Rand traversa à cheval le large pont de pierre qui menait vers le nord à partir de la Porte de Caemlyn, sans regarder en arrière. Le soleil était une pâle boule dorée posée sur l’horizon dans un ciel sans nuages, mais l’air était assez froid pour embuer son haleine, et sa cape se gonflait dans les vents soufflant du lac. Pourtant, il ne sentait pas le froid, sauf comme quelque chose de distant qui ne l’atteignait pas vraiment. C’était l’hiver le plus froid. Les gardes venus le sortir de sa cellule le soir précédent avaient été surpris de lui voir un petit sourire. Il l’arborait toujours, en une légère incurvation des lèvres. Nynaeve avait Guéri ses ecchymoses en utilisant le reste de la saidar de sa ceinture, pourtant l’officier casqué qui les arrêta à la sortie du pont, un homme trapu au visage rude, sursauta en le voyant, comme s’il avait encore le visage rouge et tuméfié.
Cadsuane se pencha sur sa selle pour dire discrètement quelques mots à l’officier et lui tendre un papier plié. Il fronça les sourcils et se mit à lire, puis releva brusquement la tête pour fixer avec stupéfaction les femmes et les hommes attendant patiemment derrière elle sur leurs montures. Recommençant en haut de la page, il lut en remuant silencieusement les lèvres, comme s’il voulait être sûr de comprendre chaque mot. Signé et scellé par les treize Conseillères, l’ordre disait qu’il ne devait pas vérifier les liens de paix ni fouiller les chevaux de bât. Les noms des visiteurs devaient être complètement effacés des registres, et l’ordre lui-même brûlé. Ces personnes n’étaient jamais venues à Far Madding. Pas d’Aes Sedai, pas d’Atha’ans Miere. Personne.
— C’est fini, Rand, dit Min, gentiment, approchant sa robuste jument brune de son hongre gris, bien qu’elle fût déjà aussi proche de lui que Nynaeve l’était de Lan.
Elle avait Guéri ses ecchymoses et sa fracture au bras avant de soigner Rand. Le visage de Min reflétait l’inquiétude coulant par le lien. Laissant sa cape flotter au vent, elle lui tapota le bras.
— Tu n’as plus à penser à ça maintenant.
— Je suis reconnaissant à Far Madding, Min.
Sa voix était impassible, distante, comme aux premiers jours de son usage du saidin. Il aurait pu la rendre plus chaleureuse pour elle, mais cela semblait au-dessus de ses forces.
— J’ai vraiment trouvé ici ce dont j’avais besoin.
Si une épée avait de la mémoire, elle serait peut-être reconnaissante envers le feu de la forge, mais elle ne l’aimerait jamais. Quand l’officier leur fit signe de passer, il monta au petit galop la route de terre battue, puis s’enfonça dans les collines, sans se retourner une seule fois avant que la cité ne soit totalement cachée par les arbres.
La route sinueuse montait au milieu de forêts dénudées par l’hiver, où seuls les pins et les lauréoles verdoyaient, et où la plupart des branches étaient nues et grises. Soudain, la Source fut de nouveau là, apparemment juste au-delà de son champ visuel, pulsant, appelant, l’emplissant d’une faim dévorante. Machinalement, il l’embrassa et emplit de saidin son grand vide intérieur, avalanche de feu, tempête de glace, le tout rempli de la répugnante souillure qui faisait pulser la plus grande blessure de son flanc. Il chancela sur sa selle tandis que la tête lui tournait et que son estomac se nouait, alors même qu’il luttait pour glisser sur l’avalanche qui tentait de lui cautériser le cerveau, pour s’envoler sur la tempête qui essayait de dégrader son âme. Il n’y avait ni pardon ni pitié dans la moitié mâle du Pouvoir. Un homme la combattait ou mourait. Il sentait les trois Asha’man derrière lui s’emplir aussi du saidin, s’abreuvant de Pouvoir comme des hommes sortant du Désert et qui trouvent de l’eau. Dans sa tête, Lews Therin soupira de soulagement.
Min arrêta son cheval si près du sien que leurs jambes se touchèrent.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle avec inquiétude. Tu as l’air malade.
— Je suis frais comme un gardon, dit-il.
Le mensonge ne concernait pas seulement son ventre.
Il était en acier, mais, à sa surprise, pas encore assez dur. Il avait prévu de la renvoyer à Caemlyn avec Alivia pour la protéger. Si la femme aux cheveux d’or devait l’aider à mourir, il fallait qu’il puisse lui faire confiance. Il avait préparé ses paroles, mais quand son regard plongea dans les grands yeux noirs de Min, il ne fut pas assez dur pour obliger sa langue à les prononcer. Faisant pivoter son cheval au milieu des arbres dénudés, il parla à Cadsuane par-dessus son épaule.
— C’est ici.
Elle le suivit, naturellement. Tous le suivirent. La veille, Harine l’avait à peine quitté des yeux le temps de dormir quelques heures. Il aurait aimé la laisser en arrière, mais à ce sujet, Cadsuane lui avait donné son premier conseil. Vous avez conclu un marché avec elles, mon garçon ; c’est comme si vous aviez signé un traité. Ou donné votre parole. Respectez-la, ou avertissez-les que vous avez changé d’avis. Sinon, vous n’êtes qu’un homme malhonnête. Un discours carré, direct, et qui ne laissait aucun doute sur ce qu’elle pensait des gens malhonnêtes. Il n’avait jamais promis de suivre ses conseils, mais elle avait trop de réticences à être sa conseillère pour risquer de la détourner de lui si vite. C’est pourquoi, la Maîtresse-des-Vagues et les deux autres Atha’ans Miere chevauchaient avec Alivia, devant Verin et les cinq Aes Sedai qui lui avaient juré allégeance, et les quatre qui accompagnaient Cadsuane. Elle le quitterait plutôt que de les quitter, elles, il en était certain.
Pour d’autres yeux que les siens, rien ne distinguait l’endroit où il avait creusé avant d’aller à Far Madding. Il voyait un mince rai brillant comme celui d’une lanterne se dresser sur l’humus humide de la forêt. Même un autre homme capable de canaliser aurait pu passer à travers ce rai sans savoir qu’il était là ; il ne se donna pas la peine de démonter. Suscitant un flux d’Air, il déblaya l’épaisse couche de brindilles et de feuilles pourrissantes, et creusa la terre humide jusqu’au moment où il mit à découvert un long paquet étroit lié par des cordons de cuir. Des mottes de terre s’accrochaient encore au linge qui l’enveloppait quand il fit flotter Callandor jusqu’à lui. Il n’avait pas osé l’emporter à Far Madding. Sans fourreau, il aurait dû la laisser à la forteresse du pont, évitant ainsi d’annoncer sa présence. Il était peu probable qu’il existât une autre épée en cristal dans le monde entier, et chacun savait que le Dragon Réincarné en possédait une. Et sans elle, il s’était retrouvé dans une sombre petite boîte de pierre sous… Non, c’était passé et terminé. Terminé. Lews Therin haletait dans les ombres de sa tête.
Passant Callandor sous la sangle de sa selle, il fit tourner son cheval gris face aux autres. Les chevaux renâclaient contre le vent, mais de temps en temps, l’un ou l’autre piaffait ou secouait la tête, impatient d’avancer après un si long séjour à l’écurie. La besace de cuir que Nynaeve portait à l’épaule jurait avec tous ses ter’angreals constellés de pierreries. Maintenant que le temps approchait, elle caressait la besace rebondie, apparemment sans réaliser ce qu’elle faisait. Elle s’efforçait de dissimuler sa peur, mais son menton tremblait. Cadsuane regardait Rand, impassible. Son capuchon était rabattu en arrière, et parfois, une rafale plus forte que les autres agitait les poissons et les oiseaux, les étoiles et les lunes en or oscillant dans son chignon.
— Je vais supprimer la souillure qui pollue la moitié mâle de la Source, annonça-t-il.
Les trois Asha’man échangèrent des regards exaltés, mais un frisson passa parmi les Aes Sedai. Nesune poussa un soupir si profond qu’il semblait improbable chez cette mince sœur semblable à un petit oiseau.
Le visage de Cadsuane ne changea pas.
— Avec ça ? dit-elle en regardant le paquet coincé sous la jambe de Rand et haussant un sourcil sceptique.
— Avec les Choedan Kals, répliqua-t-il.
Le nom était un nouveau cadeau de Lews Therin, inscrit dans la tête de Rand comme s’il y avait toujours été.
— Vous les connaissez sous la forme d’immenses statues, l’une enterrée au Cairhien, l’autre à Tremalking.
À la mention de l’île du Peuple de la Mer, Harine releva brusquement la tête, faisant cliqueter les uns contre les autres les médaillons de sa chaîne de nez.
— Elles sont trop grandes pour être déplacées facilement, mais je possède une paire de ter’angreals appelés clés d’accès, avec lesquels on peut exploiter les Choedan Kals depuis n’importe quel endroit au monde.
Dangereux, gémit Lews Therin. Folie. Rand l’ignora. Pour le moment, seule Cadsuane importait.
L’alezan de Cadsuane dressa une oreille noire et, ce faisant, parut plus excitable que sa cavalière.
— L’un de ces sa’angreals est pour une femme, dit-elle avec froideur. À laquelle le destinez-vous ? À moins que ces clés ne vous permettent d’utiliser les deux vous-même ?
— Nynaeve se liera avec moi.
Pour le liage, il faisait confiance à Nynaeve, mais à personne d’autre. Elle était Aes Sedai, et elle avait été la Sagesse du Champ d’Emond. Elle lui sourit et hocha fermement la tête ; son menton ne tremblait plus.
— N’essayez pas de m’arrêter, Cadsuane.
Cadsuane ne dit rien, se contenta de l’observer, l’évaluant du regard.
— Pardonnez-moi, Cadsuane, dit Kumira, rompant le silence et talonnant vers lui son cheval pommelé. Jeune homme, avez-vous pensé à la possibilité d’un échec ? Avez-vous pensé aux conséquences d’un échec ?
— Je me vois obligée de poser la même question, dit sèchement Nesune, très droite sur sa selle, et regardant Rand dans les yeux. D’après tout ce que j’ai lu, la tentative d’utiliser ces sa’angreals peut se terminer en désastre. Les deux utilisés ensemble peuvent casser le monde comme une coquille d’œuf.
Comme une coquille d’œuf ! approuva Lews Therin. Ils n’ont jamais été testés, jamais mis à l’épreuve. C’est de la folie ! glapit-il. Vous êtes fou ! Fou à lier !
— Aux dernières nouvelles, dit Rand aux sœurs, un Asha’man sur cinquante est devenu fou et a dû être abattu comme un chien enragé. D’autres ont été exécutés à cette heure. Ce que je propose présente un risque, mais les objections ne sont que des « sans doute » et des « peut-être ». Si je n’essaye pas, il est certain que d’autres deviendront fous, peut-être par vingtaines, peut-être nous tous, et tôt ou tard, les fous seront trop nombreux pour être éliminés facilement. Aimeriez-vous attendre la Dernière Bataille avec une centaine d’Asha’man enragés lâchés dans la nature, ou deux cents, ou cinq cents ? Et moi l’un d’eux ? Combien de temps le monde y survivrait-il ?
Il parlait aux deux Brunes, mais c’était Cadsuane qu’il surveillait. Ses yeux presque noirs ne le quittaient pas. Il avait besoin qu’elle reste avec lui, mais si elle cherchait à l’en dissuader, il passerait outre à son avis, quelles qu’en soient les conséquences. Si elle tentait de l’arrêter… Le saidin faisait rage en lui.
— Tenterez-vous cet exploit ici ? demanda-t-elle.
— À Shadar Logoth, lui dit-il, et elle hocha la tête.
— Le lieu est bien choisi, dit-elle, si nous devons risquer de détruire le monde.
Lews Therin poussa un hurlement qui se répercuta en écho dans le crâne de Rand, de plus en plus faible à mesure que la voix s’enfuyait dans des abîmes de ténèbres. Mais nulle part où se cacher. Aucun lieu sûr.
Le portail qu’il tissa ne s’ouvrit pas dans la cité en ruine de Shadar Logoth même, mais sur une colline boisée à quelques lieues au nord, où les sabots des chevaux résonnèrent sur un sol parsemé de rocs qui avaient entravé la croissance des arbres rabougris, et où des plaques de neige couvraient inégalement le sol. Tandis que Rand démontait, ses yeux aperçurent au-dessus des arbres le panorama distant d’un endroit, autrefois appelé Aridhol : des tours en dents de scie, des dômes blancs en forme d’oignons qui auraient pu abriter tout un village s’ils avaient été indemnes. Il ne les regarda pas longtemps. Malgré le clair ciel matinal, ces dômes pâles ne scintillaient pas ainsi qu’ils l’auraient dû, comme si quelque chose projetait une ombre sur les ruines tentaculaires. Même à cette distance de la cité, la seconde blessure inguérissable de son flanc avait commencé à pulser doucement. L’entaille faite par la dague de Padan Fain, celle qui venait de Shadar Logoth, ne pulsait pas au rythme de la plus grande blessure qu’elle traversait, mais plutôt contre elle, en alternance.
Cadsuane prit la direction des opérations, donnant des ordres brefs, comme on pouvait s’y attendre. D’une façon ou d’une autre, les Aes Sedai agissaient toujours ainsi, et Rand n’essaya pas de l’en empêcher. Lan, Nethan et Bassane s’enfoncèrent dans la forêt, en reconnaissance, et les autres Liges se hâtèrent d’attacher les chevaux à l’écart, à des branches basses. Min se dressa sur ses étriers et attira la tête de Rand pour lui baiser les paupières. Sans dire un mot, elle alla rejoindre les hommes près des chevaux. Par le lien déferla un flot d’amour pour lui, une assurance et une confiance si totales qu’il la suivit des yeux avec étonnement.
Eben vint prendre la monture de Rand, souriant jusqu’aux oreilles. Avec son nez, ses oreilles semblaient composer la moitié de son visage. Mais il était maintenant un garçon plus svelte que gauche.
— Ce sera merveilleux de canaliser sans la souillure, mon Seigneur, dit-il avec excitation.
Rand se dit que, malgré ses dix-sept ans, Eben parlait comme s’il était plus jeune.
— Ça me donne toujours envie de vomir, si j’y pense.
Il s’éloigna avec le gris en trottinant, sans cesser de sourire.
Le Pouvoir rugissait en Rand, et la souillure qui ternissait la pureté du saidin commença à s’infiltrer en lui, comme des tunnels fétides qui amèneraient la folie et la mort.
Cadsuane rassembla les Aes Sedai autour d’elle, de même qu’Alivia et la Pourvoyeuse-de-Vent. Harine grommela bruyamment parce qu’elle était exclue, et le doigt que Cadsuane pointa sur elle l’envoya se réfugier dignement en haut de la colline. Moad, dans sa curieuse tunique bleue matelassée, la fit asseoir sur un affleurement rocheux, avec des paroles apaisantes, mais, parfois, ses yeux se portaient sur les arbres environnants et il glissait une main sur la longue poignée d’ivoire de son épée. Laissant les chevaux, Jahar parut, enlevant le linge qui enveloppait Callandor. L’épée de cristal, avec sa longue poignée transparente et sa lame légèrement incurvée, étincelait aux pâles rayons du soleil. Sur un geste impérieux de Merise, il pressa le pas pour la rejoindre. Damer était dans ce groupe, lui aussi, de même qu’Eben. Cadsuane n’avait pas demandé à utiliser Callandor. Cela pouvait passer. Pour le moment.
— Cette femme pourrait mettre à rude épreuve la patience d’une pierre, marmonna Nynaeve, s’approchant de Rand à grands pas.
D’une main, elle retenait fermement la courroie de sa besace sur son épaule, et l’autre était tout aussi fermement refermée sur l’épaisse tresse sortant de son capuchon.
— Qu’elle aille au Gouffre du Destin, voilà ce que je dis ! Es-tu sûr que Min ne s’est pas trompée, juste cette fois-là ? Enfin, je suppose que non. Mais quand même…
— Autant commencer tout de suite, dit-il, et elle cligna des yeux.
— Ne devrions-nous pas attendre Cadsuane ?
Personne n’aurait imaginé qu’elle se plaignait de l’Aes Sedai un instant plus tôt. Elle semblait désireuse de ne pas la contrarier.
— Elle fera ce qu’elle fera, Nynaeve. Avec ton aide, je ferai ce que je dois.
Elle hésitait encore, serrant la besace sur son cœur et jetant des regards inquiets vers les femmes rassemblées autour de Cadsuane. Alivia quitta le groupe et se hâta vers eux sur le sol inégal, fermant sa cape à deux mains.
— Cadsuane dit que je dois avoir les ter’angreals, Nynaeve, dit-elle, avec son doux accent traînant de Seanchane. Ne discutez pas ; nous n’avons pas le temps. De plus, ils ne vous serviront à rien si vous vous liez avec lui.
Cette fois, le regard que Nynaeve lança au groupe de Cadsuane était meurtrier, mais elle ôta bagues et bracelets, marmonnant entre ses dents, et les tendit à Alivia, en y joignant aussi le collier et la ceinture. Au bout d’un moment, elle soupira et détacha aussi son bizarre bracelet avec des chaînettes plates le reliant à des bagues.
— Autant que vous preniez ça aussi. Je suppose que je n’ai pas besoin d’un angreal si je me sers du sa’angreal le plus puissant jamais fabriqué. Mais je veux que vous me les rendiez, termina-t-elle avec véhémence.
— Je ne suis pas une voleuse, répondit la femme aux yeux de lynx d’un ton guindé, glissant les quatre anneaux aux doigts de sa main gauche.
Curieusement, l’angreal qui allait si bien à Nynaeve s’adaptait de la même façon à la main plus longue d’Alivia. Les deux femmes fixèrent le bracelet, médusées.
L’idée frappa Rand qu’aucune des deux n’envisageait la possibilité qu’il échoue. Il aurait voulu en être aussi sûr. Pourtant, ce qui devait être fait serait fait.
— Tu vas attendre ici jusqu’à demain, Rand ? demanda Nynaeve quand Alivia retourna vers Cadsuane encore plus vite qu’elle n’était venue.
Lissant sa cape sous elle, Nynaeve s’assit sur une pierre grise de la taille d’un petit banc, posa la besace sur ses genoux et ouvrit le rabat de cuir.
Rand s’assit en tailleur devant elle pendant qu’elle sortait les deux clés d’accès, blanches statuettes lisses d’un pied de haut, chacune tenant une sphère transparente dans une main levée. Elle lui tendit celle d’un homme barbu en robe. Elle posa par terre, à ses pieds, celle d’une femme également en robe. Les visages de ces deux figurines étaient sereins, énergiques et empreints de la sagesse de l’âge.
— Tu dois te mettre dans l’état où tu te trouves juste quand tu es sur le point d’embrasser la Source, lui dit-elle, lissant ses jupes qui n’en avaient nul besoin. Alors, je pourrai me lier avec toi.
Avec un soupir, Rand posa sa statuette et relâcha le saidin. Froid et feu ravageur s’évanouirent, et aussi l’horreur graisseuse de la souillure. Avec eux, la vie diminua, le monde devenant pâle et terne. Il posa les deux mains à plat par terre pour résister à la nausée qui le frapperait quand il embrasserait de nouveau la Source, mais un vertige différent lui fit soudain tournoyer la tête. Le temps d’un battement de cœur, un visage flou emplit sa vision, un visage d’homme, presque reconnaissable. Par la Lumière, si cela se produisait jamais pendant qu’il saisissait le saidin… Nynaeve se pencha vers lui, l’air inquiet.
— Maintenant, dit-il, tendant l’esprit vers la Source, par l’intermédiaire de l’homme à barbe, se tendant vers elle, mais sans la saisir.
Suspendu au-dessus de l’abîme, il avait l’envie de hurler sous la douleur provoquée par les flammes noires qui semblaient le brûler alors même que des vents projetaient sur lui des particules de sable gelé. Voyant Nynaeve prendre une brève inspiration, il sut que cela n’avait duré qu’un instant, pourtant, il croyait avoir enduré ce supplice depuis des heures…
Le saidin afflua en lui, tout de fureur brûlante et d’avalanche glacée, avec toute la souillure, sans pouvoir en contrôler le moindre fil fin comme un cheveu. Il voyait le flux couler de lui en Nynaeve. Le sentir bouillonner, sentir les marées perfides et le sol mouvant qui pouvaient le détruire le temps d’un battement de cœur, sans avoir la possibilité de le combattre ou de le contrôler, c’était une agonie en soi. Il avait conscience de cette agonie, réalisa-t-il soudain, de la même façon qu’il avait conscience de Min, mais il ne pouvait penser qu’au saidin coulant de façon incontrôlable à travers lui.
Elle prit une inspiration saccadée.
— Comment peux-tu supporter… ça ? demanda-t-elle d’une voix rauque. Ce ne sont que chaos, rage et mort. Par la Lumière ! Maintenant, tu dois tenter de toutes tes forces de contrôler les flux pendant que je…
Tentant désespérément de retrouver son équilibre dans cet éternel combat contre le saidin, il fit ce qu’elle disait, et elle glapit et sursauta.
— Tu étais censé attendre jusqu’à ce que je…, commença-t-elle en colère, puis elle poursuivit avec seulement de l’irritation dans la voix. Enfin, j’en suis au moins débarrassée. Pourquoi ces yeux dilatés ? C’est moi qui me suis fait écorcher vive !
— La saidar, murmura-t-il, émerveillé.
C’était tellement… différent.
À côté du bouillonnement du saidin, la saidar était un long fleuve tranquille. Il plongea dans ce fleuve, et soudain il se retrouva à lutter contre des courants qui voulaient l’entraîner au loin, des tourbillons qui tentaient de l’attirer vers le fond. Plus il se débattait, plus les flux changeants le dominaient. Un seul instant s’était écoulé depuis qu’il avait tenté de contrôler la saidar, et déjà il se sentait sombrer en elle, balayé vers l’éternité. Nynaeve l’avait averti de ce qu’il devait faire, mais cela lui paraissait si exotique qu’il ne l’avait pas vraiment crue jusqu’à maintenant. Au prix d’un gros effort, il se força à cesser de se débattre contre les courants, et le fleuve reprit immédiatement son cours paisible.
C’était la première difficulté, combattre le saidin tout en s’abandonnant à la saidar. La première difficulté et la première clé pour ce qu’il avait à faire. Les moitiés mâle et femelle de la Vraie Source étaient semblables et dissemblables, s’attirant et se repoussant, se combattant l’une l’autre alors même qu’elles agissaient ensemble pour faire tourner la Roue du Temps. La souillure de la moitié mâle avait sa jumelle contraire. La blessure qu’Ishamael lui avait faite pulsait au rythme de la souillure, tandis que l’autre, faite par la lame de Fain, pulsait en contrepoint du maléfice qui avait tué Aridhol. Gauchement, se forçant à travailler avec douceur, pour utiliser l’immense force mal connue de la saidar, afin qu’elle le guide où il voulait, il tissa un tunnel qui touchait à un bout la moitié mâle de la Source, et la cité lointaine à l’autre. Le tunnel devait se composer de la saidar non souillée. Si cela marchait comme il l’espérait, un tube de saidin pouvait exploser quand la souillure commencerait à en suinter. Il y pensait comme à un tube, bien que ce n’en fût pas un. Le tissage ne se forma pas du tout comme il l’avait prévu. Comme si la saidar avait sa propre volonté, le tissage forma des spirales et des circonvolutions qui firent penser à une fleur. Il n’y avait rien à voir, pas de tissages grandioses tombant du ciel. La Source reposait au cœur de la création. La Source était partout, même à Shadar Logoth. Le tunnel couvrait des distances dépassant son imagination ; il n’avait pas de longueur. Il fallait que ce soit un tunnel, quelle que fût son apparence. Sinon…
Puisant dans le saidin, le combattant, le maîtrisant en une danse mortelle qu’il connaissait si bien, il le força à entrer dans la fleur tissée de saidar. Et il coula à travers elle. Saidin et saidar, semblables et dissemblables, ne pouvaient pas se mélanger. Le flot de saidin se recroquevilla sur lui-même, s’écartant de la saidar environnante, et la saidar le repoussait dans toutes les directions, le compressant encore plus, accélérant le flux. Un saidin pur, à part la souillure, toucha Shadar Logoth.
Rand fronça les sourcils. S’était-il trompé ? Rien ne se passait. Sauf… que les blessures à son flanc semblaient pulser plus fort. Au milieu de la tempête de feu et de la fureur glacée du saidin, il semblait que la souillure bougeait et changeait. Juste un mouvement imperceptible qui lui aurait peut-être échappé s’il ne s’était pas efforcé de trouver quelque chose. Un léger déplacement au milieu du chaos, mais dans la même direction.
— Continue, le pressa Nynaeve.
Ses yeux brillaient, comme si la présence de la saidar en elle suffisait à sa joie.
Il puisa plus profondément aux deux moitiés de la Source, renforçant le tunnel en obligeant le saidin d’y entrer, puisant au maximum dans le Pouvoir. Il avait envie de crier compte tenu de l’abondance du saidin qui coulait en lui, au point qu’il lui semblait ne plus exister, que seul le Pouvoir Unique existait. Il entendit gémir Nynaeve, mais le combat meurtrier contre le saidin le consumait.
Tournant à son index gauche l’anneau du Grand Serpent, Elza regardait fixement l’homme qu’elle avait juré de servir. Il était assis par terre, le visage grave, regardant droit devant lui comme s’il ne voyait pas rayonner comme le soleil l’Irrégulière Nynaeve assise juste en face de lui. Peut-être ne pouvait-il pas la voir. Elza sentait la saidar déferler à travers Nynaeve en torrents inimaginables. Toutes les sœurs de la Tour réunies n’auraient pu contrôler qu’une partie de cet océan. Elle envia cela à l’Irrégulière, et en même temps, elle se dit qu’elle était devenue folle à la joie qu’elle en avait ressentie. Malgré le froid, la sueur perlait au front de Nynaeve. Ses lèvres étaient entrouvertes, et ses yeux dilatés fixaient avec extase quelque chose au-delà du Dragon Réincarné.
— Ça va bientôt commencer, j’en ai peur, annonça Cadsuane.
Se détournant du couple assis, la Sœur grisonnante planta ses deux poings sur ses hanches, et balaya le sommet de la colline d’un regard perçant.
— Elles vont le ressentir à Tar Valon, et peut-être même de l’autre côté du monde. Prenez vos places.
— Venez, Elza, dit Merise, soudain entourée de l’aura de la saidar.
Elza se laissa entraîner dans un lien avec la sœur au visage grave, mais elle tiqua quand Merise ajouta son Asha’man-Lige dans le cercle. C’était un beau ténébreux, qui tenait dans ses mains l’épée de cristal brillant d’une faible lumière. Elle sentit l’incroyable bouillonnement tumultueux qui devait être le saidin. Bien que Merise contrôlât les flux, l’horreur de la souillure toucha Elza à l’estomac. Tel un tas de fumier fermentant durant un été caniculaire. L’autre Verte, qui était une femme ravissante malgré son visage sévère, pinça les lèvres, comme si elle avait envie de vomir, elle aussi.
Tout autour du sommet de la colline, des cercles se formaient, Sarene et Corele liées avec le vieil homme, Flinn, Nesune, Beldeine et Daigian liées avec le jeune Hopwil. Verin et Kumira formèrent même un cercle avec l’Irrégulière du Peuple de la Mer ; elle était assez puissante, et ils avaient besoin de tout le monde. Dès qu’un cercle était formé, il quittait le sommet de la colline, chacun disparaissant au milieu des arbres dans une direction différente. Alivia, cette Irrégulière très spéciale qui semblait ne pas avoir d’autre nom, partit vers le nord, sa cape claquant derrière elle, entourée de l’aura du Pouvoir. Cette femme était très dérangeante avec ses fines pattes-d’oie au coin des yeux, et incroyablement puissante. Elza aurait donné très cher pour mettre la main sur les ter’angreals qu’elle portait.
Alivia et les trois cercles formeraient un anneau de défenses, si besoin était, mais le plus grand besoin se trouvait juste derrière le sommet. Le Dragon Réincarné devait être protégé à tout prix. Naturellement, Cadsuane s’était chargée de cette protection, mais le cercle de Merise resterait là-bas aussi. Cadsuane devait aussi avoir un angreal à elle, à en juger la quantité de saidar qu’elle puisait, plus qu’Elza et Merise réunies ; pourtant, même cela pâlissait à côté du Pouvoir qui affluait à travers Callandor. Elza regarda en direction du Dragon Réincarné, et prit une profonde inspiration.
— Merise, je sais que je ne devrais pas le demander, mais est-ce que je peux mélanger les flux ?
Elle s’attendait à devoir supplier, mais Merise n’hésita qu’un instant avant d’acquiescer de la tête et de lui passer le contrôle. Presque immédiatement, la bouche de Merise s’adoucit quelque peu. Feu, glace et immondices déferlèrent en Elza, et elle frissonna. À n’importe quel prix, le Dragon Réincarné devait vivre jusqu’à la Dernière Bataille.
Guidant sa charrette dans la descente enneigée menant à Tremonsien, Barmellin se demanda si la vieille Maglin des Neuf Anneaux paierait ce qu’il désirait pour l’alcool de prune qu’il transportait. Il n’était pas optimiste. Maglin était près de ses sous, et comme l’alcool n’était pas très bon, et qu’il était tard dans la saison, elle préférerait peut-être attendre le printemps pour qu’il soit meilleur. Soudain, il réalisa que le jour semblait éclatant. On se serait presque cru comme en plein midi en été au lieu de la grisaille matinale de l’hiver. Plus étrange encore, le rayonnement semblait venir d’une immense fosse proche de la route, où des ouvriers de la Cité avaient creusé avec ardeur jusqu’à l’année précédente. Il y avait manifestement une statue monstrueuse là-dessous, mais ça ne l’avait jamais suffisamment intéressé pour qu’il aille voir par lui-même.
Maintenant, presque contre sa volonté, il arrêta sa jument trapue et descendit, pataugeant dans la neige, jusqu’au bord de la fosse. Elle faisait cent pas de profondeur, et dix fois plus de diamètre. Il dut mettre sa main devant son visage pour atténuer la lumière aveuglante venant du fond. Regardant entre ses doigts, plissant les yeux, il distingua une boule étincelante, comme un soleil. Brusquement, il lui vint à l’idée que ce devait être le Pouvoir Unique. Avec un hurlement étranglé, il repartit dans la neige jusqu’à sa charrette, fouettant Nisa de ses rênes pour la faire avancer et rentrer à sa ferme. Il allait rester à la maison et boire son alcool de prune tout seul. Jusqu’à la dernière goutte.
Flânant, perdue dans ses pensées, Timna vit à peine les champs, tous en jachère sauf un, couvrant toutes les collines autour d’elle. Tremalking était une grande île, et aussi loin de la mer, le vent n’apportait aucune odeur de sel, pourtant c’étaient les Atha’ans Miere qui la troublaient. Elles refusaient le Chemin de l’Eau ; pourtant Timna était l’une des guides choisies pour les protéger d’elles-mêmes. C’était très difficile maintenant, alors qu’elles étaient toutes en révolte au sujet de leur Coramoor. Très peu restaient sur l’île. Même les gouverneurs, toujours dans tous leurs états quand ils étaient loin de la mer comme le font les Atha’ans Miere, avaient mis les voiles pour le chercher dans toutes les embarcations qu’ils avaient pu trouver.
Soudain, l’unique champ qui n’était pas en jachère attira son regard. Une grande main de pierre pointait hors du sol, serrant une sphère transparente de la taille d’une maison. Et cette sphère brillait comme un glorieux soleil d’été.
Toute pensée des Atha’ans Miere envolée, Timna rassembla sa cape sous elle et s’assit par terre, souriant à l’idée qu’elle voyait peut-être la réalisation de la prophétie et la fin de l’illusion.
— Si vous faites vraiment partie des Élus, je vous servirai, dit le barbu devant Cyndane d’un ton dubitatif.
Elle n’entendit pas la suite.
Elle la sentait. Cette quantité de saidar puisée en un seul lieu était un fanal que reconnaîtrait et localiserait toute femme capable de canaliser. Ainsi, il avait trouvé une femme pour utiliser l’autre clé d’accès. Elle aurait affronté le Grand Seigneur – le Créateur ! – avec lui. Elle aurait partagé le pouvoir avec lui, l’aurait laissé gouverner le monde à son côté. Et il avait rejeté son amour, il l’avait rejetée !
L’imbécile qui jacassait devant elle était un homme important dans son monde, mais elle n’avait pas le temps de s’assurer de sa fiabilité. Elle ne pouvait donc pas le laisser jacasser, pas alors qu’elle sentait la main de Moridin caresser la cour’souvra qui contenait son âme. Un flux d’Air mince comme un rasoir trancha en deux la barbe de l’homme en le décapitant. Un autre flux poussa le corps à la renverse, pour que le jet de sang s’échappant de son cou ne tache pas sa robe. Avant que le corps et la tête ne frappent le sol pierreux, elle avait tissé son portail. Un fanal qu’elle pouvait localiser lui faisait signe.
Entrant dans la forêt vallonnée où des plaques de neige parsemaient le sol sous de grosses branches dénudées à part les épaisses lianes qui en tombaient, elle se demanda où le fanal l’avait attirée. Peu importait. Vers le sud, ce fanal brillait. Il y avait assez de saidar pour dévaster tout un continent d’un seul coup. Il serait là, lui et la femme, quelle qu’elle soit, pour laquelle il l’avait trahie. Avec précaution, elle puisa dans le Pouvoir, suffisamment pour tisser la toile de sa mort.
Des éclairs tels que Cadsuane n’en avait jamais vu fulguraient dans le ciel sans nuages. Il ne s’agissait pas de flèches en dents de scie, mais de lances bleu argent qui frappaient le sommet de la colline où elle se trouvait, le bouclier inversé qu’elle avait tissé, et jusqu’à cinquante pieds au-dessus de sa tête dans des grondements assourdissants. Même à l’intérieur du bouclier, l’air crépita, et ses cheveux remuèrent et se dressèrent sur sa tête. Sans l’aide de l’angreal qui ressemblait à une pie-grièche, oscillant dans son chignon, elle n’aurait pas pu maintenir le bouclier en position levée.
Un second oiseau d’or, une hirondelle, pendait dans sa main au bout de sa chaînette.
— Là, dit-elle, pointant le doigt dans la direction où elle semblait voler.
Dommage qu’elle ne pût pas dire à quelle distance le Pouvoir avait été canalisé, ou si c’était par un homme ou une femme, mais la direction devrait faire l’affaire. Elle espérait qu’il n’y aurait pas de… problème. Ses gens étaient là-bas, eux aussi. Si l’avertissement arrivait en même temps qu’une attaque, il ne pourrait plus guère y avoir de doute.
À peine avait-elle ouvert la bouche qu’une fontaine de feu jaillit dans la forêt, au nord, puis une autre et encore une autre, en une ligne brisée se ruant vers le septentrion. Callandor brillait comme une flamme dans les mains du jeune Jahar. Curieusement, à en juger l’intensité du visage d’Elza et la façon dont elle crispait les mains sur ses jupes, c’était elle qui dirigeait ces flux.
Merise prit les cheveux noirs du jeune homme à pleines mains, et lui secoua doucement la tête.
— Doucement, mon beau, murmura-t-elle. Oh ! doucement, mon fort et bel enfant.
Il la regarda avec un sourire extasié.
Cadsuane secoua légèrement la tête. La compréhension des rapports entre une sœur et son Lige était difficile, surtout parmi les Vertes, mais elle n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait entre Merise et ses garçons.
Pourtant, son attention réelle était fixée sur un autre garçon. Nynaeve oscillait, gémissant dans l’extase d’un afflux aussi incroyable de saidar se déversant en elle, mais Rand était immobile comme une pierre, le visage inondé de sueur. Ses yeux étaient sans expression, comme des saphirs polis. Avait-il même conscience de ce qui se passait autour de lui ?
L’hirondelle tourna au bout de la chaîne que tenait Cadsuane.
— Là, dit-elle, pointant le doigt vers les ruines de Shadar Logoth.
Rand ne voyait plus Nynaeve. Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien. Il nageait dans des mers houleuses de flammes, escaladait des montagnes de glace s’écroulant sous lui. La souillure déferlait comme une marée océane, menaçant de l’emporter. S’il perdait le contrôle un seul instant, il serait dépouillé de toute sa substance qui serait entraînée aussi dans le tunnel. Aussi mauvais, et peut-être pire, malgré cette marée d’immondices affluant à travers cette fleur bizarre, la souillure de la moitié mâle de la Source paraissait inchangée. C’était comme une nappe d’huile à la surface de l’eau, en une couche si fine qu’on ne la remarquait pas avant de toucher l’eau, et qui pourtant recouvrait l’immensité de la moitié mâle ; c’était un océan en soi. Il devait tenir. Il le devait. Mais jusqu’à quand ? Jusqu’à quand pourrait-il tenir ?
S’il pouvait défaire ce qu’al’Thor avait fait à la Source, pensa Demandred, franchissant son portail pour entrer dans Shadar Logoth, cela pourrait très bien tuer l’homme, ou au moins brûler définitivement sa capacité de canaliser. Il avait compris quel devait être le plan d’al’Thor dès qu’il avait réalisé où était la clé d’accès. Un projet brillant, reconnaissait-il volontiers, bien que follement dangereux. Lews Therin aussi avait toujours été un habile planificateur, bien que moins doué que tout le monde le pensait. Et beaucoup moins brillant que Demandred lui-même.
Mais un seul regard sur la rue jonchée de gravats le fit renoncer à altérer quoi que ce soit. Près de lui se dressait la moitié d’un dôme pâle, son toit effondré à plus de deux cents pieds au-dessus de la rue, et encore plus haut, le ciel conservait la luminosité de ce milieu de matinée. Mais à partir du rebord brisé de la ruine jusqu’à la rue, l’air était assombri, comme si la nuit tombait déjà. La cité… tremblait. Il le sentait à travers ses bottes.
Un feu surgit dans la forêt, provoqué par de violentes explosions de saidin qui projetaient les arbres en l’air sur des jets de flammes qui filaient vers lui, mais il tissait déjà un portail. Le franchissant d’un bond, il le laissa s’évanouir, et partit en courant aussi vite qu’il le put à travers les arbres drapés de lianes, labourant les plaques de neige, trébuchant sur des pierres cachées par l’humus, mais sans pour autant ralentir. La toile avait été inversée par précaution, mais la première aussi. Toujours courant, il entendit les explosions qu’il attendait, et sut qu’elles filaient vers l’endroit où s’était trouvé son portail aussi sûrement que si elles avaient filé vers lui à travers les ruines. Maintenant, elles étaient suffisamment loin de lui. Dans sa course, il se tourna vers la clé d’accès. Avec la quantité de saidin se déversant en elle, c’était comme une flèche brûlante dans le ciel pointée sur al’Thor.
Bon. À moins que quelqu’un de cette maudite Ère n’ait découvert une autre capacité inconnue, al’Thor devait avoir acquis un dispositif, un ter’angreal, permettant de détecter un homme en train de canaliser. Selon ce qu’il savait de ce que les gens appelaient maintenant la Destruction, après qu’il eut été lui-même emprisonné au Shayol Ghul, toute femme sachant comment concevoir un ter’angreal aurait essayé d’en fabriquer un pour réaliser cette détection. Pendant une guerre, l’autre camp trouvait toujours quelque chose qu’on n’attendait pas, et il fallait en tenir compte. Il avait toujours été un bon stratège. D’abord, il fallait approcher plus près.
Soudain, à travers les arbres, il vit des gens devant lui, sur sa droite. Il s’abrita alors derrière un tronc. Un vieil homme chauve avec une couronne de cheveux blancs boitillait entre deux femmes, l’une très belle à l’air sauvage, l’autre spectaculaire. Que faisaient-ils dans ce bois ? Qui étaient-ils ? Des amis d’al’Thor, ou juste des gens au mauvais endroit au mauvais moment ? Il hésita à les tuer, quels qu’ils fussent. Tout usage du Pouvoir alerterait al’Thor. Il devrait attendre qu’ils soient passés. Le vieil homme tournait la tête comme s’il cherchait quelque chose à travers les arbres, mais Demandred douta qu’un vieillard aussi mal en point pût voir très loin.
Brusquement, le vieil homme s’immobilisa et pointa l’index droit sur Demandred, qui dut se débattre frénétiquement contre un filet de saidin qui frappa son bouclier beaucoup plus fort qu’il n’aurait dû, aussi fort que l’aurait fait son propre filet. Ce vieillard chancelant était un Asha’man ! Et au moins l’une des deux femmes devait être apparemment une Aes Sedai. Elle se lia au vieillard pour former un cercle.
Il tenta de lancer son attaque et de les écraser, mais le vieillard lançait filet après filet contre lui, sans discontinuer, et il ne pouvait rien faire que les repousser à grand-peine. Ceux qui frappaient les arbres les enveloppaient de flammes ou faisaient voler les troncs en éclats. Il était un général, un grand général, mais les généraux n’ont pas à combattre au côté de leurs hommes ! Grognant, il battit en retraite au milieu du crépitement des arbres en feu et du tonnerre des explosions. Loin de la clé. Tôt ou tard, le vieil homme s’épuiserait, puis il pourrait tuer al’Thor. Si l’un des autres n’arrivait pas à lui le premier. Il espérait ardemment que non.
Les jupes retroussées au-dessus des genoux et jurant, Cyndane s’éloigna en courant de son troisième portail dès qu’elle l’eut franchi. Elle entendait les explosions se rapprochant du site, mais, cette fois, elle avait compris pourquoi elles venaient droit sur elle. Trébuchant sur les lianes cachées dans la neige, elle courut. Elle détestait les forêts ! Au moins, les autres étaient là – elle avait vu ces fontaines de feu filer ailleurs que vers elle ; elle sentait la saidar lancée sur plus d’un lieu à la fois avec fureur – mais elle pria le Grand Seigneur d’atteindre Lews Therin la première. Elle voulait le voir mourir, réalisa-t-elle, et pour ça, elle devait se rapprocher de lui.
Accroupi derrière un tronc abattu, Osan’gar haletait d’avoir couru. Ces mois où il s’était fait passer pour Corlan Dashiva ne l’avaient pas réconcilié avec l’exercice physique. Les explosions qui avaient failli le tuer s’estompaient dans la distance, et il se releva prudemment pour jeter un coup d’œil par-dessus le tronc. Non que ce morceau de bois fût une grande protection. Il n’avait jamais été vraiment un soldat. Son talent, son génie étaient ailleurs. Les Trollocs étaient sa création, de même que les Myrddraals à qui les Trollocs avaient donné naissance, et bien d’autres créatures qui avaient secoué le monde et rendu son nom célèbre. Le saidin flambait dans la clé d’accès, mais il en sentait des quantités moindres brandies dans diverses directions.
Il s’attendait que d’autres Élus arrivent ici avant lui ; il avait espéré qu’ils auraient terminé la tâche avant son arrivée, mais manifestement, ce n’était pas le cas. À l’évidence, al’Thor avait amené certains de ces Asha’man, et, à en juger par la quantité de saidin déversée dans les explosions qui le visaient, Callandor aussi. Et peut-être certaines de ses Aes Sedai apprivoisées.
S’accroupissant une fois de plus, il se mordit les lèvres. Cette forêt était très dangereuse, plus qu’il ne l’avait imaginé, et ce n’était pas un endroit pour un génie. Mais le fait demeurait que Moridin le terrifiait, et ce, depuis le début. Il avait été fou de Pouvoir avant d’être scellé dans le Forage, et depuis qu’ils étaient libérés, il semblait se prendre pour le Grand Seigneur. S’il s’enfuyait, Moridin le saurait d’une façon ou d’une autre, et il le tuerait. Pis encore, si al’Thor réussissait, le Grand Seigneur pouvait décider de les tuer tous les deux, et Osan’gar aussi. Il se moquait pas mal qu’ils meurent, mais lui, il n’avait pas envie de mourir.
Il ne savait pas très bien évaluer les heures de la journée par le soleil, mais à l’évidence, il n’était pas encore midi. Se relevant, il tapota ses vêtements pour en faire tomber la terre, puis renonça, écœuré, et courut d’arbre en arbre d’une façon qu’il croyait furtive. C’était vers la clé qu’il se dirigeait. Peut-être les autres achèveraient-ils al’Thor avant qu’il ne soit assez près, ou même trouverait-il l’occasion de devenir un héros. Prudemment, bien sûr.
Verin fronça les sourcils quand elle vit la silhouette qui avançait au milieu des arbres, sur sa gauche. Il s’agissait d’une femme couverte de bijoux, et dans une robe qui passait par toutes les couleurs du noir au blanc, et parfois devenait même transparente ! Elle avançait tranquillement vers la colline où se trouvait Rand. Et, à moins que Verin ne se trompât lourdement, c’était une Réprouvée.
— On va se contenter de la regarder ? murmura furieusement Shalon.
Elle avait été bouleversée de ne pas être celle qui mélangerait les flux, comme si la puissance d’une Irrégulière comptait à côté d’une Aes Sedai, et les heures qu’elle avait passées à déambuler à travers les bois n’avaient pas arrangé son humeur.
— Nous devons faire quelque chose, dit doucement Kumira. Verin hocha la tête.
— J’y réfléchissais.
Un bouclier, décida-t-elle. Une Réprouvée captive pouvait se révéler très utile.
Utilisant toute la puissance de son cercle, elle tissa son bouclier, et, horrifiée, le vit rebondir. La femme embrassait déjà la saidar, bien qu’aucune aura ne brillât autour d’elle, et elle était immensément puissante !
Puis elle n’eut plus le temps de penser à rien, car la femme aux cheveux d’or pivota sur elle-même et se mit à canaliser. Verin ne voyait pas les tissages, mais elle savait reconnaître quand elle luttait pour repousser une attaque contre sa vie, et elle était venue de trop loin pour mourir ici.
Eben remonta sa cape, regrettant de ne pas savoir mieux ignorer le froid. Il lui était impossible d’être insensible au vent qui s’était levé depuis que le soleil avait dépassé son zénith. Les trois sœurs liées à lui laissaient leurs capes flotter au vent tandis qu’elles regardaient dans toutes les directions à la fois. Daigian dirigeait le cercle – à cause de lui, se dit-il – mais elle puisait si légèrement à la Source qu’il sentait à peine un murmure de saidin passer à travers lui. Elle ne voudrait pas affronter le saidin avant d’y être obligée. Il lui remonta son capuchon sur la tête, et elle lui sourit. Le lien transmettait son affection à Eben, et vice versa, supposa-t-il. Avec le temps, il pensait pouvoir en venir à aimer cette petite Aes Sedai.
Loin derrière lui, le torrent de saidin avait tendance à noyer tout autre canalisage, mais il sentait les autres brandir le Pouvoir. Ailleurs, d’autres encore s’étaient joints à la bataille, pendant que les quatre avaient marché. À la vérité, ça ne le dérangeait pas outre mesure. Il avait été aux Sources de Dumai, il avait combattu des Seanchans, et il avait appris que les combats sont plus amusants dans les livres que dans la réalité. Ce qui l’agaçait, c’est qu’on ne lui avait pas donné la direction du cercle. Bien sûr, Jahar non plus ne l’avait pas obtenue, mais il se disait que Merise s’amusait à obliger Jahar à tenir un biscuit en équilibre sur son nez. Pourtant, on avait donné à Damer le contrôle de son cercle. Le fait qu’il ait quelques années de plus que lui – enfin, plus que quelques années ; il était plus vieux que le père d’Eben – n’était pas une raison pour que Cadsuane le regarde comme s’il était…
— Pouvez-vous m’aider ? J’ai perdu mon chemin et mon cheval.
La femme qui sortit devant eux de derrière un arbre n’avait même pas de cape. Elle portait une robe de soie vert foncé tellement décolletée qu’elle découvrait la moitié de son opulente poitrine. Une cascade de cheveux noirs encadrait un beau visage aux yeux verts, qui étincelaient quand elle souriait.
— Curieux endroit pour faire de l’équitation, dit Beldeine avec suspicion.
La jolie Verte n’avait pas apprécié que Cadsuane donne à Daigian la direction des opérations, et elle avait sauté sur toutes les occasions de critiquer les décisions de Daigian.
— Je ne voulais pas chevaucher si loin, dit la femme en s’approchant. Je vois que vous êtes des Aes Sedai. Avec un… palefrenier ? Savez-vous d’où vient tout ce tintamarre ?
Soudain, Eben sentit le sang se retirer de son visage. Ce qu’il ressentait était impossible ! La femme aux yeux verts fronça les sourcils de surprise, et il fit la seule chose qu’il pouvait faire.
— Elle tient le saidin ! hurla-t-il, et il se jeta sur elle tout en sentant que Daigian puisait profondément dans le Pouvoir.
Cyndane ralentit à la vue de la femme qui se tenait au milieu des arbres à cent pas devant elle, une blonde de haute taille qui la regarda simplement approcher. L’impression qu’on livrait des batailles avec le Pouvoir en d’autres lieux lui inspira de la méfiance en même temps qu’elle lui donna de l’espoir. La femme était très simplement vêtue de drap, mais incongrûment couverte de bijoux, comme si elle était une grande dame. Avec la saidar en elle, Cyndane voyait les fines pattes-d’oie au coin de ses yeux. Donc, elle n’était pas de celles qui se donnent le nom d’Aes Sedai. Mais qui était-ce ? Et pourquoi était-elle plantée là, comme pour barrer le chemin à Cyndane ? Cela n’avait pas vraiment d’importance. Canaliser maintenant la trahirait, mais elle avait le temps. La clé continuait à briller comme un fanal du Pouvoir. Lews Therin vivait toujours. Malgré les yeux féroces de la femme, un couteau suffirait à l’éliminer si elle pensait vraiment lui faire obstacle. Et juste au cas où elle serait ce qu’ils appelaient une Irrégulière, Cyndane lui prépara un petit cadeau, une toile inversée qu’elle ne verrait même pas avant qu’il ne soit trop tard.
Brusquement, l’aura de la saidar brilla autour de la femme, mais la balle de feu toute prête fila de la main de Cyndane, assez petite pour échapper à la détection, espérait-elle, mais assez grosse pour brûler un trou à travers la femme qui…
Juste comme elle atteignait la femme, presque assez proche pour roussir ses vêtements, la toile de Feu se dénoua. La femme resta immobile ; le filet se dénoua tout bonnement ! Cyndane n’avait jamais entendu parler d’un ter’angreal qui pouvait anéantir un filet, mais ce devait être ça.
Puis la femme passa à l’attaque, et Cyndane subit son second choc. Elle était plus puissante que Cyndane ne l’avait été avant que l’Aelfinn et l’Eelfinn ne la tiennent ! C’était impossible, aucune femme ne pouvait être plus puissante. Elle devait avoir aussi un angreal. Le choc ne dura que le temps qu’elle tranche les flux de son adversaire. Elle ne savait pas comment les inverser. Cet avantage suffirait peut-être. Elle verrait mourir Lews Therin ! La femme de haute taille sursauta quand ses flux tranchés revinrent sur elle. Alors même que sous le coup elle déplaçait ses pieds, elle se remit à canaliser. Grondant, Cyndane se défendit, et la terre se souleva. Elle le verrait mourir ! Elle le verrait !
Le haut sommet de la colline n’était pas tout proche de la clé d’accès. Malgré tout, la clé brillait d’un éclat si vif dans la tête de Moghedien qu’elle aspirait ardemment à boire ne fût-ce qu’une gorgée de cet immense flot de saidar. Bien qu’elle en eût très envie, elle n’avait aucune intention de quitter le point de vue boisé où elle se trouvait pour approcher plus près. Seule la menace de la main de Moridin caressant sa cour’souvra l’avait poussée à Voyager jusqu’ici, et elle avait retardé son départ, priant que tout soit terminé avant qu’elle ne soit forcée de venir. Elle avait toujours travaillé dans le secret, mais elle avait dû fuir une attaque dès son arrivée. À des endroits très éloignés les uns des autres de cette forêt, des éclairs et des incendies tissés de saidar avaient fulguré, et d’autres orages faits de saidin flambaient et fulguraient sous le ciel de ce milieu d’après-midi. Une fumée noire s’élevait en lourdes volutes de bouquets d’arbres en feu, et le tonnerre des explosions roulait dans l’air. Qui combattait, qui vivait, et qui mourait, cela lui était totalement indifférent. Sauf que ce serait plaisant si Cyndane ou Graendal périssait. Voire les deux. Moghedien ne mourrait pas, se démenant au milieu d’une bataille. Et comme si une bataille ne suffisait pas, il y avait ce qui se dressait dans la forêt au-delà de la clé étincelante, un immense dôme noir, comme si la nuit s’était transformée en pierre. Elle flancha alors qu’une ondulation passait sur cette surface noire, et le dôme se souleva visiblement plus haut. Impossible d’approcher plus près. Moridin ne saurait pas ce qu’elle faisait ou ne faisait pas ici.
Battant en retraite vers l’arrière du sommet, loin de la clé étincelante et de l’étrange dôme, elle s’assit pour faire ce qu’elle avait fait si souvent par le passé : regarder dans l’ombre et survivre.
Dans sa tête, Rand hurlait. Il était certain qu’il hurlait, à l’instar de Lews Therin, mais il n’entendait pas leurs voix dans ce rugissement. L’immonde océan de la souillure coulait à travers lui, à une vitesse hallucinante. Des raz de marée d’immondices déferlaient sur lui. Des tempêtes répugnantes le déchiraient. La seule chose par laquelle il savait qu’il tenait toujours le Pouvoir, c’était la souillure. Le saidin pouvait changer, flamber, être sur le point de le tuer, il ne le saurait jamais. Ce déluge putride engouffrait tout, et il se retenait du bout des doigts, pour éviter d’être balayé. La souillure bougeait. C’était la seule chose qui comptait maintenant. Il fallait tenir !
— Que pouvez-vous me dire, Min ?
Cadsuane restait debout malgré la lassitude. Tenir ce bouclier la plus grande partie de la journée aurait suffi à fatiguer n’importe qui.
Il n’y avait pas eu d’attaque du sommet depuis quelque temps, et en fait, il semblait que les seuls canalisages actifs qu’elle percevait étaient ceux de Nynaeve et de Rand. Elza tournait en rond sans discontinuer au sommet de la colline, toujours liée à Merise et Jahar, mais elle n’avait rien à faire pour le moment, à part scruter les collines environnantes. Jahar était assis sur une pierre, Callandor luisant faiblement au creux de son bras. Merise était assise par terre près de lui, la tête sur ses genoux, et il lui caressait les cheveux.
— Eh bien, Min ? demanda Cadsuane.
Dans la légère dépression du sol rocheux où Tomas et Moad les avaient jetées de force, elle et Harine, Min releva la tête avec colère. Au moins, les hommes avaient eu le bon sens d’accepter qu’ils ne pouvaient pas participer à cette bataille. Harine fronçait des sourcils maussades, et plus d’une fois les hommes s’étaient vus obligés d’empêcher Min d’aller rejoindre le jeune al’Thor. Ils avaient même dû lui enlever ses couteaux après qu’elle eut tenté de s’en servir.
— Je sais qu’il est vivant, marmonna-t-elle. Et je crois qu’il souffre. Sauf que si j’en perçois assez pour savoir qu’il souffre, c’est qu’il est à l’agonie. Laissez-moi le rejoindre.
— Vous ne feriez que le gêner maintenant.
Ignorant le grognement de frustration de Min, Cadsuane traversa le sol rocheux jusqu’à l’endroit où Rand et Nynaeve étaient assis, mais elle ne les regarda pas tout de suite. Même à des lieues de distance, le dôme noir paraissait immense, s’élevant à mille pieds de haut en son milieu. Et il enflait encore. La surface ressemblait à de l’acier noir, mais elle ne brillait pas au soleil de l’après-midi ; au contraire, la lumière semblait s’éteindre à son contact.
Rand était assis, telle une statue immobile et aveugle, le visage inondé de sueur. S’il souffrait le martyre, ainsi que le disait Min, il n’en manifestait aucun signe. Cadsuane ne savait pas ce qu’elle pourrait faire, ce qu’elle oserait faire. Le déranger maintenant pouvait avoir des conséquences terribles. Regardant le dôme noir qui grandissait toujours, Cadsuane gémit. Le seul fait de l’avoir laissé commencer pouvait aussi avoir des conséquences terribles.
Avec un gémissement, Nynaeve glissa de sa pierre, sa robe trempée de sueur, des mèches folles collées à son visage luisant. Ses paupières frémissaient doucement, et sa poitrine se soulevait comme si elle s’efforçait désespérément d’aspirer de l’air.
— Assez, gémit-elle. Je n’en peux plus.
Cadsuane hésita, chose dont elle n’était pas coutumière. Nynaeve ne pouvait pas quitter le cercle jusqu’à ce que le jeune al’Thor la libère, mais à moins que ces Choedan Kals ne fussent défectueux de la même façon que l’était Callandor, elle serait protégée contre la tentation de prendre en elle assez de pouvoir pour lui nuire. Sauf qu’elle servait de transmetteur pour beaucoup plus de saidar que toutes les sœurs réunies de la Tour auraient pu en manier en utilisant tous les angreals et tous les sa’angreals à leur disposition. Après avoir eu ce flot en elle pendant des heures, un simple épuisement physique pouvait la tuer. S’agenouillant par terre près d’elle, Cadsuane posa l’hirondelle en or à côté d’elle, prit sa tête dans ses mains et diminua la quantité de saidar qu’elle injectait dans le bouclier. Sa capacité de Guérison ne dépassait pas la moyenne, mais elle pouvait quand même dissiper un peu l’épuisement de Nynaeve. Elle avait une conscience aiguë de l’affaiblissement du bouclier au-dessus d’elles, et elle ne perdit pas de temps pour reformer les tissages.
Escaladant péniblement la colline jusqu’au sommet, Osan’gar se jeta à plat ventre et sourit, se dirigeant en crabe sur le côté pour s’abriter derrière un tronc d’arbre. De là, avec le saidin en lui, il voyait nettement la crête suivante et les gens qui étaient dessus. Une femme tournait lentement en rond autour du sommet, scrutant les arbres, mais les autres étaient immobiles, Jahar assis avec Callandor luisant dans les mains et une tête de femme à ses pieds. Osan’gar voyait deux autres femmes, l’une agenouillée et penchée sur l’autre, mais elles étaient partiellement cachées par un dos d’homme. Il n’avait pas besoin de voir le visage de l’homme pour savoir que c’était al’Thor. La clé posée par terre près de lui l’identifiait. Aux yeux d’Osan’gar, la clé brillait d’un vif éclat. Dans sa tête, son éclat surpassait celui du soleil, d’un millier de soleils. Ce qu’il pourrait faire avec ça ! Dommage qu’il faille la détruire en même temps qu’al’Thor. Mais il pourrait quand même emporter Callandor après la mort d’al’Thor. Parmi les Élus, personne d’autre ne possédait ne fût-ce qu’un angreal. Même Moridin fléchirait devant lui quand il posséderait cette épée de cristal. Nae’blis ? Osan’gar serait nommé Nae’blis après avoir tué al’Thor et détruit tout ce qu’il avait fait ici. Riant doucement, il tissa le malefeu. Qui aurait jamais cru qu’il finirait par être le héros du jour ?
Marchant lentement, scrutant les collines boisées avoisinantes, Elza s’immobilisa soudain quand elle saisit un mouvement imperceptible du coin de l’œil. Elle tourna lentement la tête. La journée avait été très difficile pour elle. Au cours de sa captivité au Cairhien, parmi les tentes des Aielles, l’idée lui était venue qu’il était d’une importance capitale que le Dragon Réincarné vive jusqu’à la Dernière Bataille. L’évidence lui en était soudain devenue si aveuglante qu’elle s’était étonnée de ne pas l’avoir vue plus tôt. Maintenant, c’était clair pour elle, aussi clair que le visage de cet homme tentant de se cacher derrière un arbre sur cette colline. Aujourd’hui, elle avait été forcée de combattre des Élus. Le Grand Seigneur comprendrait sûrement si elle en avait tué certains, mais Corlan Dashiva n’était qu’un Asha’man parmi d’autres. Dashiva leva la main vers la colline où elle se trouvait, et elle puisa autant qu’elle put dans Callandor, que tenait toujours Jahar. Le saidin semblait fait pour la destruction, pour elle. Une énorme boule de feu étincelait entourant le sommet de l’autre colline, rouge, or et bleu. Quand le feu s’éteignit, l’autre colline se terminait par une plate-forme lisse, cinquante pieds plus basse que l’ancien sommet.
Moghedien ne savait pas très bien pourquoi elle était demeurée là si longtemps. Il ne devait pas rester plus de deux heures avant la tombée de la nuit, et la forêt était silencieuse. À part la clé, elle ne sentait pas que la saidar fût canalisée nulle part. Ce qui ne voulait pas dire que quelqu’un n’en utilisait pas de petites quantités, mais rien de comparable à la furie qui avait fait rage précédemment. La bataille était terminée, les autres Élus morts ou en fuite, vaincus à l’évidence, car la clé étincelait toujours dans sa tête. Il lui semblait stupéfiant que les Choedan Kals aient survécu à un usage continu aussi long, à un tel niveau de puissance.
Couchée à plat ventre en haut de la colline, le menton dans les mains, elle observait le grand dôme. Sa couleur noire s’était encore assombrie. C’était une demi-sphère maintenant, s’élevant vers le ciel comme une montagne de plus de deux lieues de haut. Il était entouré d’une épaisse couche d’ombre, qui semblait aspirer tout reste de clarté demeurant dans l’air. Elle ne comprenait pas pourquoi elle n’avait pas peur. Cette chose pouvait grandir jusqu’à absorber le monde entier, ou peut-être le faire voler en éclats, ainsi qu’Aran’gar en avait envisagé la possibilité. Mais dans ce cas-là, il n’y aurait pas de refuge, pas d’ombres où l’Araignée pourrait se cacher.
Soudain, une volute monta de cette surface noire et lisse, comme une flamme, si les flammes étaient plus noires que le noir, puis une autre et encore une autre, jusqu’au moment où le dôme s’embrasa d’un feu infernal. Au rugissement de dix mille tonnerres elle se boucha les oreilles et poussa un hurlement qui se perdit dans ce fracas. Le dôme s’effondra sur lui-même le temps d’un battement de cœur, devint pointe d’épingle, puis plus rien. Alors, ce fut le vent qui hurla, se ruant vers le dôme évanoui, l’entraînant sur le sol rocheux, bien qu’elle s’efforçât d’agripper la terre pour se retenir, la soulevant dans l’air, la projetant contre les arbres. Elle pensa que si elle survivait à cela, elle n’aurait plus jamais peur.
Cadsuane lâcha ce qui avait été un ter’angreal. Ça ne ressemblait plus à une statuette de femme. La face était aussi sage et sereine que jamais, mais le corps était cassé en deux, et bosselé, comme une bulle de cire dont un seul côté a fondu, y compris le bras tenant la sphère de cristal et dont les fragments dispersés gisaient autour de l’objet brisé. La statuette mâle restait entière, et était déjà rangée dans ses fontes. Elle avait mis Callandor en sûreté également. Il valait mieux ne pas laisser de tentations en haut de ce lieu accessible à tous. À l’endroit où se trouvait autrefois Shadar Logoth, il y avait maintenant une grande trouée dans la forêt, parfaitement ronde, si large que, même au soleil déclinant, elle en voyait le bord diamétralement opposé s’enfoncer dans la terre.
Lan, guidant son étalon noir boitillant sur la pente, lâcha les rênes dès qu’il vit Nynaeve allongée par terre de tout son long et la couvrit de sa cape. Le jeune al’Thor était allongé près d’elle, lui aussi couvert de sa cape, Min blottie contre lui, la tête sur sa poitrine. Elle fermait les yeux, mais, à en juger son petit sourire, elle ne dormait pas. Lan leur accorda à peine un coup d’œil, fit une dernière enjambée et souleva doucement la tête de Nynaeve qu’il posa au creux de son bras. Elle ne bougea pas plus que Rand.
— Ils sont juste inconscients, lui dit Cadsuane. Corele dit qu’il vaut mieux les laisser récupérer tout seuls.
Et combien de temps cela prendrait-il, c’est ce que Corele n’avait pas pu dire. Ni Damer. Les blessures inguérissables de Rand étaient les mêmes, bien que Damer eût pensé qu’elles auraient disparu. Tout cela était très dérangeant.
Un peu plus haut sur la colline, l’Asha’man chauve était penché sur une Beldeine gémissante, tortillant les doigts juste au-dessus d’elle pour tisser son étrange Guérison. Il n’avait pas manqué de travail, au cours de la dernière heure. Alivia ne cessait pas de fléchir et de regarder avec émerveillement son bras précédemment cassé et brûlé jusqu’à l’os. Sarene avait la démarche chancelante, mais c’était juste de la fatigue. Elle avait failli mourir dans la forêt, et ses yeux en étaient encore exorbités. Les Blanches n’avaient pas l’habitude de ce genre de situation.
Tous n’avaient pas eu autant de chance. Verin et l’Atha’an Miere étaient assises près de la forme couverte d’une cape de Kumira, remuant les lèvres en prières silencieuses pour son âme, et Nesune tentait gauchement de consoler une Daigian en pleurs, qui tenait dans ses bras le cadavre d’Eben et le berçait comme un bébé. Les Vertes avaient l’habitude de ce genre de choses, mais ça ne plaisait guère à Cadsuane d’avoir perdu deux de ses gens en échange de seulement quelques Réprouvés roussis et un renégat mort.
— C’est propre, répéta doucement Jahar.
Cette fois, c’était Merise qui était assise, avec la tête de Jahar reposant sur ses genoux. Ses yeux bleus étaient aussi graves que jamais, et elle caressait doucement ses cheveux noirs.
— C’est propre.
Cadsuane échangea un regard avec Merise par-dessus la tête du garçon. Damer et Jahar disaient tous les deux la même chose : la souillure avait disparu. Mais comment pouvaient-ils être sûrs qu’il n’en restait pas quelques parcelles ? Merise s’était autorisée à se lier avec le garçon, et elle ne sentait rien de comparable à ce que les autres Vertes avaient décrit. Le saidin était tellement étrange que n’importe quoi pouvait se dissimuler dans ce chaos démentiel.
— Je veux partir dès que les autres Liges reviendront, annonça Cadsuane.
Il y avait trop de questions auxquelles elle n’avait pas de réponses satisfaisantes, mais elle avait le jeune al’Thor maintenant, et elle n’avait pas l’intention de le perdre.
La nuit tomba. Au sommet de la colline, le vent souffla de la poussière sur ce qui avait été un ter’angreal. Au-dessous s’étendait la tombe de Shadar Logoth, ouverte pour donner de l’espoir au monde. Et au loin, sur Tremalking, la rumeur commença à se répandre que le Temps des Illusions était terminé.