Perrin avait à peine réalisé qu’il avait bougé qu’il galopait déjà derrière Arganda. La neige n’était pas moins épaisse, le sol pas moins inégal, ni la lumière meilleure, mais Steppeur fonçait dans la neige, répugnant à se laisser dépasser par le rouan, et Perrin l’encourageait à forcer encore l’allure. Le cavalier qui approchait, c’était Elyas, sa barbe déployée en éventail sur sa poitrine, un chapeau à large bord assombrissant son visage, et sa cape doublée de fourrure rabattue en arrière. L’Aielle était une Vierge de la Lance, avec une shoufa noire enroulée autour de la tête et la cape blanche, qui servait à se cacher dans un paysage enneigé, portée sur sa tunique et ses chausses de tons gris, bruns et verts. Elyas avec une Vierge, et sans les autres, cela signifiait qu’ils avaient trouvé Faile. Il ne pouvait en être autrement.
Arganda galopait sans ménager sa monture, à ses risques et périls, sautant par-dessus les obstacles rocheux, soulevant des gerbes de neige. Steppeur le rattrapa juste avant qu’il rejoigne Elyas. Il demanda le premier d’une voix dure :
— Avez-vous vu la reine, Machera ? Est-elle vivante ? Parlez, mon ami !
La Vierge, Elienda, au visage halé par le soleil et sans aucune expression, leva la main à l’adresse de Perrin. Ce pouvait être un salut ou une marque de sympathie, mais elle ne ralentit pas son allure. Pendant qu’Elyas ferait son rapport à Perrin, elle ferait le sien aux Sagettes.
— Vous l’avez trouvée ?
La gorge de Perrin fut soudain sèche comme du sable. Il avait attendu si longtemps… Arganda grogna à travers les barreaux d’acier de sa visière, sachant qu’il ne parlait pas d’Alliandre.
— Nous avons trouvé les Shaidos que nous suivions, dit prudemment Elyas, les deux mains sur le pommeau de sa selle.
Même Elyas, le légendaire Longue Dent qui avait vécu et couru avec les loups, accusait la fatigue accumulée par tant de miles parcourus et le manque de sommeil. Son visage s’affaissait, accablé d’une lassitude que soulignait l’éclat jaune doré de ses yeux sous le rebord de son chapeau. Son épaisse barbe et ses longs cheveux noués sur la nuque par un cordon de cuir étaient striés de gris. Pour la première fois depuis que Perrin le connaissait, il lui parut vieux.
— Ils campent autour d’une ville qu’ils ont conquise, dans une région vallonnée à près de quarante miles d’ici. Ils n’ont pratiquement pas de sentinelles aux abords du camp, et celles postées plus loin semblent s’intéresser davantage aux prisonniers qui tenteraient de s’évader qu’à autre chose. Nous avons donc pu nous approcher suffisamment pour observer en détail. Mais, Perrin, ils sont plus nombreux que nous le pensions. Au moins neuf ou dix tribus, disent les Vierges. En comptant les gai’shains – ceux qui sont en blanc –, ils pourraient être aussi nombreux qu’à Mayene ou Ebou Dar. Je ne sais pas combien ils ont de lanciers. Au moins, dix mille d’après ce que j’ai vu.
L’estomac de Perrin se noua de désespoir. Il avait la gorge si sèche qu’il n’aurait pas pu parler si Faile était miraculeusement apparue devant lui. Dix mille algai’d’siswai, sans compter les tisserands, les forgerons, et les vieillards qui passaient leur temps à raconter leurs souvenirs à l’ombre, qui s’armeraient d’une lance en cas d’attaque. Lui, il disposait de moins de deux mille lanciers auxquels pouvaient s’ajouter un nombre égal d’Aiels, et moins de trois cents archers des Deux Rivières, dont les arcs étaient capables de causer des ravages à distance, mais étaient impuissants face à la charge de dix mille hommes. Tant de Shaidos pouvaient décimer la canaille meurtrière de Masema comme un chat massacre une portée de souris. Même en comptant les Asha’man, les Sagettes et les Aes Sedai… Le plus souvent, Edarra et les autres Sagettes n’étaient pas très loquaces au sujet des leurs, mais il savait que dix tribus devaient avoir une cinquantaine de femmes pouvant canaliser, voire plus.
Difficilement, il étrangla le désespoir qui montait en lui, le serrant jusqu’à ce qu’il n’en reste que des filaments brûlés par sa colère. Un marteau est insensible à toute forme de désespoir. Dix tribus ou tout le clan des Shaidos… ils retenaient toujours Faile, et lui, il devait trouver un moyen de la libérer.
— Qu’importe leur nombre, s’interposa Aram. Quand les Trollocs ont attaqué les Deux Rivières, ils étaient des milliers, des dizaines de milliers, mais nous les avons tués quand même. Les Shaidos ne peuvent pas être pires que les Trollocs.
Perrin cligna des yeux, surpris de le trouver derrière lui, sans parler de Berelain, de Gallenne et des Aes Sedai. Dans sa hâte de rejoindre Elyas, il n’avait plus pensé à rien d’autre. À peine visibles à travers les arbres, les hommes qu’Arganda avait amenés pour affronter Masema étaient toujours déployés en lignes irrégulières. La garde de Berelain avait formé un cercle autour d’Elyas et regardait vers l’extérieur. Les Sagettes, debout hors du cercle, écoutaient le rapport d’Elienda, le visage grave. Elle parlait à voix basse, secouant parfois la tête. Son analyse de la situation n’était pas plus brillante que celle d’Elyas. Dans sa hâte, Perrin avait perdu son panier, ou peut-être l’avait-il jeté. Il pendait maintenant à la selle de Berelain. Il y avait sur son visage une expression… de sympathie ? Qu’il soit réduit en cendres, il était trop fatigué pour avoir les idées claires. Sauf que maintenant, plus que jamais, il devait être parfaitement lucide. Sa prochaine erreur pouvait être fatale pour Faile.
— À ce qu’on m’a dit, Rétameur, dit doucement Elyas, les Trollocs ont attaqué les Deux Rivières, et vous êtes parvenus à les prendre en tenaille. Vous avez élaboré un plan pour prendre les Shaidos en tenaille ?
Aram le foudroya. Elyas l’avait connu avant qu’il prenne l’épée, et Aram n’aimait pas qu’on lui rappelle cette époque, malgré ses vêtements criards de Rétameur.
— Dix tribus ou cinquante, grogna Arganda, il doit y avoir un moyen de libérer la Reine. Et les autres, bien sûr. Et les autres.
Des plis de colère ridèrent son visage parcheminé. Il sentait la frénésie, tel un renard prêt à se ronger la patte pour sortir d’un piège.
— Est-ce que… est-ce qu’ils accepteraient une rançon ?
Le Ghealdanin regarda autour de lui jusqu’à ce qu’il aperçoive Marline avançant à travers les rangs des Gardes Ailés. Elle parvenait à marcher d’un pas régulier malgré la neige, sans tituber le moins du monde. Les autres Sagettes n’étaient plus visibles à travers les arbres, pas plus qu’Elienda.
— Est-ce que les Shaidos accepteraient une rançon… Sagette ? répéta Arganda, ajoutant le titre cette fois.
Il ne croyait plus que les Aiels avaient la moindre information sur l’enlèvement, mais un doute persistait.
— Je ne sais pas.
Marline semblait ne pas avoir remarqué son ton. Bras croisés, elle regardait Perrin plutôt qu’Arganda. Son regard était celui d’une femme qui vous mesure et vous soupèse pour vous tailler un costume sur mesure et vous dire quand vous avez lavé votre caleçon pour la dernière fois. Autrefois, cela l’aurait mis mal à l’aise. Quand elle reprit la parole, son ton se fit neutre. C’était sans doute voulu.
— Il est contre nos coutumes de faire payer des rançons à ceux des Terres Humides. Les gai’shains peuvent être offerts, ou échangés contre d’autres gai’shains, mais ce ne sont pas des animaux à vendre. Pourtant, il semble que les Shaidos ne respectent plus le ji’e’toh. Ceux des Terres Humides sont faits gai’shains, et ils emportent tout le butin qu’ils trouvent, au lieu de se contenter d’une partie. Il se peut donc qu’ils acceptent une rançon.
— Mes bijoux sont à votre disposition, Perrin, dit Berelain, la voix atone et le visage résolu. Si nécessaire, Grady ou Neald pourront aller en chercher d’autres à Mayene. Et aussi de l’or.
Gallenne s’éclaircit la gorge.
— Les Altarans ont l’habitude des maraudeurs, ma Dame, que ce soient des brigands ou des nobles du voisinage, dit-il lentement, claquant ses rênes dans sa paume.
Répugnant à contredire Berelain, c’est pourtant ce qu’il allait faire.
— Aussi loin d’Ebou Dar, il n’y a pas de loi, sauf celle qu’édicte la dame ou le seigneur local. Nobles ou roturiers, ils sont habitués à payer ceux qu’ils ne peuvent pas combattre. Il semble déraisonnable qu’aucun n’ait tenté d’acheter sa sécurité. Pourtant, nous n’avons vu que ruines sur le passage de ces Shaidos, nous n’avons entendu parler que de rapines. Ils peuvent accepter une proposition de rançon, et même en recevoir une, mais peut-on leur faire confiance pour libérer les prisonnières en échange ? En outre, leur faire une telle proposition revient à anéantir le seul avantage que nous avons, à savoir le fait qu’ils ignorent notre présence.
Annoura secoua légèrement la tête dans un mouvement presque imperceptible. L’œil unique de Gallenne le remarqua, et il fronça les sourcils.
— Vous n’êtes pas d’accord, Annoura Sedai ? demanda-t-il poliment.
La Grise était parfois presque indécise, surtout pour une sœur, mais elle n’hésitait jamais à exprimer son désaccord par les conseils qu’elle donnait à Berelain.
Pourtant, cette fois, Annoura parut tergiverser, et dissimula son embarras en resserrant sa cape dont elle arrangea les plis avec soin. C’était maladroit de sa part ; les Aes Sedai pouvaient ignorer la chaleur ou le froid quand elles voulaient, quand tous autour d’elles étaient en sueur ou s’efforçaient de ne plus claquer des dents. Une Aes Sedai qui réagissait ainsi à la température gagnait du temps pour réfléchir, et plus généralement, pour masquer ce qu’elle pensait. Jetant un coup d’œil vers Marline en fronçant légèrement les sourcils, elle prit finalement une décision. Le léger pli de son front disparut.
— La négociation vaut toujours mieux que le combat, dit-elle avec son accent tarabonais, et dans la négociation, la confiance est toujours une affaire de précaution, n’est-ce pas ? Nous devons réfléchir avec soin aux précautions à prendre. Il faut aussi décider qui devra les approcher. Les Sagettes ne sont peut-être plus sacro-saintes, depuis qu’elles ont pris part à la bataille des Sources de Dumai. Il vaudrait peut-être mieux choisir une sœur ou un groupe de sœurs, mais cela aussi doit être organisé avec soin. Personnellement, je me propose…
— Pas de rançon, dit Perrin.
Tous le regardèrent, consternés, tandis qu’Annoura arborait toujours un visage indéchiffrable. Il répéta plus durement :
— Pas de rançon.
Il ne paierait pas ces Shaidos pour avoir fait souffrir Faile. C’est eux qui devraient payer pour ça, et non en tirer bénéfice. Gallenne avait raison. Rien de ce que Perrin avait vu, en Altara ou en Amadicia, et avant ça au Cairhien, n’indiquait qu’on pouvait faire confiance aux Shaidos pour respecter les termes d’un marché. Autant faire confiance à des rats dans des boisseaux de grain ou à des asticots au milieu des récoltes.
— Elyas, je veux voir leur camp.
Dans son enfance, il avait connu un aveugle, Nat Torfinn, au visage ridé et aux fins cheveux blancs, capable de démonter un puzzle de forgeron simplement au toucher. Pendant des années, Perrin avait tenté de renouveler cet exploit, mais il avait toujours échoué. Il avait besoin de voir comment les pièces s’assemblaient avant de les comprendre.
— Aram, allez trouver Grady et dites-lui de me rejoindre aussi vite que possible sur l’Aire de Voyage.
C’est ainsi qu’ils avaient nommé leur point de ralliement. Il était plus facile pour les Asha’man de tisser un portail là où ils en avaient tissé un précédemment.
Aram eut un bref hochement de tête, puis fil pivoter son cheval et partit vers le camp à toute allure. Perrin vit s’afficher les questions et les demandes d’explication sur les visages qui l’entouraient. Marline continuait à l’observer, comme s’il avait été un inconnu, et Gallenne fronçait les sourcils sur ses rênes, l’air pessimiste. Berelain semblait visiblement perturbée par toutes sortes d’objections, et Annoura pinçait les lèvres, prête à exprimer son mécontentement. Arganda, de plus en plus congestionné, ouvrit la bouche dans l’intention évidente de hurler, comme il l’avait souvent fait depuis que sa reine avait été kidnappée.
Talonnant sa monture, Perrin bondit à travers les rangs des Gardes Ailés, retournant près des arbres fendus, dans un trot rapide, les mains crispées sur les rênes et les yeux scrutant la pénombre éclairée de taches de soleil. Elyas suivit sans un mot sur son hongre. Perrin était certain que celui-ci avait déjà atteint le paroxysme de la peur. Pourtant, le silence d’Elyas accrut encore ses craintes. Elyas n’appréhendait jamais un obstacle sans chercher le moyen de le contourner. Son silence annonçait des montagnes infranchissables. Pourtant, il devait y avoir un passage. Quand ils atteignirent le rocher lisse, Perrin mit Steppeur au pas sous les rayons inclinés du soleil, contournant des arbres abattus et zigzaguant entre les troncs encore debout, incapable de rester en place. Il fallait qu’il continue à bouger. Il devait y avoir un moyen. Son esprit se ruait dans toutes les directions, comme un rat en cage.
Elyas descendit de cheval et s’accroupit, fronçant les sourcils sur la pierre fendue, prêtant peu d’attention à son hongre qui tirait sur ses rênes en essayant de reculer. Près de la pierre, le fût massif d’un pin, qui avait bien dû faire cinquante toises de haut, s’inclinait depuis sa souche, suivant un angle assez ouvert cependant pour permettre à Elyas de passer dessous sans se baisser. Des rayons étincelants perçant la canopée semblaient approfondir les ombres jusqu’à l’obscurité presque totale autour de la pierre marquée d’empreintes, mais cela ne le troubla pas, non plus que Perrin. Il fronça le nez à l’odeur d’œuf pourri flottant encore dans l’air.
— Il me semblait bien avoir perçu cette puanteur en revenant ici. Vous m’en auriez sûrement parlé si vous n’aviez pas eu autre chose en tête. Une grande meute. Plus grande qu’aucune que j’aie jamais vue ou dont j’aie entendu parler.
— C’est ce que pense Masuri, dit distraitement Perrin.
Qu’est-ce qui retenait Grady ? Combien d’habitants y avait-il à Ebou Dar ? C’était la taille du camp des Shaidos.
— Elle dit qu’elle a croisé la route de sept meutes, mais qu’elle n’a jamais rencontré celle-là.
— Sept, murmura Elyas, étonné. Même pour une Aes Sedai, c’est beaucoup. La plupart des histoires de Chiens Noirs sont nées dans la tête de ceux qui ont peur de l’obscurité.
Fronçant les sourcils sur les empreintes sillonnant la pierre, il secoua la tête et dit avec une nuance de tristesse :
— C’étaient des loups autrefois. Des âmes de loups, en tout cas, captivées et déformées par l’Ombre. Ce fut le noyau utilisé pour créer les Chiens Noirs, les Frères de l’Ombre. Je crois que c’est la raison pour laquelle les loups doivent être présents à la Dernière Bataille. Ou peut-être les Chiens Noirs ont-ils été créés pour y combattre les loups. Parfois, le Dessin fait ressembler de la dentelle à un bout de ficelle. En tout cas, c’était il y a très longtemps, pendant les Guerres Trolloques, pour autant que je le sache, et, avant elle, la Guerre de l’Ombre. Les loups ont la mémoire longue. Ce que sait un loup n’est jamais perdu tant qu’il y a d’autres loups en vie. Mais ils évitent de parler des Chiens Noirs, tout comme ils évitent les Chiens Noirs. Sachant l’hécatombe que pourrait leur coûter une action contre un Frère de l’Ombre. Pis, en cas d’échec, un Chien Noir peut manger l’âme des agonisants. Un an plus tard, une nouvelle meute de Frères de l’Ombre apparaît dont les membres ne se rappellent pas avoir jamais été des loups auparavant. Tout du moins, je l’espère pour eux.
Luttant contre son besoin de bouger, Perrin tira sur ses rênes et arrêta sa monture. Frères de l’Ombre. Le mot « loup » appliqué aux Chiens Noirs résonnait tout à coup de façon sinistre à leurs oreilles.
— Peuvent-ils manger l’âme d’un homme, Elyas ? Disons, d’un homme qui peut parler avec les loups ?
Elyas haussa les épaules. Seule une poignée d’hommes pouvaient faire ce qu’ils faisaient, du moins à leur connaissance. La réponse à une telle question ne serait connue qu’à l’instant de la mort. Pour l’heure, s’ils avaient été des loups, ils devaient être assez intelligents pour transmettre ce qu’ils savaient. C’est ce qu’avait insinué Masuri. Sinon, c’était sans espoir.
Quand feraient-ils leur rapport ? Combien de temps leur restait-il pour libérer Faile ?
Des bruits de sabots crissant dans la neige les avertirent que des cavaliers approchaient. Il raconta alors précipitamment à Elyas que les Chiens Noirs avaient fait le tour du camp, et qu’ils allaient devoir en parler à celui ou ceux à qui ils feraient leur rapport.
— À votre place, je ne m’inquiéterais pas, mon ami, répondit son aîné, surveillant avec méfiance l’apparition des cavaliers.
S’éloignant de la pierre, il s’étira, comme pour détendre des muscles noués par trop d’heures passées à cheval. Elyas était trop avisé pour se laisser surprendre en train d’examiner quelque chose qui, sinon, resterait imperceptible à d’autres yeux que les leurs.
— On dirait qu’ils pourchassent une proie plus importante que vous. Ils continueront à suivre sa piste jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvée, même si ça doit leur prendre toute l’année. Ne vous inquiétez pas. Nous libérerons votre femme avant que ces Chiens Noirs n’aient révélé votre présence en ces lieux. Je ne dis pas que ce sera facile, mais nous y parviendrons.
Il y avait de la détermination dans sa voix, et dans son odeur, mais guère d’espoir. Presque aucun, en fait.
Luttant contre le désespoir, refusant de lui donner libre cours, Perrin remit Steppeur au pas, tandis que Berelain et sa garde apparaissaient à travers les arbres, Marline en croupe derrière Annoura. Dès qu’Annoura tira sur ses rênes, la Sagette aux yeux couleur de crépuscule se laissa glisser à terre, secouant ses jupes épaisses pour couvrir ses bas noirs. Une autre aurait pu paraître embarrassée d’avoir montré ses jambes, mais pas Marline. Elle rajustait simplement ses jupes. C’est Annoura qui semblait bouleversée, et son visage mécontent et revêche faisait encore plus ressembler son nez à un bec. Elle gardait le silence, mais sa bouche était prête à mordre. Elle avait sans doute été certaine que sa proposition de négocier avec les Shaidos serait acceptée, surtout avec le soutien de Berelain et la neutralité, au pire, de Marline. Les Grises étaient des négociatrices et des médiatrices, des adjudicatrices et des faiseuses de traités. C’était sans doute sa motivation. Quoi d’autre sinon ? Un problème qu’il devait mettre de côté tout en le gardant en tête. Il devait prendre en compte tout ce qui pouvait interférer avec la libération de Faile, mais le problème qu’il avait à résoudre se trouvait à quarante miles au nord-est. Pendant que les Gardes Ailés formaient leur cercle protecteur au milieu des immenses arbres et autour de l’Aire de Voyage, Berelain approcha son alezan de Steppeur et lui fit arpenter le terrain au pas, s’efforçant d’engager la conversation avec Perrin, dans l’espoir de lui faire avaler le reste de la bécasse. Elle exhalait une odeur d’hésitation, comme si elle doutait de sa décision. Peut-être espérait-elle le convaincre d’offrir une rançon. Il garda Steppeur en mouvement, refusant d’écouter. Cette tentative ressemblait à un pari. Avec Faile pour enjeu, c’était impensable pour lui. Une tactique méthodique, comme à la forge, c’était là la solution. Mais, par la Lumière, qu’il était fatigué ! Il s’enferma encore plus dans sa colère, embrassant sa chaleur pour y puiser de l’énergie.
Gallenne et Arganda arrivèrent peu après Berelain, avec une double colonne de lanciers ghealdanins, qui s’intercalèrent entre les Mayeners parmi les arbres. Une pointe d’irritation se mêlant à son odeur, Berelain quitta Perrin et s’approcha de Gallenne. Ils mirent leurs montures genou contre genou, le borgne penchant la tête pour écouter Berelain. Elle parlait bas, mais Perrin connaissait le sujet de la conversation, du moins en partie. Par moments, l’un d’eux lançait un coup d’œil vers lui qui faisait marcher Steppeur. Arganda arrêta son rouan et fixa le sud à travers les arbres, vers le camp, immobile comme une statue, et pourtant irradiant l’impatience comme le feu la chaleur. Il arborait l’image même du soldat, avec ses plumes, son épée, son armure argentée et son visage dur comme la pierre, mais à son odeur, il frisait la panique. Perrin se demanda quelle était son odeur à lui. Impossible de sentir sa propre odeur, à moins d’être dans un lieu fermé et très exigu. Il ne pensait pas sentir la panique, juste la peur et la colère. Tout irait bien quand il aurait retrouvé Faile. Tout irait bien. Il continua à aller et venir.
Enfin Aram arriva, avec Jur Grady qui bâillait sur un hongre alezan foncé, assez sombre pour faire paraître presque noires les rayures claires de son museau. Dannil et une douzaine d’hommes des Deux Rivières, lances et hallebardes abandonnées pour le moment en faveur de leurs longs arcs de guerre, chevauchaient derrière lui. Trapu, avec un visage buriné qui commençait à se rider, bien qu’il ne fût pas encore d’âge mûr, Grady ressemblait à un paysan ensommeillé, malgré l’épée à longue poignée passée à sa ceinture et la tunique noire au haut col orné d’une épée d’argent. Il avait laissé sa ferme derrière lui à jamais, et Dannil et les autres lui faisaient toujours place. Ils firent également place à Perrin, restant en arrière, fixant le sol, parfois lançant de brefs coups d’œil embarrassés sur lui ou Berelain. Peu importait. Tout irait bien.
Aram essaya de mener Grady à Perrin, mais l’Asha’man savait pourquoi on l’avait fait venir. En soupirant, il descendit de cheval près d’Elyas qui, accroupi dans une flaque de soleil, dessinait du doigt une carte dans la neige, parlant de distances et de directions, décrivant en détail l’endroit où il voulait aller, une clairière sur une pente orientée au sud, avec, au-dessus, une corniche écornée en trois endroits. À condition qu’elles soient précises, la distance et la direction suffisaient. Plus un Asha’man avait une image exacte, plus il avait de chances d’arriver à l’endroit désiré.
— Il n’y a pas de marge d’erreur aujourd’hui, mon garçon.
L’intensité du regard d’Elyas sembla s’aviver. Les autres pensaient ce qu’ils voulaient des Asha’man, mais lui, ils ne l’avaient jamais intimidé.
— Il y a des tas de crêtes dans cette région, et leur camp n’est qu’à environ un mile de l’autre côté de celle-là. Il y aura des sentinelles, de petits groupes qui campent tous les soirs à des endroits différents, peut-être à moins de deux miles de l’autre côté. Si vous nous déposez au mauvais endroit, c’est sûr qu’on nous verra.
Grady soutint son regard sans ciller. Puis il hocha la tête et passa ses gros doigts dans ses cheveux, prenant une profonde inspiration. Il avait l’air aussi fatigué qu’Elyas. Aussi épuisé que Perrin. Créer des portails et les maintenir ouverts le temps que des milliers de gens et de chevaux les franchissent, c’était un travail harassant.
— Êtes-vous assez reposé ? lui demanda Perrin.
Un homme fatigué commet des erreurs qui, avec le Pouvoir Unique, pouvaient être mortelles.
— Devrais-je envoyer chercher Neald ?
Grady le fixa, les yeux bouffis, puis secoua la tête.
— Fager n’est pas plus reposé que moi. Peut-être moins. Je suis un peu plus costaud que lui. C’est à moi d’opérer.
Il se tourna face au nord-est et, sans autre avertissement, une fente verticale bleu argent apparut à côté de la pierre marquée d’empreintes. Annoura recula sa jument d’une secousse quand la ligne lumineuse s’élargit en une ouverture, un trou dans l’air par lequel ils virent une clairière ensoleillée sur une pente abrupte, couverte d’arbres bien plus petits que ceux qui les environnaient. Le pin déjà éclaté frissonna en perdant une autre mince tranche de bois, gronda, puis s’abattit jusqu’au sol dans un bruit étouffé par la neige qui fit hennir et piaffer les chevaux. Annoura foudroya l’Asha’man, le visage sombre, mais Grady se contenta de cligner des yeux en disant :
— Est-ce que ça ressemble au bon endroit ?
Elyas ajusta son chapeau avant de hocher la tête.
Perrin n’attendait que ça. Baissant la tête, il fit passer Steppeur. Bien que la clairière soit petite, le ciel rempli de nuages blancs la faisait paraître vaste et ouverte comparée à la forêt dont ils sortaient. La lumière était presque aveuglante après le sous-bois, même si le soleil se cachait encore derrière la crête. Le camp des Shaidos était de l’autre côté de cette crête. Il regarda vers le sommet, les yeux pleins d’un désir ardent. Il eut beaucoup de mal à rester là, au lieu de se précipiter pour voir enfin où se trouvait Faile. Il se força à tourner Steppeur vers le portail au moment où Marline en sortait.
Continuant à l’observer, ne le quittant des yeux que pour regarder où elle posait ses pieds, elle s’écarta sur le côté pour laisser passer Aram et les hommes des Deux Rivières. Maintenant habitués à Voyager, seul le plus grand dut baisser la tête pour franchir l’ouverture. Perrin réalisa que le portail était plus large que le premier, ouvert par Grady, qu’il avait franchi. Il avait dû descendre de cheval, ce jour-là. C’était un vague souvenir, guère plus frappant que le bourdonnement d’une mouche. Aram rejoignit directement Perrin, visage tendu et exhalant l’enthousiasme et l’impatience d’aller de l’avant. Quand Dannil et les autres eurent dégagé la voie, descendant la pente en encochant calmement leurs flèches, tout en surveillant les arbres environnants, Gallenne apparut, scrutant sombrement les arbres alentour, sur le qui-vive, suivi par une demi-douzaine de Mayeners qui durent abaisser leurs lances pour passer après lui.
Une longue pause s’ensuivit, durant laquelle personne ne franchit le portail. Puis juste au moment où Perrin décidait de revenir en arrière pour voir ce qui retenait Elyas, le barbu apparut, guidant son cheval par la bride, avec Arganda et six Ghealdanins sur les talons, apparemment mécontents. Leurs casques étincelants et leurs plastrons avaient disparu. Ils se renfrognaient comme si on leur avait fait ôter leurs chausses.
Perrin approuva intérieurement. Comme le camp des Shaidos et le soleil étaient de l’autre côté de la crête, les armures auraient étincelé comme des miroirs. Il aurait dû y penser. L’angoisse le poussait encore à l’impatience et lui brouillait l’esprit. C’était pourtant le moment ou jamais d’avoir les idées claires. Ce détail qu’il avait négligé aurait pu le tuer et laisser Faile aux mains des Shaidos. Mais il était plus facile de penser qu’il devait se débarrasser de son angoisse que de le faire effectivement. Comment pouvait-il ne pas avoir peur pour elle ? Il fallait dominer cette peur, mais comment ?
Étonnamment, Annoura franchit le portail juste devant Grady, qui conduisait son alezan noir par la bride. Comme chaque fois qu’il l’avait vue passer un portail, elle était couchée sur l’encolure autant que le permettait sa selle à haut troussequin, grimaçant de devoir emprunter un passage ouvert grâce à la moitié souillée du Pouvoir. Dès qu’elle l’eut franchi, elle engagea sa monture dans la pente aussi haut qu’elle le put sans pénétrer sous le couvert des arbres. Grady laissa le portail se refermer d’un coup sec, laissant dans les yeux de Perrin la rémanence pourpre de la fente verticale, et Annoura tressaillit et détourna les yeux, foudroyant Marline et Perrin. Si elle n’avait pas été Aes Sedai, Perrin aurait dit qu’elle bouillonnait de fureur intérieure. Berelain devait lui avoir intimé l’ordre de l’accompagner, mais ce n’était pas contre elle que sa colère était dirigée.
— D’ici, nous continuerons à pied, annonça Elyas, d’une voix tranquille qui couvrait à peine le piaffement isolé d’un cheval.
Il avait dit que les Shaidos, négligents, n’avaient pas posté de sentinelles, or il chuchotait comme s’il y en avait à vingt pas.
— Un cavalier, ça se remarque. Même s’ils sont loin d’avoir la perception aiguisée des Aiels, les Shaidos ne sont pas aveugles ; ce qui signifie qu’ils voient deux fois mieux qu’aucun de vous. Alors ne vous détachez pas sur la crête quand nous atteindrons le sommet, et faites aussi peu de bruit que possible. Ils ne sont pas sourds non plus. Ils trouveront peut-être nos traces – on ne peut guère les dissimuler dans la neige –, mais il ne faut pas qu’ils les remarquent avant notre départ.
Déjà contrarié d’être privé de son armure et de ses plumes, Arganda protesta que ce soit Elyas qui donne les ordres. N’étant pas totalement stupide, il exprima ses protestations à voix basse. Il était soldat depuis l’âge de quinze ans, il avait commandé des hommes qui combattaient les Blancs Manteaux, des Altarans et des Amadiciens, et, comme il le rappelait souvent, il avait combattu pendant la Guerre des Aiels et survécu à la Neige Sanglante à Tar Valon. Il connaissait les Aiels, et il n’avait pas besoin d’un homme des bois mal rasé pour lui dire comment enfiler ses bottes. Perrin ferma les yeux quand il entendit ses protestations entre les ordres qu’il donna à deux de ses hommes de tenir les chevaux. Ce n’était pas vraiment un imbécile ; il était juste inquiet pour sa reine. Gallenne laissa tous ses hommes derrière lui, grommelant que des lanciers à pied étaient pires qu’inutiles, et qu’ils se casseraient sans doute le cou s’il les faisait marcher trop longtemps. Ce n’était pas un imbécile non plus, mais il voyait d’abord le mauvais côté des choses. Elyas passa en tête. Perrin le suivit dès qu’il eut transféré l’épais tube de cuivre de sa lunette d’approche des fontes de Steppeur dans la poche de sa tunique.
Les broussailles poussaient en touffes sous les arbres – essentiellement des pins et des sapins, outre quelques bosquets d’autres essences, gris et dénudés par l’hiver. Le terrain, pas plus abrupt que leurs Collines du Sable, quoique plus rocheux, ne posa aucune difficulté à Dannil et aux hommes des Deux Rivières, qui montaient la pente comme des fantômes, une flèche encochée dans leur arc et les yeux aux aguets, presque aussi silencieux que la buée de leur haleine. Aram, qui avait lui-même l’habitude des bois, montait à côté de Perrin, l’épée dégainée. À un moment, il se mit à tailler dans un fouillis d’épaisses lianes brunes lui barrant le passage, jusqu’à ce que Perrin l’arrête en lui posant la main sur le bras. Pourtant, il faisait à peine plus de bruit que Perrin, dont les bottes crissaient dans la neige. Personne ne s’étonna que Marline se déplaçât au milieu des arbres comme si elle avait grandi dans une forêt et non dans le Désert des Aiels, mais il semblait que tous ses colliers et bracelets auraient dû cliqueter au gré de ses mouvements. Surprenante comme le sont la plupart des Aes Sedai, Annoura grimpait presque aussi facilement, un peu empêtrée dans ses jupes, mais évitant adroitement les épineux et les lianes. Elle s’arrangea aussi pour garder un œil vigilant sur Grady, bien que l’Asha’man ne semblât occupé qu’à mettre un pied devant l’autre. Parfois, il poussait un profond soupir, et s’arrêtait une minute, le regard concentré sur le haut de la crête, sans jamais prendre de retard sur les autres. Gallenne et Arganda qui n’étaient plus très jeunes, et peu habitués à marcher, se mirent à haleter de plus en plus, s’accrochant parfois aux troncs. Ils se surveillaient l’un l’autre autant qu’ils regardaient le sol, chacun refusant de se laisser dépasser par l’autre. Les quatre lanciers ghealdanins, quant à eux, glissaient et tombaient, trébuchaient sur des racines cachées sous la neige, accrochaient leurs fourreaux dans les lianes et grommelaient des jurons quand ils s’affalaient sur des rochers ou se piquaient aux épineux. À tel point que Perrin envisagea de les renvoyer en arrière avec les chevaux, ou de les assommer et de les laisser là jusqu’à leur retour.
Brusquement, deux Aielles sortirent des broussailles devant Elyas, voiles noirs cachant leurs visages jusqu’aux yeux, capes blanches rejetées dans le dos, lances et boucliers dans les mains. C’étaient des Vierges de la Lance, ce qui ne les rendait pas moins dangereuses que les autres algai’d’siswai, et instantanément, neuf grands arcs se levèrent, flèches pointées sur leurs cœurs.
— Vous pourriez vous faire blesser comme ça, Tuandha, marmonna Elyas. Vous devriez le savoir, Sulin.
Perrin fit signe aux hommes des Deux Rivières d’abaisser leurs arcs, et à Aram de baisser son épée. Il avait perçu l’odeur des deux Vierges en même temps qu’Elyas, dès qu’elles étaient sorties à découvert.
Les Vierges se regardèrent, stupéfaites, mais elles se dévoilèrent, laissant leur voile pendre sur leur poitrine.
— Vous voyez mal, Elyas Machera, dit Sulin.
Sèche et nerveuse, avec une cicatrice barrant une de ses joues, elle avait des yeux bleus perçants comme des yeux de chouette, mais qui semblaient toujours étonnés. Tuandha était plus grande et plus jeune. Elle avait sans doute été jolie avant de perdre son œil droit et d’être marquée par une cicatrice qui courait de son menton jusqu’à sa shoufa. Elle arborait un demi-sourire permanent.
— Vos tuniques sont différentes, dit Perrin.
Tuandha fronça les sourcils sur sa tunique, tout en tons gris, verts et bruns, puis sur le vêtement identique de Sulin.
— Vos capes aussi.
Elyas était vraiment fatigué pour commettre cette bévue.
— Ils n’ont pas commencé à bouger, n’est-ce pas ?
— Non, Perrin Aybara, dit Sulin. Les Shaidos semblent s’apprêter à rester ici un moment. Hier soir, ils ont fait partir vers le nord les gens de la cité, du moins ceux qu’ils y ont autorisés.
Elle secoua un peu la tête, encore perturbée par le fait que des Shaidos qui ne suivaient pas le ji’e’toh puissent forcer les gens à devenir gai’shains.
— Vos amis Jondryn Barran, Get Ayliah et Hu Marwin les ont suivis pour voir s’ils peuvent apprendre quelque chose. Nos sœurs de la lance et Gaul refont le tour du camp. Nous avons attendu ici qu’Elyas Machera revienne avec vous.
Elle laissait rarement l’émotion s’insinuer dans sa voix. Il y avait cependant de la tristesse dans son odeur.
— Venez, je vais vous montrer.
Les deux Vierges se dirigèrent vers le sommet de la pente, et il se hâta après elles, oubliant tous les autres. À mi-pente, elles s’accroupirent, puis se mirent à quatre pattes. Il les imita, rampant dans la neige sur les dernières toises, afin de regarder, caché derrière un arbre, de l’autre côté la crête. La forêt s’arrêtait là. Seuls des arbustes et des broussailles clairsemés poussaient sur l’autre versant. De sa position élevée, il pouvait apercevoir, à des lieues à la ronde, une région vallonnée de longues crêtes déboisées jusqu’à un point où une bande sombre de forêt reparaissait. Il pouvait voir tout ce qu’il voulait et pourtant l’essentiel lui échappait…
Il s’était imaginé le camp des Shaidos d’après la description d’Elyas, mais la réalité dépassait l’entendement. Mille toises plus bas, se dressaient une foule de tentes aielles surbaissées et d’autres tentes, des chariots, des charrettes, sans parler des hommes et des chevaux. Le camp s’étendait sur plus de un mile dans toutes les directions, depuis les murailles grises de la cité jusqu’à mi-chemin de la crête suivante. Il savait que ce campement tentaculaire s’étendait aussi loin de l’autre côté. Ce n’était pas une grande cité, comme Caemlyn ou Tar Valon, avec moins de quatre cents toises de long pour ce qu’il pouvait en voir, et plus étroite ailleurs, semblait-il, mais c’était quand même une cité, avec de hautes murailles, des tours, et ce qui semblait être une forteresse à l’extrémité la plus septentrionale. Pourtant, le camp des Shaidos l’avait avalée tout entière. Faile était quelque part dans cette marée humaine.
Tirant sa lunette de sa poche, il se rappela au dernier instant de protéger de la main l’autre bout du cylindre. Comme le soleil était de face, juste à mi-chemin de son zénith, un reflet vagabond risquait de tout compromettre. Des groupes apparurent dans la lunette, leurs visages nets, du moins à ses yeux. Il vit des femmes aux longs cheveux avec des châles sombres sur les épaules et des douzaines de longs colliers autour du cou, dont certaines qui trayaient des chèvres, d’autres portant le cadin’sor, avec parfois des lances et des boucliers, d’autres encore, le visage dissimulé sous la capuche relevée de leurs épaisses robes blanches, se hâtant dans la neige piétinée. Il y avait aussi des hommes et des enfants, mais son regard passa vite sur eux, les ignorant. Des milliers et des milliers de femmes, en comptant juste celles vêtues de blanc.
— Elles sont trop nombreuses, murmura Marline.
Il abaissa sa lunette et la foudroya.
Les autres les avaient rejoints, lui et les Vierges, tous à plat ventre le long de la crête. Les hommes des Deux Rivières s’efforçaient de ne pas mettre leurs arcs dans la neige. Arganda et Gallenne observaient aussi le camp, chacun avec sa propre lunette, et Grady scrutait la pente, le menton posé sur ses deux mains, tout aussi absorbé que les deux soldats. Peut-être utilisait-il le Pouvoir d’une façon ou d’une autre. Marline et Annoura regardaient le camp, l’Aes Sedai s’humectant les lèvres et la Sagette fronçant les sourcils. Perrin se dit que Marline n’avait pas eu l’intention de parler à voix haute.
— Si vous croyez que je vais m’en aller juste parce que les Shaidos sont plus nombreux que je le pensais…, commença-t-il avec véhémence, mais elle l’interrompit, soutenant avec calme son regard furibond.
— Trop de Sagettes, Perrin Aybara. Partout, je vois une femme en train de canaliser. Juste pendant un instant ici, un instant là – les Sagettes ne canalisent pas tout le temps –, mais elles sont partout où je regarde. Trop nombreuses pour appartenir à dix tribus.
Il prit une profonde inspiration.
— Combien croyez-vous qu’elles sont ?
— Je crois que toutes les Sagettes des Shaidos sont en bas, répliqua Marline, aussi calme que si elle parlait du prix de l’orge. Toutes celles qui canalisent.
Toutes ? Ça n’avait pas de sens ! Comment pouvaient-elles être toutes là alors que les Shaidos semblaient être partout ? Enfin, il avait entendu des histoires sur les offensives shaidos à travers le Ghealdan et l’Amadicia, ici, en Altara, bien avant que Faile soit enlevée, et des rumeurs venues d’encore plus loin. Pourquoi se seraient-ils tous rassemblés ici, le clan tout entier… Non, il devait s’appuyer sur des faits avérés. Ce qui était déjà assez inquiétant.
— Combien ? répéta-t-il d’un ton raisonnable.
— Ne parlez pas comme si j’en étais responsable, Perrin Aybara. Je ne peux pas dire exactement combien il reste de Sagettes shaidos vivantes. Même les Sagettes meurent de maladie, de morsures de serpent et d’accident. Certaines sont mortes aux Sources de Dumai. Nous avons trouvé des cadavres abandonnés, et ils doivent avoir emporté ceux qu’ils voulaient enterrer décemment. Même les Shaidos ne peuvent pas avoir renoncé à toutes leurs coutumes. Si toutes les femmes qui ont survécu sont en bas, plus les apprenties qui peuvent canaliser, je dirais peut-être quatre cents. Peut-être un peu plus, mais moins de cinq cents. Il y avait moins de cinq cents Sagettes shaidos capables de canaliser quand ils ont franchi le Mur du Dragon, et peut-être cinquante apprenties.
Encore une fois, des paysans auraient manifesté plus d’émotion en parlant de leur récolte.
Fixant toujours le camp des Shaidos, Annoura émit presque un sanglot.
— Cinq cents ? Par la Lumière ! La moitié de la Tour pour un seul clan ? Ô Lumière !
— De nuit, nous pourrions nous glisser dans le camp, murmura Dannil, à plat ventre au bout de la rangée. Comme on s’est glissés dans celui des Blancs Manteaux chez nous.
Elyas émit un grognement, qui pouvait vouloir dire n’importe quoi, mais qui n’avait rien d’optimiste.
Sulin ricana avec dérision.
— Nous ne pourrons jamais nous glisser dans ce camp, pas avec de vraies chances d’en sortir vivants. Vous seriez plumés comme des volailles à embrocher avant d’avoir dépassé les premières tentes.
Perrin hocha lentement la tête. Il avait pensé pouvoir se glisser dans le camp à la faveur de la nuit et enlever Faile. Et les autres, naturellement. Elle ne partirait pas sans eux. Pourtant, il n’avait jamais vraiment cru que ça pourrait marcher, surtout contre des Aiels, et la taille du camp venait d’éteindre ses dernières lueurs d’espoir. Il risquait d’errer pendant des jours au milieu de la foule, sans la trouver.
Brusquement, il rejeta l’idée du désespoir. La colère demeurait, froide comme l’acier en hiver, et il ne détectait pas la moindre trace du désespoir qui avait failli le submerger en d’autres occasions. Il y avait dix mille algai’d’siswai dans ce camp, et cinq cents femmes capables de canaliser – Gallenne avait raison : quand on se prépare au pire, toutes les surprises sont agréables – cinq cents femmes qui n’hésiteraient pas à utiliser le Pouvoir comme une arme ; Faile, tel un flocon, était cachée dans une prairie couverte de neige. Quand elle s’entasse si haut, il n’y a pas lieu de désespérer. Il fallait se mettre au travail ou se laisser enterrer par le soc de la charrue. Il comprenait le puzzle maintenant. Nat Torfinn avait toujours dit que les puzzles avaient tous une solution, une fois qu’on avait découvert où il fallait intervenir.
Au nord et au sud, le terrain avait été nettoyé plus loin que vers la crête où il se trouvait. Des fermes éparpillées, dont aucune cheminée ne fumait, parsemaient la campagne, et des palissades de rondins marquaient les limites des champs enneigés. Une poignée d’hommes s’efforçant d’approcher de n’importe quelle direction auraient aussi bien pu brandir torches et bannières en sonnant de la trompette. Il semblait y avoir une route partant des fermes approximativement vers le nord, et une autre vers le sud. Inutiles pour lui, sans doute, mais on ne sait jamais Jondryn rapporterait peut-être des informations, mais cela leur servirait-il à quelque chose alors que la cité était en plein milieu du camp des Shaidos ? Gaul et les Vierges qui tournaient autour pourraient lui dire ce qu’il y avait derrière la crête suivante. Coupée au milieu par un col, il semblait qu’une route la traversait en direction de l’est. Un groupe de moulins à vent se dressait à environ un mile au nord du col, leurs longs bras blancs tournant lentement. Il semblait y en avoir d’autres en haut de la crête suivante. Une rangée d’arches, semblables à un long pont étroit, descendait la pente depuis le moulin le plus proche jusqu’aux murailles de la cité.
— Est-ce que quelqu’un sait ce que c’est ? demanda-t-il, montrant les arcades du doigt.
L’observation à la lunette ne lui apprit rien, sinon qu’elles semblaient construites de la même pierre grise que les murailles. L’ouvrage était trop étroit pour être un pont. Il lui manquait des parapets, et rien ne justifiait sa présence.
— C’est pour apporter l’eau à la cité, dit Sulin. La construction se prolonge jusqu’à un lac, à cinq miles de là. Je ne sais pas pourquoi ils n’ont pas construit leur cité plus près ; sans doute, les terres autour du lac doivent-elles se transformer en boue après la fonte des neiges.
Elle ne trébuchait plus sur les mots qui lui étaient peu familiers, comme « boue », mais une nuance révérencielle perdurait dans le mot « lac », à l’idée de tant d’eau rassemblée en un seul endroit.
— Vous pensez couper leur alimentation en eau ? Cela les ferait sûrement sortir.
Elle comprenait qu’on puisse se battre pour de l’eau. Dans le Désert des Aiels, la plupart des conflits naissaient à cause de l’eau.
— Mais je ne crois pas…
Les couleurs éclatèrent dans la tête de Perrin, explosion de teintes si forte qu’il en perdit la vue et l’ouïe. Il ne restait plus que les couleurs elles-mêmes. C’était une marée puissante, comme si toutes les fois qu’il avait repoussé ces couleurs, elles avaient construit une digue qu’elles rompaient à présent, l’inondation tournoyant en tourbillons silencieux l’aspirant vers le fond. Une image se forma, celle de Rand et Nynaeve assis par terre face à face, aussi nette que s’ils étaient devant lui. Il n’avait pas de temps à perdre avec Rand, pas maintenant. Pas maintenant ! Se débattant dans ce torrent de couleurs comme un noyé se débat pour remonter à la surface, il les expulsa violemment !
La vue et l’ouïe, le monde environnant, s’écrasèrent sur lui.
— … c’est de la folie, disait Grady d’un ton soucieux. Personne n’est capable de manier autant de saidin au point que je le perçoive de si loin ! Personne !
— Personne ne peut manier autant de saidar non plus, murmura Marline. Et pourtant, c’est le cas.
— Les Réprouvés ? dit Annoura d’une voix tremblante. Les Réprouvés, à l’aide d’un sa’angreal dont nous n’avons jamais soupçonné l’existence ? Ou… ou le Ténébreux lui-même ?
Tous trois scrutèrent la campagne vers le nord et l’ouest. Si Marline semblait plus calme qu’Annoura et Grady, son odeur était tout autant soucieuse et effrayée. À part Elyas, tous les autres les regardaient comme s’ils s’attendaient à ce qu’on leur annonce qu’une nouvelle Destruction du Monde avait commencé. À l’expression de son visage, Elyas l’acceptait. Un loup englouti dans un glissement de terrain hurle à la mort, il sait pourtant qu’elle vient tôt ou tard et qu’on ne peut pas la combattre.
— C’est Rand, marmonna Perrin d’une voix étranglée.
Il frissonna quand les couleurs l’assaillirent à nouveau. Il les réprima sauvagement.
— C’est son affaire. Quoi que ce soit, qu’il se débrouille.
Tout le monde avait les yeux rivés sur lui, même Elyas.
— Il me faut des prisonniers, Sulin. De petits groupes sortent sûrement pour chasser. Elyas dit qu’ils postent des sentinelles à quelques miles du camp. Pouvez-vous me procurer des prisonniers ?
— Écoutez-moi bien, commença Annoura précipitamment. Elle se souleva dans la neige et saisit à pleine main la cape de Perrin.
— Quelque chose est en train de se produire. C’est peut-être merveilleux ou terrible. Mais en tout cas, c’est capital, historique ! Nous devons savoir ce qu’il en est ! Grady peut nous conduire sur place pour comprendre ce qui se passe. Moi-même, je pourrais le faire si je connaissais les tissages. Nous devons savoir !
Croisant son regard, Perrin leva les mains. Elle se tut, bouche ouverte. D’habitude, les Aes Sedai ne se soumettaient pas aussi facilement ; pourtant, elle le fit.
— Je vous ai dit ce que c’est. Notre destin est là, en bas, devant nous. Sulin ?
Quittant son visage, les yeux de Sulin se portèrent sur l’Aes Sedai, puis sur Marline. Finalement, elle haussa les épaules.
— Vous n’apprendrez pas grand-chose d’utile de la bouche de prisonniers, même si vous les soumettez à la question. Ils en supporteront la souffrance et vous riront au nez. Et la honte sera lente à venir, si tant est que ces Shaidos soient encore capables d’éprouver ce genre de sentiment.
— Quoi que j’apprenne, ce sera toujours davantage que ce que je sais maintenant, répondit-il.
Une tâche immense l’attendait : le puzzle, la libération de Faile et la destruction des Shaidos. C’était tout ce qui comptait au monde.