Quand Delana fut certaine que sa semence toxique avait pris racine, elle murmura qu’il vaudrait mieux qu’on ne les voie pas rentrer au camp ensemble. Elle s’esquiva, mettant sa jument au grand trot dans la neige, et laissant les autres chevaucher dans un silence gêné, que rompait seulement le crissement des sabots. Les Liges gardaient leurs distances à l’arrière, les soldats de l’escorte ramenaient leur attention sur les fermes et les fourrés, sans un regard vers les Aes Sedai qu’Egwene voyait maintenant. Mais les hommes ne savent jamais quand ils doivent se taire. Ordonner le silence à un homme l’invite à cancaner, avec des amis proches en qui il a confiance, certes, comme si, à leur tour, ceux-ci n’allaient pas tout raconter à qui voudrait bien les entendre. Les Liges étaient peut-être différents – les Aes Sedai l’affirmaient, enfin, celles qui avaient des Liges – mais les soldats raconteraient sans aucun doute que des Aes Sedai s’étaient disputées, et que Egwene avait envoyé promener Delana. Celle-ci avait préparé très soigneusement son intervention. Pis que le chiendent ou la cuscute, la mauvaise graine était envahissante si on la laissait proliférer. La Sœur Grise s’était mise à l’abri de tout blâme très habilement. La vérité qui ressort toujours à la fin a le plus souvent été enveloppée de tant de rumeurs, de spéculations et de mensonges éhontés que personne ne la croit plus.
— J’espère qu’il est inutile de vous demander si l’une d’entre vous a déjà entendu parler de tout ça, dit Egwene avec naturel, feignant d’observer la campagne.
Elle fut rassurée quand toutes, indignées, nièrent en bloc, y compris Beonin, qui serrait les mâchoires et foudroyait Morvrin. Egwene avait pris le risque de leur faire confiance – elles ne pouvaient pas lui avoir prêté serment sans avoir l’intention de le respecter ; pas à moins d’être de l’Ajah Noire, une possibilité insidieuse qui justifiait en grande partie sa prudence – sachant que même les serments d’allégeance laissaient assez de marge pour que les gens les plus loyaux puissent faire les pires choses, convaincus que c’était dans votre propre intérêt. Et ceux qui avaient été contraints de jurer repéraient facilement les lacunes et les vides juridiques dans l’énoncé des serments.
— La vraie question, poursuivit-elle, c’est de savoir ce que recherche Delana.
Elle n’avait pas besoin d’en dire davantage, à ces expertes au Jeu des Maisons. Si Delana avait simplement voulu interrompre les négociations avec Elaida, sans que son nom apparaisse, elle aurait pu parler à Egwene en particulier à n’importe quel moment. Les Députées n’avaient pas besoin de prétexte pour venir dans le bureau de l’Amyrlin. Ou elle aurait pu se servir d’Halima, qui dormait presque toutes les nuits sur une paillasse dans la tente d’Egwene, bien qu’elle fût la secrétaire de Delana. Egwene souffrait d’affreux maux de tête, et certaines nuits, seuls les massages d’Halima les atténuaient assez pour qu’elle puisse dormir un peu. Un billet anonyme aurait suffi pour qu’elle présente à l’Assemblée un édit interdisant les négociations. Le chicaneur le plus tatillon aurait dû admettre que des pourparlers, pour mettre fin à la guerre, concernaient aussi la guerre. Mais à l’évidence, Delana voulait que Sheriam et les autres le sachent aussi. Son histoire ressemblait à une flèche pointée sur une autre cible.
— Créer des conflits entre les chefs des Ajahs et les Députées, dit Carlinya, froide comme la neige. Peut-être entre les Ajahs.
Ajustant calmement sa cape blanche richement brodée, et doublée d’une épaisse fourrure noire, on aurait dit qu’elle discutait le prix d’une pelote de fil.
— Pourquoi ? Ça, c’est ce que je ne sais pas. Elle ne peut pas savoir que nous serons prudentes, ou que nous avons des raisons de l’être. Logiquement, son but doit être l’un ou l’autre.
— La première réponse qui vient à l’esprit n’est pas toujours la bonne, Carlinya, dit Morvrin. On ne sait pas si Delana a réfléchi à ses actions aussi soigneusement que vous, ou si sa réflexion est conforme à la vôtre.
La robuste Brune croyait davantage au bon sens qu’à la logique, du moins le disait-elle, mais en réalité, elle mélangeait souvent les deux, combinaison qui la rendait très entêtée et méfiante à l’égard des réponses faciles et rapides. Ce qui n’était pas mauvais.
— Il est possible que Delana s’efforce d’influencer des Députées sur une question importante pour elle. Après tout, elle espère peut-être qu’on déclare Elaida membre de l’Ajah Noire. Quel que soit le résultat, il se peut que son but soit quelque chose que nous ne soupçonnons même pas. Les Députées peuvent être aussi mesquines que n’importe qui. Pour ce que nous en savons, elle a peut-être une dent contre une de celles qu’elle a nommées, datant du temps où elle était novice et où elles étaient ses enseignantes. Mieux vaut donc nous concentrer sur les conséquences que sur les motifs, avant d’en savoir plus.
Le ton était aussi placide que son large visage, mais la froideur de Carlinya vira au froid dédain un instant. Son rationalisme faisait peu de concessions aux faiblesses humaines, ou même à quiconque en désaccord avec elle.
Anaiya rit, d’un rire maternel amusé, qui fit piaffer son alezan, qu’elle remit bientôt au pas. On aurait dit une fermière maternelle amusée par les pitreries des villageois. Même certaines sœurs avaient la bêtise de ne pas tenir compte de ses avis.
— Ne boudez pas, Carlinya. Vous avez probablement raison. Non, Morvrin, elle a sans doute raison. En tout cas, je crois que nous pouvons anéantir tous ses espoirs de discorde.
Le ton n’était pas amusé du tout. Aucune Bleue n’était amusée par quoi que ce soit qui pût entraver la destitution d’Elaida.
Myrelle hocha sauvagement la tête, puis cligna des yeux quand Nisao dit :
— Pouvez-vous vous permettre de mettre fin à tout ça, Mère ?
La minuscule Jaune ne prenait pas souvent la parole.
— Peu m’importe ce que Delana essaie de faire. Si nous pouvons nous mettre d’accord sur ce que c’est, ajouta-t-elle vivement, avec un geste à Morvrin qui avait rouvert la bouche.
Nisao, qui avait l’air d’une enfant à côté des autres, avait eu ce geste péremptoire. Elle était une Jaune, après tout, avec toute l’assurance que cela impliquait, et peu disposée à reculer dans la plupart des cas.
— Je veux dire, au sujet des pourparlers avec les Députées de la Tour.
Un instant, toutes la regardèrent bouche bée, y compris Beonin.
— Et pourquoi voudrions-nous les autoriser ? dit finalement Anaiya d’un ton menaçant. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour finir par aller discuter avec Elaida.
Là, elle ressemblait à une fermière sur le point de se servir d’un fendoir caché derrière son dos.
Nisao leva les yeux sur elle et eut un reniflement dédaigneux.
— Je n’ai pas dit que nous le voulions. J’ai demandé si nous oserions l’arrêter.
— Je vois mal la différence, dit Sheriam, le ton glacial et le visage livide.
Livide de colère, pensa Egwene, mais c’était peut-être de peur.
— Alors, réfléchissez un moment et vous comprendrez peut-être, dit Nisao d’un ton sec.
Sec comme une lame, et aussi coupant.
— Pour l’heure, les discussions sur des négociations sont limitées à cinq Députées, mais est-ce que ça pourra continuer ainsi ? Quand le bruit se répandra que des pourparlers ont été proposés et rejetés, combien de temps faudra-t-il avant que le désespoir ne s’installe ? Non, écoutez-moi jusqu’à la fin ! Nous sommes toutes parties pleines d’une juste fureur en faveur de la justice, et pourtant, nous voici, immobiles à contempler les murailles de Tar Valon, tandis qu’Elaida se prélasse dans la Tour. Nous sommes là depuis près de deux semaines, et si ça continue comme ça, nous y serons toujours dans deux ans ou dans vingt. Plus nous attendons sans rien faire, plus il y aura de sœurs qui commenceront à trouver des excuses aux crimes d’Elaida. Plus elles commenceront à se dire que c’est nous qui devons réunifier la Tour, quel que soit le prix. Voulez-vous attendre jusqu’à ce que les sœurs retournent furtivement vers Elaida, les unes après les autres ? Personnellement, ça ne me plaît guère de rester sur la rive à défier cette femme avec seulement l’Ajah Bleue et vous autres pour compagnie. Des négociations montreraient au moins à tous qu’il se passe quelque chose.
— Personne ne retournera vers Elaida, protesta Anaiya, remuant sur sa selle.
Elle fronçait les sourcils, l’air troublé. On aurait dit qu’elle visualisait la scène.
La Tour faisait signe à toutes les Aes Sedai. Très vraisemblablement, même les Sœurs Noires aspiraient à voir la Tour réunifiée. Et elle était là, à seulement quelques miles, et pourtant hors d’atteinte.
— Des pourparlers pourraient nous faire gagner du temps, Mère, dit Morvrin à contrecœur.
Son froncement de sourcils était pensif et mécontent.
— Dans quelques semaines, le Seigneur Gareth trouvera peut-être les vaisseaux dont il a besoin pour bloquer le port. Cela modifiera tout en notre faveur. Sans moyen de faire entrer de la nourriture ni de faire sortir la population, la cité mourra de faim au bout d’un mois.
Egwene resta impassible au prix d’un gros effort. Il n’y avait pas grand espoir de trouver des vaisseaux pour bloquer le port, même si aucune ne le savait. Gareth le lui avait dit assez clairement, bien avant de quitter le Murandy. À l’origine, il espérait acheter des vaisseaux en se dirigeant vers le nord en suivant le cours de l’Erinin, s’en servir pour transporter du ravitaillement avant de les saborder à l’entrée du port. Utiliser des portails pour arriver à Tar Valon avait mis fin à ce projet de plus d’une façon. La nouvelle du siège avait quitté la cité avec le premier vaisseau appareillant après l’arrivée de l’armée. Désormais, aussi loin qu’il avait envoyé des éclaireurs vers le nord et le sud, les capitaines transportaient leurs produits par bateaux, à partir d’ancrages au milieu du fleuve. Aucun capitaine ne voulait risquer la confiscation de son bâtiment. Gareth ne faisait ses rapports qu’à Egwene, et ses officiers uniquement à lui, pourtant n’importe quelle sœur aurait pu l’apprendre en bavardant avec quelques soldats.
Heureusement, même les sœurs qui cherchaient des Liges bavardaient rarement avec les soldats. On les considérait généralement comme une bande de voleurs illettrés, qui ne se lavaient que par accident, quand ils devaient franchir un cours d’eau. Pas le genre d’hommes avec lesquels les sœurs aimaient passer du temps, sauf par obligation. Grâce à cela, il était plus facile préserver les secrets, dont certains étaient essentiels. Y compris, parfois, ceux qu’on cachait à son propre camp. Elle se rappelait le temps où elle ne pensait pas de cette façon, mais c’était une partie d’elle-même qu’elle avait dû abandonner en chemin. Elle vivait maintenant dans un autre monde, avec des règles très différentes de celles qui s’appliquaient à la fille de l’aubergiste du Champ d’Emond. Là-bas, un faux pas impliquait une simple convocation devant le Cercle des Femmes. Ici, il signifiait la mort, et pas seulement pour elle.
— Les Députées qui sont à la Tour devraient accepter de parler, intervint Carlinya en soupirant. Elles doivent savoir que plus longtemps dure le siège, plus le Seigneur Gareth a de chances de trouver ses vaisseaux. Mais je ne sais pas combien de temps elles continueront à parlementer quand elles réaliseront que nous n’avons pas l’intention de nous rendre.
— Elaida insistera là-dessus, marmonna Myrelle, comme si elle se parlait à elle-même.
Sheriam frissonna, resserrant sa cape autour d’elle comme si le froid l’avait saisie.
Seule Beonin avait l’air contente, se redressant sur sa selle, ses cheveux couleur de miel encadrant un large sourire. Mais elle ne triompha pas. Elle était bonne négociatrice, disait-on, et elle savait quand il convenait d’attendre.
— J’ai dit que vous pouviez commencer, dit Egwene.
Non qu’elle ait envisagé autre chose qu’une rebuffade, mais si on veut vivre selon les Trois Serments, il faut tenir sa parole. Il lui tardait de tenir la Baguette aux Serments. Ce serait tellement plus facile.
— Soyez seulement très prudente dans ce que vous direz. À moins de croire qu’il nous a poussé des ailes à toutes, elles doivent soupçonner que nous avons redécouvert le Voyage, mais elles ne peuvent pas en être certaines à moins que quelqu’un ne le confirme. Il vaut mieux pour nous qu’elles restent dans l’incertitude. C’est un secret que vous devez garder aussi jalousement que celui de nos furets à la Tour.
À ces mots, Myrelle et Anaiya sursautèrent. Carlinya regarda autour d’elle, comme effrayée, même si aucun Lige et aucun soldat n’étaient assez proches pour entendre à moins de crier. Morvrin prit un air encore plus revêche. Même Nisao eut l’air un peu nauséeux, quoiqu’elle n’ait rien eu à voir avec la décision de renvoyer en secret des sœurs à la Tour pour répondre à la convocation d’Elaida. L’Assemblée pouvait être contente d’apprendre qu’il y avait dix sœurs à la Tour cherchant, par tous les moyens, à saper l’autorité d’Elaida, même si ces efforts n’avaient pas eu de résultats concrets jusque-là. Pourtant, les Députées seraient assurément furieuses en réalisant qu’elles n’avaient pas appris ce secret parce qu’elles craignaient que certaines d’entre elles n’appartiennent à l’Ajah Noire. Pour Sheriam et les autres, autant leur révéler leurs serments d’allégeance à Egwene. Les résultats ne seraient sans doute pas très différents. Jusqu’à présent, l’Assemblée n’avait ordonné aucun châtiment, mais à la façon dont la plupart des Députées rongeaient leur frein à l’idée qu’Egwene puisse contrôler la guerre, ce ne serait guère une surprise si elles sautaient sur l’occasion de montrer qu’elles avaient encore quelque autorité, tout en exprimant leur mécontentement simultanément et avec force.
Apparemment, Beonin était la seule à s’être opposée à cette décision. Elle haleta et ses yeux se durcirent légèrement. Dans son cas, la réalisation soudaine de ce qu’elle devait entreprendre jouait peut-être un rôle. Trouver à la Tour quelqu’un acceptant de parler pouvait se révéler très ardu. Les yeux-et-oreilles à l’intérieur de Tar Valon ne divulguaient que des rumeurs sur ce qui se passait dans la Tour. Les nouvelles de la Tour elle-même n’arrivaient que par bribes, transmises par des sœurs s’aventurant dans le Tel’aran’rhiod pour en observer des reflets fugitifs du monde de la veille, mais chacune de ces bribes disait qu’Elaida gouvernait par édits et par caprices, l’Assemblée elle-même n’osant pas s’y opposer. Le visage de Beonin prit une coloration grisâtre, au point qu’elle finit par avoir l’air plus nauséeux que Nisao. Anaiya et les autres étaient sombres comme la mort.
Une onde de pessimisme déferla sur Egwene. Ces sœurs étaient les plus engagées contre Elaida, même Beonin qui traînait les pieds et préférait toujours parler qu’agir. Enfin, on savait que les Grises croyaient que tout pouvait se résoudre avec des discussions. Elles devraient essayer ça sur les Trollocs un de ces jours, ou avec un bandit, et voir ce que ça donnait ! Sans Sheriam et les autres, la résistance à Elaida se serait effritée depuis longtemps. Cela avait bien failli se passer, d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, Elaida était aussi fermement établie à la Tour que jamais, et après tout ce qu’elles avaient subi, tout ce qu’elles avaient fait, il semblait que même Anaiya n’imaginait d’autre issue qu’un désastre assuré.
Non ! Prenant une profonde inspiration, Egwene se redressa sur sa selle. C’était elle, l’Amyrlin légitime, quoi que l’Assemblée ait pensé obtenir en l’élevant à cette charge, et elle devait animer la rébellion contre Elaida pour garder l’espoir de guérir la Tour. Si cela exigeait un semblant de négociations, ce ne serait pas la première fois que les Aes Sedai auraient feint de viser une cible tout en tirant sur une autre. Elle ferait n’importe quoi pour encourager la rébellion et destituer Elaida !
— Faites durer les pourparlers le plus longtemps possible, dit-elle à Beonin. Vous pouvez discuter de tout, tant que vous gardez pour vous les secrets, mais n’acceptez rien, et continuez à les faire parler.
Chancelant sur sa selle, la Grise semblait plus malade qu’Anaiya. On aurait dit qu’elle allait vomir.
Quand ils arrivèrent en vue du camp, le soleil était à mi-chemin de son zénith. La cavalerie légère retourna vers le fleuve, laissant Egwene et les sœurs parcourir seules le dernier mile dans la neige, suivies des Liges. Le Seigneur Gareth fit une pause, comme s’il désirait s’entretenir avec elle une fois encore. Finalement, il tourna son alezan vers ses hommes, trottant pour les rattraper comme ils disparaissaient derrière une longue ligne d’arbres. Il ne voulait pas aborder le problème de leurs discussions ou de leur désaccord en un lieu où l’on pourrait les entendre, convaincu que Beonin et les autres étaient exactement ce que tout le monde pensait d’elles, à savoir les chiens de garde des Ajahs. Egwene était un peu triste de lui cacher certaines choses, mais, en l’occurrence, moins de gens étaient dans le secret, et mieux il était gardé.
Le camp était une étendue tentaculaire de tentes disparates qui couvrait presque totalement une vaste prairie entourée d’arbres, à mi-chemin de Tar Valon et du Mont du Dragon, à l’intérieur d’un cercle de piquets pour les chevaux et de chariots bâchés et charrettes de toutes les formes. De la fumée s’élevait en plusieurs endroits, à quelques miles de la ligne des arbres. Les fermiers des environs restaient à l’écart, sauf quand ils venaient vendre leurs œufs, leur lait et leur beurre, ou parfois, quand quelque villageois avait besoin d’être Guéri à la suite d’un accident. Il n’y avait aucun signe de l’armée qu’Egwene avait amenée avec elle. Gareth avait concentré ses forces le long du fleuve, une partie en occupant les villes-ponts sur les deux rives, et le reste dans ce qu’il appelait des camps de réserve, placés pour contrer toute sortie en force de la cité, au cas où il se serait trompé sur le Haut Capitaine Chubain. « Il faut toujours tenir compte du fait qu’on a pu se tromper dans ses hypothèses », lui avait-il dit. Personne n’avait émis d’objections à ces dispositions. Certaines sœurs étaient toujours prêtes à lui chercher la petite bête, mais tenir les villes-ponts était la seule façon d’assiéger Tar Valon. Par voie de terre, en tout cas. Et beaucoup d’Aes Sedai étaient contentes d’avoir les soldats hors de leur vue, sinon hors de leur esprit.
À l’approche d’Egwene et des autres, trois Liges en capes aux couleurs changeantes sortirent du camp à cheval, l’un très grand, un autre assez petit, encadrant le troisième de taille moyenne, de sorte qu’ils semblaient s’être rangés en escalier. S’inclinant devant Egwene et les sœurs, saluant de la tête les autres Liges, ils avaient cet air dangereux des hommes si assurés de leur force qu’ils n’ont nul besoin d’en convaincre quiconque. « Un Lige à son aise et un lion au repos… », commençait un vieux dicton des Aes Sedai, la suite s’en étant perdue au cours des ans. Point n’était nécessaire d’en dire plus. Pourtant, les sœurs n’étaient pas certaines de la sécurité d’un camp plein d’Aes Sedai, de sorte que les Liges patrouillaient à des miles à la ronde, comme des lions en maraude. Anaiya et les autres se dispersèrent dès qu’elles atteignirent la première rangée de tentes, au-delà des chariots. Chacune allait trouver la chef de son Ajah, pour faire son rapport sur la chevauchée d’Egwene jusqu’au fleuve avec le Seigneur Gareth et pour s’assurer surtout que les chefs des Ajahs savaient que certaines Députées parlaient de négocier avec Elaida, et qu’Egwene était restée très ferme. Si elle avait connu l’identité de ces chefs, cela lui aurait facilité la vie, mais évidemment les serments d’allégeance ne supposaient pas qu’on puisse rompre un tel secret. Myrelle avait failli avaler sa langue quand Egwene l’avait suggéré. Être parachuté dans une tâche sans préparation n’était pas la meilleure façon d’apprendre à la remplir, et Egwene savait qu’elle avait des océans de connaissances à apprendre concernant la charge d’Amyrlin, en plus d’un travail à accomplir.
— Si vous voulez bien m’excuser, Mère, dit Sheriam quand Beonin, la dernière à partir, disparut parmi les tentes suivie de son Lige balafré, j’ai une table de travail couverte d’une montagne de papiers.
Sa voix manquait d’enthousiasme. La charge de Gardienne arrivait accompagnée de piles toujours croissantes de rapports à trier et de documents à préparer. Malgré son zèle pour le reste du travail, qui concernait le bon fonctionnement du camp, on l’avait parfois entendue marmonner, lorsqu’elle était confrontée à une nouvelle montagne de paperasses, regrettant amèrement de ne plus être Maîtresse des Novices.
Dès qu’Egwene l’eut excusée, elle talonna son pommelé aux pieds noirs qui partit au trot, dispersant un groupe d’ouvriers en grossières tuniques, cache-nez enroulés sur la tête et portant de grandes hottes sur le dos. L’un d’eux tomba à plat ventre dans la boue à demi gelée. L’Arinvar de Sheriam, mince Cairhienin aux tempes grisonnantes, s’arrêta le temps de s’assurer que l’homme se relevait, puis éperonna son étalon alezan noir pour la rejoindre, laissant l’ouvrier à ses jurons, dont la plupart semblaient destinés aux éclats de rire de ses compagnons. Tout le monde savait que, quand une Aes Sedai allait quelque part, tout le monde devait dégager la route.
Ce qui s’était renversé de la hotte de cet homme attira le regard d’Egwene et la fit frissonner : un gros tas de farine grouillant de charançons, au point qu’il y avait presque autant de points noirs que de farine. Ils devaient tous transporter de la farine avariée sur les tas de fumier. Inutile de tamiser une farine aussi infectée – il aurait fallu être affamé pour la manger –, mais on devait jeter tous les jours bien trop de paniers de farine et de grain. D’ailleurs, la moitié des barils de porc et de bœuf salé qu’ils ouvraient empestaient tellement qu’on ne pouvait rien en faire, à part les enterrer. Pour les domestiques et les ouvriers, au moins ceux qui avaient l’expérience de la vie des camps, ce n’était pas nouveau. À peine plus grave que d’ordinaire, mais pas exceptionnel. Les marchands qui cherchaient à augmenter leurs bénéfices mélangeaient souvent de la viande avariée à la bonne. Mais cela causait de grandes inquiétudes aux Aes Sedai. Chaque baril de viande, chaque sac de grain ou de farine, était protégé dès l’achat par un tissage de Conservation, et tout ce qui était tissé dans la Conservation ne pouvait pas changer tant que le tissage n’était pas ôté. La viande continuait à pourrir et les insectes se multipliaient. C’était comme si la saidar elle-même faiblissait. Néanmoins, pour une sœur, il était plus facile de plaisanter sur l’Ajah Noire que d’aborder un tel sujet.
L’un des rieurs, s’apercevant qu’Egwene les regardait, donna un coup de coude à son camarade couvert de boue, lequel modéra son langage. Ce qui ne l’empêcha pas de la foudroyer des yeux, comme pour la blâmer de sa chute. Avec son visage à moitié caché par son capuchon, et l’étole d’Amyrlin pliée dans son escarcelle, ils semblaient la prendre pour une Acceptée – comme beaucoup de ses sœurs, elle ne portait pas les vêtements réglementaires convenant à leur situation – ou pour une visiteuse. Des femmes se glissaient fréquemment dans le camp, cachant leur visage en public jusqu’à leur départ, qu’elles soient en drap élimé ou en soies magnifiques. Regarder de travers une étrangère ou une Acceptée était certainement moins dangereux que de faire la grimace à une Aes Sedai.
Elle était en selle depuis l’aube. Prendre un bain était hors de question – il fallait aller puiser l’eau aux puits creusés à un demi-mile à l’ouest du camp, ce qui poussait les sœurs, sauf les plus méticuleuses ou égocentriques, à limiter les longues ablutions –, mais elle aurait quand même bien aimé poser pied à terre. Ou mieux encore, reposer ses jambes sur un tabouret. Sa table de travail serait couverte d’une montagne de paperasses, elle aussi. La veille, elle avait demandé à Sheriam de lui communiquer les rapports sur l’état de réparation des chariots, et sur les réserves de fourrage pour les chevaux. Ils seraient rébarbatifs et ennuyeux, mais elle vérifiait tous les jours des rapports dans des domaines différents, pour savoir au moins si ce que les gens lui disaient était basé sur des faits ou des souhaits. Et il y avait toujours ceux des yeux-et-oreilles. Ce que les Ajahs décidaient de transmettre à l’Amyrlin constituait une lecture fascinante, comparé à ce que Siuan et Leane recevaient de leurs agents. Ce n’était pas tellement que tous ces rapports étaient contradictoires, mais ce que les Ajahs décidaient de garder pour elles permettait de faire des déductions intéressantes. Le confort et le devoir l’attiraient tous deux vers son bureau. C’était aussi l’occasion d’inspecter le camp sans que tout soit préparé à la hâte avant son arrivée. Rabattant un peu plus son capuchon sur son visage, elle talonna doucement les flancs de Brume.
Il y avait peu de cavaliers, essentiellement des Liges avec, parfois, un palefrenier dirigeant sa monture. Personne ne sembla les reconnaître, ni elle ni son cheval. Contrairement aux rues presque désertes, les chemins recouverts de planches grossières clouées sur des rondins, bougeaient légèrement sous le poids des gens. Une poignée d’hommes, dans la foule, marchaient deux fois plus vite que tous les autres. À part les Liges, les hommes qui travaillaient parmi les Aes Sedai s’acquittaient de leurs tâches le plus vite possible. Presque toutes les femmes cachaient leur visage sous leur capuchon, mais il était facile de distinguer les Aes Sedai des visiteuses, qu’elles portent des capes ordinaires, ou brodées et doublées de fourrure : la foule s’écartait devant les sœurs. Tous les autres devaient se frayer un chemin. Mais il y avait peu de sœurs dehors en cette matinée glacée. La plupart devaient être au chaud dans leurs tentes. Seules, ou par groupes de deux ou trois, elles devaient lire, écrire des lettres, ou interroger leurs visiteuses. Les informations obtenues seraient partagées ou non avec le reste de l’Ajah de la sœur, et rarement avec d’autres.
Le monde voyait l’ensemble des Aes Sedai comme un monolithe, immense et solide, du moins avant que la division actuelle de la Tour ne soit connue de tous. En réalité, les Ajahs étaient des entités séparées, l’Assemblée étant leur unique point de rencontre, et les sœurs elles-mêmes n’étaient guère plus qu’une réunion d’ermites, ne prononçant pas plus de trois mots qu’il n’était absolument indispensable, et ce, uniquement avec des amies intimes. Ou avec une autre sœur à qui elles s’étaient alliées dans un but particulier. Même si tout le reste évoluait à la Tour, Egwene était certaine que cela ne changerait jamais. Les Aes Sedai avaient toujours été ainsi et le seraient à jamais, tel un grand fleuve, avec ses puissants courants invisibles, altérant son cours à une lenteur imperceptible. Egwene avait réussi à construire quelques digues à la hâte sur ce fleuve, déviant un affluent ici et là dans ses propres desseins, mais elle savait que ce n’étaient que des structures temporaires. Tôt ou tard, les courants de fond saperaient ses barrages. Elle pouvait seulement prier qu’ils durent assez longtemps. Prier, et les étayer autant qu’elle pouvait.
De temps en temps, une Acceptée apparaissait dans la foule, avec les sept bandes de couleur du capuchon blanc de sa robe blanche, mais la plupart, et de loin, étaient des novices en blanc sans ornement. Sur les vingt et une Acceptées du camp, seule une poignée possédait des capes aux sept bandes, et elles réservaient leurs robes à bandes pour enseigner ou assister les sœurs.
Pourtant, de gros efforts avaient été faits pour que toutes les novices soient vêtues de blanc en permanence, même si elles ne possédaient qu’une robe de rechange. Inévitablement, les Acceptées s’efforçaient d’imiter la démarche glissée des Aes Sedai, gracieuses comme des cygnes, et une ou deux y parvenaient presque malgré l’inclinaison des planches, mais les novices détalaient presque aussi vite que les rares hommes, chargées de quelques commissions ou se rendant à un cours. Par groupes de six ou sept.
Les Aes Sedai n’avaient pas eu autant de novices à former depuis longtemps, avant les Guerres Trolloques, où elles étaient encore plus nombreuses. Elles s’étaient retrouvées avec près de mille élèves. Il en était résulté une confusion totale jusqu’à ce qu’on les répartisse en « familles ». Le nom n’était pas encore officiel, pourtant il était utilisé par les Aes Sedai, qui voyaient toujours d’un mauvais œil qu’on accepte toute femme qui le demandait. Maintenant, chaque novice savait où elle était censée être. Sans parler du fait que le nombre de fugitives avait diminué. C’était toujours un souci pour les Aes Sedai, et plusieurs centaines de ces femmes pouvaient être dignes du châle. Aucune sœur ne désirait perdre une de ces candidates, avant qu’on ait pris la décision de les renvoyer. De temps en temps, une femme s’esquivait après avoir réalisé que la formation était plus dure qu’elle ne l’avait cru et la route menant au châle plus longue que prévu, mais outre le fait que les familles facilitaient leur localisation, la fuite semblait moins attirante pour des femmes qui avaient cinq ou six « cousines », ainsi qu’on les appelait, sur lesquelles s’appuyer.
Avant le grand pavillon carré qui servait de Salle de la Tour, Egwene engagea Brume dans une rue latérale. Les planches devant le pavillon de toile marron clair étaient désertes – la Salle n’était pas un endroit dont on s’approchait si on n’avait rien à y faire –, mais les rideaux abondamment rapiécés étaient baissés, de sorte qu’il était impossible de savoir qui allait en sortir. N’importe quelle Députée reconnaîtrait Brume au premier regard, et il y avait des Députées qu’elle désirait éviter plus que d’autres. Lelaine et Romanda, par exemple, qui résistaient à son autorité aussi instinctivement qu’elles s’opposaient l’une à l’autre. Ou toutes celles qui avaient commencé à parler de négociations. C’était trop de croire qu’elles espéraient seulement rallier les esprits, sinon, elles n’auraient pas fait tant de messes basses. Malgré tout, les règles de politesse devaient être observées – même si elle regrettait souvent de ne pas pouvoir leur frictionner les oreilles –, et aucune sœur ne pouvait se croire rejetée si Egwene ne l’avait tout simplement pas vue.
Une faible lumière argentée jaillit derrière un haut mur de toile juste devant elle, entourant l’une des deux aires de Voyage du camp, et un moment plus tard, deux sœurs émergèrent de derrière les rabats. Ni Phaedrine ni Shemari n’étaient assez puissantes pour tisser un portail par elle-même, mais une fois liées, Egwene pensait qu’elles pouvaient en ouvrir un juste assez large pour les laisser passer toutes les deux. Têtes rapprochées en profonde conversation, elles fermaient leurs capes d’une broche. Curieux. Egwene les croisa en détournant la tête. Les deux Brunes avaient été ses monitrices quand elle était novice, et Phaedrine semblait toujours surprise qu’Egwene soit maintenant l’Amyrlin. Maigre comme un héron, elle était tout à fait capable de patauger dans la boue pour demander à Egwene si elle avait besoin d’aide. Shemari, robuste femme au visage carré, qui ressemblait davantage à une Verte qu’à une bibliothécaire, avait toujours un comportement au-delà du convenable. Bien au-delà. Ses profondes révérences, normales pour une novice, comportaient au moins une nuance de moquerie, quelque impassible que demeurât son visage, et d’autant plus qu’on l’avait vue saluer Egwene à cent pas.
D’où venaient-elles ? se demanda Egwene. Visiblement, d’un endroit plus chaud que le camp. Personne ne surveillait les allées et venues des sœurs, bien sûr, pas même les Ajahs. La coutume gouvernait chacune, et la coutume décourageait formellement les questions directes sur ce que faisait une sœur et l’endroit où elle allait. Très probablement, Phaedrine et Shemari avaient été écouter ce qu’avaient à dire certains de leurs yeux-et-oreilles. Ou peut-être avaient-elles consulté quelque livre à la bibliothèque. Elles étaient des Brunes. Mais Egwene ne put s’empêcher de penser à la remarque de Nisao sur les sœurs qui revenaient dans le camp d’Elaida. Il était tout à fait possible de louer une barque pour traverser le fleuve et gagner la cité, où des douzaines de petites portes laissaient passer qui voulait entrer. En outre, avec un portail, il était inutile de risquer la location des barques et la traversée à la rame. Une seule sœur retournant à la Tour avec la connaissance de ce tissage leur enlèverait leur plus grand atout. Et il n’y avait aucun moyen de s’y opposer. Sauf en gardant confiance en l’opposition à Elaida. Sauf en faisant croire aux sœurs que tout cela pouvait se terminer rapidement. Si seulement il y avait un moyen d’en finir vite…
Non loin de l’aire de Voyage, Egwene tira sur ses rênes et fronça les sourcils devant une longue tente encore plus rapiécée que celle de la Salle. Une Aes Sedai descendit les planches en se pavanant – elle portait une cape bleue sans ornement, et son capuchon cachait son visage, mais les novices et les autres s’écartaient devant elle comme elles ne l’auraient jamais fait pour une marchande – et s’arrêta devant l’entrée, qu’elle considéra un long moment avant de pousser le rabat, avec une répugnance aussi évidente que si elle l’avait claironnée. Egwene n’était jamais entrée là. Elle sentait qu’on canalisait faiblement la saidar à l’intérieur, une quantité étonnamment faible même. Une rapide visite de l’Amyrlin ne devrait pas trop attirer l’attention. Elle désirait beaucoup voir ce qu’elle avait mis en mouvement.
Pourtant, démontant devant la tente, elle fut arrêtée par un détail : il n’y avait aucun endroit pour attacher Brume. L’Amyrlin avait toujours quelqu’un qui se précipitait pour lui tenir l’étrier ou prendre son cheval, mais elle resta là, les rênes de son hongre à la main, avec des groupes de novices qui la croisaient sans lui accorder un regard, la prenant pour une visiteuse. Maintenant, toutes les novices connaissaient de vue toutes les Acceptées, mais peu avaient vu le Siège d’Amyrlin de près. Elle n’avait même pas le visage éternellement jeune d’une Aes Sedai pour leur signifier qui elle était. Avec un rire sans joie, elle plongea une main gantée dans son escarcelle. L’étole leur indiquerait qui elle était, et alors elle pourrait ordonner à l’une d’elles de tenir son cheval quelques minutes. Sauf si elles pensaient que c’était une plaisanterie de mauvais goût. Certaines novices du Champ d’Emond avaient tenté de lui enlever l’étole pour lui éviter des problèmes.
Brusquement, quelqu’un poussa le rabat de la tente, d’où Leane émergea, attachant sa cape vert foncé avec une broche en argent en forme de poisson. La cape était en soie, et richement brodée de fils d’or et d’argent, comme le corsage de sa robe d’équitation. Le dos de ses gants rouges était brodé également. Leane portait une attention minutieuse à sa toilette depuis qu’elle avait rejoint l’Ajah Verte. Ses yeux se dilatèrent légèrement à la vue d’Egwene, mais son visage cuivré reprit aussitôt son impassibilité. Embrassant la scène d’un coup d’œil, elle tendit la main pour arrêter une novice qui semblait circuler seule. Les novices allaient en classe par famille.
— Quel est votre nom, mon enfant ?
Beaucoup de choses avaient changé chez Leane, mais pas sa vivacité. À condition qu’elle le veuille, bien sûr. La plupart des hommes fondaient quand la voix de Leane se faisait langoureuse, mais elle ne gaspillait jamais cet effet avec des femmes.
— Faites-vous une course pour une sœur ?
La novice, une femme aux yeux clairs proche de l’âge mûr, à la peau parfaite qui n’avait jamais été exposée à un seul jour de travail aux champs, en resta bouche bée, avant de se ressaisir pour faire la révérence, déployant gracieusement ses jupes de ses mains gantées. Aussi grande que la plupart des hommes, svelte, gracieuse et belle, Leane n’avait pas non plus le visage éternellement jeune, mais c’était l’un des deux visages les plus connus du camp. Les novices désignaient avec respect cette sœur qui avait autrefois été Gardienne, neutralisée et Guérie, de sorte qu’elle pouvait de nouveau canaliser, bien que moins qu’avant. Les dernières recrues en blanc venaient d’apprendre que cela n’arrivait jamais, bien que la Guérison devînt partie intégrante de la légende, malheureusement. Il était plus difficile de convaincre une novice d’avancer lentement quand on ne pouvait pas lui montrer qu’elle risquait de mettre fin à sa quête en perdant pour toujours le Pouvoir Unique.
— Letice Murow, Aes Sedai, répondit l’autre respectueusement avec l’accent chantant du Murandy.
Au ton, on aurait dit qu’elle désirait en dire plus, ajouter un titre, peut-être, mais l’une des premières leçons apprises en arrivant à la Tour stipulait qu’on avait laissé son passé derrière soi. C’était une dure leçon pour certaines, surtout pour celles qui étaient titrées.
— Je vais rendre visite à ma sœur. Je ne l’ai pas vue plus d’une minute depuis notre départ du Murandy.
Les parentes étaient toujours réparties dans des familles différentes, de même que les femmes qui s’étaient connues avant d’être inscrites au livre des novices. Cela encourageait les nouvelles amitiés, et adoucissait les tensions inévitables quand les unes apprenaient plus vite que les autres, ou avaient un plus fort potentiel.
— Elle est libre, n’ayant pas classe avant le début de l’après-midi, et…
— Votre sœur devra attendre un peu plus longtemps, mon enfant, l’interrompit Leane. Tenez le cheval de l’Amyrlin.
Letice sursauta et regarda fixement Egwene, qui avait fini par sortir son étole. Tendant les rênes de Brume à la novice, elle rabattit son capuchon en arrière et posa la longue et étroite étole sur ses épaules. Légère comme une plume dans son escarcelle, l’étole pesait d’un grand poids sur ses épaules. Siuan prétendait que, parfois, on sentait à chacune de ses extrémités le poids de toutes les femmes qui l’avaient portée, rappel constant des responsabilités et des devoirs, et Egwene était d’accord avec elle. La mâchoire de la Murandienne s’affaissa encore plus bas que celle de Leane, et elle mit encore plus longtemps à se souvenir de faire la révérence. Elle avait entendu dire que l’Amyrlin était jeune, sans aucun doute, mais elle ne s’était sans doute jamais demandé à quel point.
— Merci, mon enfant, dit doucement Egwene.
Il fut un temps où elle avait trouvé étrange de dire « mon enfant » à une femme de dix ans ou plus son aînée. Tout change avec le temps…
— Ce ne sera pas long. Leane, voulez-vous demander qu’on envoie un palefrenier pour Brume ? Maintenant que j’ai démonté, je n’ai pas envie de me remettre en selle, et Letice doit pouvoir rendre visite à sa sœur.
— Je m’en occupe moi-même, Mère.
Après une souple révérence, Leane s’éloigna, sans donner le moindre signe qu’il y avait davantage entre elles que cette rencontre fortuite. Egwene avait bien plus confiance en elle qu’en Anaiya, ou même Sheriam. Elle ne cachait aucun secret à Leane, pas plus qu’à Siuan. Mais leur amitié était un secret que personne ne devait connaître. Leane avait des yeux-et-oreilles dans Tar Valon, sinon à la Tour même, et leurs rapports parvenaient à Egwene, et à elle seule. Leane était très choyée pour s’être accommodée de son statut inférieur, et toutes les sœurs l’aimaient, ne fût-ce que parce qu’elle était la preuve vivante que la neutralisation, cette terreur majeure de toute Aes Sedai, pouvait être inversée. Elles l’accueillaient à bras ouverts, et parce qu’elle comptait moins maintenant, étant d’un rang inférieur à la moitié des sœurs du camp, elles parlaient souvent devant elle de choses qu’elles n’auraient pas communiquées à l’Amyrlin. C’est pourquoi Egwene ne lui jeta pas même un regard quand elle s’éloigna, mais elle offrit un sourire à Letice – qui rougit et fit une nouvelle révérence – puis elle entra dans la tente, ôta ses gants et les coinça dans sa ceinture.
À l’intérieur, huit torchères à miroirs s’alignaient le long des murs entre des coffres en bois, l’un portant des traces de dorures, les autres aux ferrures peintes ; il n’y avait pas deux torchères identiques. Diverses tables de fermes étaient alignées au centre sur la toile recouvrant le sol, les trois bancs les plus éloignés occupés par une demi-douzaine de novices, chacune avec sa cape pliée près d’elle et entourée de l’aura de la saidar. Tiana, la Maîtresse des Novices, les surveillait anxieusement, circulant entre les tables, tout comme Sharina Melloy, une novice recrutée au Murandy.
Enfin, Sharina ne surveillait pas exactement ; elle observait calmement, et Egwene n’aurait peut-être pas dû être surprise de la trouver là. Digne grand-mère aux cheveux gris noués en chignon sur la nuque, Sharina avait gouverné une très grande famille d’une main ferme. Elle semblait avoir adopté toutes les autres novices comme petites-filles ou petites-nièces. C’était elle qui les avait réparties en familles, de son propre chef, apparemment exaspérée de les voir perdre leur temps. La plupart des Aes Sedai pinçaient les lèvres quand on le leur rappelait, même si elles avaient facilement adopté ce mode opératoire quand elles s’étaient rendu compte à quel point cela facilitait la surveillance et l’organisation des classes. Tiana inspectait le travail des novices si étroitement qu’il semblait évident qu’elle s’efforçait d’ignorer la présence de Sharina. Petite et mince, avec de grands yeux bruns et une fossette, Tiana avait l’air jeune malgré son visage marqué de l’éternelle jeunesse, surtout à côté de la novice plus grande, aux larges hanches et au visage ridé.
Les deux Aes Sedai canalisant à la table la plus proche de l’entrée, Kairen et Ashmanaille, avaient un auditoire de deux personnes, Janya Frende, Députée des Brunes, et Salita Toranes, Députée des Jaunes. Les Aes Sedai et les novices exécutaient toutes la même tâche. Devant chacune, un filet tissé de Terre, de Feu et d’Air entourait un petit bol fabriqué par les forgerons du camp. Ceux-ci s’étaient demandé pourquoi les sœurs avaient voulu ces objets en fer qui, en outre, devaient être aussi travaillés que s’ils avaient été en argent. Un second tissage de Terre et de Feu pénétrait chacun des filets pour aller au contact de l’objet, qui virait lentement au blanc.
L’habileté à tisser progressait avec la pratique, mais des cinq Pouvoirs, la puissance émanant de la Terre était la clé, et à part Egwene elle-même, seules neuf sœurs du camp – avec deux Acceptées et près de deux douzaines de novices – en avaient assez pour faire fonctionner les tissages. Mais peu de sœurs acceptaient d’y consacrer du temps. Ashmanaille, assez mince pour paraître plus grande qu’elle n’était, tambourinant des doigts de chaque côté de la coupe posée devant elle, fronçait les sourcils avec impatience sur la blancheur au milieu de l’objet. Les yeux bleus de Kairen étaient si froids qu’on aurait pu craindre qu’ils ne fassent voler en éclats le gobelet sur lequel elle travaillait. Ce devait être Kairen qu’Egwene avait vue entrer.
Pourtant, toutes ne manquaient pas d’enthousiasme. Janya, enveloppée de soie bronze clair, son châle frangé de brun drapé sur ses bras, étudiait le travail de Kairen et Ashmanaille avec l’empressement de quelqu’un désirant faire de même. Janya voulait tout savoir, savoir comment chaque chose était faite et pourquoi. Elle avait été très déçue de ne pas pouvoir fabriquer des ter’angreals – à part Elayne, seules trois sœurs y étaient parvenues jusqu’à maintenant, avec des résultats irréguliers – et elle avait fait de sérieux efforts pour acquérir cette capacité, même après que les tests avaient montré qu’elle n’avait pas la puissance requise dans l’utilisation de la Terre.
Salita fut la première à remarquer la présence d’Egwene. Visage rond et presque aussi noir que du charbon, elle lorgna Egwene sans ciller. Les franges jaunes de son châle oscillèrent un peu quand elle fit une révérence précise, au pouce près. Élevée à Salidar, Salita faisait partie d’une tendance que certaines – Siuan notamment – jugeaient préoccupante : il y avait trop de sœurs trop jeunes pour la charge de députée. Salita n’était Aes Sedai que depuis trente-cinq ans, et il était rare qu’une sœur ait un siège de députée avant d’avoir porté le châle pendant plus de cent ans. Elle avait voté pour la guerre contre Elaida, et elle soutenait fréquemment Egwene à l’Assemblée.
— Mère, dit-elle froidement.
Janya releva brusquement la tête, et son visage s’éclaira d’un grand sourire. Elle aussi était favorable à la guerre, seule femme à avoir été Députée avant la division de la Tour, excepté Lelaine et Lyrelle, deux Bleues. Si son soutien n’était pas toujours inébranlable, il l’était dans ce domaine. Comme d’habitude, un flot de paroles s’échappa de ses lèvres.
— Je n’en reviens pas, Mère. C’est tout simplement stupéfiant. Je sais que je ne devrais plus m’étonner quand vous avez une idée que personne n’a eue avant vous. Parfois, je pense que nous sommes trop encroûtées dans nos habitudes, trop sûres de ce qui peut être fait ou non. Mais arriver à comprendre comment fabriquer du cuendillar… !
Elle fit une pause pour reprendre son souffle. Salita s’empara du silence avec froideur.
— Je maintiens que c’est mal. Je reconnais que cette découverte est une idée brillante de votre part, Mère, mais des Aes Sedai ne devraient pas fabriquer des choses… pour les vendre.
Salita mit dans ces mots tout le mépris d’une femme qui acceptait les revenus de son domaine de Tear sans jamais se demander d’où ils venaient. Cette attitude n’était pas rare, même si la plupart des sœurs vivaient de la pension annuelle que leur versait la Tour avant qu’elle ne se divise.
— De plus, poursuivit-elle, près de la moitié des sœurs qui doivent faire ce travail sont des Jaunes. Je reçois des plaintes tous les jours. Nous… Nous avons mieux à faire que de fabriquer des… babioles.
Cela lui valut un regard noir d’Ashmanaille, une Grise, et un regard glacial de Kairen, qui était une Bleue. Salita les ignora. Elles faisaient partie de ces sœurs qui pensaient que toutes les autres Ajahs n’étaient que des annexes à la leur, qui, naturellement, était la seule chargée d’une mission importante.
— Et les novices ne devraient pas non plus exécuter des tissages de cette complexité, ajouta Tiana, les rejoignant.
La Maîtresse des Novices n’avait jamais peur de dire ce qu’elle pensait aux Députées ou à l’Amyrlin, et elle semblait mécontente, sans s’apercevoir que ses lèvres pincées creusaient sa fossette et lui donnaient plutôt l’air boudeur.
— C’est une découverte remarquable, et personnellement, je n’ai rien contre le commerce, mais certaines de ces filles parviennent à peine à faire changer de couleur une boule de feu. Les laisser manier ce genre de tissages ne fera que nous compliquer la tâche quand il faudra les empêcher de passer à des choses qu’elles ne pourront pas maîtriser, et la Lumière sait que c’est déjà assez difficile maintenant. Elles pourraient même se blesser.
— Sottises ! Sottises ! s’exclama Janya, agitant une main fuselée comme pour écarter cette idée. Toutes les filles qui ont été choisies sont déjà capables de faire trois boules de feu en même temps, et cela exige très peu de Pouvoir en plus. Il n’y a aucun danger tant qu’elles sont sous la surveillance d’une sœur, ce qui est toujours le cas. J’ai vu les tableaux de service. En outre, ce que nous fabriquons en un jour permet de payer toute l’armée pendant plus d’une semaine, mais les sœurs ne peuvent pas produire autant à elles seules.
Étrécissant les yeux, elle sembla soudain voir à travers Tiana. Son débit ne ralentit pas, mais elle paraissait soliloquer à présent.
— Nous devrons faire très attention lors des ventes. Le Peuple de la Mer témoigne d’un appétit vorace pour le cuendillar, et d’après tous les rapports, ils ont encore de nombreux vaisseaux en Illian et à Tear – où les nobles le convoitent ardemment – mais même les appétits féroces ont des limites. Je ne peux pas encore décider s’il vaudra mieux tout mettre sur le marché en une seule fois, ou écouler ces produits progressivement. Tôt ou tard, même le prix du cuendillar commencera à baisser.
Brusquement, elle cligna des yeux et regarda d’abord Tiana, puis Salita, penchant la tête.
— Vous comprenez mon point de vue, n’est-ce pas ?
Salita la foudroya et remonta son châle sur ses épaules. Tiana leva les bras au ciel, exaspérée. Egwene resta calme. Pour une fois, elle n’avait pas honte d’être félicitée pour l’une de ses prétendues découvertes, contrairement à presque toutes les autres, excepté celle du Voyage, qui lui appartenait, quoique Moghedien l’eût mise sur la voie avant de s’évader. Cette femme ne savait rien faire – du moins ne l’avait-elle jamais montré, malgré les fortes pressions qu’Egwene avait exercées sur elle –, mais Moghedien avait une nette tendance à la cupidité, et même à l’Ère des Légendes, le cuendillar était un luxe très coûteux. Elle en savait assez sur sa fabrication pour qu’Egwene découvre le reste. En tout cas, quelles que fussent les objections et leur véhémence, le besoin d’argent signifiait que la production de cuendillar se poursuivrait. Même si, en ce qui la concernait, plus on attendrait pour en vendre, mieux ça vaudrait.
Sharina, tapant dans ses mains au fond de la tente, fit lever toutes les têtes. Kairen et Ashmanaille se retournèrent elles aussi, mais ce faisant, la Bleue lâcha son tissage, si bien que son gobelet rebondit sur la table dans un cliquetis métallique. C’était ennuyeux car il faudrait reprendre le processus, mais il serait très difficile de déterminer précisément à quel stade, et certaines sœurs profitaient de toutes les occasions pour faire autre chose pendant l’heure qu’elles passaient tous les jours dans la tente, en principe, le temps nécessaire pour fabriquer un objet. C’était censé les encourager à accroître leur habileté, mais peu y étaient parvenues jusque-là.
— Bodewhin, Nicola, c’est l’heure de votre prochain cours, annonça Sharina.
Elle ne parlait pas très haut, mais sa voix avait une force qui aurait dominé un brouhaha bien plus bruyant que le silence de la tente.
— Vous avez juste le temps de vous laver la figure et les mains. Faites vite si vous ne voulez pas être mal notées.
Bode – Bodewhin – agit avec un empressement plein d’efficacité, relâchant la saidar et plaçant son bracelet de cuendillar à moitié façonné dans l’un des coffres pour qu’une autre le termine, puis prit sa cape. Jolie, avec des joues rondes, elle portait ses cheveux noirs en deux longues tresses, bien qu’Egwene ne fût pas certaine qu’elle y aurait été autorisée par le Cercle des Femmes. Mais cette coutume appartenait au passé maintenant. Tirant sur ses mitaines en quittant la tente, Bode garda les yeux baissés, évitant Egwene. À l’évidence, elle ne comprenait toujours pas pourquoi une novice ne pouvait pas aller bavarder avec l’Amyrlin quand elle voulait, même si elles avaient grandi ensemble. Egwene n’aurait pas mieux demandé que de discuter avec Bode et les autres, mais une Amyrlin a des leçons à apprendre, elle aussi. Une Amyrlin a bien des devoirs, peu d’amies et pas de favorites. De plus, même un favoritisme apparent aurait marqué les filles des Deux Rivières, et leur vie avec les autres novices serait devenue un enfer. Et ça ne me mettrait pas au mieux avec l’Assemblée, pensa-t-elle avec ironie. Elle espérait que les filles des Deux Rivières le comprenaient.
Foudroyant Sharina de ses yeux noirs, Nicola, l’autre novice interpellée, ne quitta pas son banc et ne cessa pas de canaliser.
— Je pourrais être la meilleure en tissages si l’on me permettait de pratiquer vraiment, grommela-t-elle avec humeur. Je fais des progrès, je le sais. Je peux Prédire, vous savez.
Comme si cela avait à voir avec la fabrication du cuendillar.
— Tiana Sedai, dites-leur que je peux rester plus longtemps. Je peux finir ce bol avant mon prochain cours, et je suis sûre qu’Adine Sedai ne m’en voudra pas si je suis un peu en retard.
Si ce prochain cours commençait bientôt, elle serait plus qu’un peu en retard : après une heure de travail, il n’était encore qu’à moitié blanc.
Tiana ouvrit la bouche, mais avant qu’elle n’ait prononcé un mot, Sharina leva un doigt, puis, un instant plus tard, un second. Cela devait avoir une signification particulière, parce que Nicola pâlit, lâcha ses tissages instantanément, et se leva si brutalement qu’elle fit branler le banc, ce qui lui valut des regards noirs des deux autres novices qui y étaient assises. Elles se penchèrent vivement sur leur travail, et Nicola se précipita pour jeter son bol dans un coffre avant d’attraper sa cape. À la surprise d’Egwene, une femme qu’elle n’avait pas vue jusque-là, en larges chausses et courte tunique brune, se leva du sol où elle était assise au-delà des tables. Gratifiant l’assistance d’un regard meurtrier de ses yeux bleus, Areina sortit en courant de la tente derrière Nicola, telles les deux images jumelles de la contrariété et de la mauvaise humeur. Les voir toutes les deux ensemble mit Egwene mal à l’aise.
— Je ne savais pas que les novices pouvaient faire venir leurs amies aux cours, dit-elle. Est-ce que Nicola cause des problèmes ?
Nicola et Areina avaient tenté de la soumettre à un chantage, de même que Myrelle et Nisao, mais ce n’est pas de cela qu’elle parlait. Il s’agissait d’un autre secret.
— Mieux vaut qu’elle soit amie avec Areina qu’avec un palefrenier, dit Tiana avec un reniflement dédaigneux. Nous avons déjà eu deux grossesses à déplorer, vous savez, plus toutes celles que nous ignorons encore. Et cette fille a besoin d’amies pour se stabiliser.
Elle se tut quand deux autres novices en blanc firent leur entrée. Celles-ci couinèrent et s’arrêtèrent d’une glissade en voyant des Aes Sedai devant elles. Après des révérences hâtives, elles détalèrent vers le fond de la tente sur un geste de Tiana, et plièrent leur cape sur le banc avant de prendre dans un coffre un gobelet à moitié blanc et une coupe presque entièrement blanche.
Sharina surveilla leur installation, puis prit sa cape et la jeta sur ses épaules avant de repartir vers l’entrée de la tente.
— Si vous voulez bien m’excuser, Tiana Sedai, dit-elle, je dois aider à la préparation du déjeuner aujourd’hui, et je ne voudrais pas me mettre mal avec les cuisinières.
Ses yeux noirs s’attardèrent un instant sur Egwene.
— Eh bien, allez-y donc, dit sèchement Tiana. Je serais désolée d’apprendre que vous avez été fouettée à cause de votre retard.
Sans ciller, Sharina fit ses politesses, sans hâte mais sans traîner, à Tiana, aux Députées, à Egwene avec un nouveau regard pénétrant mais pas assez insistant pour être offensant Quand le rabat se referma derrière elle, Tiana gonfla les joues d’exaspération.
— Nicola cause moins de problèmes que certaines, dit-elle sombrement.
— Sharina ne pose pas vraiment de problèmes, Tiana, fit remarquer Janya en hochant la tête.
Elle parlait aussi vite que d’habitude, mais sans élever la voix, pour ne pas se faire entendre au fond de la tente. Les désaccords entre sœurs n’étaient jamais exprimés devant les novices. Surtout quand c’était au sujet de l’une d’elles.
— Elle connaît déjà les règles mieux qu’une Acceptée, et ne sort jamais du droit chemin. Elle n’évite jamais les corvées, même les plus salissantes, et elle est toujours la première à donner un coup de main à une novice qui en a besoin. Sharina a son caractère, tout simplement. Par la Lumière, vous n’allez pas vous laisser vous intimider par une novice !
Tiana se raidit et ouvrit la bouche avec colère, mais une fois que Janya avait pris le mors aux dents, placer un mot n’était pas une mince affaire.
— En revanche, Nicola cause toutes sortes de problèmes, Mère, poursuivit vivement la Brune. Depuis que nous avons découvert qu’elle a le don de Prédiction, elle Prédit deux ou trois fois par jour, à ce qu’elle en dit, ou comme le raconte Areina. Nicola est assez intelligente pour réaliser que tout le monde sait qu’elle ne se rappelle rien de ce qu’elle Prédit, mais Areina semble être toujours là pour entendre ses Prédictions et s’en souvenir, et l’aider à les interpréter. N’importe qui au camp, doué d’une moitié de cerveau et d’une nature crédule, est capable d’avoir les mêmes visions – batailles avec les Seanchans ou les Asha’man, une Amyrlin emprisonnée, le Dragon Réincarné exécutant neuf choses impossibles – qui peuvent venir de la Tarmon Gai’don ou d’un estomac dérangé. Je pense que même la plupart des novices ont cessé de la croire.
— En plus, elle fourre son nez partout, intervint Salita. Elle et le palefrenier…
Son visage demeura lisse et froid, et elle ajusta son châle comme s’il était le sujet de toute son attention, mais elle accéléra un peu son débit, comme craignant que la Brune n’enchaîne.
— Ils ont été fouettés tous les deux pour avoir écouté aux portes, et j’ai moi-même surpris Nicola à regarder furtivement dans une aire de Voyage. Elle a dit qu’elle voulait juste voir un portail s’ouvrir, mais je crois plutôt qu’elle essayait d’apprendre le tissage. L’impatience, je peux la comprendre, mais la fraude ne peut pas être tolérée. Je ne crois plus que Nicola sera jamais élevée au châle, et franchement, je commence à me demander si on ne devrait pas la renvoyer le plus tôt possible. Le livre des novices est peut-être ouvert à toutes, termina-t-elle avec un regard neutre à Egwene, mais nous ne sommes pas obligées de revoir à la baisse tous nos critères de sélection.
Les yeux flamboyants, Tiana eut une moue entêtée, creusant de nouveau sa fossette.
On aurait presque pu oublier qu’elle portait le châle depuis plus de trente ans et croire qu’elle était elle-même une novice.
— Tant que je suis Maîtresse des Novices, dit-elle avec véhémence, la décision de renvoyer une fille m’appartient. Et je n’ai pas l’intention de perdre quelqu’un avec un tel potentiel.
Nicola serait un jour très puissante.
— Ou du potentiel de Sharina, ajouta-t-elle en grimaçant, lissant sa jupe avec irritation.
Celui de Sharina était réellement remarquable, au moins égal sinon supérieur à celui qu’avait manifesté Nynaeve en son temps. Certaines pensaient qu’elle deviendrait très puissante, bien que cela relevât uniquement de la spéculation.
— Si Nicola vous a importunée, Mère, je m’en occuperai.
— C’était simple curiosité de ma part, répondit Egwene, prudente, s’abstenant de suggérer que les deux jeunes femmes devraient être étroitement surveillées.
Elle n’avait pas envie de parler de Nicola. Elle risquait de mentir, ou d’exposer des faits qu’elle ne voulait pas révéler. Un instant, elle se prit à regretter de ne pas avoir autorisé Siuan à organiser discrètement deux meurtres.
Choquée, elle releva brusquement la tête à cette pensée. S’était-elle donc tant éloignée du Champ d’Emond ? Elle savait qu’elle devrait ordonner que des hommes meurent au combat, tôt ou tard, et elle pensait être capable de condamner quelqu’un à mort en cas de nécessité. Si une mort pouvait en éviter des milliers, ou même seulement des centaines, n’était-il pas juste de l’ordonner ? Mais quel danger représentaient réellement Nicola et Areina, sinon qu’elles risquaient de dévoiler des secrets qui nuisaient à Egwene al’Vere ? Bien sûr, Myrelle et les autres auraient de la chance de s’en tirer avec une flagellation. Un châtiment exemplaire, certes, mais de là à tuer…
Brusquement, Egwene réalisa qu’elle fronçait les sourcils et que Tiana et les deux Députées la regardaient, Janya sans tenter de dissimuler sa curiosité derrière un masque de sérénité. Pour se couvrir, Egwene reporta son regard sur la table où Kairen et Ashmanaille s’étaient remises au travail. Sur la coupe d’Ashmanaille, le blanc avait un peu monté, mais dans ce court laps de temps, Kairen l’avait rattrapée. Plus que cela, en fait, vu que le gobelet était deux fois plus haut que la coupe.
— Votre technique progresse, Kairen, dit Egwene d’un ton approbateur.
La Bleue leva les yeux sur elle et prit une profonde inspiration. Son visage ovale devint l’incarnation du calme absolu autour de ses yeux bleus et glacés.
— La technique n’a pas grand-chose à y voir, Mère. Il faut juste installer le tissage, et attendre.
Ces derniers mots furent prononcés avec une nuance caustique. Il y avait eu une hésitation imperceptible avant le mot « Mère ». De Salidar, Kairen était partie, chargée d’une mission importante, qui s’était terminée en désastre, sans qu’elle en soit responsable. Quand elle les avait rejointes au Murandy, tout avait changé et l’étole d’Amyrlin était posée sur les épaules d’une fille qu’elle avait quittée simple novice. Ces derniers temps, Kairen avait passé beaucoup de temps avec Lelaine.
— Elle progresse dans certains domaines, dit Janya, fronçant les sourcils sur la Bleue.
Janya avait peut-être été aussi certaine que les autres que l’Assemblée s’était choisi une marionnette pour Amyrlin, mais elle semblait avoir accepté qu’Egwene porte l’étole et mérite le respect de chacune.
— Bien sûr, je doute qu’elle rattrape Leane, à moins qu’elle ne s’y applique, et encore moins vous-même, Mère. La jeune Bodewhin pourrait la rattraper, en fait. Je ne voudrais pas être surpassée moi-même par une novice, mais je suppose que toutes ici ne pensent pas comme moi.
Les joues de Kairen s’empourprèrent et elle baissa les yeux sur son gobelet.
Tiana renifla avec dédain.
— Bodewhin est une brave petite, mais elle passe plus de temps à pouffer et à jouer avec les autres novices qu’à s’appliquer si Sha… – elle inspira brusquement – si on ne la surveille pas. Hier, elle et Althyn Conly ont essayé de fabriquer deux objets en même temps, juste pour voir ce qui se passerait, et les deux se sont fondus en une masse informe. Invendable, naturellement, à moins de trouver un acheteur cherchant une paire de coupes moitié fer, moitié cuendillar unies selon un angle bizarre. Et la Lumière seule sait ce qui aurait pu arriver aux deux filles. Elles ne semblent pas en avoir souffert, mais qui sait ce qui peut arriver la prochaine fois ?
— Assurez-vous qu’il n’y ait pas de prochaine fois, dit distraitement Egwene, son attention concentrée sur la coupe de Kairen.
La ligne de blanc montait régulièrement. Quand Leane faisait ce tissage, le métal noir se transformait en cuendillar blanc comme si le fer sombrait dans du lait. Pour Egwene elle-même, le changement survenait en un clin d’œil, passant du noir au blanc en un éclair. Kairen avait besoin de temps pour progresser. Des jours ? Des semaines ? Tout le temps qui serait nécessaire, parce que toute autre chose se terminerait en désastre, pour les femmes impliquées et pour les hommes qui mourraient en combattant dans les rues de Tar Valon, et peut-être pour la Tour elle-même. Soudain, Egwene se félicita d’avoir approuvé la suggestion de Beonin. Dire à Kairen pourquoi elle devait s’appliquer davantage avait peut-être aiguillonné ses efforts, mais c’était là un autre secret à garder jusqu’à ce que vienne le moment de le révéler au monde.