16 Le sujet des négociations

Le soleil matinal, bas sur l’horizon, laissait dans la pénombre une partie de Tar Valon, tandis que la neige scintillait. La cité elle-même semblait briller derrière ses longs murs blancs, surmontés de bannières et bien gardés. Pour Egwene, en selle sur son hongre rouan sur la rive dominant la ville, celle-ci semblait plus lointaine qu’elle ne l’était. Ici, l’Erinin s’élargissait jusqu’à plus de deux miles d’une rive à l’autre, et ses affluents, l’Alindrelle Erinin et l’Osendrelle Erinin, qui entouraient l’île, étaient presque aussi larges, de sorte que Tar Valon semblait flotter au milieu d’un grand lac, inabordable malgré les ponts construits pour ne pas gêner la navigation. La Tour Blanche elle-même, énorme flèche blanche s’élevant à des hauteurs vertigineuses au cœur de la cité, emplissait son cœur du mal du pays. Elle avait la nostalgie de la Tour, son foyer. Une volute de fumée attira son regard, légère plume noire s’élevant de la rive opposée au-delà de la cité, et elle grimaça. Brume piaffa dans la neige, mais une tape sur l’encolure suffit à le calmer. Il en faudrait davantage pour apaiser sa cavalière. Certes, son foyer lui manquait, mais c’était ce qui la contrariait le moins, comparé à ses autres problèmes.

Avec un soupir, elle posa ses rênes sur le pommeau de sa selle et porta sa lunette à monture de cuivre à son œil. Sa cape glissa sur son épaule, mais elle ignora le froid. Avec sa main gantée, elle abrita la lentille du soleil. Elle se concentra sur les bras incurvés du Port du Nord, qui se prolongeaient dans les courants venus de l’amont. Des gens évoluaient sur les remparts du port, mais à cette distance, elle avait du mal à distinguer les femmes des hommes. Malgré tout, elle se félicita de ne pas porter l’étole à sept bandes, et que son visage soit caché par son capuchon, au cas où quelqu’un là-bas aurait une lunette plus forte que la sienne. La large entrée du port artificiel était bloquée par une énorme chaîne en fer, tendue à quelques pieds au-dessus de la surface. De minuscules points sur l’eau, des oiseaux plongeurs qui péchaient devant le port, donnaient une idée de la grosseur de la chaîne. Un seul maillon nécessitait deux hommes pour le soulever. Une barque pouvait passer sous la chaîne, mais aucun vaisseau ne pouvait entrer à l’insu de la Tour Blanche.

— Les voilà, Mère, murmura le Seigneur Gareth.

Elle abaissa sa lunette.

Son général était un homme trapu, portant un plastron très ordinaire sur une tunique brune, sans ornementation. Son visage était carré et parcheminé derrière les barreaux de son casque, et les ans lui avaient donné l’apparence de la sérénité. Si le Gouffre du Destin s’ouvrait devant Gareth Bryne, il réprimerait sa peur et ferait son devoir. Ses hommes le suivraient aveuglément. Bataille après bataille, il s’était fait le guide vers la victoire, c’est pourquoi elle se félicitait qu’il soit dans son camp. Elle suivit des yeux son doigt qui pointait vers l’amont.

Juste après la pointe, sept navires creusaient leur sillage vers l’aval. C’étaient de grands vaisseaux semblables à ceux qu’on voyait sur les fleuves et les rivières, dont un trois-mâts. Leurs voiles triangulaires déployées et leurs longs avirons tranchant net les eaux bleu vert augmentaient la vitesse. Manifestement, ils naviguaient le plus vite possible vers Tar Valon ! À cet endroit, le fleuve était assez profond pour que les navires puissent avancer près des côtes, sans se soucier des bancs de sable. Ils cheminaient les uns derrière les autres sans perdre le vent. Des matelots accrochés aux mâts surveillaient les rives.

En fait, ils n’avaient rien à craindre tant qu’ils restaient hors de portée des archers. Certes, d’où Egwene se trouvait, elle aurait pu, en quelques instants, mettre le feu à n’importe lequel, ou simplement percer des trous dans leurs coques et les laisser sombrer. Pourtant, cela impliquait que les équipages se noieraient, car les courants étaient forts, l’eau glaciale, et le trajet à la nage trop long jusqu’à la rive, du moins pour ceux qui savaient nager. Une seule mort aurait signifié qu’elle utilisait le Pouvoir comme une arme. Elle s’efforçait de vivre comme si elle était déjà liée par les Trois Serments, et les Serments protégeaient ces navires contre elle et contre toute autre sœur. Une sœur ayant juré sur la Baguette aux Serments ne pourrait pas se contraindre à faire les tissages nécessaires, peut-être même n’arriverait-elle pas à les former, à moins de se convaincre que ces navires représentaient pour elle un danger immédiat. Mais ni les capitaines ni les équipages ne semblaient le croire.

Comme les bateaux approchaient, des cris assourdis par la distance retentirent au-dessus de l’eau. En haut des mâts, les vigies pointèrent le doigt sur elle et Gareth, et il devint vite apparent qu’ils la prenaient pour une Aes Sedai avec son Lige. Ou du moins, les capitaines ne voulaient pas prendre le risque de croire qu’elle ne l’était pas. Au bout d’un moment, le bruit des avirons s’accéléra. Sur le gaillard d’arrière du vaisseau de tête, une femme, vraisemblablement le capitaine, agita les bras comme pour leur demander de souquer plus fort, et une poignée de matelots se mirent à courir sur le pont, serrant un filin ici, en larguant un autre ailleurs, pour modifier l’angle des voiles, bien qu’Egwene ne vît aucune différence dans leur vitesse. Sur les ponts, il y avait des hommes qui n’étaient pas des matelots, et la plupart étaient agglutinés contre la lisse, certains portant une lunette à leur œil. Ils semblaient mesurer la distance à parcourir jusqu’au port.

Elle imagina tisser des fusées, un éclatement de lumière, peut-être accompagné d’un bruit de tonnerre, et les faire exploser au-dessus de chaque navire ; pour que tous ceux ayant un minimum de bon sens sachent bien que ce n’était ni la vitesse ni la distance qui les protégeaient, mais seulement l’indulgence née des Trois Serments. Ils devaient savoir qu’ils étaient sains et saufs grâce aux Aes Sedai. Avec un profond soupir, elle secoua la tête et se réprimanda intérieurement. Ce simple tissage attirerait l’attention dans la cité, certainement davantage que l’apparition d’une sœur solitaire, puisque les sœurs venaient souvent sur la rive pour regarder Tar Valon et la Tour. Même si elle risquait d’engendrer une contre-offensive de même nature, ce genre d’échange pourrait être très difficile à arrêter. La situation risquait de lui échapper.

— Le capitaine du port n’a jamais laissé entrer plus de huit ou neuf navires à la fois depuis notre arrivée, dit Gareth, comme le premier arrivait à leur hauteur. Mais les capitaines semblent s’être mis d’accord sur la synchronisation. Un autre groupe apparaîtra bientôt et atteindra la cité à peu près au moment où les Gardes de la Tour seront sûrs que ces hommes viennent pour s’engager. Jimar Chubain en sait assez pour se méfier des hommes que je pourrais infiltrer sur ses vaisseaux. Il a davantage de Gardes rassemblés dans les ports qu’ailleurs, excepté aux tours commandant les ponts, et pas beaucoup ailleurs, à ma connaissance. Mais cela changera. Le défilé des navires commence à l’aube et continue presque jusqu’à la nuit, ici et également au Port du Sud. Ce groupe ne semble pas transporter autant de soldats que les autres. Tous les plans semblent brillants jusqu’au jour « J », Mère. Après, on doit s’adapter aux circonstances ou se faire écraser.

Egwene émit un bruit de contrariété. Il devait y avoir plus de deux cents passagers sur ces sept navires réunis, dont, probablement, des marchands, des négociants, ou d’autres voyageurs inoffensifs. Mais le soleil déclinant brillait sur les casques, les plastrons et les disques d’acier cousus sur les gilets de cuir. Combien de cargaisons semblables arrivaient chaque jour ? Quel qu’en fût le nombre, leur flot régulier se déversait dans la cité pour s’engager sous le commandement du Haut Capitaine Chubain.

— Pourquoi les hommes se précipitent-ils toujours si vite pour tuer ou se faire tuer ? marmonna-t-elle, irritée.

Le Seigneur Gareth la regarda calmement. Il immobilisa son cheval, grand hongre alezan avec une large bande blanche sur le museau, comme une statue. Parfois, elle pensait savoir une petite partie de ce qu’éprouvait Siuan pour cet homme. À d’autres moments, elle pensait que cela vaudrait la peine de le stupéfier, juste pour voir.

Malheureusement, elle connaissait aussi bien que lui la réponse à sa propre question. Beaucoup d’hommes se précipitaient pour soutenir une cause ou défendre ce qu’ils croyaient être juste, quand d’autres recherchaient l’aventure. Quelles que soient les motivations, un militaire pouvait gagner deux fois plus par jour qu’en marchant derrière une charrue, et encore moitié plus s’il montait assez bien pour intégrer la cavalerie. Les archers et les arbalétriers se situaient entre les deux. L’homme qui travaillait pour un autre pouvait rêver d’avoir un jour sa maison ou sa boutique, ou un petit pécule que son fils ferait fructifier, mais il avait sûrement entendu mille histoires de soldats revenus au pays après cinq ou dix ans de carrière, avec assez d’or pour s’installer confortablement, des histoires d’hommes sortis du rang. Pour un pauvre, avait dit Gareth sans ambages, considérer la pointe d’une lance était une vision plus profitable que de regarder la croupe du cheval de labour d’un autre. Même s’il avait plus de risques de mourir de la pique que de gagner gloire ou fortune. C’était une façon amère de considérer les choses, pourtant, Egwene imaginait que c’était ainsi que les passagers de ces bateaux les envisageaient. Elle-même avait constitué sa propre armée de cette manière-là. Pour un homme qui voulait voir l’usurpatrice chassée du Siège de l’Amyrlin, pour un homme qui savait avec certitude qui était Elaida, il y en avait dix, sinon cent, qui s’engageaient pour la solde. Les hommes à bord des bateaux levèrent les mains pour signifier aux gardes postés aux remparts du port qu’ils ne tenaient pas d’armes.

— Non, dit-elle.

Le Seigneur Gareth soupira. Sa voix resta calme, mais quand il parla, ses paroles ne furent guère réconfortantes.

— Mère, tant que le port restera ouvert, Tar Valon mangera mieux que nous, et au lieu d’être affaiblie par la faim, la Garde de la Tour deviendra plus nombreuse et plus forte. Je doute fort qu’Elaida laisse Chubain nous attaquer, ce que je souhaite pourtant. Chaque jour qui passe ajoute à la facture du boucher que nous devrons régler tôt ou tard. J’ai dit, dès le début, que tout se résumera à un assaut final, et cela n’a pas changé, mais tout le reste s’est modifié. Dites aux sœurs de nous introduire à l’intérieur des remparts, moi et mes hommes, et nous prendrons Tar Valon. Je peux m’emparer de la cité pour vous. Et il y aura moins de morts que si vous attendez.

Son estomac se noua, si serré qu’elle en eut la respiration coupée. Soigneusement, étape par étape, elle fit les exercices pour se détendre. La rive guidait le fleuve, sans le contrôler. Elle retrouva son calme.

Trop de gens avaient vu fonctionner les portails, et en un sens, Gareth était de la pire espèce. Son métier, c’était la guerre, et il y excellait. Dès qu’il avait appris qu’un portail pouvait livrer passage à des groupes conséquents, il en avait tout de suite compris les implications. Même les hautes murailles de Tar Valon, hors de portée des catapultes, et protégées par le Pouvoir, auraient pu être en papier contre une armée capable de Voyager. Mais que Gareth Bryne l’ait appris ou non, d’autres hommes s’empareraient de cette idée. Les Asha’man l’avaient déjà fait, semblait-il. La guerre avait toujours été affreuse, mais cela allait encore empirer.

— Non, répéta-t-elle. Je sais que des gens vont mourir avant que tout soit terminé.

Que la Lumière l’aide, elle les voyait mourir juste en fermant les yeux ! Ils mourraient encore plus nombreux si elle prenait les mauvaises décisions.

— Mais je dois assurer la survie de la Tour Blanche – contre la Tarmon Gai’don, pour faire rempart entre le monde et les Asha’man –, et la Tour mourra si les sœurs s’entretuent dans les rues de Tar Valon.

C’était déjà arrivé une fois. Il ne fallait pas que ça se reproduise.

— Si la Tour Blanche meurt, l’espoir meurt. Je ne devrais pas avoir à vous le répéter.

Brume piaffa et s’ébroua, bondissant comme s’il avait senti son irritation, mais elle lui serra fermement la bride et glissa sa lunette dans l’étui pendu à sa selle. Les oiseaux cessèrent leur pêche et s’envolèrent quand l’énorme chaîne bloquant le Port du Nord commença à s’abaisser. Elle s’enfoncerait profondément sous la surface avant que le premier navire n’atteigne l’embouchure du port. Depuis quand était-elle arrivée à Tar Valon par la même route ? Depuis une éternité. C’était une autre femme qui avait abordé au rivage, et avait été accueillie par la Maîtresse des Novices.

Gareth hocha la tête en grimaçant. Mais il ne renonçait jamais.

— Si vous devez assurer la survie de la Tour Blanche, Mère, ma tâche est de vous la donner. À moins que la situation n’ait changé. Je vois des sœurs chuchoter et regarder par-dessus leur épaule même si je ne sais pas ce que ça veut dire. Si vous voulez toujours la Tour, il faudra accepter le combat avant qu’il ne soit trop tard.

Soudain, l’atmosphère matinale se fit plus sombre, comme si des nuages voilaient le soleil. Quoi qu’elle fasse, le nombre de morts serait gigantesque, mais elle devait maintenir la Tour Blanche en vie. Il le fallait. Entre deux maux il faut choisir le moindre.

— J’en ai vu assez ici, dit-elle doucement.

Avec un dernier regard à la fumée s’élevant au-delà de la cité, elle fit pivoter Brume vers les arbres à une centaine de pas de la rive, où son escorte attendait au milieu des résineux, des lauréoles et des hêtres. Deux cents hommes de la cavalerie légère, en plastrons de cuir bouilli et tuniques couvertes de disques métalliques, auraient certainement attiré l’attention en apparaissant sur la rive, mais Gareth l’avait convaincue de la nécessité de ces hommes armés d’arcs courts et de lances. Sans aucun doute, cette fumée noire provenait des chariots de ravitaillement incendiés. Pourchasser les responsables s’était révélé impossible, jusqu’à présent. Les résidus de tissage indiquaient que des Aes Sedai les avaient aidés, et il était stupide de prendre des risques en pensant qu’Elaida n’avait pas posté de troupes sur cette rive. Rien n’aurait fait davantage plaisir à Elaida que de mettre la main sur Egwene al’Vere.

Ces soldats ne constituaient pas toute son escorte, bien évidemment. En plus de Sheriam, sa Gardienne, elle était accompagnée de six autres Aes Sedai, et de leur Lige pour celles qui les avaient amenés, de sorte que derrière les sœurs, huit hommes attendaient dans leurs capes aux couleurs changeantes, dont les ondulations au vent donnaient l’impression que cheval et cavalier disparaissaient partiellement dans les troncs. Conscients des dangers – au moins des pillards –, conscients que leur Aes Sedai était tendue à se rompre, ils scrutaient les arbres environnants comme s’il n’y avait pas de cavaliers. La sécurité de leur Aes Sedai était leur priorité absolue, et pour l’assurer, ils ne se fiaient à personne d’autre qu’à eux-mêmes. Sarin, un barbu très corpulent, se tenait si proche de Nisao qu’il semblait écraser la minuscule Jaune. Jori parvenait à dominer Morvrin quoiqu’il fût en fait plus petit qu’elle. Aussi large que Sarin, mais petit même pour un Cairhienin. Les trois Liges de Myrelle, les trois qu’elle osait avouer, l’entouraient de si près qu’elle n’aurait pas pu bouger son cheval sans pousser l’un des leurs. Le Setagana d’Anaiya, mince et noir, et aussi beau qu’elle était ordinaire, parvenait presque à l’entourer à lui seul. Tervail, avec son gros nez et son visage balafré, faisait de même avec Beonin. Carlinya qui n’avait pas de Lige, ce qui était assez courant pour une Blanche, observait les hommes des profondeurs de son capuchon doublé de fourrure.

Peu de temps avant, Egwene aurait hésité à se montrer en compagnie des six femmes qui, ainsi que Sheriam, lui avaient toutes juré allégeance, pour des raisons diverses ; tout autant qu’Egwene, elles voulaient garder un secret absolu autour de ce serment. Elles avaient été utilisées par Egwene pour influer sur le cours des événements, dans la mesure de ses moyens, alors que tout le monde pensait qu’elle n’était qu’une marionnette, une gamine Amyrlin que l’Assemblée de la Tour pouvait manipuler à sa guise et que personne n’écoutait. L’illusion avait disparu quand elle les avait poussées à déclarer la guerre à Elaida, reconnaissant finalement ce qu’elles visaient depuis qu’elles avaient quitté la Tour. L’Assemblée et les Ajahs s’étaient alors inquiétés de ce qu’elle pourrait faire et depuis, elles avaient tenté de reprendre le contrôle de la situation. Les Députées avaient été très surprises qu’elle accepte leur proposition de créer un conseil constitué d’une sœur de chaque Ajah, pour la conseiller. Peut-être pensaient-elles que le succès remporté par Egwene avec la déclaration de guerre lui était monté à la tête. Bien sûr, elle avait juste dit à Morvrin, à Anaiya et aux autres, de s’assurer qu’elles avaient été choisies et conservaient assez de prestige dans leur Ajah. Elle avait écouté leurs conseils, sans toutefois toujours les suivre, pendant des semaines d’affilée. Désormais, il était devenu inutile d’organiser des rencontres furtives ou de se passer des messages en secret.

Sheriam, portant l’étroite étole bleue par-dessus sa cape, parvint à leur adresser une révérence très protocolaire. Cette femme à la chevelure flamboyante pouvait être parfois incroyablement cérémonieuse.

— Mère, la Députée Delana désire vous parler, dit-elle, comme si Egwene n’avait pas vu la robuste Sœur Grise sur une jument pommelée aussi noire que la monture aux pieds noirs de Sheriam.

— Sur une question de quelque importance, précisa-t-elle.

Et la légère tonalité acide signifiait que Delana ne lui avait pas dit de quoi il s’agissait. Cela avait dû déplaire à Sheriam. Elle était très jalouse de ses prérogatives.

— En particulier, s’il vous plaît, Mère, dit Delana, repoussant en arrière son capuchon noir, révélant ses cheveux argentés.

Elle parlait d’une voix grave pour une femme, mais sans la précipitation de quelqu’un qui a des questions importantes à discuter.

Sa présence était presque une surprise. Delana soutenait souvent Egwene à l’Assemblée de la Tour, quand les Députées se chamaillaient pour savoir si une décision spécifique concernait la guerre contre Elaida. Dans ce cas, l’Assemblée était obligée d’exécuter les ordres d’Egwene comme s’ils avaient été décidés à l’unanimité, et même les Députées qui avaient voté pour la guerre n’aimaient pas trop cela, ce qui donnait lieu à des chicaneries interminables. Elles voulaient destituer Elaida, même si, livrées à elles-mêmes, elles se seraient disputées. Pourtant, le soutien de Delana n’était pas toujours le bienvenu. Un jour, elle se montrait l’incarnation même de la Grise consensuelle, quand le lendemain, elle exposerait ses arguments avec véhémence, se mettant toutes les sœurs à dos. On savait qu’elle avait laissé le loup entrer dans la bergerie en d’autres occasions. Par trois fois, elle avait demandé à l’Assemblée de déclarer officiellement qu’Elaida était de l’Ajah Noire, ce qui provoquait inévitablement un silence gêné, jusqu’à ce que quelqu’un propose d’ajourner la séance. Peu de Députées acceptaient de discuter ouvertement de l’Ajah Noire. Delana était prête à débattre de tout, depuis la façon dont elles trouveraient de quoi vêtir neuf cent quatre-vingt-sept novices, jusqu’à la question de savoir qui, dans l’Assemblée, soutenaient secrètement Elaida, autre sujet qui donnait la chair de poule aux sœurs. Pourquoi était-elle sortie seule à cheval de si bonne heure ? Jusque-là, elle n’avait jamais approché Egwene ainsi. Les yeux bleu clair de Delana étaient aussi insondables, plus que son visage lisse d’Aes Sedai.


— En rentrant, répondit Egwene, nous aurons besoin d’un peu d’intimité, ajouta-t-elle quand Sheriam ouvrit la bouche. Restez en arrière avec les autres, je vous prie.

Les yeux verts de la Gardienne s’étrécirent, peut-être de colère. En gardienne efficace et s’acquittant de sa charge avec enthousiasme, elle avait placé tous ses espoirs en Egwene, et ne cachait pas qu’elle détestait être exclue de ses rencontres. Contrariée ou non, elle accepta de la tête avec une légère hésitation. Si Sheriam nourrissait encore des doutes sur leurs prérogatives respectives, elle était fixée à présent.

À partir de l’Erinin, le terrain montait progressivement vers le gigantesque pic qui s’élevait à l’ouest. Le Mont du Dragon aurait dominé n’importe quel sommet, même dans l’Échine du Monde. Dans la région relativement plate de Tar Valon, sa cime couronnée de neige semblait monter jusqu’au ciel, avec un mince fil de fumée. Les arbres s’arrêtaient à mi-chemin de ses pentes, dont personne n’avait jamais réussi à atteindre le point culminant. On disait que les versants étaient jonchés des os de ceux qui avaient essayé. Pourquoi certains tentaient-ils cette ascension, personne ne pouvait l’expliquer. Parfois, les longues ombres crépusculaires de la montagne arrivaient jusqu’à la cité. Les habitants de la région étaient habitués à voir le Mont du Dragon dominer le ciel, comme ils avaient l’habitude de voir la Tour Blanche dominer les remparts, visible à des miles. Le Mont et la Tour étaient des éléments permanents du paysage, qui avaient toujours été là et y seraient toujours. Les récoltes et l’artisanat préoccupaient davantage la vie des gens.

Dans les minuscules hameaux ou dans les rares villages d’une centaine d’habitants, les enfants qui jouaient dans la neige ou portaient des seaux d’eau, s’arrêtaient pour regarder les soldats chevauchant sur les chemins. Ils n’avaient pas de bannières, mais certains arboraient la Flamme de Tar Valon sur leur cape ou sur les manches de leur tunique, et les étranges capes des Liges montraient que certaines femmes étaient des Aes Sedai. Même aussi près de la cité, les rares apparitions des sœurs faisaient toujours briller les yeux des enfants. Tout comme celles des soldats. Les fermes qui ravitaillaient Tar Valon couvraient la majorité des terres : champs clôturés de murs de pierre entourant de vastes demeures, et granges de pierre ou de brique, séparées par des taillis, des fourrés, et des bouquets d’arbres. Des groupes d’enfants des fermes couraient parfois parallèlement à la colonne sur une courte distance, bondissant dans la neige comme des lièvres. Les travaux de l’hiver retenaient les adultes à l’intérieur, mais ceux qui s’aventuraient dehors, chaudement emmitouflés, accordaient à peine un regard aux soldats, aux Liges, ou aux Aes Sedai. Le printemps serait bientôt là, avec les labours et les semailles. Ce que faisaient les Aes Sedai n’y changerait rien.

Il n’y avait aucune raison de poster des gardes à moins de s’attendre à une attaque. Cependant, le Seigneur Gareth avait formé une solide avant-garde et placé des ailiers sur les flancs, avec une arrière-garde fermant la marche, tandis qu’il conduisait le gros des troupes derrière les Liges, qui marchaient sur les talons de Sheriam et du « conseil ». Ils composaient tous un large anneau irrégulier autour d’Egwene, et elle pouvait presque imaginer qu’elle parcourait la campagne seule avec Delana si elle ne regardait pas trop autour d’elle. Au lieu d’inciter la Sœur Grise à parler – le trajet étant long jusqu’au camp, et personne n’étant autorisé à ouvrir un portail là où le tissage pouvait être observé, elle avait donc tout le temps d’entendre ce que Delana avait à dire –, Egwene comparait les fermes qu’elle croisait à celles des Deux Rivières.

Elle les observa, en réalisant que les Deux Rivières n’étaient plus son foyer. Reconnaître la vérité ne pouvait jamais être une trahison, pourtant elle avait besoin de se remémorer les Deux Rivières. On risque d’oublier qui on est si l’on oublie d’où on vient, et parfois la fille de l’aubergiste du Champ d’Emond avait l’impression d’être étrangère à elle-même. Chacune de ces fermes aurait paru incongrue transposée près du Champ d’Emond, mais elle ne pouvait pas en définir exactement la raison. L’architecture des maisons et l’inclinaison des toits étaient différentes. Les toits étaient plus souvent en ardoise qu’en chaume quand on les apercevait sous la neige qui les recouvrait. Bien sûr, il y avait moins de chaume et plus de pierre et de brique aux Deux Rivières maintenant qu’autrefois. Elle l’avait vu, dans le Tel’aran’rhiod. La transformation se faisait si lentement qu’on ne s’en apercevait pas, ou trop vite pour qu’on s’y adapte, mais elle avait toujours lieu. Rien ne demeurait immuable.

— Certaines pensent que vous allez le lier à vous comme Lige, dit soudain Delana d’un ton calme, comme si elle engageait une conversation à bâtons rompus.

Elle semblait ne s’intéresser qu’à son capuchon. Elle avait tant de classe à cheval qu’elle et sa monture semblaient ne faire qu’un.

— Certaines pensent que c’est déjà fait. Je n’ai plus de Lige moi-même depuis quelque temps, mais la seule présence d’un Lige peut être un réconfort. Si on le choisit bien.

Egwene haussa un sourcil et Delana ajouta :

— Le Seigneur Gareth. Il passe beaucoup de temps avec vous. Il est plus âgé qu’un Lige ne l’est d’ordinaire, mais les Vertes choisissent souvent un homme d’expérience la première fois. Je sais que vous n’avez jamais appartenu à une Ajah spécifique, mais j’ai toujours pensé à vous comme à une Verte. Si vous le liez, je me demande si Siuan sera soulagée ou retournée. Leur relation, si l’on peut l’appeler ainsi, est très bizarre, pourtant, elle paraît totalement à son aise.

— Vous devriez poser la question à Siuan elle-même.

Le sourire d’Egwene se fit légèrement mordant. Son ton aussi, d’ailleurs. Elle ne comprenait pas elle-même pourquoi Gareth Bryne lui avait offert ses services et son loyalisme, mais les Députées de l’Assemblée avaient mieux à faire que cancaner comme des villageoises.

— Vous pouvez dire à qui vous voudrez que je n’ai lié personne, Delana. Le Seigneur Gareth passe du temps avec moi, comme vous dites, parce que je suis l’Amyrlin et qu’il est mon général. Vous pouvez le leur rappeler aussi.

Ainsi, Delana pensait à elle comme à une Verte. C’était l’Ajah qu’elle aurait choisie, quoique, à la vérité, elle ne désirât qu’un seul Lige. Mais Gawyn était soit dans Tar Valon, soit en route pour Caemlyn, et dans les deux cas, elle ne le verrait pas avant longtemps. Elle flatta inutilement l’encolure de Brume et fit un gros effort pour que son sourire ne se transforme pas en rictus. Il avait été agréable d’oublier l’Assemblée, entre autres choses, pendant un temps. L’Assemblée lui faisait comprendre pourquoi Siuan ressemblait si souvent à une ourse affligée d’une rage de dents quand elle était Amyrlin.

— Je ne dirais pas que la question a donné lieu à de longues discussions, murmura Delana. Jusqu’à présent. On se demande quand même si vous allez lier un Lige et qui ce sera. Je doute que Gareth Bryne soit considéré comme un choix avisé.

Elle se retourna sur sa selle pour regarder le Seigneur Gareth qui chevauchait derrière elles. Mais quand elle reprit sa position première, elle dit tout bas :

— Sheriam n’a jamais été votre choix de Gardienne, bien sûr, mais vous devez savoir que les Ajahs ont confié au reste de cette bande le soin de vous surveiller.

Sa jument pommelée était plus petite que Brume, de sorte qu’elle dut lever les yeux pour regarder Egwene, tout en s’efforçant de ne pas en avoir l’air. Ces yeux bleus très clairs se firent soudain perçants.

— Certaines pensent que Siuan vous conseille… trop bien… d’après la façon dont vous avez obtenu la déclaration de guerre contre Elaida. Mais elle éprouve toujours du ressentiment au sujet de son changement de situation, n’est-ce pas ? Maintenant, c’est Sheriam qui est considérée comme la plus responsable de cette situation. En tout cas, les Ajahs aimeraient bien être averties un peu à l’avance si vous décidez de leur faire une autre surprise.

— Je vous remercie de l’avertissement, dit poliment Egwene.

Responsable ? Elle avait prouvé à l’Assemblée qu’elle n’était pas leur pantin, mais la plupart voulaient à toute force qu’elle soit celle de quelqu’un. Au moins, personne ne soupçonnait la vérité sur son conseil. Du moins, il fallait l’espérer.

— Il y a une autre raison pour laquelle vous devriez être méfiante, poursuivit Delana, l’intensité de son regard démentant le naturel de sa voix.

Pour elle, c’était plus important qu’elle ne voulait le montrer à Egwene.

— Vous pouvez être sûre que tout conseil que n’importe laquelle vous donnera, viendra tout droit du chef de son Ajah. Et comme vous le savez, le chef d’une Ajah et ses Députées ne partagent pas toujours les mêmes idées. Suivre ces conseils trop à la lettre pourrait vous mettre en difficulté avec l’Assemblée. Toutes les décisions ne concernent pas la guerre, ne l’oubliez pas, mais vous aurez sans doute besoin de soutien que certaines pourraient vous donner.

— Une Amyrlin doit écouter tous les avis avant de prendre une décision, répondit Egwene, mais je me souviendrai de votre avertissement le moment venu, ma fille.

Delana la prenait-elle pour une imbécile ? Ou s’efforçait-elle de la faire sortir de ses gonds ? La colère provoquait des décisions hâtives ou des propos inconsidérés qu’il était souvent difficile de rattraper. Elle ne voyait pas où Delana voulait en venir, mais quand des Députées ne pouvaient pas la manipuler d’une certaine façon, elles en essayaient une autre. Depuis qu’elle était Amyrlin, elle avait acquis beaucoup d’expérience pour déjouer les manipulations. Prenant des inspirations profondes et régulières, elle se calma.

La Grise la regarda par-dessus son capuchon, le visage absolument lisse. Mais ses yeux bleus si clairs étaient perçants comme des vrilles.

— Vous pouvez vous enquérir de ce qu’elles pensent au sujet des négociations avec Elaida… Mère.

Egwene faillit sourire. La pause avait été délibérée. Apparemment, Delana n’aimait pas être appelée « ma fille » par une femme plus jeune que la plupart des novices. Plus jeune que la plupart de celles venues de la Tour, et encore plus que les nouvelles. Mais il faut dire que Delana elle-même était trop jeune pour être Députée. Et elle ne se contrôlait pas aussi bien que la fille de l’aubergiste.

— Et pourquoi le demanderais-je ?

— Parce que la question a été abordée à l’Assemblée ces derniers jours. Pas en tant que proposition, mais cela a été mentionné très discrètement, par Varilin et Takima, et aussi par Magla. Faiselle et Saroiya ont semblé intéressées par ce qu’elles avaient à dire.

Le ver de la colère se mit à se contorsionner dans le sein d’Egwene. L’écraser ne fut pas facile. Ces cinq-là avaient été Députées avant la scission de la Tour, mais plus important, elles étaient divisées entre les deux factions majeures qui luttaient pour le contrôle de l’Assemblée. En réalité, elles ne savaient pas si elles devaient suivre Romanda ou Lelaine, pourtant ces deux-là continueraient à s’opposer, quitte à sombrer toutes les deux. Elles contrôlaient également leurs disciples d’une poigne de fer.

Elle pouvait croire que les autres avaient été paniquées par les événements, mais pas Romanda et Lelaine. Depuis quelques jours, toute mention d’Elaida ou de conquête de la Tour avait fait place à des conversations inquiètes sur cette éruption du Pouvoir, incroyablement longue, incroyablement puissante. Pratiquement toutes voulaient savoir ce qui l’avait provoquée, et craignaient de l’apprendre. C’est seulement la veille qu’Egwene avait pu convaincre l’Assemblée qu’il était sans danger pour un petit groupe de Voyager jusqu’au lieu de cette éruption – même son souvenir était assez fort pour déterminer l’endroit exact où elle avait eu lieu – et la plupart des sœurs retenaient leur souffle en attendant le retour d’Akarrin et des autres. Toutes les Ajahs avaient voulu une représentante, mais Akarrin avait été la seule Aes Sedai vraiment impatiente d’y aller.

Pourtant, ni Romanda ni Lelaine ne semblaient intéressées. Pour violente et prolongée qu’ait été cette explosion de Pouvoir, cela s’était passé très loin, et sans dommages visibles. Si c’était l’œuvre des Réprouvés, comme cela semblait certain, la chance d’apprendre quelque chose était minuscule, et la possibilité de le contrer encore plus faible. Perdre son temps et ses efforts inutilement, c’était absurde alors qu’elles avaient une tâche importante qui les attendait. Ainsi parlaient-elles, grinçant des dents d’être d’accord pour une fois. Pourtant, elles étaient aussi d’accord pour qu’Elaida soit dépouillée de l’étole et du sceptre, Romanda avec une ferveur presque égale à celle de Lelaine. Si la destitution par Elaida d’une Amyrlin de l’Ajah Bleue l’avait mise en colère, la dissolution de cette même Ajah l’avait rendue enragée. Et elle envisageait des négociations… Ça n’avait pas de sens.

La dernière chose que voulait Egwene, c’est que Delana, ou quiconque, soupçonne que Sheriam et les « conseillères » étaient davantage qu’une meute de chiens de berger chargée de la surveiller, mais elle les convoqua d’un ordre bref. Elles eurent l’intelligence de ne pas dévoiler les secrets qui ne devaient pas l’être, sachant les risques qu’elles encouraient de se faire étriper par leurs propres Ajahs. Sans hâte, elles s’avancèrent et formèrent un groupe autour d’elle, arborant un masque de patience et de sérénité. Puis Egwene demanda à Delana de répéter ce qu’elle avait dit. Malgré sa requête initiale d’intimité, Delana ne protesta que pour la forme avant de s’exécuter. Aussitôt patience et sérénité volèrent en éclats.

— C’est de la folie ! s’exclama Sheriam avant qu’une autre ait pu ouvrir la bouche.

Elle semblait furieuse, et peut-être un peu effrayée. À juste titre : son nom figurait sur une liste de sœurs à neutraliser.

— Aucune ne peut croire que des négociations soient possibles.

— C’est aussi mon avis, dit Anaiya avec ironie.

Son visage ordinaire était plutôt celui d’une paysanne que d’une Aes Sedai, et elle s’habillait très simplement, du moins en public. En drap de laine, elle manœuvrait son hongre alezan aussi facilement que Delana sa jument. Très peu de choses pouvaient ébouriffer les plumes d’Anaiya. Bien sûr, il n’y avait pas de Bleues parmi les Députées envisageant de négocier ; pour elles, c’était la guerre à couteaux tirés.

— Elaida a exposé clairement la situation.

— Elaida est irrationnelle, dit Carlinya, rejetant la tête en arrière.

Elle remonta son capuchon d’un geste d’irritation. Carlinya montrait rarement ses émotions. Là, ses joues pâles étaient presque aussi rouges que celles de Sheriam. Elle parlait avec véhémence.

— Elle ne peut pas croire que nous allons toutes revenir ramper à ses pieds maintenant. Comment Saroiya peut-elle croire qu’elle transigera à moins que ça ?

— Ramper, c’est effectivement ce qu’Elaida a demandé, marmonna Morvrin, caustique.

Son visage rond, généralement placide, était revêche. Ses mains potelées se crispaient sur ses rênes. Elle foudroya si fort un vol de pies s’envolant d’un bouquet de bouleaux au passage des chevaux, qu’on pût craindre qu’elles ne tombent du ciel.

— Takima aime s’écouter parler, parfois. Elle doit parler tout haut pour se comprendre.

— Faiselle aussi, dit sombrement Myrelle, foudroyant Delana comme si c’était sa faute.

La sœur au teint olivâtre était connue chez les Vertes pour son mauvais caractère.

— Je ne m’attendais pas à l’entendre dire ce genre de bêtises. Elle n’a jamais été stupide.

— Je n’arrive pas à croire que Magla pense vraiment de telles choses, insista Nisao, les regardant chacune à son tour. C’est impossible. Pour commencer, et bien que ça me fasse mal de le dire, Romanda contrôle si étroitement Magla qu’elle couine chaque fois que Romanda éternue. Le seul doute qu’entretienne Romanda, c’est de décider s’il faudra fouetter Elaida avant de l’exiler.

Delana avait l’air si neutre qu’elle devait réprimer un sourire suffisant. À l’évidence, c’était la réaction qu’elle espérait.

— Romanda contrôle Saroiya et Varilin tout aussi étroitement. Quant à Faiselle et Takima, c’est tout juste si elles mettent un pied devant l’autre sans la permission de Lelaine, mais elles ont quand même parlé. Pourtant, je crois que vos conseillères sont plus proches du sentiment général, Mère.

Lissant ses gants, elle coula un regard en coin à Egwene.

— Vous pouvez écraser ça dans l’œuf, si vous agissez fermement. Il semble que vous aurez le soutien qu’il vous faut de la part des Ajahs. Et le mien, bien sûr, à l’Assemblée. Le mien et bien d’autres, pour qu’on n’en parle plus.

Comme si Egwene avait besoin de soutien pour ça. Delana cherchait peut-être à se faire bien voir, ou juste à donner l’impression que son soutien à Egwene était son souci prioritaire.

Beonin chevauchait en silence, resserrant sa cape autour d’elle et fixant un point entre les oreilles de son cheval. Soudain, elle secoua la tête. Généralement, ses grands yeux bleu-gris lui donnaient l’air étonné, mais maintenant, un regard furieux sortait de sous son capuchon, foudroyant toutes les sœurs, y compris Egwene.

— Pourquoi des négociations devraient-elles être hors de question ?

Sheriam cligna les yeux de surprise, Morvrin ouvrit la bouche d’un air renfrogné, mais Beonin s’obstina, dirigeant sa colère contre Delana, son accent tarabonais plus prononcé que d’habitude.

— Nous sommes des Grises, vous et moi. Nous sommes des négociatrices, des médiatrices. Elaida a spécifié ses conditions les plus dures, comme c’est souvent le cas au début d’une négociation. Si nous parlons, nous pourrons peut-être opérer la réunification de la Tour et assurer la sécurité de toutes.

— Juger est aussi de notre ressort, dit sèchement Delana, et Elaida a été jugée.

Ce n’était pas tout à fait exact, mais elle semblait plus stupéfaite que les autres par la sortie de Beonin. Sa voix ruisselait de fiel.

— Vous êtes peut-être volontaire pour négocier vous-même et vous faire fouetter. Moi, pas ! Ça m’étonnerait que vous trouviez d’autres volontaires.

— La situation s’est modifiée, insista Beonin.

Elle tendit une main vers Egwene, presque suppliante.

— Elaida n’aurait pas publié sa proclamation concernant le Dragon Réincarne si elle ne l’avait pas eu en main, d’une façon ou d’une autre. Ce fanal de saidar était un avertissement. Les Réprouvés passent sans doute à l’action, et la Tour Blanche…

— Assez ! l’interrompit Egwene. Vous êtes volontaire pour ouvrir des négociations avec Elaida ? Avec les Députées qui sont toujours à la Tour ? rectifia-t-elle.

Elaida n’accepterait jamais de négocier.

— Oui, dit Beonin avec ferveur. La situation peut s’arranger à la satisfaction de toutes. Je le sais.

— Alors, vous avez ma permission.

Immédiatement, toutes sauf Beonin, se mirent à parler en même temps, s’efforçant de la dissuader, lui disant que c’était de la folie. Anaiya criait aussi fort que Sheriam, et Delana avait les yeux exorbités, comme si elle était terrorisée. À la limite du groupe, certaines se mirent à regarder les sœurs autant qu’elles regardaient les fermes qu’elles croisaient, et un mouvement parcouru le groupe des Liges qui, pour l’heure, n’avaient pas besoin du lien pour savoir que leur Aes Sedai était agitée. Ils restèrent cependant à leur place. Les hommes sages restaient à l’écart quand les Aes Sedai commençaient à élever la voix.

Egwene ignora les cris et les gesticulations. Elle avait envisagé toutes les possibilités pour transformer ce désaccord en une Tour entière et unifiée. Elle avait parlé pendant des heures avec Siuan, qui avait plus de raisons que personne de vouloir destituer Elaida. Si cela avait pu sauver la Tour, Egwene se serait rendue à Elaida, aurait oublié si elle avait été élue légalement au Siège d’Amyrlin. Siuan avait failli avoir une attaque d’apoplexie à cette suggestion, pourtant, elle était tombée d’accord, à contrecœur, que préserver la Tour supplantait toute autre considération. Beonin affichait un si beau sourire… c’était un crime de l’effacer.

Egwene éleva la voix, juste assez pour dominer celles des autres.

— Vous vous mettrez en rapport avec Varilin et celles que Delana a nommées, et vous prendrez des mesures pour approcher la Tour Blanche. Voici les conditions que j’accepterai : Elaida devra démissionner et partir en exil.

Parce qu’Elaida n’accepterait jamais de reprendre les sœurs qui s’étaient rebellées contre elle. Une Amyrlin n’avait rien à dire sur la façon dont une Ajah se gouvernait, mais Elaida avait déclaré que les sœurs qui avaient fui la Tour n’appartenaient plus à aucune Ajah. D’après elle, elles devraient supplier pour que leur Ajah les réintègre, après avoir fait pénitence sous son contrôle direct. Elaida ne réunifierait donc pas la Tour, elle la diviserait encore plus.

— Ce sont les seuls termes que j’accepterai, Beonin. Les seuls. Vous me comprenez ?

Les yeux de Beonin se révulsèrent. Elle serait tombée de cheval si Morvrin ne l’avait pas ranimée, en la giflant. Toutes les autres regardaient Egwene comme si elles la voyaient pour la première fois. Même Delana, qui avait dû prévoir que quelque chose de semblable se produirait, d’après les premiers mots qu’elle avait dits. L’évanouissement de Beonin avait stoppé toute discussion, et le cercle de soldats autour d’elle se redressa à un ordre du Seigneur Gareth. Certains regardèrent vers les Aes Sedai, la mine visiblement anxieuse malgré leurs visages cachés derrière les barreaux de leurs visières.

— Il est temps de rentrer au camp, dit Egwene.

Calmement. Ce qui devait être fait le serait. Peut-être qu’une reddition aurait guéri la Tour, mais elle n’y croyait pas. Et maintenant, il faudrait peut-être que les Aes Sedai s’affrontent dans les rues de Tar Valon, à moins qu’elle ne trouve un moyen de faire réussir son plan.

— Nous avons du travail à faire, dit-elle, rassemblant ses rênes, et il ne reste plus beaucoup de temps.

Elle pria qu’il en reste assez.

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