15 Obscurité croissante

Le soleil du soir était une boule sanglante au-dessus des arbres, projetant une lumière sinistre sur le camp, étendue tentaculaire de piquets pour les chevaux, de chariots bâchés, de charrettes à hautes roues et de tentes de toutes les tailles et de toutes les formes, largement espacés dans la neige boueuse. Ça n’était ni le moment ni le lieu où Elenia, à cheval, aurait voulu être. L’odeur du bœuf qui cuisait dans les grandes marmites noires en fer suffisait à lui tourner l’estomac. L’air gelait son haleine et annonçait une nuit glaciale, quand le vent transperçait sa plus belle cape rouge, sans égard pour sa doublure de somptueuse fourrure blanche. La fourrure du renard des neiges était plus chaude que les autres, mais elle ne s’en était jamais rendu compte.

Tenant sa cape fermée avec sa main gantée, elle chevauchait lentement, s’efforçant en vain de ne pas frissonner. Étant donné l’heure, il semblait plus que probable qu’elle passerait la nuit ici, mais pour le moment, elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle coucherait. Sans doute sous la tente d’un Seigneur et d’une Dame qui libéraient les lieux à contrecœur et iraient chercher refuge ailleurs, tâchant de faire bonne figure malgré cette expulsion. En ce qui concernait son hébergement, Arymilla adorait la maintenir sur des charbons ardents jusqu’au dernier moment. Un suspense n’était pas plus tôt terminé qu’un autre le remplaçait. À l’évidence, Arymilla pensait que cette constante incertitude la mettrait mal à l’aise, peut-être même l’encouragerait à s’efforcer de lui plaire. Ce n’était pas la première erreur de calcul que commettait Arymilla, à commencer par la conviction que les griffes d’Elenia Sarand avaient été limées.

Son escorte était composée de quatre hommes arborant les Sangliers d’Or sur leur tunique – et sa servante, Janny, recroquevillée dans sa cape tel un paquet vert sur sa selle. Elle n’avait vu personne dans le camp susceptible d’être loyal envers Sarand. Ici et là, des groupes, rassemblés autour des feux de camp avec leurs blanchisseuses et leurs couturières, arboraient le Renard Rouge de la Maison Anshar. Une double colonne de cavaliers portant le Marteau Ailé de Baryn la croisa, marchant au pas, avec des visages durs derrière les barreaux de leurs visières. À long terme, leur présence importait peu. Karind et Lir s’étaient fait sérieusement taper sur les doigts pour leur lenteur à réagir quand Morgase était montée sur le trône. Cette fois, ils prendraient parti pour Anshar ou Baryn selon leur avantage, dès qu’ils le verraient clairement, abandonnant Arymilla avec autant d’empressement qu’ils s’étaient précipités pour la rejoindre. Le moment venu.

La plupart des hommes qui pataugeaient dans la boue glacée ou lorgnaient avec espoir ces marmites écœurantes, étaient des conscrits, fermiers et villageois rassemblés quand leur seigneur ou leur dame était parti à la guerre. Rares étaient ceux portant le badge d’une Maison sur leur tunique miteuse et leur cape rapiécée. Distinguer les prétendus soldats des maréchaux-ferrants et des armuriers était presque impossible, vu que presque tous portaient à la ceinture une épée ou une hache. Par la Lumière, bon nombre de femmes étaient armées de couteaux, assez longs pour être qualifiés de courtes épées, mais il n’y avait aucun moyen de faire la différence entre l’épouse de conscrit et la cochère de chariot. Elles étaient vêtues du même drap de laine, avaient les mêmes mains calleuses et le même visage fatigué. D’ailleurs, ça n’avait guère d’importance. Ce siège hivernal était une énorme erreur – les assiégeants mourraient de faim longtemps avant les assiégés – mais représentait une opportunité pour Elenia. Ayant repoussé son capuchon en arrière, malgré le vent glacial, pour qu’on puisse distinguer clairement ses traits, elle saluait gracieusement de la tête tous les rustauds crasseux qui jetaient le moindre coup d’œil dans sa direction, ignorant leur surprise à cette condescendance.

La plupart se souviendraient de son affabilité, se rappelleraient les Sangliers d’Or de son escorte, et sauraient qu’Elenia Sarand les avait remarqués. Un Haut Siège, comme une Reine, représentait le sommet d’une tour constituée par des hommes. Certes, ceux qui se trouvaient au pied symbolisaient des briques d’argile grossière, mais si ces briques s’effritaient, tout l’édifice s’écroulait. C’était une chose qu’Arymilla semblait avoir oubliée, si elle l’avait jamais sue. Elenia doutait qu’Arymilla s’entretînt jamais avec quiconque au-dessous du rang de maître d’hôtel ou de femme de chambre. Si cela avait été… prudent, elle-même aurait échangé quelques mots à chaque feu de camp, serrant peut-être une main sale ici et là, se rappelant les gens qu’elle avait déjà rencontrés ou feignant les reconnaître. Purement et simplement, Arymilla n’avait pas l’intelligence nécessaire pour être reine.

Le camp couvrait plus d’espace que la plupart des villes. On aurait plutôt dit qu’une centaine de camps de tailles différentes s’étaient rassemblés les uns près des autres, de sorte qu’elle était libre de s’y promener sans trop se soucier de rester proche des limites extérieures, mais elle faisait attention quand même. Les sentinelles de garde seraient polies, pourtant, sans aucun doute, elles avaient des ordres. En principe, elle approuvait que les gens fassent ce qu’on leur demandait, mais il valait mieux éviter les incidents embarrassants. Compte tenu des conséquences probables si Arymilla pensait qu’elle avait tenté de partir. Elle avait déjà enduré une nuit glaciale dans la tente crasseuse d’un soldat, un abri indigne de son nom, envahie de vermine et grossièrement rapiécée. De plus, Janny n’était pas là pour l’aider à s’habiller. Et tout cela à cause d’un prétendu affront. Enfin, c’était vraiment un affront, mais elle ne pensait pas qu’Arymilla était assez intelligente pour s’en être aperçue. Par la Lumière, imaginer qu’elle devait prendre des gants avec… avec cette nunuche à la cervelle de petit pois ! Resserrant sa cape autour d’elle, elle tenta de feindre que son frisson n’était qu’une réaction contre le vent. Elle devait réfléchir à des choses plus importantes. Elle salua de la tête un jeune homme aux yeux écarquillés, avec une écharpe enroulée autour de la tête, qui recula comme si elle l’avait foudroyé. Imbécile de paysan !

C’était rageant de penser qu’à seulement quelques miles, cette gamine d’Elayne se prélassait bien au chaud dans le confort du Palais Royal, servie par des douzaines de domestiques parfaitement stylés, ne pensant sans doute qu’à ce qu’elle porterait ce soir au dîner préparé par les cuisinières du palais. Selon la rumeur, elle était enceinte d’un garde. C’était possible. Comme sa mère, Elayne n’avait jamais eu beaucoup le sens des convenances. Dyelin était le cerveau, un cerveau vif et dangereux malgré son manque pathétique d’ambition, peut-être conseillée par une Aes Sedai. Il devait bien y avoir au moins une véritable Aes Sedai au milieu de toutes ces rumeurs.

Tellement de fables leur parvenaient de la cité qu’il était difficile de distinguer la réalité de la fiction. Le Peuple de la Mer faisait des trous dans l’air ? N’importe quoi ! Pourtant, la Tour Blanche avait clairement intérêt à mettre l’une des leurs sur le trône. Comment pouvait-il en être autrement ? Tar Valon semblait être pragmatique dans ce domaine. L’histoire enseignait que quiconque monterait sur le Trône du Lion s’apercevrait bientôt que c’était la Tour Blanche qui l’avait favorisée depuis le début. Les Aes Sedai ne perdraient pas leurs relations avec l’Andor par manque d’habileté, surtout pas avec la Tour elle-même divisée. Elenia en était certaine, autant que de son propre nom. En fait, si la moitié de ce qu’elle entendait était vraie, la prochaine Reine d’Andor se trouverait en situation de demander ce qu’elle voudrait en échange du maintien de ces relations. En tout cas, personne ne poserait la Couronne de Roses sur sa tête avant l’été au plus tôt, et beaucoup de choses pouvaient changer d’ici là.

Elle faisait son deuxième tour du camp quand la vue d’un autre petit groupe de cavaliers, avançant lentement entre les feux de camp dans la lumière crépusculaire, lui fit froncer les sourcils et tirer sec sur ses rênes. Les femmes étaient en cape, capuchon rabattu sur le visage, l’une en soie bleu foncé doublée de fourrure noire, l’autre en simple drap gris. Les Trois Clés d’argent, brodées en grand sur les capes des quatre hommes d’armes de leur escorte, suffisaient à les identifier. Elle pensa à des tas de gens qu’elle aurait aimé rencontrer plus volontiers que Naean Arawn. En tout cas, si Arymilla ne leur avait pas interdit de la rencontrer sans elle – Elenia s’entendit grincer des dents – pour le moment, il paraissait plus sage de rester discrète. Surtout quand cette rencontre semblait ne présenter aucun avantage.

Malheureusement, Naean la vit avant qu’elle ne puisse tourner bride. Elle parla rapidement à son escorte, et, tandis que les hommes d’armes et la servante s’inclinaient sur leurs selles, elle partit vers Elenia à une allure qui fit jaillir des gerbes de boue sous les sabots de son hongre noir. Que la Lumière calcine l’imbécile ! Quoi qui poussât Naean à l’imprudence, il était peut-être bon de le savoir et dangereux de l’ignorer. Peut-être, mais cette découverte avait ses propres dangers.

— Restez là, et rappelez-vous que vous n’avez rien vu, dit sèchement Elenia à son escorte, talonnant les flancs de Vent de l’Aube sans attendre la réponse.

Elle n’avait que faire des courbettes interminables, pas plus que n’en exigeait la bienséance, et ses gens savaient qu’ils ne devaient rien faire que ce qu’elle commandait. C’étaient tous les autres qui l’inquiétaient ; qu’ils soient tous réduits en cendres ! Comme son alezan aux longues jambes bondissait en avant, elle perdit sa prise sur sa cape, qui se mit à flotter derrière elle comme la bannière pourpre de Sarand. Elle la laissa claquer devant les fermiers et la Lumière seule savait qui d’autre, le vent transperçant sa robe d’équitation.

Naean eut tout de même le bon sens de ralentir et de s’arrêter un peu plus loin qu’à mi-chemin, près de deux charrettes lourdement chargées, leurs brancards posés dans la boue. Le feu le plus proche était à près de vingt pas, et les tentes encore plus loin, leurs rabats soigneusement lacés pour que le froid n’y entre pas. Autour du feu, les hommes ne quittaient pas des yeux les grandes marmites de fer fumant au-dessus des flammes. Si l’odeur nauséabonde qui s’en élevait lui donnait envie de vomir, au moins, le vent qui charriait leur puanteur emporterait leurs paroles avec. Mais il valait mieux que ce soit important.

Avec un visage clair comme l’ivoire encadré de fourrure noire, Naean semblait belle malgré une certaine dureté de la bouche et des yeux, bleus comme la glace. Très droite et dans une calme attitude, elle ne semblait pas affectée par les événements. Son souffle, qui se condensait en buée blanche, était calme et régulier.

— Savez-vous où nous dormons ce soir, Elenia ? demanda-t-elle avec froideur.

Elenia ne fit aucun effort pour ne pas la foudroyer.

— C’est ça qui vous préoccupe ?

Risquer le mécontentement d’Arymilla pour une question stupide ! Elle montra les dents.

— Vous en savez autant que moi, Naean.

Elle faisait déjà pivoter sa monture quand Naean reprit la parole, avec un soupçon de véhémence.

— Ne jouez pas les idiotes avec moi, Elenia. Et ne venez pas me dire que vous n’êtes pas aussi prête que moi à vous couper les mains pour vous échapper de ce piège. Maintenant, pouvons-nous au moins feindre la civilité ?

Elenia maintint Vent de l’Aube de biais par rapport à Naean et la regarda en coin, par-delà la bordure de fourrure de son capuchon. De cette façon, elle pouvait aussi garder un œil sur les hommes rassemblés autour du feu. Aucun n’arborait les emblèmes d’une grande Maison. Ils pouvaient appartenir à n’importe qui. De temps en temps, l’un d’eux jetait un coup d’œil vers les deux cavalières, mais ce qui les intéressait vraiment, c’était d’approcher assez des flammes pour se réchauffer. Ça, et le temps qu’il faudrait pour que le bœuf dans la marmite soit réduit en bouillie. Ces gens semblaient capables de manger n’importe quoi.

— Croyez-vous pouvoir vous échapper ? demanda-t-elle doucement.

La politesse, c’était très bien, mais s’il fallait rester ici, à la vue de tous et plus longtemps que nécessaire… Pourtant, si Naean voyait un moyen de…

— Comment ? L’engagement que vous avez signé de soutenir Marne a été placardé dans tout l’Andor à l’heure qu’il est. De plus, vous ne pouvez pas croire qu’Arymilla vous laissera partir tranquillement.

Naean se troubla, et Elenia ne put réprimer un sourire pincé. Elle n’était pas aussi indifférente qu’elle voulait le paraître. Mais elle parvint à parler d’une voix neutre.

— J’ai vu Jarid hier, Elenia. Même de loin, il avait l’air bien sombre, galopant à rompre le cou de sa monture et le sien. Si je connais bien votre mari, il est en train d’échafauder un plan pour vous libérer. Pour vous, il cracherait dans l’œil du Ténébreux lui-même.

C’était vrai.

— Vous comprenez, j’en suis sûre, qu’il serait préférable que je fasse partie de ces plans.

— Mon mari a signé le même engagement que vous, Naean, et c’est un homme honorable.

Trop honorable pour son propre intérêt, mais la volonté d’Elenia avait été son guide avant même qu’ils se marient. Jarid avait signé l’engagement parce qu’elle lui avait dit de le faire, non qu’elle eût le choix en l’occurrence, et il le répudierait, même à contrecœur, si elle était assez folle pour le lui demander. Le problème venait de ce qu’il était difficile de lui dire ce qu’elle voulait en ce moment. Arymilla veillait à ce qu’il ne l’approche pas à moins d’un mile. Elle avait tout en main – autant qu’elle pouvait, étant donné les circonstances – mais elle avait besoin de mettre Jarid au courant, ne fût-ce que pour qu’il ne lui coupe pas la route. Cracher dans l’œil du Ténébreux ? Il était capable de les entraîner sciemment au désastre pour aider sa femme.

Elle dut faire un gros effort pour masquer sa frustration et la fureur qui monta soudain en elle, avec un sourire. Elle était très fière de savoir simuler le sourire en toutes occasions. Celui-là avait une nuance de surprise et de dédain.

— Je n’échafaude aucun plan, Naean, et Jarid non plus, j’en suis sûre. Mais si c’était le cas, pourquoi irais-je vous y inclure ?

— Parce que si je ne suis pas dans ces plans, Elenia, Arymilla pourrait en être informée. C’est peut-être une imbécile aveugle, mais elle voit parfaitement quand on lui dit où regarder. Et vous pourriez vous retrouver à partager une tente avec votre fiancé, sous la très haute protection de ses hommes d’armes.

Le sourire d’Elenia s’effaça. Sa voix se fit aussi froide que la boule de glace qui lui remplit brusquement l’estomac.

— Vous devriez surveiller vos paroles. Arymilla pourrait demander à ses Tarabonais de rejouer aux ficelles magiques avec vous. Franchement, je crois pouvoir le garantir.

Déjà blême, le visage de Naean prit une teinte cireuse. Elle chancela sur sa selle et saisit le bras d’Elenia pour s’empêcher de tomber. Une rafale lui arracha les pans de sa cape qu’elle laissa flotter. Ses yeux tout à l’heure si froids, étaient maintenant exorbités. Elle ne fit aucun effort pour cacher sa peur. Peut-être était-elle trop malade pour être capable de la dissimuler. Sa voix se fit haletante et paniquée.

— Je sais que vous préparez quelque chose, vous et Jarid. Je le sais ! Emmenez-moi avec vous et… et Arawn vous jurera fidélité dès que je serai libérée d’Arymilla.

Elle était vraiment secouée pour faire une telle proposition.

— Voulez-vous attirer davantage l’attention que vous ne l’avez déjà fait ? dit sèchement Elenia, dégageant son bras.

Vent de l’Aube et le hongre noir piaffèrent nerveusement, sentant l’humeur de leurs cavalières. Elenia tira sèchement sur les rênes de son alezan pour le calmer. Près du feu, deux hommes baissèrent vivement la tête. Sans aucun doute, ils pensaient que ces deux femmes nobles se disputaient dans la lumière crépusculaire, et ils ne voulaient pas attirer leur colère sur eux. Oui, ce devait être ça. Ils pouvaient propager des rumeurs, mais ils ne voulaient pas se mêler des querelles de leurs supérieurs.

— Je n’ai aucun plan… d’évasion ; absolument aucun, dit-elle d’une voix plus posée.

Refermant sa cape, elle tourna calmement la tête, scrutant la charrette et les tentes les plus proches. Si Naean avait assez peur… Quand une ouverture se présenterait… Personne n’était assez près pour entendre, mais elle continua à parler à voix basse.

— La situation peut changer, naturellement. Qui sait ? Dans ce cas, je vous fais cette promesse, sous la Lumière et sur mon espoir de renaissance. Je ne partirai pas sans vous.

Le visage de Naean s’épanouit à cet espoir. Maintenant, le coup de grâce.

— Enfin, si j’ai en ma possession une lettre écrite de votre main, signée et scellée, dans laquelle vous renoncez explicitement à votre soutien à Marne de votre libre volonté, et jurez qu’Arawn me soutiendra pour le trône. Sous la Lumière et par votre espoir de renaissance. C’est prendre ou à laisser.

Naean rejeta brusquement la tête en arrière et s’humecta les lèvres. Ses yeux affolés semblaient chercher une échappatoire, une aide. Son hongre noir continua à s’ébrouer et à piaffer, mais elle resserra machinalement les rênes pour l’empêcher de s’emballer. Oui, elle avait peur. Mais pas suffisamment pour ne pas comprendre ce que demandait Elenia. L’histoire de l’Andor contenait trop d’exemples pour qu’elle l’ignore. Mille possibilités demeuraient tant qu’il n’y avait rien d’écrit. La seule existence de cette lettre constituerait un mors entre les dents de Naean, dont Elenia tiendrait les rênes. Sa publication signifierait la destruction de Naean, à moins qu’Elenia ne soit assez folle pour reconnaître qu’elle avait écrit sous la contrainte. Elle pourrait insister, mais même une Maison plus paisible qu’Arawn exploserait. Les petites Maisons liées à Arawn depuis des générations chercheraient un autre protecteur. En quelques années, sinon moins, Naean deviendrait le Haut Siège d’une Maison insignifiante et discréditée. Cela s’était déjà produit.

— Nous avons bavardé assez longtemps, dit Elenia, rassemblant ses rênes. Je ne voudrais pas faire jaser. Nous aurons peut-être une autre occasion de parler seule à seule avant qu’Arymilla ne monte sur le trône.

Quelle idée exécrable !

— Peut-être.

Naean soupira longuement. Elenia fit pivoter sa monture, tranquillement ; puis Naean s’écria :

— Attendez !

Regardant par-dessus son épaule, Elenia attendit. Sans dire un mot. Ce qui devait être dit avait été dit. Il ne restait qu’à voir si Naean était assez désespérée pour se livrer elle-même aux mains d’Elenia. Elle devrait l’être. Elle, elle n’avait pas un Jarid qui travaillait pour elle. En fait, quiconque en Arawn suggérerait qu’il fallait porter secours à Naean se retrouverait en prison pour avoir contrecarré sa volonté. Sans Elenia, elle pouvait vieillir en captivité. Pourtant, avec la lettre, sa captivité serait d’un genre différent avec l’apparence d’une liberté totale. Elle semblait assez intelligente pour le comprendre.

— Je vous la ferai parvenir dès que possible, dit-elle enfin, d’un ton résigné.

— Il me tarde de la voir, murmura Elenia, se souciant à peine de dissimuler sa satisfaction.

Mais n’attendez pas trop longtemps, faillit-elle ajouter, réprimant ses paroles de justesse. Naean était maintenant une ennemie à terre. Mais il ne fallait pas oublier qu’une ennemie à terre pouvait très bien vous planter un couteau dans le dos si on la poussait trop loin. De plus, elle craignait la menace de Naean autant que Naean craignait la sienne. Peut-être davantage.

Retournant vers ses hommes d’armes, Elenia se sentit d’une humeur plus allègre que… qu’avant son « sauvetage » par les hommes d’Arymilla. Avant même que Dyelin l’emprisonne à Aringill, bien qu’elle n’eût jamais perdu l’espoir à l’époque. Sa prison, la maison du gouverneur, était assez confortable, même si elle devait partager un appartement avec Naean. Communiquer avec Jarid n’avait présenté aucun problème, et elle pensait s’être acquis des complicités parmi les Gardes de la Reine à Aringill. Beaucoup d’entre eux étaient si récemment sortis de Caemlyn qu’ils ne savaient pas exactement à qui ils devaient allégeance. Cette merveilleuse rencontre avec Naean lui avait tellement remonté le moral qu’elle sourit à Janny et lui promit une foule de robes neuves quand elles seraient à Caemlyn. Ce qui lui valut un sourire reconnaissant de la femme aux joues rebondies. Elenia achetait toujours de nouvelles robes pour sa femme de chambre quand elle se sentait particulièrement bien, chacune digne d’une marchande prospère. C’était un moyen pour s’assurer de sa fidélité et de sa discrétion, auxquelles, depuis vingt ans, Janny n’avait jamais failli.

Le soleil n’était plus qu’un anneau rouge au-dessus des arbres, et il était temps de trouver Arymilla pour savoir où elle dormirait ce soir. La Lumière fasse que ce soit dans un lit décent, sous une tente chaude pas trop enfumée. Avec un repas correct. Elle n’en demandait pas plus. Même cette idée n’affecta pas son humeur. Non seulement elle salua de la tête les groupes d’hommes et de femmes qu’elle croisa, mais elle leur sourit. Elle alla presque jusqu’à leur faire un signe de la main. Les choses progressaient mieux qu’elles ne le faisaient depuis longtemps. Naean était non seulement écartée en tant que prétendante au trône, mais elle était mise à la laisse et au pied, ce qui serait suffisant pour s’attacher Karind et Lir. Et il y avait ceux qui accepteraient n’importe qui sur le trône, sauf une deuxième Trakand. Ellorien, entre autres. Morgase l’avait fait fouetter ! Ellorien ne se déclarerait jamais pour une Trakand. Les griefs entre Aemlyn, Arathelle et Abelle pouvaient sans doute être exploités. Peut-être Luan ou Pelivar aussi. Elle avait sorti ses antennes. Et elle ne dilapiderait pas les atouts de Caemlyn comme l’avait fait ce garçon manqué d’Elayne. Historiquement, tenir Caemlyn suffisait en soi à acquérir le soutien de quatre ou cinq Maisons.

Le délai serait crucial, sinon tous les avantages reviendraient à Arymilla, mais Elenia se voyait déjà assise sur le Trône du Lion, avec les Hauts Sièges agenouillés devant elle pour lui jurer allégeance. Elle avait déjà établi la liste des Hauts Sièges qu’elle devrait remplacer. Aucun de ses opposants ne pourrait lui poser des problèmes à l’avenir. Une série de malheureux accidents y mettrait un terme. Dommage qu’elle ne puisse pas choisir leurs remplaçants, mais des accidents répétés pourraient se produire.

Ces heureuses ruminations furent interrompues par un petit homme rabougri qui surgit soudain près d’elle sur un solide cheval gris, les yeux fiévreux dans la lumière déclinante. Nasin avait des brindilles de pin plantées dans ses fins cheveux blancs. On aurait dit qu’il avait grimpé dans un arbre. Sa tunique et sa cape de soie rouge étaient si abondamment brodées de fleurs multicolores qu’elles auraient pu passer pour des tapis de l’Illian. Il était ridicule. Il était également le Haut Siège de la Maison la plus puissante d’Andor. Un homme assez fou.

— Elenia, mon cher trésor, brailla-t-il en postillonnant. Que votre vue est douce à mes yeux. Auprès de vous le miel semble insipide et les roses sont ternes.

Sans avoir besoin de réfléchir, elle tira sur les rênes de Vent de l’Aube, s’orientant vers la droite, mettant la jument brune de Janny entre eux.

— Je ne suis pas votre promise, Nasin, dit-elle sèchement, rageant d’être obligée de le dire tout haut, au risque d’être entendue. Je suis mariée, vieux fou ! Attendez ! ajouta-t-elle, levant une main.

Elle s’adressait à ses hommes d’armes qui avaient porté la main à leur épée. Une quarantaine d’hommes portant l’Épée et l’Étoile de la Maison Caeren le suivaient, et ils n’auraient pas hésité à tailler en pièces quiconque menacerait leur Haut Siège. Certains avaient déjà à moitié dégainé. Ils ne toucheraient pas à Elenia, naturellement. Nasin les aurait fait pendre jusqu’au dernier s’ils lui avaient fait la moindre égratignure. Par la Lumière, elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer.

— Avez-vous toujours peur de ce jeune balourd de Jarid ? demanda Nasin, orientant sa monture pour la suivre. Il n’a pas le droit de continuer à vous importuner. Le meilleur a gagné, et il devrait le reconnaître. Je lui lancerai un défi !

Sa main, à l’évidence osseuse dans son étroit gant rouge, tripota l’épée qu’il n’avait sans doute pas tirée depuis vingt ans.

— Je le taillerai en pièces comme un chien pour vous avoir effrayée !

Elenia manœuvra adroitement Vent de l’Aube, qui décrivit un cercle autour de Janny, laquelle murmura des excuses et feignit de vouloir s’écarter de son chemin, alors qu’elle faisait le contraire. Mentalement, Elenia ajouta quelques broderies aux robes qu’elle lui achèterait. Fougueux comme il l’était, il pouvait néanmoins passer en un clin d’œil de l’amour le plus courtois au pelotage le plus grossier, comme si elle avait été une vulgaire fille de cuisine. Ça, elle ne le tolérerait pas, encore moins en public. Continuant à tourner, elle afficha un sourire inquiet. Si ce vieux fou obligeait Jarid à le tuer, tout serait perdu !

— Vous savez que je ne supporterai jamais que des hommes se battent pour moi, Nasin.

Sa voix était rauque et anxieuse, mais elle n’essaya pas de la contrôler.

— Comment pourrais-je aimer un homme qui aurait du sang sur les mains ?

Le petit homme ridicule coula un regard sombre le long de son nez interminable, tant et si bien qu’elle commença à se demander si elle n’était pas allée trop loin. Certes, il était fou comme une hase au printemps, mais pas complètement.

— Je n’avais pas réalisé que vous étiez si… sensible, dit-il finalement, sans cesser ses efforts pour contourner Janny.

Son visage usé s’éclaira.

— Mais j’aurais dû le savoir. Je ne l’oublierai pas. Jarid peut vivre. Dans la mesure où il ne vous importune pas.

Brusquement, il sembla remarquer la présence de Janny pour la première fois, et, avec une grimace irritée, il leva le poing. Sans s’écarter, la chambrière potelée se raidit dans l’attente du coup. Elenia grinça des dents. Ses broderies en soie semblaient inconvenantes pour une servante, mais Janny les avait bien méritées.

— Seigneur Nasin, je vous ai cherché partout, cria une voix affectée.

Ils cessèrent de tourner en rond.

Elenia soupira de soulagement quand Arymilla apparut dans le crépuscule, entourée de son escorte, et dut réprimer un accès de fureur à se sentir soulagée. En soie verte surchargée de broderies, avec de la dentelle au cou et aux poignets, Arymilla était dodue, presque grosse, avec un sourire niais et des yeux bruns écarquillés en permanence, même quand il n’y avait rien d’intéressant à voir. Manquant d’intelligence pour voir la différence entre ce qui avait de l’intérêt et ce qui n’en avait pas, elle était juste assez astucieuse pour savoir qu’il existait des choses qui devaient l’intéresser et elle ne voulait pas que quiconque s’aperçoive qu’elles lui avaient échappé. Son seul intérêt dans la vie, c’était son propre bien-être et les moyens pour l’assurer. La seule raison qui la faisait prétendre au trône, c’est que les coffres royaux lui assureraient un meilleur confort que ceux d’un Haut Siège. Son escorte était plus nombreuse que celle de Nasin, même si la moitié seulement était constituée par des hommes d’armes arborant les Quatre Lunes de sa Maison. Les autres étaient pour la plupart des parasites et des sycophantes, petits seigneurs et dames de Maisons mineures, et autres personnages prêts à lécher les mains d’Arymilla pour une place proche du pouvoir. Elle aimait la flagornerie. Naean se tenait là, elle aussi, près de ses hommes d’armes et de sa femme de chambre, le regard froid, ayant apparemment repris son sang-froid. Elle gardait ses distances avec Jaq Lounalt, grand et mince, avec ce ridicule voile tarabonais cachant ses énormes moustaches et une coiffure conique qui remontait le capuchon de sa cape à une hauteur grotesque. Il souriait trop. On n’aurait jamais dit qu’il était capable d’humilier quelqu’un avec quelques mots seulement.

— Arymilla, dit Nasin d’un ton confus, fronçant les sourcils sur son poing comme étonné de le voir levé.

Reposant la main sur le pommeau de sa selle, il gratifia la sotte d’un sourire rayonnant.

— Arymilla, ma chère, dit-il chaleureusement.

Mais ça n’était pas la même chaleur que celle qu’il réservait à Elenia. D’une façon ou d’une autre, il semblait s’être à moitié convaincu qu’Arymilla était sa fille et sa favorite. Un jour, Elenia l’avait entendu lui parler longuement de sa « mère », sa défunte épouse, morte depuis près de trente ans maintenant. Arymilla s’était arrangée pour lui donner la réplique, quoique, à la connaissance d’Elenia, elle n’ait jamais rencontré Miedelle Caeren.

Malgré ses sourires paternels à Arymilla, ses yeux scrutaient la foule à cheval derrière elle. Son visage se détendit quand il repéra Sylvase, sa petite-fille et héritière, une robuste et placide jeune femme qui soutint son regard sans sourire, puis rabattit sur son visage son capuchon sombre doublé de fourrure. Elenia ne l’avait jamais vue sourire, froncer les sourcils ou manifester quelque émotion que de soit ; elle arborait en permanence la placidité d’une vache. À l’évidence, elle en avait aussi l’intelligence. Arymilla gardait Sylvase plus près d’elle qu’Elenia et Naean, et tant que ça durerait, il n’y avait aucune chance que Nasin la prive de ses honneurs. Il était fou, mais rusé.

— J’espère que vous prenez bien soin de ma petite Sylvase, Arymilla, murmura-t-il. Il y a partout des coureurs de dot, et je veux que ma petite chérie soit en sécurité.

— Bien sûr que j’en prends soin, répondit Arymilla, poussant sa grosse jument et frôlant Elenia sans lui accorder un regard.

Le ton était doux comme le miel et affectueux à vomir.

— Vous savez que je prends soin d’elle comme de moi-même.

Avec ce sourire niais, elle ajusta la cape de Nasin sur ses épaules et la lissa avec l’air de quelqu’un qui posait un châle sur un infirme bien-aimé.

— Il fait bien trop froid dehors pour vous. Je sais ce qu’il vous faut. Une tente bien chauffée et du vin brûlant aux épices. Ma servante se fera un plaisir de vous en préparer. Arlene, accompagnez le Seigneur Nasin à sa tente et faites-lui un bon vin chaud.

Une femme svelte de son entourage sursauta, puis s’avança lentement, repoussant la capuche de sa cape bleue, révélant un joli visage et un sourire timide. Soudain, tous ces flagorneurs rajustèrent leur cape, remontèrent leurs gants, évitant de regarder la servante d’Arymilla. Surtout les femmes. Chacune d’entre elles savait qu’elle risquait d’être choisie. Curieusement, Sylvase ne détourna pas les yeux. Il était impossible de voir son visage dans l’ombre de son capuchon, pourtant elle se tourna vers la servante.

Nasin sourit de toutes ses dents.

— Oui. Oui, du vin chaud me ferait du bien. Arlene, n’est-ce pas ? Venez Arlene, voilà une bonne petite. Vous n’avez pas trop froid, non ?

La fille couina quand il drapa un pan de sa cape sur ses épaules. Il l’attira contre lui, si fort qu’elle aurait presque pu tomber de sa selle.

— Vous aurez bien chaud dans ma tente, je vous le promets.

Sans jeter un regard en arrière, il s’éloigna au pas, gloussant et murmurant à l’oreille de la jeune femme qu’il tenait sous son bras. Ses hommes d’armes les suivirent, dans le crissement des cuirs et le lent clapotis des sabots dans la boue. L’un d’eux se mit à rire, comme s’il venait d’entendre une bonne plaisanterie.

Elenia branla du chef, écœurée. Pousser une jolie femme dans les bras de Nasin afin de le distraire, c’était une chose, mais se servir de sa propre servante, c’était révoltant, quoique pas autant que Nasin lui-même.

— Vous aviez promis qu’il n’approcherait plus de moi, Arymilla, dit-elle à voix basse et tendue.

Ce vieil idiot lubrique avait peut-être déjà oublié son existence, mais il s’en souviendrait la prochaine fois qu’il la verrait.

— Vous aviez promis de l’occuper.

Arymilla se renfrogna et tira sur ses gants nerveusement. Elle n’avait pas obtenu ce qu’elle voulait. À ses yeux, c’était un grand péché.

— Si vous voulez être à l’abri de vos admirateurs, vous devriez rester près de moi au lieu d’errer n’importe où. Qu’y puis-je si vous attirez les hommes ? En outre, je viens de vous en débarrasser et je ne vous ai pas entendue m’en remercier.

Elenia serra les dents à s’en endolorir les mâchoires. Feindre qu’elle soutenait la candidature de cette femme de son libre arbitre suffisait à lui donner envie de mordre. Ses choix avaient été assez clairs : écrire à Jarid, ou tolérer une lune de miel prolongée avec son « fiancé ». Elle aurait peut-être accepté cette dernière possibilité, si elle n’avait pas été certaine que Nasin l’enfermerait dans quelque manoir isolé, et finirait par l’oublier après l’avoir pelotée. Arymilla exigeait de sauver les apparences. Certaines de ses exigences étaient insupportables. Il fallait pourtant les supporter. Pour le moment. Quand la situation serait clarifiée, Maître Lounalt pourrait peut-être se consacrer à Arymilla pendant quelques jours.

Elle puisa au fond d’elle-même un sourire d’excuse, et inclina la tête comme si elle avait été une courtisane parasite et avide. Après tout, si elle rampait devant Arymilla, ça signifiait qu’ils avaient raison, eux aussi. Le poids de leurs regards sur elle lui donna envie de prendre un bain. Sourire devant Naean la hérissait.

— Je vous offre toute la gratitude qui est en moi, Arymilla.

Ce n’était pas un mensonge. Toute la gratitude qui était en elle se résumait au désir de l’étrangler, à petit feu. Mais elle dut prendre une profonde inspiration pour continuer.

— Il faut me pardonner ce retard à l’exprimer.

Sa remarque était très amère.

— Nasin m’a accablée. Vous savez comment Jarid réagirait s’il avait vent de son comportement.

Sa voix prit enfin une nuance mielleuse. Cette imbécile d’Arymilla pouffa !

— Bien sûr que vous êtes pardonnée, Elenia, dit-elle en riant, son visage s’éclairant. Vous n’avez qu’à demander. Jarid est impulsif, n’est-ce pas ? Vous devez lui écrire une lettre et lui dire comme vous êtes contente. Car vous êtes contente, n’est-ce pas ? Vous pouvez la dicter à ma secrétaire. Je déteste me tacher les doigts d’encre, pas vous ?

— Bien sûr que je suis contente, Arymilla. Comment pourrait-il en être autrement ?

Cette fois, le sourire ne lui coûta aucun effort. Arymilla se croyait astucieuse. Se servir de sa secrétaire excluait toutes les possibilités d’utiliser des encres secrètes, mais elle pouvait dire ouvertement à Jarid de ne rien entreprendre sans son conseil, et cette frivole écervelée croirait qu’elle obéissait.

Hochant la tête avec une satisfaction pleine de suffisance, Arymilla rassembla ses rênes, imitée par sa coterie.

— Il se fait tard, dit-elle, et je veux me lever de bonne heure demain. La cuisinière d’Aedelle Baryn a préparé un excellent repas qui nous attend. Vous et Naean chevaucherez avec moi, Elenia.

Au ton, elle semblait leur faire une faveur. Elles n’eurent d’autre choix que de feindre que c’en était une, s’alignant à ses côtés.

— Et Sylvase aussi, naturellement. Venez, Sylvase.

La petite-fille de Nasin rapprocha sa jument, sans se ranger à côté d’Arymilla. Elle les suivit légèrement à l’arrière, avec les sycophantes d’Arymilla sur les talons, qui n’avaient pas été invités à lui tenir compagnie. Malgré les bourrasques capricieuses, plusieurs femmes et deux ou trois hommes tentèrent, sans succès, d’engager la conversation avec elle. Elle disait rarement deux mots de suite. Ceci dit, sans aucun Haut Siège à flatter, une héritière faisait l’affaire, et peut-être qu’un des hommes espérait l’épouser. L’un d’entre eux était peut-être un garde, ou un espion qui s’assurait qu’elle ne cherchait pas à communiquer avec quelqu’un de sa Maison. Ils devaient trouver excitant de frôler les limites du pouvoir. Elenia avait ses plans concernant Sylvase.

Arymilla ne rechignait pas à papoter, alors que quiconque doué de bon sens se serait emmitouflé dans sa cape. Tandis qu’ils s’éloignaient dans la nuit tombante, elle parlait à bâtons rompus du dîner que leur proposerait la sœur de Lir et de ses projets concernant son couronnement. Elenia murmurait son approbation quand le moment lui semblait opportun. Si l’imbécile voulait promettre une amnistie à tous ses anciens opposants, loin d’Elenia Sarand l’idée de la traiter d’imbécile. C’était assez pénible d’avoir à… à minauder devant elle, sans être obligée de l’écouter en plus. Puis Arymilla dit quelque chose qui frappa son oreille comme un coup de stylet.

— Ça ne vous ennuiera pas de partager votre lit avec Naean ? Il semble que nous soyons à court de tentes décentes.

Elle tressaillit. Pendant un instant, elle fut incapable de prononcer un mot. Tournant légèrement la tête, elle rencontra le regard choqué de Naean. Il était impossible qu’Arymilla fût déjà au courant de leur rencontre fortuite. Si tant est qu’elle la connaisse, pourquoi leur offrirait-elle l’occasion de comploter ensemble ? Un piège ? Des espions les avaient-ils entendues parler ? La servante de Naean ? Ou Janny ? Elle fut prise de vertige. Des mouches blanches et noires flottèrent devant ses yeux. Elle crut qu’elle allait s’évanouir.

Brusquement, elle réalisa qu’Arymilla lui avait posé une question directe, et qu’elle attendait la réponse, fronçant les sourcils avec une impatience croissante. Elle réfléchit à toute vitesse. Oui, elle avait la réponse.

— Un carrosse doré, Arymilla ?

Quelle idée ridicule ! Autant voyager dans une roulotte de Rétameur !

— Oh, charmant ! Vous avez vraiment des idées merveilleuses !

Le minaudage satisfait d’Arymilla calma un peu sa respiration.

Elle était une imbécile sans cervelle. Peut-être y avait-il pénurie de tentes convenables. Elle pensait qu’elles étaient inoffensives maintenant. Domptées. Elenia, qui avait découvert les dents, transforma sa réaction en minaudage. Mais elle écarta toute idée de la faire « divertir » par le Tarabonais, même pour une heure. Avec la signature de Jarid au bas de son engagement, il n’y avait qu’une seule façon de lui dégager la voie pour le trône. Ils avaient tout en main et étaient prêts à avancer. La seule question, c’était de décider qui d’Arymilla ou de Nasin mourrait en premier.


La nuit s’appesantissait sur Caemlyn, avec un froid rigoureux accentué par des vents cinglants. Ici et là, une lueur indiquait que les gens n’étaient pas couchés, mais la plupart des volets étaient fermés. Le mince croissant de lune, bas sur l’horizon, ne faisait qu’accentuer l’obscurité. Même la neige sur les toits ou entassée devant les maisons où elle avait échappé aux piétinements, était d’un gris fantomatique. Celui qui, emmitouflé de la tête aux pieds dans une cape noire, avançait à grands pas dans la boue gelée laissée sur les pavés, répondait au nom de Daved Hanlon ou de Doilan Mellar avec une égale aisance ; un nom n’était rien de plus qu’un vêtement, et un homme en changeait quand c’était nécessaire. S’il avait agi selon ses désirs, il aurait été au Palais Royal, en train de se réchauffer les pieds devant un feu ronflant dans une cheminée, une chope dans une main, un pichet de brandy à côté de lui, une fille facile sur les genoux. Mais il devait satisfaire les désirs d’un autre. Au moins, la marche lui semblait plus facile ici que dans la Cité Neuve. Ce n’était pas agréable, dans cette boue gelée et glissante, pourtant ses bottes avaient moins de chances de se dérober sous lui que dans les rues en pente abrupte de la Cité Intérieure. De plus, l’obscurité lui convenait ce soir.

Il y avait peu de gens dans les rues quand il était parti, et ce nombre avait diminué à mesure que l’obscurité avait augmenté. Les sages restaient chez eux après la nuit tombée. De temps en temps, de vagues formes rôdaient dans les ombres les plus noires, et, après avoir brièvement observé Hanlon, détalaient et tournaient au premier croisement, s’efforçant d’étouffer des jurons quand ils pataugeaient dans la neige. Il n’était pas corpulent et à peine plus grand que la moyenne, avec, en plus, son épée et son plastron cachés sous sa cape. Comme les coupe-jarrets s’attaquaient le plus souvent aux plus vulnérables, il avançait avec assurance, sans avoir l’air de craindre les rôdeurs. Son attitude était renforcée par la longue dague dissimulée dans son gantelet droit.

Il était à l’affût des patrouilles de Gardes, mais il ne s’attendait pas à voir des rôdeurs. Ceux-ci auraient cherché d’autres terrains de chasse si les Gardes avaient patrouillé par là. Le cas échéant, il pouvait renvoyer d’un mot les Gardes trop curieux, mais il ne voulait être vu de personne, ni qu’on lui demande ce qu’il faisait si loin du palais à cette heure. Son pas ralentit quand il aperçut deux femmes chaudement emmitouflées à un carrefour loin devant. Comme elles s’éloignaient sans regarder dans sa direction, il souffla. Peu de femmes s’aventuraient seules dehors à cette heure. Sans même voir leurs visages, il aurait parié une poignée d’or contre une pomme que c’étaient des Aes Sedai, ou l’une de ces étrangères qui occupaient la plupart des lits du palais.

Le souvenir de cette bande lui fit froncer les sourcils et ressentir des picotements dans le dos, comme si on le caressait avec des orties. Quoi qui se passât au palais, ça lui donnait le bourdon. Les Atha’an Mieres étaient déjà suffisamment détestables, et pas seulement parce qu’elles parcouraient les couloirs en balançant les hanches de façon aguichante puis dégainaient leur couteau. Il n’avait même pas pensé à leur peloter les fesses après avoir réalisé qu’elles et les Aes Sedai se regardaient en chiens de faïence. Quoi qu’en dise la rumeur, il savait que les Aes Sedai ne prenaient pas une ride. Pourtant, certaines pouvaient canaliser, et il avait l’idée dérangeante que toutes en étaient capables. Ce qui était absurde. Les Atha’an Mieres bénéficiaient peut-être d’une autorisation spéciale. Mais pour ces Femmes de la Famille, comme les appelait Falion, chacun savait que, si trois femmes capables de canaliser et qui n’étaient pas Aes Sedai, s’asseyaient à la même table, une Aes Sedai apparaîtrait avant qu’elles n’aient eu le temps de vider un pichet de vin, leur dirait de s’en aller, et leur interdirait de s’adresser la parole. Ici, ces femmes résidaient au palais, se mêlaient aux Aes Sedai sans frictions. Quoi qui les ait poussées à se blottir les unes contre les autres, les Aes Sedai avaient été tout aussi anxieuses. Il y avait trop de bizarreries à son goût. Quand les Aes Sedai se comportaient bizarrement, c’était le moment pour un homme de protéger sa peau.

Avec un juron, il sortit de sa rêverie. Quelques pas plus loin, il eut un sourire pincé, tâtant du pouce le tranchant de sa dague. Le vent tomba, siffla au-dessus des toits et retomba. Dans le bref intervalle de silence, il entendit un crissement de bottes dans la neige. On l’avait suivi peu de temps après son départ du palais.

Au carrefour suivant, il tourna à droite, à la même allure régulière et tranquille, puis se colla contre la façade d’une écurie. Les larges portes en étaient fermées, et certainement barrée de l’intérieur, mais une forte odeur de cheval et de crottin flottait dans l’air. De l’autre côté de la rue, l’auberge était close, ses fenêtres noires calfeutrées. On n’entendait que le grincement de l’enseigne qui se balançait au-dessus de la porte, invisible dans la nuit.

Il entendit les bruits de bottes qui s’accéléraient, pour ne pas le perdre de vue trop longtemps. Une silhouette encapuchonnée tourna prudemment au coin. Sa main gauche jaillit, saisissant la gorge sous le capuchon en même temps que la droite lui porta un coup avec sa dague. Il s’était attendu à trouver un plastron ou une cotte de mailles sous la tunique de l’inconnu, mais l’acier s’enfonça facilement sous le sternum. Il ne sut pas pourquoi cela paralysa les poumons de sa victime, incapable de crier, jusqu’au moment où elle se noya dans son propre sang. Il n’avait pas le temps d’attendre. Aucun Garde n’était en vue pour le moment, mais rien ne disait que ça durerait. D’un mouvement brusque, il cogna la tête de l’homme contre le mur en pierre de l’écurie, assez fort pour lui fracturer le crâne, puis lui enfonça sa dague dans la poitrine jusqu’à la garde, sentant la lame toucher la colonne vertébrale.

Sa respiration resta régulière ; tuer était une chose qu’il fallait faire de temps en temps, aucune raison de s’exciter là-dessus. Il étendit le corps dans la neige le long du mur, puis essuya sa lame sur la tunique noire du mort tout en fourrant la main sous son aisselle pour ôter son gantelet d’acier. Tournant la tête, il observa la rue à droite et à gauche, tout en commençant à palper rapidement le visage du mort dans l’obscurité. Il sentit une barbe sous ses doigts, confirmant qu’il s’agissait bien d’un homme. Homme, femme ou enfant, ça ne faisait aucune différence pour lui – les imbéciles se comportaient comme si les enfants n’avaient pas d’yeux pour voir, ni de langue pour dire ce qu’ils avaient vu – pourtant il regretta de ne pas déceler un indice sur la victime qui lui aurait permis de l’identifier. Palpant la manche de l’homme, il toucha du drap épais, ni beau, ni particulièrement grossier, et un bras nerveux, qui aurait pu appartenir à un clerc, un cocher ou un laquais. Bref, à n’importe qui. Fouillant dans les poches, il en sortit un peigne en bois et une pelote de ficelle, qu’il jeta. Il s’attarda sur la ceinture. Un fourreau en cuir y pendait, vide. Personne au monde n’aurait pu dégainer après que la lame de Hanlon avait perforé ses poumons. Bien sûr, il existait de bonnes raisons pour qu’un homme sorte la nuit avec son couteau dégainé, mais la première qui lui vint à l’idée, c’est que c’était pour poignarder quelqu’un dans le dos ou lui couper la gorge.

Ne perdant pas de temps en spéculations, il trancha la bourse du mort sous les cordons. Le poids des pièces qu’il versa dans sa main et fourra vivement dans sa poche lui apprit qu’il n’y avait pas d’or, sans doute même pas une pièce d’argent. Une bourse vide ferait croire que le cadavre avait été la victime de brigands. Se redressant, il tira sur son gantelet. Quelques instants plus tard, il avait repris sa marche dans la boue, serrant sa dague contre son flanc sous sa cape, le regard aux aguets.

La plupart de ceux qui entendraient parler du mort accepteraient la thèse de l’assassinat pour vol, excepté celui qui avait envoyé cet individu à ses trousses. Le fait qu’il le suivait depuis le palais signifiait qu’il était en service commandé, mais par qui ? Il était pratiquement sûr que toute Atha’an Miere qui aurait eu envie de lui planter un couteau dans le corps l’aurait fait elle-même. Les Femmes de la Famille le troublaient juste par leur présence, mais elles étaient tranquilles et discrètes. Certes, ceux qui souhaitaient rester discrets étaient enclins à faire appel à un tueur à gages. Or il n’avait jamais échangé plus de trois mots de suite avec aucune d’elles, et il n’avait jamais tenté d’en dénoncer une. Ses soupçons se portaient plutôt sur les Aes Sedai, pourtant il était certain de n’avoir rien fait pour éveiller leur méfiance. N’importe laquelle pouvait avoir ses raisons de le vouloir mort. Mais impossible de savoir laquelle. Birgitte Trahelion était une idiote, qui semblait penser qu’elle était réellement un personnage de légende, peut-être même la vraie Birgitte, si tant est qu’elle ait jamais existé, mais elle pouvait parfaitement croire qu’il représentait une menace. C’était peut-être une catin, à tortiller des fesses dans les couloirs avec ses chausses moulantes, mais elle avait l’œil froid. Elle était capable de donner l’ordre de trancher une gorge sans battre un cil. La dernière hypothèse concernait celle qui l’inquiétait le plus. Ses propres maîtres n’étaient pas des gens les plus confiants, et pas toujours les plus dignes de confiance. Il se trouvait, en outre, que Dame Shiaine Avarhin, la maîtresse en question, était celle qui lui avait fait parvenir la convocation qui l’avait fait sortir dans la nuit, où, comme par hasard, un individu l’avait suivi, couteau en main. Il ne croyait pas aux coïncidences, quoi que disent les gens sur cet al’Thor.

L’idée de retourner au palais lui traversa l’esprit puis disparut en un éclair. Comme il avait de l’or caché sur lui, il pouvait payer comme n’importe qui pour franchir les portes, ou juste ordonner qu’on en ouvre une juste le temps de le laisser passer. Mais cela aurait signifié qu’il passerait le restant de ses jours à surveiller ses arrières en danger permanent. Ce n’était pas tellement différent de sa vie actuelle. De plus, cette garce de Birgitte aux yeux durs comme la pierre était la coupable la plus vraisemblable. Ou une Aes Sedai. Avait-il offensé cette Famille sans le vouloir ? Quand même, la prudence payait toujours. Il fléchit les doigts sur la poignée de sa dague. La vie lui semblait belle pour le moment, avec tout le confort et des tas de femmes complaisantes envers un Capitaine de la Garde, soit qu’elles béaient d’admiration, soit qu’elles le craignaient. Mais la vie en cavale était toujours préférable à la mort.

Il finit par trouver la rue et la maison qu’il cherchait. Il tambourina à la porte d’une haute bâtisse qui aurait pu appartenir à un marchand prospère mais discret. Sauf qu’il savait maintenant que ce n’était pas le cas. Avarhin était une Maison minuscule, sans vie disaient certains, mais dont il restait une fille, Shiaine, qui avait de l’argent.

Un battant s’ouvrit brusquement. Il se protégea les yeux avec sa main gauche de la lumière qui l’aveugla soudain. Il tenait sa dague dans la droite. Il resta caché, sur le qui-vive. Étrécissant les yeux entre ses doigts écartés, il reconnut la femme à la porte, dans une robe noire de servante. Pour autant, cela ne le tranquillisa pas.

— Embrasse-moi, Falion, dit-il en entrant.

L’air libidineux, il tendit la main vers elle. La gauche, naturellement.

La femme au long visage écarta sa main et referma derrière lui.

— Shiaine s’est enfermée avec un visiteur dans le salon du premier, dit-elle calmement, et la cuisinière est dans sa chambre à coucher. Il n’y a personne d’autre dans la maison. Pendez votre cape à la patère. Je vais lui dire que vous êtes arrivé, mais vous devrez peut-être attendre.

L’air libidineux de Hanlon disparut et sa main retomba. Malgré l’éternelle jeunesse de son visage, le mieux qu’on puisse dire de Falion, c’est qu’elle était élégante, et encore, en forçant le trait. Elle avait surtout le regard froid, et une attitude glaciale. Ce n’était pas le genre de femme qui l’attirait. À ce qu’il en savait, elle avait été punie par l’un des Réprouvés, et il était censé faire partie de la punition, ce qui modifiait la situation. Dans une certaine mesure. Trousser une femme contrainte ne l’avait jamais dérangé, et Falion n’avait certes pas le choix. Sa robe de servante témoignait qu’elle faisait le travail de quatre ou cinq femmes à elle seule ; le service, la plonge, la cuisine, dormant quand elle pouvait et rampant quand Shiaine fronçait les sourcils. Ses mains étaient rugueuses d’avoir fait la lessive et frotté les planchers. Pourtant, elle survivrait vraisemblablement à sa punition, et la dernière chose qu’il souhaitait, c’était qu’une Aes Sedai ait un grief personnel contre Daved Hanlon. En tout cas, pas tant que la situation pouvait changer avant qu’il n’ait eu l’occasion de lui planter un couteau dans le cœur. Parvenir à un arrangement avec elle avait été facile. Elle semblait avoir le sens pratique. Dès qu’on pouvait les voir, il la pelotait chaque fois qu’elle passait à portée de sa main, et quand il en avait le temps, il l’emmenait dans sa minuscule chambre de bonne sous les toits. Ils froissaient les draps, puis s’asseyaient sur l’étroite couchette et échangeaient des informations. Sur l’insistance de Falion, il lui faisait parfois quelques bleus au cas où Shiaine vérifierait. Il espérait qu’elle se rappellerait que c’était à sa demande.

— Où sont les autres ? dit-il, ôtant sa cape et la suspendant au portemanteau sculpté en forme de léopard.

Le bruit de ses bottes sur les dalles se répercuta en écho sur le haut plafond. C’était un bel espace, avec des corniches en plâtre peint, de riches tapisseries accrochées aux anneaux lambrissés, bien éclairé par des torchères à miroirs, avec autant de dorures qu’au Palais Royal, mais, qu’il soit réduit en cendres, s’il y faisait beaucoup plus chaud que dehors ! Falion haussa un sourcil devant la dague qu’il tenait à la main. Il la rengaina avec un sourire crispé. Il pouvait la dégainer plus vite que n’importe qui au monde, tout comme son épée.

— La nuit, les rues sont pleines de voleurs.

Malgré le froid, il ôta ses gantelets et les coinça derrière son ceinturon. Toute autre attitude aurait donné l’impression qu’il se croyait en danger. Au pire, le plastron devrait suffire.

— Je ne sais pas où est Marillin, dit-elle par-dessus son épaule, se détournant déjà et retroussant ses jupes pour monter l’escalier. Elle est sortie avant le coucher du soleil. Murellin est à l’écurie avec sa pipe. Nous pourrons parler quand j’aurai informé Shiaine de votre arrivée.

La regardant monter, il émit un grognement. Murellin, robuste individu que Hanlon n’aimait pas avoir dans son dos, s’exilait à l’écurie, derrière la maison, chaque fois qu’il voulait fumer sa pipe, parce que Shiaine détestait l’odeur de son grossier tabac, et comme il avait l’habitude d’y emporter un pot de bière, voire un pichet, il ne rentrerait pas de sitôt. Marillin l’inquiétait davantage. Elle était Aes Sedai elle aussi, apparemment autant sous les ordres de Shiaine que Falion ou lui-même, mais il n’avait pas d’arrangement avec elle. Pas de disputes non plus, mais il se méfiait des Aes Sedai par principe, Ajah Noire ou non. Où était-elle allée ? Pour faire quoi ? Un homme dans l’ignorance est un homme vulnérable. Or Marillin Gemalphin passait vraiment trop de temps à faire des choses qu’il ignorait totalement. Il en arrivait à la conclusion qu’il y avait beaucoup trop de choses à Caemlyn sur lesquelles il ne savait absolument rien. Il était grand temps qu’il les découvre s’il voulait rester en vie.

Quand Falion fut partie, il quitta le hall d’entrée glacial pour aller à la cuisine, à l’arrière de la maison. La pièce aux murs de brique était vide – la cuisinière savait très bien qu’elle ne devait pas pointer le nez hors de sa chambre au sous-sol quand on l’avait renvoyée pour la nuit –, le poêle en fonte noire et les fours étaient froids, mais une petite flambée dans le long âtre de pierre faisait de la cuisine l’une des rares pièces chaudes de la maison. Du moins, comparée aux autres. Shiaine était avare, sauf pour son confort personnel. Le feu brûlait dans la cheminée uniquement pour le cas où elle aurait voulu du vin chaud pendant la nuit, ou un lait de poule.

Depuis son arrivée à Caemlyn, il était venu dans cette maison plus d’une demi-douzaine de fois, et il savait dans quel placard trouver des épices, et dans quelle pièce un tonneau de vin. Toujours du bon vin. Shiaine ne lésinait jamais sur le vin, pas sur celui qu’elle avait l’intention de boire, en tout cas. Le temps que Falion revienne, il avait posé sur la table le pot de miel, une coupelle de gingembre et de clous de girofle, et un pichet plein de vin. Le tisonnier chauffait dans le feu. Shiaine pouvait aussi bien dire « Venez maintenant », c’est-à-dire « immédiatement », mais quand elle voulait faire attendre, ça durait parfois jusqu’à l’aube. Ces convocations le privaient tout le temps de sommeil. Qu’elle soit réduite en cendres !

— Qui est le visiteur ? demanda-t-il.

— Il n’a pas donné de nom, en tout cas, pas à moi, dit Falion, tout en calant la porte du hall ouverte avec une chaise.

Cela faisait fuir une partie de la maigre chaleur de la pièce, mais elle voulait entendre au cas où Shiaine l’appellerait. Ou peut-être voulait-elle s’assurer que l’autre femme n’écouterait pas à la porte.

— Un homme grand et mince à l’air dur, avec l’apparence d’un soldat. Un officier d’un grade quelconque, peut-être un noble d’après ses manières, et Andoran d’après son accent. Il semble intelligent et prudent. Ses vêtements sont assez simples, quoique coûteux, et il ne porte ni bagues ni broches.

Devant la table, elle fronça les sourcils, se tourna vers l’un des grands placards proches de la porte du hall et ajouta une seconde coupe en étain à celle qu’il avait sortie pour lui. Il ne lui était pas venu à l’idée d’en sortir deux, estimant sans doute qu’il était déjà regrettable d’avoir dû préparer son vin chaud lui-même. Aes Sedai ou pas, c’était elle la servante. Mais elle s’assit à la table et repoussa la coupelle d’épices comme si elle s’attendait à ce qu’il la serve.

— Mais Shiaine a eu deux visiteurs hier, plus imprudents que ce monsieur, poursuivit-elle. Celui du matin avait les Sangliers d’Or de Sarand sur les manchettes de ses gantelets. Il pensait sans doute que personne ne remarquerait ce détail. Quoi qu’il en soit, c’est un homme plutôt rebondi, aux cheveux blonds et au comportement hautain ; il a fait des compliments sur le vin, comme surpris d’en trouver du si bon dans la maison, et il a demandé à Shiaine de me faire fouetter pour lui avoir montré un respect insuffisant.

Elle dit tout cela d’une voix froide et posée. La seule fois où elle avait manifesté quelque véhémence, c’était quand Shiaine l’avait fouettée elle-même. Cette fois-là, il l’avait entendue hurler.

— Je dirais que c’est un compatriote qui a rarement séjourné à Caemlyn, mais qui croit savoir comment se comportent ses supérieurs. Vous le reconnaîtrez à sa verrue au menton et à sa petite cicatrice en croissant de lune à côté de l’œil gauche. Celui de l’après-midi était petit et noir, avec un nez pointu, des yeux méfiants et sans cicatrices ou signes particuliers. J’ai vu quand même qu’il portait une bague ornée d’un grenat carré à la main gauche. Il était peu loquace, très attentif à ce qu’il disait devant moi. Mais j’ai vu qu’il avait une dague gravée des Quatre Lunes de Marne sur le pommeau.

Croisant les bras, Hanlon s’appuya contre le manteau de la cheminée, et demeura impassible malgré sa perplexité. Il était certain que le plan prévoyait qu’Elayne monte sur le trône, mais ce qui se passerait après demeurait un mystère. On la lui avait promise en tant que reine. Qu’elle portât ou non une couronne quand il la prendrait lui importait peu, même si cela ajoutait du piment à la situation – la dresser serait un pur plaisir, même si elle était fille de fermier, d’autant que cette gamine l’avait réprimandé aujourd’hui devant tout le monde ! Les contacts avec Sarand et Marne signifiaient peut-être qu’Elayne mourrait sans être couronnée. Malgré toutes les promesses, peut-être l’avait-on choisi finalement pour qu’il la tue le moment venu, quand Shiaine (ou plutôt le Réprouvé) le jugerait opportun. Moridin, s’appelait-il. Hanlon n’avait jamais entendu prononcer ce nom avant d’entrer dans cette maison. Cela ne le dérangeait pas. Si un homme avait le culot de prétendre qu’il faisait partie des Réprouvés, Hanlon n’était pas assez bête pour en douter. Mais l’idée qu’il n’était sans doute qu’une dague dans toute cette intrigue le troublait. Tant qu’une lame fait son office, quelle importance si elle se casse ? Mieux valait être la main qui tenait le manche.

— Vous avez vu de l’or changer de mains ? demanda-t-il. Vous avez entendu quelque chose ?

— Je vous l’aurais dit, répondit-elle d’un ton pincé. Et d’après notre accord, c’est à mon tour de poser les questions.

Il parvint à masquer son irritation en prenant l’air expectatif. Cette imbécile lui demandait toujours des renseignements sur les Aes Sedai du Palais ou celles qu’elle appelait la Famille, ou encore sur le Peuple de la Mer. Elle voulait savoir la nature de leurs relations : lesquelles se parlaient en catimini et celles qui s’évitaient, ce qu’il les avait entendues dire. Comme s’il n’avait rien d’autre à faire que rôder dans les couloirs pour les espionner. Il ne lui mentait jamais – il y avait trop de chances qu’elle apprenne la vérité, même enterrée dans cette maison à jouer les servantes ; elle était Aes Sedai, après tout –, mais il était de plus en plus difficile de lui dire quelque chose de nouveau. Mais elle était intraitable : il devait lui fournir des informations s’il voulait qu’elle lui en donne. Aujourd’hui, il avait quelques menues informations : des filles du Peuple de la Mer s’en allaient, et toutes avaient été en révolution la journée durant, comme si on avait glissé des glaçons dans leur corsage. Elle devrait s’en contenter. Ce qu’il avait besoin de savoir, c’était des choses importantes, pas des cancans.

Mais avant qu’elle ait pu poser ses questions, la porte d’entrée de la maison s’ouvrit. Murellin était assez large pour occuper toute l’ouverture, mais ça n’empêcha pas un vent glacial de s’engouffrer en rafales qui firent danser les flammes et projetèrent des étincelles dans la cheminée jusqu’à ce que le gros homme eût refermé la porte. Il ne semblait pas sentir le froid, grâce à son épaisse tunique. En outre, il n’avait pas seulement les proportions d’un bœuf, il en avait aussi l’intelligence. Posant bruyamment une grande chope en bois sur la table, il coinça les pouces dans sa ceinture et lorgna Hanlon avec hostilité.

— Vous fricotez avec ma poule ? marmonna-t-il.

Hanlon sursauta, mais pas par peur de ce balourd de Murellin de l’autre côté de la table. Ce qui le stupéfia, ce fut l’Aes Sedai qui bondit de sa chaise et saisit le pichet de vin. Elle y jeta le gingembre et les clous de girofle, ajouta une mesure de miel et fit tourner le pichet pour mélanger le tout. Ensuite, se protégeant la main dans un pli de sa jupe, elle retira le tisonnier du feu et le plongea dans le vin, sans vérifier s’il était assez chaud et sans jamais regarder en direction de Murellin.

— Votre poule ? dit Hanlon, prudent.

Ce qui lui valut un sourire suffisant du gros homme.

— Quasiment. La dame a pensé que je pouvais aussi bien utiliser ce que vous dédaignez. Bref, Fally et moi, on se tient chaud la nuit.

Murellin contourna la table, souriant toujours, à l’adresse de la femme cette fois-ci. Un cri retentit dans le couloir. Il s’arrêta en soupirant, et son sourire s’évanouit.

— Falion ! cria sèchement la voix lointaine de Shiaine. Amenez Hanlon, et au trot !

Falion posa le pichet sur la table, en faisant déborder le vin, et se dirigea vers la porte avant que Shiaine n’ait terminé. Quand Shiaine parlait, Falion sursautait.

Hanlon frémit, mais pour une raison différente. La rattrapant, il lui saisit le bras comme elle montait la première marche. Un rapide regard en arrière lui apprit que la porte de la cuisine était fermée. Peut-être que Murellin était quand même sensible au froid.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à voix basse.

— Ça ne vous regarde pas, dit-elle sèchement. Pouvez-vous m’apporter quelque chose qui le fera dormir ? Quelque chose à mettre dans sa bière ou son vin ? Il boit n’importe quoi, quel qu’en soit le goût.

— Si Shiaine croit que je n’obéis pas aux ordres, c’est mon affaire, et vous devriez le comprendre, si vous aviez la moindre cervelle.

Elle pencha la tête, le toisant de tout son haut derrière son long nez, froide comme un poisson.

— Cela n’a rien à voir avec vous. En ce qui concerne Shiaine, je vous appartiendrai tant que vous serez là. Vous comprenez, certaines circonstances changent.

Soudain, quelque chose d’invisible serra très fort son poignet, tirant sa main hors de sa manche. Quelque chose d’autre le saisit à la gorge et serra jusqu’à lui couper la respiration. En vain, il tâtonna de la main gauche à la recherche de sa dague. Le ton de Falion demeura calme.

— Je pensais que certaines choses devaient changer en conséquence, mais Shiaine ne raisonne pas logiquement. Elle dit que quand le Grand Maître Moridin voudra alléger ma punition, il le dira. Moridin m’a donnée à elle. Murellin représente le moyen de s’assurer que je le comprends, et que je reste son chien jusqu’à ce qu’elle en décide autrement.

Soudain, elle prit une profonde inspiration, et la pression disparut de son poignet et de sa gorge. L’air ne lui avait jamais paru si bon.

— Vous pouvez me fournir ce que je vous ai demandé ? dit-elle, calme comme si elle n’avait pas tenté de le tuer quelques instants plus tôt.

Il avait l’impression d’avoir eu la gorge serrée dans le nœud coulant du bourreau.

— Je peux vous avoir quelque chose qui le plongera dans un sommeil dont il ne se réveillera pas.

Dès que ce serait sans danger, il l’éventrerait comme une oie.

Elle renifla avec dérision.

— Shiaine me soupçonnerait en premier, et je pourrais aussi bien m’ouvrir les veines que d’objecter à une de ses décisions. Il suffit qu’il dorme toute la nuit d’une traite, sans se réveiller. Laissez-moi le soin de la réflexion, et nous nous en trouverons bien tous les deux.

Posant une main sur le pilastre de la rampe, elle regarda vers le haut de l’escalier.

— Venez ! Quand elle dit « immédiatement », ça veut dire « immédiatement ».

Dommage qu’il ne puisse pas la pendre par les pattes comme une oie, en attendant qu’il l’étripe.

Il la suivit, ses bottes claquant sur les marches et résonnant dans tout le hall. L’idée le frappa soudain qu’il n’avait pas entendu le visiteur s’en aller. À moins que la maison n’ait une sortie secrète, il n’y avait que la porte d’entrée et les deux autres de la cuisine. Manifestement, il allait donc faire la connaissance de ce soldat. C’était peut-être une surprise. Subrepticement, il remua sa dague dans son fourreau.

Comme prévu, un bon feu ronflait dans la grande cheminée de marbre veiné de bleu. C’était une pièce qu’il aurait valu la peine de cambrioler, avec des vases en porcelaine du Peuple de la Mer sur des consoles dorées, des tapisseries et des tapis qui valaient une petite fortune. Un petit tas couvert d’une couverture gisait au milieu de la pièce. Si le corps qu’elle cachait n’avait pas souillé de sang le tapis sur lequel il était étendu, il voulait bien manger les bottes qui dépassaient à l’extrémité.

Shiaine en personne était assise dans un fauteuil sculpté, en robe de soie bleue brodée d’or, avec une ceinture ouvragée en filigrane d’or et un lourd collier d’or à son cou frêle. Ses brillants cheveux bruns, lui tombant sur les épaules, étaient serrés dans un filet de dentelle raffinée. Elle paraissait délicate à première vue, mais il y avait quelque chose de rusé dans son visage, et son sourire n’atteignait jamais ses grands yeux bruns. À l’aide d’un mouchoir en dentelle, elle essuyait une petite dague au pommeau couronné d’une Goutte de Feu.

— Falion, allez dire à Murellin que j’ai un… paquet… à transporter tout à l’heure, dit-elle calmement.

Le visage de Falion resta lisse comme du marbre poli, mais elle fit une révérence servile avant de sortir en courant.

Regardant du coin de l’œil la dame et sa dague, Hanlon s’approcha du monticule et se baissa pour soulever un coin de la couverture. Des yeux bleus vitreux le fixèrent dans un visage qui, vivant, avait dû être dur. Les morts ont toujours l’air plus doux.

Apparemment, il n’avait pas été aussi prudent ni aussi intelligent que Falion le pensait. Hanlon laissa la couverture retomber et se redressa.

— Il a dit quelque chose qui vous a déplu, ma Dame ? demanda-t-il avec douceur. Qui était-il ?

— Il a dit plusieurs choses qui m’ont déplu.

Elle leva sa dague, scrutant la petite lame pour s’assurer qu’elle était propre, puis elle la glissa dans le fourreau brodé d’or pendu à sa ceinture.

— Dites-moi, l’enfant d’Elayne est-il de vous ?

— Je ne sais pas qui a engendré ce gamin, répondit-il avec ironie. Pourquoi, ma Dame ? Vous trouvez que je me ramollis ? La dernière traînée qui a prétendu que je lui avais fait un enfant, je l’ai plongée dans un puits pour lui rafraîchir la tête et être bien sûr qu’elle n’en sortirait pas.

Sur une console, il y avait un pichet d’argent au long col et deux coupes ciselées sur un plateau.

— Est-ce sans danger ? demanda-t-il, regardant dans les coupes.

Toutes deux contenaient encore un peu de vin. Quelques gouttes d’un puissant additif dans l’une aurait fait du visiteur une proie facile.

— Catrelle Mosenain, fille d’un quincaillier de Maerone, dit-elle, comme si tout le monde était au courant. Vous lui avez fendu la tête avec une pierre avant de la jeter dans le puits, sans doute pour lui épargner la noyade.

Il faillit se troubler. Comment savait-elle le nom de la fille, et encore plus le coup de pierre ? Il ne s’en rappelait plus lui-même.

— Non, je doute que vous vous ramollissiez, mais je n’aimerais pas que vous embrassiez Dame Elayne sans me le faire savoir. Je détesterais.

Soudain, elle fronça les sourcils sur le mouchoir taché de sang qu’elle tenait à la main, et, se levant avec grâce, se dirigea d’un pas glissé vers la cheminée et le jeta dans le feu. Elle resta là un moment pour se réchauffer les mains, sans regarder dans sa direction.

— Pouvez-vous arranger l’évasion de quelques Seanchanes ? Le mieux serait de faire évader celles qu’on appelle des sul’dams et celles qu’on appelle des damanes.

Elle buta un peu sur les mots étrangers.

— Mais si vous ne pouvez pas faire évader les deux, quelques sul’dams feraient l’affaire. Elles libéreraient les autres.

— Peut-être.

Sang et foutues cendres, ce soir, elle passait du coq à l’âne, pis que Falion.

— Ce ne sera pas facile, ma Dame. Elles sont étroitement gardées.

— Je ne vous ai pas demandé si ce serait facile, dit-elle fixant les flammes. Pouvez-vous éloigner les gardes des entrepôts alimentaires ? Il me plairait que certains soient incendiés, et j’en ai assez de toutes ces tentatives avortées.

— Ça, je ne peux pas le faire, marmonna-t-il. À moins que vous me laissiez partir me terrer quelque part tout de suite après. Ils conservent le procès-verbal de tous les ordres, à faire grimacer un Cairhienin. Et ça ne servirait à rien de toute façon, pas avec ces foutus portails qui amènent tous les jours des foutus convois de ravitaillement.

À la vérité, il n’en était pas fâché. Délicat sur les moyens, certes, mais pas fâché. Il espérait que le palais serait le dernier endroit de Caemlyn à souffrir de la faim ; il avait participé à des sièges des deux côtés de la barrière, et il n’avait pas l’intention de recommencer à faire bouillir ses bottes pour préparer de la soupe. Mais Shiaine voulait des incendies.

— Nouvelle réponse que je n’ai pas sollicitée, dit-elle, branlant du chef et continuant à regarder les flammes. Mais il y a peut-être quelque chose à faire. Où en êtes-vous dans l’affection d’Elayne ? termina-t-elle d’un ton guindé.

— Plus proche d’elle que le jour de mon arrivée, grogna-t-il, foudroyant son dos.

Il essayait de ne jamais offenser ceux que les Réprouvés plaçaient au-dessus de lui, mais cette gamine le mettait à rude épreuve. Il aurait pu lui casser son cou frêle comme une brindille ! Pour empêcher ses mains de se refermer sur ce cou, il remplit une coupe et la leva, sans intention de boire. Toujours avec sa main gauche. Ce n’était pas parce qu’il y avait déjà un cadavre dans cette pièce qu’il n’y en aurait pas un second.

— Mais je dois procéder lentement. Ce n’est pas comme si je pouvais la coincer dans un coin et la chatouiller pour la déshabiller.

— Je suppose que non, dit Shiaine d’une voix étouffée. Ce n’est pas le genre de femme dont vous avez l’habitude.

Est-ce qu’elle riait ? Est-ce qu’elle se moquait de lui ? Il avait envie d’étrangler cette femme à face de renard !

Soudain elle se retourna. Il cligna des yeux en la voyant rengainer sa dague avec le plus grand naturel. Il ne l’avait pas vue accomplir son geste ! Machinalement, il but une gorgée de vin, et faillit s’étrangler quand il réalisa ce qu’il venait de faire.

— Aimeriez-vous voir Caemlyn pillé ? demanda-t-elle.

— Plutôt, si j’ai une bonne compagnie derrière moi et que les portes sont ouvertes.

Le vin devait être inoffensif. S’il y avait deux coupes, ça signifiait qu’elle avait bu, et s’il avait pris celle du mort, il ne devait pas rester au fond assez de poison pour incommoder une souris.

— C’est ça que vous voulez ? Je peux obéir aux ordres aussi bien qu’un autre.

Il le faisait quand il pensait pouvoir y survivre, et quand ils venaient des Réprouvés. Autant mourir en idiot que désobéir à un Réprouvé.

— Mais parfois, il est utile de savoir où et comment. Si vous me disiez ce que vous désirez, ici à Caemlyn, je pourrais vous aider à l’obtenir plus vite.

— Bien sûr, dit-elle avec un large sourire, tandis que ses yeux restaient froids comme des pierres. Mais d’abord, dites-moi pourquoi il y a du sang frais sur votre gantelet ?

Il lui rendit son sourire.

— Un coupe-jarret qui n’a pas eu de chance, ma Dame.

Qu’elle soit ou non celle qui lui avait envoyé l’homme, il l’ajouta à la liste de celles qu’il souhaitait égorger. En plus de Marillin Gemalphin. Après tout, l’unique survivant raconterait ce qui s’était passé.

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