28 Nouvelles dans un sac de jute

Le lendemain du jour où Mat promit d’aider Teslyn, s’il le pouvait – en plus de Joline, et d’Edesina qu’il n’avait jamais vue ! – Tylin lui annonça qu’elle quittait la cité.

— Suroth va me montrer toutes les régions de l’Altara qu’elle contrôle, mon pigeon, dit-elle.

Sa dague était plantée dans une colonne du lit. Ils étaient encore allongés au milieu des draps froissés, lui uniquement vêtu de l’écharpe de soie qu’il portait autour du cou pour dissimuler la cicatrice de la pendaison, elle nue comme un ver. Elle avait la peau la plus douce qu’il eût jamais caressée. Avec indolence, elle passa un long ongle laqué vert sur ses nombreuses autres cicatrices. Sa peau ne vaudrait pas grand-chose si on la mettait aux enchères, mais les cicatrices fascinaient Tylin.

— En fait, l’idée ne vient pas d’elle. C’est Tuon… elle pense que… ça m’aidera… si je vois la situation de mes propres yeux et pas seulement sur une carte. Et ce que cette fille suggère, Suroth le fait. Mais elle voudrait que ce soit déjà fait. Nous voyagerons par to’raken pour aller vite. Dans les deux cents lieues par jour, semble-t-il. Oh, n’ayez pas l’air si catastrophé, cochonnet ! Je ne vous obligerai pas à chevaucher une de ces créatures.

Mat poussa un soupir de soulagement. Ce n’était pas la perspective de voler qui l’avait bouleversé. Il pensait plutôt que ça lui plairait. Mais s’il s’absentait d’Ebou Dar pendant quelque temps, la Lumière seule savait si Teslyn, Joline, ou cette Edesina ne s’impatienteraient pas suffisamment pour faire quelque chose de stupide, ou quelle idiotie Beslan pourrait commettre. Beslan lui causait presque autant de soucis que les femmes. Tylin, excitée à l’idée de ce vol sur une bête seanchane, ressemblait plus que jamais à un aigle.

— Je ne serai absente qu’un peu plus d’une semaine, mon doux ami. Hum !

L’index vert suivit le bourrelet cicatriciel d’un pied de long barrant sa poitrine.

— Devrai-je vous ligoter dans le lit pour m’assurer que vous serez en sécurité jusqu’à mon retour ?

Répondre à son sourire pervers par un sourire charmeur lui demanda quelque effort. Il était à peu près sûr qu’elle plaisantait. Les vêtements qu’elle lui choisit pour la journée étaient d’un rouge aveuglant ; à part les fleurs brodées sur la tunique et la cape, et son chapeau et son foulard noirs. La dentelle blanche sur le col et les manchettes faisait d’autant plus ressortir le rouge. Cela ne l’empêcha pas de s’habiller à la hâte, impatient de sortir de ses appartements. Avec Tylin, il était sage de ne pas trop compter sur quoi que ce soit. Et peut-être qu’elle ne plaisantait pas, après tout.

Tylin n’avait pas exagéré l’impatience de Suroth, semblait-il. À peine deux heures plus tard, à la pendule à cylindre sertie de gemmes – un cadeau de Suroth – du salon de Tylin, il accompagnait la Reine au terrain d’envol. Suroth et Tylin chevauchaient en tête de la vingtaine de membres du Sang qui les escortaient, avec leurs so’jhins attitrés, hommes et femmes qui inclinaient devant le Sang leurs têtes rasées d’un seul côté, et regardaient avec mépris tout le reste de l’humanité, tandis qu’il chevauchait à l’arrière sur Pips. Un « mignon » d’une Reine d’Altara ne pouvait pas chevaucher avec le Sang, dont Tylin faisait partie maintenant. Ce n’était pas comme s’il était un serviteur héréditaire ou quelqu’un de ce rang.

Le Sang et les so’jhins montaient d’élégantes juments au cou gracieux et au pas délicat, ou des hongres au large poitrail, avec des yeux farouches et un garrot puissant. Sa chance semblait n’avoir aucun effet sur les courses hippiques, mais il aurait parié sur Pips contre n’importe lequel d’entre eux. Son alezan hongre ne payait pas de mine, mais il était sûr qu’il pouvait battre au galop presque tous ces jolis animaux, et sur de longues distances. Après être resté si longtemps à l’écurie, Pips avait envie de gambader, et Mat dut faire appel à toute sa science pour le dominer. Mais avant d’arriver à mi-chemin, il avait mal de la jambe à la hanche. S’il devait quitter Ebou Dar dans un avenir proche, il faudrait que ce soit par mer ou avec le cirque de Luca. Il avait sa petite idée pour l’obliger à lever le camp avant le printemps, s’il fallait en arriver là. Elle était peut-être dangereuse, mais il n’avait guère le choix. L’alternative était encore plus risquée.

Il n’était pas seul à l’arrière. Plus de cinquante hommes et femmes, portant d’épaisses robes de drap blanc par-dessus leurs vêtements transparents habituels, marchaient derrière lui en colonne par deux, certains conduisant par la bride des chevaux de bât chargés de paniers d’osier pleins de mets raffinés. Le Sang ne pouvait pas se passer de ses domestiques ; en fait, ils semblaient penser qu’ils allaient vivre à la dure avec aussi peu de serviteurs. Les da’covales quittaient rarement des yeux les pavés, et leur visage était doux comme le lait. Un jour, il avait vu un da’covale, un blond d’à peu près son âge, condamné à une flagellation, qui était parti en courant chercher l’instrument de sa punition. Il n’avait même pas essayé de se cacher ou de différer le châtiment, et encore moins d’y échapper. Mat ne comprenait pas cette sorte de gens.

Devant lui chevauchaient six sul’dams, leurs jupes divisées découvrant leurs chevilles. Elles étaient aussi hautaines que si elles avaient été du Sang. La capuche de leur cape à panneaux rayée d’éclairs pendait dans leur dos, et elles laissaient la cape claquer au vent, comme si le froid ne les touchait pas ou n’osait pas les toucher. Deux d’entre elles avaient une damane en laisse marchant à côté du cheval.

Mat étudiait subrepticement les femmes. L’une des damanes, une petite femme aux yeux bleus, était reliée par un a’dam d’argent à la sul’dam potelée au teint olivâtre qui avait été la monitrice de Teslyn. La damane brune répondait au nom de Pura. L’éternelle jeunesse des Aes Sedai se voyait sans peine sur son visage lisse. Il n’avait pas vraiment cru Teslyn quand elle lui avait dit que cette femme était devenue une vraie damane. La sul’dam grisonnante se pencha sur sa selle pour parler à celle qui avait été Ryma Galfrey, et, quoi que la sul’dam lui ait murmuré, Pura rit et battit des mains, ravie.

Mat frissonna. C’est qu’elle irait hurler, bon sang, s’il tentait de lui enlever son a’dam ! Par la Lumière, pourquoi pensait-il à ça ! C’était déjà assez dur d’avoir trois Aes Sedai sur les bras, pour qui il devait tirer les marrons du feu – qu’il soit réduit en cendres, mais il avait l’impression qu’on l’accablait de la même corvée chaque fois qu’il faisait un tour ! – sans aller s’en mettre une quatrième sur le dos pour sortir d’Ebou Dar.

Ebou Dar était un grand port de mer, avec peut-être la plus grande rade du monde connu, et des jetées qui s’avançaient depuis les quais dans l’eau tels de longs doigts gris, sur toute la longueur de la ville. Presque tous les mouillages étaient occupés par des vaisseaux seanchans de toutes les tailles, et les équipages grimpés sur les gréements acclamaient Suroth à son passage, dans un tonnerre de voix criant son nom. Sur les autres vaisseaux, les équipages agitaient les bras et criaient également, même s’ils n’avaient pas l’air de trop savoir qui ils acclamaient. Sur ces vaisseaux, les pavillons de divers pays – les Abeilles d’Or d’Illian, les Croissants de Lunes de Tear, le Faucon d’Or de Mayene – claquaient au vent soufflant sur le port. Apparemment, Rand n’avait pas ordonné aux marchands de ces nations d’interrompre le commerce avec les ports seanchans, ou alors ces marchands trafiquaient derrière son dos. Des couleurs fulgurèrent dans l’esprit de Mat, et il secoua la tête pour s’en débarrasser. La plupart des marchands commerceraient avec le meurtrier de leur mère s’ils y trouvaient profit. La jetée la plus méridionale avait été totalement dégagée, et des officiers seanchans aux casques laqués surmontés de minces plumes attendaient pour transférer Suroth et Tylin dans l’un des grands canots à huit rameurs qui attendaient. Enfin, après que Tylin eut donné un dernier baiser à Mat, lui arrachant presque les cheveux pour attirer son visage vers elle – et lui avoir pincé les fesses comme si personne ne regardait –, Suroth fronça des sourcils impatientés jusqu’à ce que Tylin fût installée dans le long canot. La Seanchane parlait sans discontinuer, agitant les doigts à l’intention d’Alwhin, sa so’jhin, de sorte que cette femme au visage anguleux ne cessait d’enjamber les bancs pour aller lui chercher ce qu’elle lui demandait.

Les autres membres du Sang furent salués avec de profondes révérences de la part des officiers, mais durent descendre les échelles de corde avec la seule aide de leurs so’jhins. Les sul’dams aidèrent leurs damanes à embarquer sur les bateaux, mais personne ne s’occupa de ceux en robes blanches qui portaient les paniers. Puis les canots traversèrent la rade en direction de l’endroit où rakens et to’rakens se tenaient, au sud du Rahad, se faufilant entre les flottes seanchanes et les douzaines de vaisseaux du Peuple de la Mer au mouillage. Le gréement de la plupart de ces bateaux semblait avoir été modifié. Ils avaient maintenant des voiles nervurées seanchanes et des cordages différents. Excepté les Pourvoyeuses-de-Vent auxquelles il s’efforçait de ne pas penser, et peut-être certaines qui avaient été vendues, les Atha’ans Miere survivantes étaient toutes dans le Rahad, avec les autres da’covales, drainant les canaux envasés. Il ne pouvait rien y faire. Il ne leur devait rien, il avait déjà plus de choses à faire qu’il n’en pouvait assumer. Point final !

Il souhaitait s’en aller immédiatement, pour laisser derrière lui les vaisseaux du Peuple de la Mer. Sur les quais, personne ne lui accorda la moindre attention. Les officiers étaient partis dès que le dernier canot s’était éloigné. Quelqu’un avait emmené les chevaux de bât. Les matelots descendirent des gréements et retournèrent à leur poste, et les membres de la guilde des dockers se remirent à pousser leurs lourdes brouettes chargées de balles, de caisses et de tonneaux. Mais s’il partait trop vite, Tylin penserait peut-être qu’il allait quitter la cité immédiatement et risquait d’envoyer quelqu’un pour l’y ramener. Alors, il immobilisa Pips au bout de la jetée et agita les bras comme un idiot jusqu’à ce qu’elle soit trop loin pour le voir sans lunette d’approche. Malgré les élancements dans sa jambe, il remonta lentement le quai sur toute sa longueur. Il évita de regarder le port. Des marchands sobrement vêtus surveillaient le chargement ou le déchargement de leurs marchandises, glissant parfois une bourse à un homme ou une femme en gilet de cuir vert, pour qu’ils manipulent leurs cargaisons avec davantage de précautions et plus rapidement, bien qu’il ne semblât pas possible qu’ils pussent travailler plus vite. Les gens du Sud semblaient toujours trotter, à moins que le soleil ne soit à son zénith, quand la chaleur pouvait rôtir un canard.

Le temps d’arriver au Mol Hara, il avait compté plus de vingt sul’dams qui patrouillaient les quais avec leurs damanes, fourraient leur nez dans tous les vaisseaux à l’ancre qui n’étaient pas seanchans, montaient à bord de tous les bateaux nouvellement arrivés ou prêts à appareiller. Il avait été à peu près sûr qu’il en serait ainsi. Il faudrait donc que ce fût Valan Luca. L’autre possibilité était trop risquée, sauf en cas d’urgence. Luca, c’était risqué aussi, mais il n’avait pas le choix.

De retour au Palais Tarasin, il démonta en grimaçant, et tira son bâton de marche de sous la sangle de Pips. Confiant l’alezan à un palefrenier, il entra dans le Palais en boitillant, sa jambe gauche à peine capable de soutenir son poids. Peut-être que mariner dans un bain chaud atténuerait la douleur et lui permettrait de réfléchir. Il faudrait prendre Luca par surprise. Avant ça, il avait quelques autres petits problèmes à résoudre.

— Ah, vous voilà ! dit Noal, surgissant brusquement devant lui.

Mat l’avait à peine aperçu depuis qu’il avait trouvé un hébergement au vieil homme. Il avait l’air bien reposé dans sa tunique grise soigneusement brossée, sachant qu’il disparaissait en ville tous les matins et ne rentrait au Palais qu’à la nuit tombée. Rajustant ses manchettes de dentelle, il sourit d’un air confiant, découvrant ses gencives édentées.

— Vous mijotez quelque chose, Seigneur Mat, et je voudrais vous offrir mes services.

— Je mijote de reposer ma jambe, dit Mat, aussi naturellement qu’il put.

Noal paraissait assez inoffensif. D’après Harnan, il racontait des histoires avant de s’endormir, que Harnan et les autres Bras Rouges semblaient prendre pour argent comptant : il évoquait un endroit qu’il appelait Shibouya, au-delà du Désert des Aiels, où les femmes pouvant canaliser avaient le visage tatoué, où plus de trois cents crimes étaient passibles de la peine de mort, et où des géants plus grands que les Ogiers, vivaient sous les montagnes, et dont le visage était à la place du ventre. Il prétendait y avoir résidé. Un tel conteur ne pouvait qu’être inoffensif. Mais l’unique fois où Mat l’avait vu manier ces longues dagues qu’il cachait sous sa tunique, il avait compris qu’il était habitué à s’en servir.

— Si je décide autre chose, je vous ferai signe.

Toujours souriant, Noal tapota son nez en bec d’aigle d’un doigt noueux.

— Vous n’avez pas encore confiance en moi. C’est compréhensible. Mais si je vous avais voulu du mal, je ne serais pas intervenu l’autre soir, dans la ruelle. Ça se voit dans vos yeux. J’ai déjà vu de grands hommes et d’autres, aussi noirs que le Gouffre du Destin, réfléchir à des plans dangereux en secret. Ils arborent toujours le même air.

— J’ai les yeux fatigués, c’est tout, dit Mat en riant, se soutenant sur son bâton.

Des grands hommes qui réfléchissent à des plans ? Le vieil homme les avait sans doute vus au Shibouya, avec les géants.

— Je vous suis reconnaissant de votre intervention dans la ruelle, vous savez. Si je peux faire autre chose pour vous, vous n’avez qu’à demander. Mais pour le moment, je ne pense qu’à un bon bain chaud.

— Est-ce que le gholam boit le sang ? demanda Noal, le retenant par la manche alors qu’il s’éloignait en clopinant.

Par la Lumière, il regrettait d’avoir mentionné ce nom devant le vieil homme. Il regrettait que Birgitte lui eût jamais parlé de cette créature.

— Pourquoi cette question ?

Les gholams vivaient de sang. Ils ne consommaient rien d’autre.

— Hier soir, on a trouvé un autre homme avec la gorge déchirée, mais il n’y avait presque pas de sang sur lui ou sur sa literie. Je ne vous l’avais pas dit ? Il résidait dans une auberge proche de la Porte de Molding. Si cette créature avait quitté la ville, elle y est revenue.

Jetant un coup d’œil au-delà de Mat, il fit une grande révérence à quelqu’un.

— Si vous changez d’avis, je suis toujours à votre disposition, dit-il à voix basse en se redressant.

Tandis que le vieil homme s’éloignait, Mat regarda par-dessus son épaule. Tuon, debout près d’une torchère dorée, l’observait à travers son voile. Comme toujours, dès qu’il la vit, elle se détourna et s’éloigna dans le léger froufrou de ses jupes blanches plissées. Aujourd’hui, elle était seule.

Pour la deuxième fois ce jour-là, Mat frissonna. Dommage que cette fille ne soit pas partie avec Suroth et Tylin. Un homme à qui on donne un pain entier ne devrait pas se plaindre qu’il y manque quelques miettes. Mais le fait d’être pourchassé par des Aes Sedai, des Seanchans et un gholam, épié par des vieillards le nez dans ses affaires, et surveillé par une fille maigrichonne, lui donnait à réfléchir. Peut-être qu’il devrait renoncer à perdre son temps dans un bain chaud.

Il se sentit mieux quand il eut prié Lopin d’aller quérir le reste de ses vêtements dans le coffre à jouets de Beslan. Et envoyé Nerim chercher Juilin. Sa jambe le faisait souffrir le martyre à chaque pas, mais il devait passer à l’action. Il voulait quitter Ebou Dar avant le retour de Tylin, prévu dans moins de dix jours.

Quand le preneur-de-larrons passa la tête par la porte de la chambre, Mat se regardait dans la grande psyché de Tylin. Les vêtements… rouges… étaient fourrés dans l’armoire, avec les autres, très voyants qu’elle lui avait donnés. Peut-être que le prochain « mignon » de Tylin pourrait s’en servir. La tunique qu’il avait revêtue était la plus simple de toutes, en fin drap bleu sans broderie. C’était le genre de tunique dont un homme pouvait être fier, sans que tout le monde le regarde comme une bête curieuse. Une tunique décente.

— Peut-être un peu de dentelle, marmonna-t-il, tripotant le col de sa chemise. Juste un peu.

C’était une tunique vraiment discrète. Presque sobre.

— Je ne connais rien à la dentelle, dit Juilin. C’est pour ça que vous m’avez demandé ?

— Non, bien sûr que non. Pourquoi ce sourire béat ?

Son sourire fendait presque en deux son visage hâlé.

— Je suis content, c’est tout. Suroth est partie, et je suis content. Si vous n’avez pas de questions sur la dentelle, qu’est-ce que vous voulez de moi ?

Sang et maudites cendres ! La femme à laquelle il s’intéressait était peut-être une da’covale de Suroth ! L’une de celles qu’elle avait laissées en arrière. Il n’avait certainement aucune autre raison de se soucier que Suroth soit partie, et encore moins d’en être content. Et cet homme voulait s’emparer d’un des biens de la Haute Dame ! Enfin, ce n’était peut-être rien comparé au fait d’emmener deux damanes.

Clopinant jusqu’à lui, Mat entoura de son bras les épaules de Juilin et l’emmena jusqu’au salon.

— J’ai besoin d’une robe de damane, pour une femme mince de cette taille, dit-il, portant la main à son épaule.

Il le gratifia de son sourire le plus sincère, mais celui de Juilin s’estompa sensiblement.

— J’ai aussi besoin de trois robes de sul’dams, et d’un a’dam. Et je me suis dit que l’homme le plus compétent pour voler quelque chose sans se faire prendre devait être un preneur-de-larrons.

— Je suis un preneur-de-larrons, grommela Juilin, secouant le bras de Mat. Je ne suis pas un larron !

Le sourire de Mat s’évanouit.

— Juilin, vous savez que la seule façon de faire sortir ces sœurs de la ville, c’est de faire croire aux Gardes qu’elles sont toujours des damanes. Teslyn et Edesina ont la tenue appropriée, mais il faut déguiser Joline. Suroth sera de retour dans dix jours, Juilin. Si nous ne sommes pas partis d’ici là, il est très probable que votre chère et tendre sera toujours sa propriété quand nous nous en irons.

Il ne put s’empêcher de penser que, s’ils n’étaient pas partis d’ici là, alors il y avait de grandes chances qu’ils ne partent jamais. Par la Lumière, un homme pouvait frissonner jusqu’à ce que mort s’ensuive à l’intérieur de cette cité.

Fourrant les poings dans les poches de sa tunique tairene, Juilin le foudroya. En fait, il s’en prenait à travers lui à quelque chose que le preneur-de-larrons n’aimait pas. Finalement, Juilin grimaça et murmura :

— Ce ne sera pas facile.

Les jours qui suivirent furent difficiles. Les servantes comméraient et rigolaient au sujet de ses nouveaux vêtements. En fait, ses anciens vêtements. Elles souriaient et pariaient à voix haute sur la vitesse à laquelle il reprendrait les autres au retour de Tylin – la plupart semblaient penser qu’à la moindre rumeur du retour de Tylin, il filerait chez lui, arrachant ses vêtements en courant, pour se changer plus vite – mais il ne leur accorda aucune attention. Sauf en ce qui concernait le retour de Tylin. La première fois qu’une servante le mentionna, il faillit sauter au plafond, pensant qu’elle était au courant.

Bon nombre de servantes et presque tous les serviteurs interprétèrent son changement de tenue comme l’annonce de son départ. Sa fuite, disaient-ils avec désapprobation, faisant tout ce qu’ils pouvaient pour y faire obstacle. À leurs yeux, il était le baume qui adoucissait la rage de dents de Tylin, et ils n’avaient pas envie qu’elle les morde à son retour parce qu’elle l’avait perdu. S’il ne s’était pas assuré que Lopin ou Nerim étaient continuellement dans les appartements de Tylin pour garder ses affaires, ses vêtements auraient de nouveau disparu, et seuls Vanin et les Bras Rouges empêchaient Pips de disparaître des écuries.

Mat s’efforça d’encourager cette idée. Quand il s’en irait, et que deux damanes s’éclipseraient en même temps, on ne manquerait pas d’associer les deux événements, mais Tylin absente, et son intention de s’enfuir évidente avant son retour, on ne pourrait pas la blâmer. Il exerçait longuement Pips dans la cour des écuries chaque fois qu’il pleuvait, comme pour renforcer son endurance. Ce qui était vrai, réalisa-t-il au bout d’un moment. Sa jambe et sa hanche lui faisaient toujours souffrir le martyre, mais il commença à penser qu’il pourrait parcourir dix lieues à cheval avant d’être obligé de démonter. Huit lieues, en tout cas.

Souvent, quand il faisait beau, les sul’dams promenaient leurs damanes pendant ces exercices. Les Seanchanes savaient qu’il n’était pas la propriété de Tylin, mais il les entendit dire qu’il était son jouet ! Le Jouet de Tylin, disaient-elles, comme si c’était son nom ! Il n’était pas assez important à leurs yeux pour qu’elles se demandent s’il en avait un autre. Pour elles, quelqu’un était ou non da’covale, et ce statut intermédiaire les amusait énormément. Il chevauchait au son des rires des sul’dams, s’efforçant de se convaincre que c’était très bien. Plus il y aurait de gens pour dire qu’il s’entraînait dans le but de fuir avant le retour de Tylin, mieux ça vaudrait pour elle. Mais que ce n’était pas très agréable pour lui.

De temps en temps, il croisait des visages d’Aes Sedai parmi les damanes en promenade, trois en plus de Teslyn, mais il n’avait aucune idée de l’apparence d’Edesina. Elle aurait pu être la petite femme pâle qui lui rappelait Moiraine, la grande aux cheveux argentés, ou la brune mince. Glissant à côté d’une sul’dam, n’importe laquelle aurait pu être une promeneuse lambda, n’était le collier brillant qu’elle avait autour du cou, et la laisse qui la reliait au poignet de sa sul’dam. Teslyn elle-même avait l’air de plus en plus lugubre quand il la voyait, les yeux fixés droit devant elle. Chaque fois, son visage semblait plus résolu. Et parfois, paniqué. Il commença à s’inquiéter à son sujet.

Il aurait voulu rassurer Teslyn – il savait depuis toujours que la résolution mariée à la panique pouvait faire tuer des gens – sauf qu’il n’osait pas remonter dans les chenils. Il rencontrait Tuon beaucoup trop souvent à son goût le regardant à son passage, ou furetant dans les couloirs. Pas assez cependant pour qu’il pense qu’elle le suivait. Pourquoi l’aurait-elle fait ? De temps en temps, sa so’jhin Selucia ou Anath l’accompagnait, mais cette femme de haute taille sembla disparaître du Palais au bout d’un certain temps, du moins des couloirs. Elle était « en retraite », entendit-il dire, quoi que cela signifiât, et il regrettait seulement qu’elle n’ait pas emmené Tuon avec elle. Il doutait que Tuon puisse croire une deuxième fois qu’il apportait des bonbons à une Pourvoyeuse-de-Vent. Peut-être avait-elle toujours envie de l’acheter ? Si c’était le cas, il ne comprenait toujours pas pourquoi. Il n’avait jamais été capable de comprendre ce qui attirait les femmes chez un homme – les yeux semblaient leur sortir de la tête devant le type le plus ordinaire – mais il savait qu’il n’était pas à proprement parler une beauté, quoi qu’en dît Tylin. Les femmes mentaient pour attirer un homme dans leur lit, et encore plus pour l’y garder.

En tout cas, Tuon était une cause d’irritation mineure. Une mouche sur son oreille. Rien de plus. Il en fallait plus que des femmes bavardes ou des filles admiratives pour le faire transpirer. Mais malgré son absence, Tylin, elle, l’inquiétait. Si elle revenait et le surprenait en train de préparer son départ, elle pourrait changer d’avis au sujet de sa vente. Elle était une Haute Dame maintenant, et il était certain qu’elle raserait toute sa tête avant longtemps, ne gardant qu’une crête de cheveux sur le haut du crâne. Elle appartiendrait alors vraiment au Haut Sang Seanchan, et qui savait ce qu’elle ferait alors ?

Noal continuait à lui parler des meurtres du gholam, et Thom aussi parfois. Tous les soirs, un nouveau meurtre avait lieu, quoique personne ne semblât voir un lien entre ces crimes, à part lui et ces deux-là. Mat n’allait que dans des lieux publics, dans la mesure du possible, et très fréquentés. Il cessa de dormir dans le lit de Tylin, et ne passait jamais deux nuits de suite au même endroit. Au besoin, il dormait dans une écurie, comme ça lui était déjà arrivé plus d’une fois, même s’il ne se rappelait pas que le foin l’ait jamais autant piqué à travers ses chausses.

Il avait cherché Thom tout de suite après avoir décidé de tenter de libérer Teslyn, et il l’avait trouvé dans les cuisines, en train de bavarder avec les cuisinières devant une assiette de poulet au miel. Thom conversait aussi bien avec les cuisinières qu’avec les paysans, les marchands et les nobles. Il avait ses façons à lui de bien s’entendre avec tout le monde, d’ouvrir l’oreille aux commérages qui, mis bout à bout, façonnaient une histoire cohérente. Il avait la capacité d’observer sous un autre angle et voyait ainsi ce qui échappait aux autres. Dès qu’il eut fini son poulet, Thom trouva la seule façon de faire passer les Aes Sedai devant les Gardes. Cela avait paru facile, sur le moment. Mais d’autres obstacles s’élevèrent.

Juilin avait la même façon alambiquée de considérer les choses, peut-être à cause de ses années de preneur-de-larrons. Certains soirs, Mat allait les retrouver tous les deux dans la chambre minuscule qu’ils partageaient au quartier des domestiques, pour tenter de trouver un moyen de surmonter ces obstacles. C’étaient eux qui le faisaient transpirer.

À la première de ces réunions, le soir du départ de Tylin, Beslan débarqua à l’improviste, à la recherche de Thom, prétendit-il. Mais comme il avait d’abord écouté à la porte, il était impossible de lui mentir. Malheureusement, il voulut faire partie du complot. Il leur dit même comment s’y prendre.

— Un soulèvement, dit-il, s’asseyant sur le trépied entre les deux lits étroits.

Une table de toilette, avec une cuvette et un pichet ébréchés, complétait l’ameublement. Juilin était assis sur son lit, en bras de chemise, le visage indéchiffrable, et Thom était allongé sur l’autre, examinant ses doigts en fronçant les sourcils. Mat se tenait debout, adossé à la porte pour empêcher quiconque de faire irruption. Il ne savait pas s’il devait rire ou pleurer. À l’évidence, Thom était au courant de cette folie depuis le début.

— Le peuple se soulèvera sur un mot de moi, poursuivit Beslan. Mes amis et moi, nous avons parlé aux hommes de toute la ville. Ils sont prêts à se battre !

En soupirant, Mat transféra davantage son poids sur sa bonne jambe valide. Il soupçonnait que, quand Beslan donnerait le signal, lui et ses amis seraient les seuls à se soulever. La plupart des gens se battaient plus volontiers en paroles qu’en action, surtout contre des soldats.

— Beslan, dans les contes des ménestrels, des paysans armés de fourches et des boulangers de pavés battent des armées parce qu’ils veulent être libres.

Thom renifla si fort qu’il ébouriffa ses longues moustaches blanches. Mat l’ignora.

— Dans la vraie vie, les paysans et les boulangers se font massacrer. Je sais reconnaître les bons soldats quand j’en vois, et les Seanchans sont de bons soldats.

— Si nous libérons les damanes et les Aes Sedai, elles combattront avec nous ! insista Beslan.

— Il doit y avoir plus de deux cents damanes au grenier, Beslan, dont la plupart seanchanes. Libérez-les, et que ça vous plaise ou non, toutes, jusqu’à la dernière, courront se chercher une sul’dam. Par la Lumière, nous ne pourrions même pas nous fier à celles qui ne sont pas seanchanes !

Mat leva la main pour prévenir les protestations de Beslan.

— Nous n’avons aucun moyen de savoir auxquelles nous pourrions faire confiance, et nous n’en avons pas le temps. Si nous le faisions, nous devrions tuer toutes les autres. Je n’ai pas le courage de tuer une femme dont le seul crime est d’être à la laisse. Et vous ?

Beslan détourna les yeux, mais il serrait les dents. Il ne renonçait pas.

— Que nous libérions ou non les damanes, poursuivit Mat, si le peuple se soulève, les Seanchans transformeront Ebou Dar en abattoir. Ils matent durement les rébellions, Beslan. Très durement ! Nous pourrions tuer toutes les damanes du grenier, mais ils en amèneraient d’autres de leurs camps. En revenant, votre mère trouverait les murailles en ruine et votre tête au bout d’une pique plantée dans les gravats, où la sienne ne tarderait pas à la rejoindre. Vous ne pensez pas qu’ils iraient croire qu’elle ignorait tout des plans de son fils, non ?

Par la Lumière, les ignorait-elle ? Elle était assez brave pour tenter de les mettre à exécution. Il ne croyait pas qu’elle fut assez bête pour ça, mais…

— Elle dit que nous sommes des souris, dit Beslan avec amertume. « Quand passe le loup, les souris se cachent ou se font dévorer », cita-t-il. Ça ne me plaît pas d’être une souris, Mat.

Mat respira un peu mieux.

— Mieux vaut être une souris vivante qu’une souris morte, Beslan.

Ce qui n’était peut-être pas la façon la plus diplomatique d’exprimer sa pensée – Beslan lui fit la grimace – mais c’était vrai.

Mat encourageait Beslan à venir à leurs réunions, ne fut-ce que pour le modérer, mais il venait rarement, et il échut à Thom de calmer son ardeur quand et comme il pouvait. Le plus qu’il put obtenir de Beslan, ce fut de lui soutirer la promesse de ne rien entreprendre avant qu’ils ne soient partis depuis un mois, pour leur donner le temps de se mettre à l’abri. Cela régla la question, quoique de façon insatisfaisante. Pour tout le reste, il semblait qu’ils avançaient de deux pas et se heurtaient à un mur. Ou trébuchaient sur un fil tendu en travers de leur route.

La chère et tendre de Juilin avait beaucoup d’emprise sur lui. Pour elle, il acceptait d’échanger ses vêtements tairens pour la livrée vert et blanc de domestique, ou de passer deux nuits sans dormir pour balayer le sol près de l’escalier conduisant aux chenils. Personne ne regardait deux fois un serviteur en train de nettoyer, pas même les autres domestiques. Le Palais Tarasin en comptait tant qu’ils ne se connaissaient pas tous entre eux. Juilin balaya deux jours entiers, et leur rapporta finalement que les sul’dams inspectaient les chenils dès le lever du jour et juste après la tombée de la nuit, et pouvaient aller et venir à tout moment, mais la nuit, les damanes restaient seules.

— J’ai entendu une sul’dam se féliciter de ne pas être dans les camps où…

Allongé sur son mince matelas, Juilin fit une pause pour bâiller à s’en décrocher la mâchoire derrière sa main. Thom était assis au bord de son lit, ce qui laissait le tabouret pour Mat. C’était mieux que de rester debout. La plupart des gens devaient dormir à cette heure.

— … où elle devrait monter la garde certaines nuits, reprit le preneur-de-larrons quand il put parler. Elle disait qu’elle préférait laisser les damanes dormir toute la nuit, pour qu’elles soient toutes en forme au lever du soleil.

— Nous devons donc agir de nuit, murmura Thom, tripotant ses longues moustaches.

Inutile de préciser que les mouvements de nuit attiraient l’attention. Des Seanchans patrouillaient les rues la nuit, ce que la Garde Civile n’avait jamais fait. La Garde avait été sensible aux pots-de-vin, également, jusqu’à ce que les Seanchans la dissolvent. Désormais, on avait toutes les chances de rencontrer des Gardes de la Mort la nuit, et celui qui tentait de les corrompre ne vivait pas toujours pour affronter un tribunal.

— Avez-vous déjà trouvé un a’dam, Juilin ? demanda Mat. Et les robes ? Des robes peuvent être aussi difficiles à se procurer qu’un a’dam.

Juilin bâilla une fois de plus.

— Je les trouverai quand je les trouverai. Les filles ne les laissent pas traîner n’importe où, vous savez.

Thom découvrit que franchir des portes avec des damanes était impossible. Ou plutôt, comme il le reconnut volontiers, Riselle l’avait découvert. Il semblait qu’un des officiers les plus hauts gradés résidant à La Femme Errante eût une voix de ténor qu’elle trouvait très divertissante.

— Quelqu’un du Sang peut faire sortir une damane sans qu’on lui pose de questions, dit Thom à la réunion suivante.

Cette fois, lui et Juilin étaient tous les deux assis sur leur lit. Mat commençait à détester le tabouret.

— Les sul’dams ont besoin d’un ordre signé et scellé par quelqu’un du Sang, par un officier qui soit Capitaine ou davantage, ou par une der’sul’dam. Les Gardes aux portes et sur les quais ont la liste de tous les sceaux autorisés dans la ville ; je ne peux donc pas fabriquer n’importe quel genre de sceau et penser qu’il sera accepté. J’ai besoin d’une copie d’un ordre authentique et d’un sceau autorisé. Ce qui amène la question suivante : qui seront nos trois sul’dams ?

— Peut-être que Riselle pourrait en faire partie, suggéra Mat.

Elle ne savait pas ce qu’ils avaient en tête, et le lui dire représenterait un risque. Thom lui avait posé toutes sortes de questions, comme pour se renseigner sur ce qu’était la vie sous les occupants. Elle avait été ravie d’interroger son ami seanchan, mais pas assez pour risquer de voir sa jolie tête finir au bout d’une pique. Elle pouvait faire pire que dire non.

— Et votre chère et tendre, Juilin ?

Il avait son idée pour la troisième. Il avait demandé à Juilin une robe de sul’dam qui irait à Setalle Anan, quoiqu’il n’eût pas encore trouvé l’occasion de lui en parler. Il n’était retourné à La Femme Errante qu’une seule fois depuis que Joline était entrée dans la cuisine, pour s’assurer qu’elle comprenait qu’il faisait tout ce qu’il pouvait. Elle n’avait pas compris, mais Maîtresse Anan était parvenue à calmer la colère de l’Aes Sedai avant qu’elle ne se mette à vociférer. Elle ferait la sul’dam parfaite pour Joline. Juilin haussa les épaules, mal à l’aise.

— J’ai déjà eu assez de mal à convaincre Thera de s’enfuir avec moi. Elle est… timide maintenant. Je peux l’aider à surmonter sa timidité, avec le temps – je sais que je le peux – mais je ne crois pas qu’elle aurait le courage de se faire passer pour une sul’dam.

Thom tirailla sa moustache.

— Il est peu probable que Riselle accepte de partir, quelles que soient les circonstances. Il semble que la voix du Général de Bannière Seigneur Yamada lui plaise assez pour qu’elle songe à l’épouser.

Il soupira.

— Il n’y aura plus d’informations venant de cette source, j’en ai peur.

Et, à l’expression de son visage qui semblait le regretter, la poitrine de Riselle ne lui servirait plus d’oreiller.

— Bon, réfléchissez tous les deux à celles qui pourraient jouer ce rôle. Et tâchez de mettre la main sur une copie de ces fameux ordres.

Thom s’arrangea pour trouver les encres et le papier nécessaires, et fut bientôt prêt à imiter tous les sceaux et toutes les signatures. Les sceaux ne lui inspiraient que mépris ; n’importe qui, avec un navet et un couteau, pouvait les copier. Mais imiter l’écriture d’un autre, de sorte que l’auteur même de la signature s’y trompe, c’était tout un art. Mais aucun d’eux ne parvint à voler une copie des ordres portant le sceau et la signature indispensables. Comme pour les a’dams, les Seanchans ne laissaient pas les ordres traîner n’importe où. Et, en ce qui concernait l’a’dam, Juilin n’avançait pas non plus. Deux pas en avant, et un mur de pierre. Six jours avaient déjà passé. Il en restait quatre. Mat avait l’impression que six ans s’étaient écoulés depuis le départ de Tylin, et qu’il restait quatre heures avant son retour.

Le septième jour, Thom arrêta Mat dans un couloir dès qu’il rentra de sa chevauchée matinale. Souriant comme s’il était en conversation amicale, l’ancien ménestrel baissa la voix. Les domestiques s’affairant autour d’eux ne pouvaient pas entendre plus qu’un murmure.

— D’après Noal, le gholam a encore tué hier soir. Les Chercheurs ont reçu l’ordre de trouver le coupable, même s’ils doivent cesser de manger et de dormir pour ça, mais je ne parviens pas à découvrir qui a donné cet ordre. Même le fait qu’ils ont reçu un ordre semble être un secret. Mais ils sont pratiquement en train de préparer leurs chevalets de torture et de faire chauffer leurs pincettes.

Bien que Thom parlât à voix basse, Mat regarda quand même autour de lui pour voir si quelqu’un écoutait. La seule personne en vue était un robuste serviteur aux cheveux gris du nom de Narvin, en livrée, mais qui ne paraissait pas affairé. Les domestiques du rang de Narvin n’étaient jamais affairés. Il cligna des yeux à la vue de Mat qui s’efforçait de regarder dans toutes les directions à la fois, et il fronça les sourcils. Mat eut envie de le mordre, mais il se contenta de le gratifier de son sourire le plus désarmant, et Narvin s’éloigna, le front soucieux. Mat était certain qu’il était le responsable de la première tentative pour faire disparaître Pips des écuries.

— Noal vous a parlé des Chercheurs ? murmura-t-il, incrédule, dès que Narvin fut assez loin.

Thom agita une main désinvolte.

— Bien sûr que non. Seulement des meurtres. Mais il semble écouter les rumeurs et savoir les interpréter. C’est un talent rare. Je me demande s’il est vraiment allé à Shara, dit-il pensivement. Il dit qu’il…

Thom s’éclaircit la gorge devant le regard furibond de Mat.

— Bon, ça peut attendre. J’ai d’autres ressources que la regrettée Riselle. Plusieurs sont des Écouteurs. Les Écouteurs semblent vraiment tout entendre.

— Vous avez parlé à des Écouteurs ? dit Mat, d’une voix grinçante comme des gonds rouillés.

Il eut l’impression d’avoir la gorge paralysée par la rouille !

— C’est facile, tant qu’ils ne savent pas qu’on sait, gloussa Thom. Mat, avec les Seanchans, il faut partir du principe que tous sont des Écouteurs. De cette façon, on apprend ce qu’on veut savoir sans dire ce qu’il ne faut pas dans la mauvaise oreille.

Il toussota et lissa sa moustache, sans dissimuler tout à fait un sourire d’auto-dénigrement si appuyé qu’il appelait les louanges.

— Il se trouve que j’en connais juste deux ou trois dont je sais qu’ils sont des Écouteurs. D’ailleurs, l’abondance d’informations ne nuit en rien. Vous voulez partir avant le retour de Tylin, non ? Vous avez l’air un peu… malheureux… sans elle.

Mat grogna.

Le soir même, le gholam frappa à nouveau. Nerim et Lopin commentaient la nouvelle avec animation avant que Mat n’ait terminé le poisson de son petit déjeuner. Toute la cité était en révolution, disaient-ils. La dernière victime, une femme, avait été découverte à l’entrée d’une ruelle, puis les gens s’étaient parlé et avaient fait le rapprochement entre les meurtres. Un fou était lâché dans la nature, et les gens exigeaient davantage de patrouilles seanchanes dans les rues, après la tombée de la nuit. Mat repoussa son assiette, ayant perdu l’appétit. Davantage de patrouilles… Suroth risquait de rentrer plus tôt si elle apprenait ces nouvelles, ramenant Tylin avec elle. Au mieux, il ne pouvait compter que sur deux jours de plus. Il craignit de vomir ce qu’il venait de manger.

Il passa le reste de la matinée à marcher – clopin-clopant – de long en large sur les tapis de la chambre de Tylin, ignorant la douleur de sa jambe, à la recherche d’une solution qui lui permettrait de réaliser l’impossible en deux jours. En fait, la douleur s’atténuait. Il avait renoncé au bâton de marche pour retrouver sa force. Maintenant, il pensait pouvoir parcourir deux ou trois lieues à pied sans avoir besoin de reposer sa jambe longtemps.

À midi, Juilin lui apporta la meilleure nouvelle qu’il eût entendue depuis une éternité. Ce n’était pas exactement une nouvelle. C’était un sac de jute contenant deux robes enroulées autour d’un a’dam d’argent.

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