamais elle n’entende le choc des cailloux heurtant le sol. Elle voyait vaguement la corniche effondrée sur sa gauche à dix pieds. Elle aurait très bien pu se trouver à un mile de là, pour les chances qu’elle avait de l’atteindre. Dans l’autre direction, le brouillard cachait ce qui restait du sentier, mais cela lui paraissait encore plus éloigné. Elle n’avait pas de force dans les bras. Impossible de se hisser, il fallait seulement rester accrochée par le bout des doigts jusqu’au moment où elle tomberait. Les bords de la crevasse semblaient aussi tranchants que des couteaux.
Soudain, une femme apparaissait, sortant des nuages et descendant la face verticale de la falaise, aussi aisément que si elle empruntait un escalier. Elle portait une épée en bandoulière dans le dos. Son visage vacillait, flou, tandis que l’arme paraissait aussi solide que la pierre. La femme arrivait au niveau d’Egwene et lui tendait la main.
— Nous pouvons atteindre le sommet ensemble, disait-elle, d’une voix traînante à l’accent familier.
Egwene repoussa le rêve comme elle l’aurait fait avec une vipère. Elle sentit son corps tressauter, s’entendit gémir, mais ne put rien faire. Elle avait déjà rêvé de Seanchans, d’une Seanchane en quelque sorte liée à elle, or celle-ci allait la sauver. Non ! On l’avait mise à la laisse ; on avait fait d’elle une damane. Elle aimait mieux mourir qu’être sauvée par une Seanchane ! Un long moment passa avant qu’elle ne soit capable de calmer son corps endormi. Pas une Seanchane. Jamais !
Lentement, le rêve revint.
Elle montait un autre sentier sur une falaise enveloppée de nuages. Le chemin était large et pavé de pierres blanches et lisses, sans cailloux. La falaise était blanche comme la craie et lisse comme si on l’avait polie. Malgré les nuages, la pierre claire luisait presque. Elle montait rapidement, et réalisait bientôt que le sentier décrivait une spirale. La falaise était en réalité une flèche. Cette pensée ne lui avait pas plus tôt traversé l’esprit qu’elle se retrouvait au sommet, sur un disque apparemment plat et poli entouré d’un mur de brouillard. Au centre de ce disque se dressait un petit socle blanc supportant une lampe à huile en verre transparent. La flamme blanche brûlait, claire et régulière, sans vaciller.
Soudain, deux corbeaux noirs surgirent comme l’éclair. Traversant le disque comme des flèches, ils frappaient la lampe et continuaient sans ralentir. La lampe tournoyait et chancelait, dansant sur le socle, projetant des gouttelettes d’huile. Certaines de ces gouttelettes s’enflammaient puis s’éteignirent. D’autres tombaient autour du socle, chacune transformée en une minuscule flamme vacillante. Et la lampe continuait à branler sur le point de tomber.
Egwene se réveilla en sursaut dans le noir. Elle savait. Pour la première fois, elle savait ce qu’un rêve signifiait. Mais pourquoi rêvait-elle d’une Seanchane qui voulait la sauver, puis de Seanchans attaquant la Tour Blanche ? L’attaque ébranlerait la communauté des Aes Sedai et menacerait la Tour elle-même. Bien sûr, ce n’était qu’une possibilité. Mais il s’agissait d’un vrai rêve…
Elle, qui croyait réfléchir calmement, faillit embrasser la Source quand elle entendit bouger les rabats de la tente. Elle passa vivement en revue les exercices des novices pour reprendre son sang-froid, l’eau coulant sur des pierres lisses, le vent soufflant dans de hautes herbes. Par la Lumière, elle avait eu peur ! Elle ouvrit la bouche pour demander qui était là.
— Endormie ? murmura doucement Halima.
Elle paraissait tendue, presque excitée.
— Bien, une bonne nuit de sommeil me ferait du bien à moi aussi.
L’écoutant se déshabiller dans le noir, Egwene demeura immobile. Si elle montrait qu’elle était réveillée, elle devrait parler avec elle et s’en trouverait embarrassée. Elle était à peu près certaine qu’Halima s’était trouvé de la compagnie, même si ce n’était pas pour toute la nuit. Elle pouvait faire ce qu’elle voulait, bien sûr, mais Egwene était quand même déçue. Regrettant de s’être réveillée, elle se sentit de nouveau sombrer dans le sommeil, et cette fois, ne chercha pas à lutter. Elle décida qu’elle se rappellerait tous les rêves et qu’elle avait grand besoin d’un vrai sommeil.
Chesa vint au point du jour pour apporter le petit déjeuner sur un plateau et l’aider à s’habiller. Il était encore tôt, le soleil se levait à peine et la lumière des lampes était indispensable. Les braises du brasero s’étaient éteintes pendant la nuit, et le froid pénétrant paraissait gris. Il neigerait peut-être dans la journée. Halima se tortilla pour passer sa chemise et sa robe, plaisantant en riant qu’elle aimerait bien avoir une servante, pendant que Chesa fermait les rangées de boutons de la robe d’Egwene. La servante rondelette avait le visage fermé, ignorant totalement Halima. Egwene ne dit rien. À dessein. Halima n’était pas sa servante. Elle n’avait rien à lui imposer.
Juste comme Chesa finissait de boutonner les minuscules boutons et donnait une tape sur le bras d’Egwene, Nisao entra, tête baissée, laissant pénétrer avec elle une vague d’air froid. Par l’entrebâillement, Egwene vit qu’il faisait toujours gris dehors. Il allait sûrement neiger.
— Je dois parler en particulier à la Mère, dit la Jaune, resserrant sa cape autour d’elle comme s’il neigeait déjà.
Un ton aussi ferme était rare chez cette petite femme.
Egwene adressa un signe de tête à Chesa qui s’inclina avant de lâcher, sur le point de sortir :
— Ne laissez pas refroidir votre petit déjeuner.
Halima s’immobilisa, lorgnant Nisao et Egwene, puis elle attrapa sa cape jetée en tas au pied de sa couchette.
— Delana a du travail pour moi, je suppose, dit-elle, soudain irritée.
Quand elle sortit, Nisao fronça les sourcils sur son dos, mais sans rien dire, elle embrassa la saidar et tissa une garde contre les écoutes autour d’elle et d’Egwene. Sans demander la permission.
— Anaiya et son Lige sont morts, dit-elle. Des ouvriers apportant des sacs de charbon hier soir ont entendu du bruit, comme quelqu’un qui se débattait, et par miracle, ils ont tous couru voir ce que c’était. Et ils ont trouvé Anaiya et Setagana gisant dans la neige, morts tous les deux.
Egwene s’assit lentement dans son fauteuil, qui ne lui parut pas particulièrement confortable. Anaiya morte. Excepté son sourire, elle n’avait aucun charme, mais quand elle souriait, elle réchauffait tout le monde autour d’elle. C’était une femme au visage ordinaire qui adorait les robes en dentelle. Egwene savait qu’elle aurait dû aussi ressentir de la tristesse pour Setagana, mais c’était un Lige. De toute façon, eût-il échappé à la mort, qu’il n’aurait sans doute pas survécu longtemps.
— Comment est-ce arrivé ? dit-elle.
Nisao n’aurait pas tissé cette garde simplement pour lui dire qu’Anaiya était morte.
Le visage de Nisao se durcit, et, malgré la protection, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, comme si elle craignait que quelqu’un n’écoute à l’entrée de la tente.
— Les ouvriers pensent qu’ils ont mangé des champignons vénéneux. Des fermiers ramassent n’importe lesquels pour les vendre. Certains paralysent les poumons ou vous font enfler la gorge, de sorte qu’on meurt étouffé.
Egwene hocha la tête avec impatience. Elle avait grandi dans un village, après tout.
— Tout le monde a eu l’air d’accepter cette explication, poursuivit Nisao sans hâte.
Ouvrant et refermant les mains sur les bords de sa cape, elle semblait répugner à arriver à sa conclusion.
— Ils n’avaient pas de blessures, pas de plaies. Aucune raison de penser que la mort venait d’autre chose que de la cupidité d’un fermier vendant de mauvais champignons. Mais…
Elle soupira, regardant une fois de plus par-dessus son épaule, et baissa la voix.
— Je suppose que c’étaient toutes ces discussions sur la Tour Noire à l’Assemblée d’hier. J’ai testé pour trouver des résonances. Ils ont été tués avec le saidin.
Elle eut une grimace de dégoût.
— Je crois que quelqu’un a simplement tissé des flux d’Air solides autour de leur tête et les a laissés s’étouffer.
Frissonnante, elle resserra sa cape autour d’elle.
Egwene eut envie de frissonner, elle aussi. Elle fut surprise de ne pas frémir. Anaiya morte. Étouffée. La façon de tuer était volontairement cruelle, utilisée par quelqu’un ne voulant pas laisser de traces.
— Vous en avez déjà parlé à quelqu’un ?
— Bien sûr que non, dit Nisao avec indignation. Je suis venue tout droit ici. Enfin, dès que j’ai su que vous étiez réveillée.
— Dommage. Vous aurez à justifier ce délai. Nous ne pouvons pas garder le secret sur ces morts.
Pourtant, des Amyrlins avaient gardé des secrets plus sombres, pour le bien de la Tour tel qu’elles le concevaient.
— Si nous avons parmi nous un homme qui peut canaliser, les sœurs doivent être sur leurs gardes.
Qu’un homme soit capable de canaliser parmi les ouvriers et les soldats, cela semblait invraisemblable. Mais qu’un homme vienne au camp uniquement pour tuer une seule sœur et son Lige était impensable. Ce qui soulevait une autre question.
— Pourquoi Anaiya ? Était-elle juste au mauvais endroit au mauvais moment, Nisao ? Où sont-ils morts ?
— Près des chariots, dans la partie sud du camp. Je ne sais pas pourquoi ils étaient là à cette heure de la soirée. À moins qu’Anaiya n’ait eu besoin d’aller aux latrines, et que Setagana ait pensé qu’il devait l’escorter.
— Alors vous allez le découvrir pour moi, Nisao. Que faisaient là Anaiya et Setagana alors que tout le monde dormait ? Pourquoi ont-ils été tués ? Cela, vous le garderez secret. Jusqu’à ce que vous puissiez me donner les causes de leur mort, personne, à part nous deux, ne doit savoir ce que vous cherchez.
Nisao ouvrit la bouche et la referma.
— S’il le faut, murmura-t-elle, presque entre ses dents.
Elle n’était vraiment pas faite pour garder des secrets, et elle le savait. Le dernier l’avait conduite directement à jurer allégeance à Egwene.
— Est-ce que cela mettra fin au projet d’accord avec la Tour Noire ?
— J’en doute, dit Egwene avec lassitude.
Par la Lumière, comment pouvait-elle être déjà si lasse ? Le soleil n’était pas encore au-dessus de l’horizon.
— En tout cas, je crois que la journée sera très longue.
Et le seul espoir auquel elle se raccrocha, ce fut de passer une nouvelle nuit sans migraine.