Prologue Neige

Trois lanternes projetaient une clarté tremblotante qui éclairait suffisamment la petite pièce aux murs et au plafond blanchis à la chaux. Mais Seaine gardait les yeux fixés sur la lourde porte de bois. C’était illogique, elle le savait ; ridicule chez une Députée des Blanches. Le tissage de saidar dont elle avait entouré le chambranle lui apportait par moments l’écho assourdi de pas dans le dédale des couloirs extérieurs, qui s’estompait presque aussitôt qu’elle l’avait perçu. Cette précaution, très simple, apprise d’une amie aux jours lointains de son noviciat, lui permettrait d’être avertie très à l’avance de toute approche. De toute façon, peu de gens s’aventuraient jusqu’au second sous-sol.

Son tissage détecta de lointains couinements de rats. Par la Lumière ! Depuis quand y avait-il des rats à Tar Valon et à la Tour Blanche ? Certains étaient-ils des espions du Ténébreux ? Elle s’humecta les lèvres, mal à l’aise. Ici, la logique comptait pour rien. Vrai. Quoique illogique. Elle eut envie de rire. Difficilement, elle refoula l’hystérie qui montait en elle. Pense à autre chose qu’aux rats. À autre chose que… Un glapissement étouffé s’éleva derrière elle, s’affaiblit en gémissements assourdis. Elle s’efforça de ne pas entendre. Concentre-toi !

En un sens, elle et ses compagnes avaient été conduites dans cette pièce parce que les chefs des Ajahs semblaient se réunir en secret. Elle-même avait surpris Ferane Neheran en train de chuchoter dans un recoin discret de la bibliothèque, avec Jesse Bilal, qui occupait un rang élevé chez les Brunes, sinon le rang suprême. Elle pensait être en terrain plus ferme concernant Suana Dragand, des Jaunes. Elle le pensait. Mais pourquoi Ferane était-elle allée se promener avec Suana dans un coin retiré du parc de la Tour, toutes deux emmitouflées dans des capes ordinaires ? Les Députées de différentes Ajahs se parlaient encore ouvertement, bien que froidement. Les autres sœurs présentes avaient vu des choses similaires ; elles ne donnaient pas le nom de leurs propres Ajahs, naturellement, mais deux avaient mentionné Ferane.

Un puzzle troublant. La Tour était un marécage en effervescence, ces temps-ci, toutes les Ajahs se sautant mutuellement à la gorge, et pourtant les chefs se rencontraient en catimini. Vu de l’extérieur, personne ne savait avec certitude qui dirigeait une Ajah, mais apparemment, les chefs se connaissaient entre elles. Que pouvaient-elles bien mijoter ? Dommage qu’elle ne pût pas simplement poser la question à Ferane. Mais même si Ferane était femme à accepter des questions de n’importe qui, elle n’osait pas. Pas maintenant.

Malgré ses efforts de concentration, l’esprit de Seaine ne parvenait pas à se concentrer sur la question. Elle savait qu’elle fixait la porte et tentait d’élucider des mystères qu’elle ne pouvait pas résoudre, juste pour éviter de regarder par-dessus son épaule. Vers la source de ces gémissements et de ces reniflements étouffés.

Comme si le fait de penser à ces bruits la contraignait à agir, elle tourna lentement les yeux vers ses compagnes, la respiration de plus en plus haletante à mesure que sa tête se déplaçait, centimètre par centimètre. La neige tombait abondamment sur Tar Valon, loin au-dessus d’elles, mais la pièce semblait inexplicablement chaude. Elle s’obligea à voir !

Son châle frangé de brun drapé sur les bras, Saerin était debout, les pieds fermement écartés, tripotant la poignée de la dague altarane incurvée passée à sa ceinture. Une colère froide assombrissait suffisamment son teint olivâtre pour faire ressortir en une fine ligne blanche la cicatrice cernant sa mâchoire. Pevara semblait plus calme, au premier abord. Pourtant, elle avait une main crispée sur ses jupes brodées de rouge, et de l’autre, elle tenait le cylindre blanc et lisse de la Baguette des Serments comme une matraque dont elle était prête à se servir. Peut-être était-ce vrai ; Pevara était plus coriace que ne le donnait à penser son physique dodu, et était suffisamment déterminée pour qu’auprès d’elle, Saerin ait l’air réticente.

De l’autre côté du Siège du Remords, la minuscule Yukiri croisait fermement les bras sur ses épaules ; les longues franges gris argent de son châle tremblotaient au rythme de ses frissons. S’humectant les lèvres, Yukiri lança un regard inquiet à la femme debout près d’elle. Doesine, plus semblable à un jeune garçon qu’à une Sœur Jaune de grande réputation, n’affichait aucune réaction à ce qu’elles faisaient. C’était elle qui manipulait des ondes s’étendant jusqu’au Siège, et elle fixait le ter’angreal, avec une concentration si intense que la sueur perlait à son front pâle. Elles étaient toutes Députées, y compris la femme de haute taille qui se tordait sur le Siège.

La sueur inondait Talene, feutrant ses cheveux d’or, trempant sa chemise de lin qui lui collait à la peau. Le reste de ses vêtements gisait en tas dans un coin. Ses paupières closes papillotaient, et sa bouche émettait un flot ininterrompu de gémissements et miaulements étranglés, comme des supplications inarticulées. Seaine avait mal au cœur, mais ne parvenait pas à détourner les yeux. Talene était une amie. Ou plutôt l’avait été.

Malgré son nom, le ter’angreal ne ressemblait en rien à un siège. C’était un gros bloc rectangulaire gris marbré. Personne ne savait en quoi il était fait, mais le matériau était dur comme l’acier excepté sur l’assise inclinée. La Verte, statuesque, s’y enfonçait légèrement, et il se moulait sur elle quelles que fussent ses contorsions. Le tissage de Doesine s’enfonçait dans l’unique fracture du Siège, un trou rectangulaire d’un empan sur un côté, entouré de petites encoches irrégulièrement espacées. Les criminels arrêtés à Tar Valon étaient conduits ici pour faire l’expérience du Siège du Remords et subir les conséquences soigneusement sélectionnées de leurs crimes. Relâchés, ils fuyaient invariablement l’île. Il y avait peu de crimes à Tar Valon. Mal à l’aise, Seaine se demanda si tel était l’usage qu’on en faisait à l’Ère des Légendes.

— Qu’est-ce qu’elle… voit ?

Malgré elle, sa question ne fut qu’un murmure. Talene ferait davantage que voir ; pour elle, tout semblerait réel. Louée soit la Lumière, elle n’avait pas de Lige, chose pratiquement inconnue chez les Vertes. Elle avait prétendu qu’une Députée n’avait nul besoin d’un Lige. Maintenant, d’autres raisons venaient à l’esprit.

— Elle est fouettée par ces satanés Trollocs, dit Doesine d’une voix rauque.

Une pointe d’accent de son Cairhien natal avait coloré ses paroles, chose rare sauf quand elle était stressée.

— Quand ils auront fini… Elle voit la marmite des Trollocs bouillir sur le feu, et un Myrddraal qui la surveille. Elle doit savoir que ce sera l’un ou l’autre. Que je sois réduite en cendres, si elle ne craque pas cette fois…

Doesine s’essuya le front de la main avec irritation et prit une inspiration haletante.

— Arrêtez de me secouer le coude. Il y a longtemps que je n’ai pas fait ça.

— Trois fois sous l’eau, marmonna Yukiri. Le plus brutal craque sous sa propre culpabilité, sinon autre chose, au bout de deux ! Et si elle est innocente ? Par la Lumière, c’est comme de voler des moutons sous l’œil du berger !

Même tremblante, elle avait toujours un maintien royal, mais ses paroles trahissaient ce qu’elle avait été, une paysanne. Elle foudroya les autres, l’air écœuré.

— La loi interdit d’utiliser le Siège sur des Initiées. Nous serons toutes destituées ! Et si l’exclusion de l’Assemblée ne suffit pas, nous serons probablement exilées. Et fouettées avant de partir, juste pour mettre du sel dans notre thé ! Que je sois réduite en cendres, si nous nous trompons, nous pourrions toutes être neutralisées !

Seaine frémit. Elles éviteraient ce dernier châtiment si leurs soupçons se révélaient exacts. Non, ce n’étaient pas des soupçons, mais des certitudes ! Mais même s’il en était ainsi, Yukiri avait raison sur tout le reste. La loi de la Tour prenait rarement en compte la nécessité, ou un prétendu intérêt supérieur. Mais si elles avaient raison, le jeu en valait la chandelle. Que la Lumière fasse qu’elles aient raison !

— Êtes-vous aveugles et sourdes ? dit sèchement Pevara, brandissant la Baguette des Serments en direction de Yukiri. Elle a, contrairement à nous toutes, refusé de prêter à nouveau le Serment obligeant à ne pas dire un mot contraire à la vérité, et ce ne devait pas être à cause du stupide orgueil de l’Ajah Verte. Quand je l’ai entourée d’un écran, elle a tenté de me poignarder ! Est-ce que cela proclame l’innocence ? Alors ? Pour ce qu’elle en sait, nous voulions juste lui parler jusqu’à ce que notre langue se dessèche ! Quelle raison aurait-elle d’en attendre davantage ?

— Merci à toutes les deux d’énoncer l’évidence, dit Saerin, ironique. Il est trop tard pour revenir en arrière, Yukiri, alors, autant continuer. Et si j’étais vous, Pevara, je ne crierais pas sur l’une des quatre uniques Sœurs de la Tour en qui je sais pouvoir avoir confiance.

Yukiri rougit et rajusta son châle, et Pevara sembla un peu décontenancée. Juste un peu. Elles étaient peut-être toutes Députées, mais Saerin avait pris la situation en main. Seaine ne savait pas trop si ça lui plaisait. Quelques heures plus tôt, elle et Pevara avaient juste été deux vieilles amies engagées seules dans une enquête dangereuse, des égales, prenant les décisions de conserve ; maintenant, elles avaient des alliées. Elle aurait dû s’en réjouir. Mais elles n’étaient pas l’Assemblée, et elles ne pouvaient pas se prévaloir des droits des Députées dans cette affaire. La hiérarchie de la Tour avait pris le dessus, avec toutes les distinctions subtiles, et pas si subtiles, concernant la place de chacune par rapport à une autre. En vérité, Saerin avait été novice et Acceptée depuis deux fois plus longtemps que la plupart des autres, mais ses quarante ans de Députation, plus qu’aucune autre à l’Assemblée, comptaient pour beaucoup. Seaine aurait de la chance si Saerin lui demandait son opinion, et encore plus son avis, avant de prendre une décision. Ridicule, mais cette idée la piquait comme une épine dans le pied.

— Les Trollocs la traînent vers la marmite, dit soudain Doesine, d’un ton grinçant.

Une sourde lamentation s’échappa des lèvres serrées de Talene. Elle tremblait si fort qu’elle semblait vibrer.

— Je… je ne sais pas si je peux… peux enflammer moi-même…

— Réveillez-la, ordonna Saerin, sans même regarder autour d’elle pour voir ce qu’en pensaient les autres. Arrêtez de bouder, Yukiri, et préparez-vous.

La Grise lui lança un regard furieux, mais quand Doesine relâcha son tissage et que les yeux bleus de Talene s’ouvrirent brusquement, l’aura de la saidar entoura Yukiri et, sans articuler un seul mot, elle couvrit d’un écran la femme gisant sur le Siège. Saerin dirigeait les opérations, toutes le savaient, point final. Épine très acérée.

Un écran ne semblait guère nécessaire. Le visage figé en un masque de terreur, Talene tremblait et haletait comme si elle avait couru dix miles à toute vitesse. Elle s’enfonçait toujours sur la surface molle, mais sans le canalisage de Doesine, le siège n’épousait plus ses formes. Les yeux exorbités, Talene fixa le plafond, puis referma très fort les paupières qui se rouvrirent brusquement d’elles-mêmes. Elle n’avait pas envie d’affronter les souvenirs, quels qu’ils fussent.

S’approchant du Siège en deux enjambées, Pevara présenta la Baguette des Serments à une Talene bouleversée.

— Renoncez à tous les serments qui vous lient, et prêtez de nouveau les Trois Serments, Talene, dit-elle durement.

Talene eut un mouvement de recul devant la Baguette, comme devant un serpent venimeux, puis elle s’écarta d’une secousse quand Saerin se pencha sur elle.

— La prochaine fois, Talene, c’est la marmite pour vous. Ou les tendres attentions des Myrddraals.

Malgré son visage implacable, il paraissait doux comparé au ton de sa voix.

— Plus de réveil avant. Et si ça ne suffit pas, il y aura une autre séance, et une autre, et autant qu’il faudra, dussions-nous rester ici jusqu’à l’été.

Doesine ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa avec une grimace. Dans ce groupe, elle était la seule à savoir faire marcher le Siège, mais elle était aussi bas que Seaine dans la hiérarchie.

Talene continuait à fixer Saerin, ses grands yeux pleins de larmes, et elle se mit à pleurer, à gros sanglots désespérés. À l’aveuglette, elle tendit le bras, tâtonnant jusqu’au moment où Pevara lui fourra la Baguette dans la main. Embrassant la Source, Pevara canalisa un fil d’Esprit dans la Baguette. Talene serra la baguette épaisse comme le poignet, si fort que ses phalanges blanchirent, mais elle continua à sangloter sans rien dire.

Saerin se redressa.

— Il est temps de la rendormir, j’en ai peur, Doesine.

Les pleurs de Talene redoublèrent, mais elle marmonna tout en continuant à pleurer :

— Je… renonce… à tous les serments… qui me lient.

Sur ce dernier mot, elle se mit à hurler. Seaine sursauta, puis déglutit avec effort. Elle connaissait par expérience la souffrance provoquée par la renonciation à un serment et s’était demandé quelle agonie ce serait que de renoncer à plusieurs, mais maintenant, la réalité était devant elle. Talene hurla à en perdre le souffle, puis n’inspira plus que pour se remettre à hurler, au point que Seaine s’attendit presque à voir accourir des gens de toute la Tour. La grande Verte se convulsa, gesticulant des bras et des jambes, puis soudain, son corps s’arqua jusqu’à ce que seuls les talons et la tête touchent la surface grise, tous les muscles bandés, agités de spasmes violents.

Les convulsions cessèrent aussi soudainement qu’elles avaient commencé. Talene s’affaissa, toute flasque, et se mit à sangloter comme une enfant perdue. La Baguette des Serments lui échappa sans forcer et roula sur la surface grise. Yukiri murmura quelque chose, avec le ton d’une fervente prière. Doesine murmurait sans discontinuer « Par la Lumière ! » d’une voix bouleversée.

Pevara ramassa la Baguette et referma dessus les doigts de Talene. Aucune pitié chez l’amie de Seaine.

— Maintenant, prêtez les Trois Serments, cracha-t-elle.

Un instant, il sembla que Talene allait refuser, mais lentement, elle répéta les serments qui faisaient d’elles toutes des Aes Sedai et les unissaient. Ne pas prononcer un mot qui soit faux. Ne jamais fabriquer une arme pour qu’un humain en tue un autre. Ne jamais utiliser le Pouvoir Unique comme une arme, sauf pour défendre sa propre vie, celle de son Lige ou celle d’une autre sœur. À la fin, elle se mit à pleurer, tremblant sans émettre un son. Peut-être étaient-ce les serments qui se resserraient sur elle. Ils pouvaient mettre mal à l’aise au début. Peut-être.

Puis Pevara lui énonça l’autre serment qu’elles exigeaient d’elle.

— Je jure de vous obéir absolument à toutes les cinq.

Puis elle se contenta de regarder droit devant elle, sans expression, le visage inondé de larmes.

— Répondez-moi franchement, lui dit Saerin. Êtes-vous membre de l’Ajah Noire ?

— Je le suis, dit-elle d’une voix grinçante, comme si elle avait la gorge rouillée.

Ces simples mots paralysèrent Seaine, prise au dépourvu. Après tout, elle s’était mise en quête de l’Ajah Noire, et croyait à son existence, alors que beaucoup de sœurs n’y croyaient pas. Elle avait mis les mains sur une autre sœur, une Députée, avait aidé à transporter Talene dans les couloirs déserts des sous-sols sur des flots d’Air, violé une douzaine de lois de la Tour, commis de graves crimes, tout ça pour entendre une réponse qu’elle avait anticipée. Maintenant, elle avait entendu la réponse. L’Ajah Noire existait réellement. Elle avait sous les yeux une Sœur Noire, une Amie du Ténébreux qui portait le châle.

Elle serra les mâchoires pour s’empêcher de claquer des dents. Elle s’efforça de se ressaisir pour réfléchir rationnellement. Mais les cauchemars étaient réveillés et arpentaient les couloirs de la Tour.

Quelqu’un exhala bruyamment, et Seaine réalisa qu’elle n’était pas la seule dont l’univers venait de chavirer. Yukiri se secoua, puis fixa les yeux sur Talene, bien décidée à maintenir son écran. Doesine s’humectait les lèvres et lissait ses jupes noires d’une main hésitante. Seules Saerin et Pevara semblaient à leur aise.

— C’est donc vrai, dit Saerin d’une voix douce, quoique le mot « défaillante » eût été plus juste. C’est donc vrai. L’Ajah Noire.

Elle prit une profonde inspiration, puis reprit avec autorité :

— Plus besoin de ça, Yukiri. Talene, vous ne chercherez pas à vous échapper, ou à nous résister en aucune façon. Vous ne toucherez pas la Source sans la permission de l’une d’entre nous. Quoique d’autres prendront la relève, je suppose, quand nous vous aurons livrée. Yukiri ?

L’écran entourant Talene se dissipa, mais l’aura persista autour de Yukiri, comme si elle se méfiait de l’efficacité de la Baguette sur une Sœur Noire.

Pevara fronça les sourcils.

— Avant de la livrer à Elaida, Saerin, je veux lui faire avouer le plus de choses possible. Des noms, des lieux, tout. Tout ce qu’elle sait !

Des Amis du Ténébreux avaient tué toute la famille de Pevara, et Seaine était certaine qu’elle partirait en exil prête à pourchasser toutes les Sœurs Noires, jusqu’à la dernière.

Toujours recroquevillée sur le Siège, Talene émit un son, mi-sanglot, mi-rire amer.

— Quand vous aurez fait ça, nous serons toutes mortes ! Mortes ! Elaida appartient à l’Ajah Noire !

— C’est impossible ! s’écria Seaine. C’est Elaida qui m’a donné elle-même l’ordre de rechercher les Sœurs Noires !

— Ce doit être vrai, murmura Doesine. Talene a prêté de nouveau les serments ; et elle vient de la nommer !

Yukiri opina vigoureusement.

— Utilisez votre cervelle, gronda Pevara, branlant du chef, écœurée. Vous savez aussi bien que moi que, si on croit un mensonge, on peut l’énoncer comme une vérité.

— Et c’est la vérité, dit Saerin avec fermeté. Quelle preuve avez-vous, Talene ? Avez-vous vu Elaida à vos… réunions ?

Elle serra la poignée de sa dague à s’en blanchir les phalanges. Saerin avait dû lutter plus dur que la plupart pour accéder au châle, pour le droit de rester à la Tour. Pour elle, la Tour était plus qu’un foyer, plus importante que sa propre vie. Si Talene donnait la mauvaise réponse, Elaida ne vivrait peut-être pas pour affronter la justice.

— Elles n’ont pas de réunions, marmonna Talene d’un ton maussade. Sauf le Suprême Conseil, je suppose. Mais elle doit en être. Elles sont au courant de tous les rapports qu’Elaida reçoit, de tout ce qu’on lui dit. Elles connaissent toutes les décisions qu’elle prend avant qu’elles ne soient annoncées. Des jours avant, parfois des semaines. Comment, sinon parce qu’elle leur dit tout ?

S’asseyant difficilement, elle s’efforça de fixer un regard intense sur chacune tour à tour. Mais elle ne leur offrit qu’un regard anxieux.

— Nous devons fuir, trouver une cachette. Je vous aiderai – je vous dirai tout ce que je sais – mais elles nous tueront si nous ne fuyons pas.

Étrange, se dit Seaine, la rapidité avec laquelle Talene répudiait ses anciennes alliées et s’efforçait de s’intégrer à leur groupe. Non. Elle éludait le vrai problème, ce qui était stupide. Elaida lui avait-elle vraiment ordonné de rechercher l’Ajah Noire ? En fait, elle n’avait jamais prononcé le nom. Était-ce possible qu’elle ait eu autre chose en tête ? Elaida avait toujours sauté à la gorge de quiconque mentionnait les Noires. Presque toutes les sœurs en auraient fait autant, pourtant…

— Elaida a prouvé qu’elle est une imbécile, dit Saerin, et j’ai regretté plus d’une fois de l’avoir soutenue, mais je ne crois pas que ce soit une Noire, pas sans des preuves plus convaincantes.

Les lèvres pincées, Pevara opina sèchement. En tant que Rouge, il lui fallait bien davantage.

— Peut-être, Saerin, dit Yukiri, mais nous ne pouvons pas retenir Talene très longtemps avant que les Vertes ne commencent à demander où elle est. Sans parler des… Noires. Nous ferions bien de décider rapidement quoi faire, ou nous serons toujours en train de creuser au fond du puits quand les pluies commenceront.

Talene adressa à Saerin un sourire défaillant qui se voulait sans doute engageant, mais qui s’évanouit sous le froncement de sourcils de la Sœur Brune.

— Nous ne pouvons pas prendre le risque de prévenir Elaida avant d’être prêtes à écraser les Noires d’un seul coup, dit finalement Saerin. Ne discutez pas, Pevara ; simple question de bon sens.

Pevara leva les bras au ciel et prit l’air buté, mais elle ferma la bouche.

— Si Talene a raison, poursuivit Saerin, les Noires sont au courant de la mission de Seaine, ou le seront bientôt, alors nous devons assurer sa sécurité du mieux que nous pouvons. Ce ne sera pas facile, vu que nous ne sommes que cinq. Nous ne pouvons faire confiance à aucune sœur avant d’être sûres d’elle ! Au moins, nous avons Talene, et qui sait ce que nous apprendrons quand nous l’aurons pressée comme un citron ?

Talene s’efforça d’acquiescer à cette idée, mais personne ne faisait attention à elle. La gorge de Seaine s’était desséchée.

— Nous ne serons peut-être pas complètement seules, dit Pevara à contrecœur. Seaine, parlez-leur de votre petit projet avec Zerah et ses amies.

— Projet ? dit Saerin. Qui est Zerah ? Seaine ! Seaine !

Seaine sursauta.

— Quoi ? Oh ! Pevara et moi, nous avons découvert un petit nid de rebelles, ici dans la Tour, commença-t-elle, hésitante. Dix sœurs envoyées pour semer la discorde.

Saerin voulait assurer sa sécurité, non ? Elle était Députée elle-même, et elle était Aes Sedai depuis près de cent cinquante ans. Quel droit avait Saerin de… ?

— Pevara et moi, nous avons commencé à y mettre fin. Nous avons déjà obligé l’une d’elles à prêter le même serment supplémentaire que nous avons exigé de Talene, et nous lui avons demandé d’amener Bernaile Gelbarn dans mon appartement sans éveiller ses soupçons.

Par la Lumière, en dehors de cette pièce, n’importe quelle sœur pouvait être une Noire !

— Puis nous nous servirons de ces deux-là pour en attirer une autre, jusqu’à ce qu’elles nous aient toutes juré obéissance. Naturellement, nous leur poserons les mêmes questions qu’à Zerah, les mêmes qu’à Talene.

Peut-être que l’Ajah Noire avait déjà son nom et savait déjà qu’elle avait mission de les pourchasser. Comment Saerin pouvait-elle assurer sa sécurité ?

— Celles qui donneront les mauvaises réponses seront mises à la question, et celles qui donneront les bonnes pourront racheter un peu leur traîtrise en pourchassant les Noires sous notre direction.

Par la Lumière, comment ?

Quand elle eut terminé, les autres discutèrent longtemps de l’affaire, ce qui signifiait que Saerin ne savait pas quelle décision prendre. Yukiri insista pour livrer immédiatement à la loi Zerah et ses acolytes – si c’était possible sans révéler leur propre situation à l’égard de Talene. Pevara argumenta en faveur de l’utilisation des rebelles, quoique sans conviction ; la discorde qu’elles semaient autour d’elles se centrait sur d’ignobles histoires concernant l’Ajah Rouge et les faux Dragons. Doesine semblait d’avis de kidnapper toutes les sœurs de la Tour et de leur faire prêter le serment supplémentaire, mais les trois autres ne lui accordèrent que peu d’attention.

Seaine ne prit pas part à la discussion. Sa réaction à leur situation délicate était la seule possible, pensait-elle. Titubant jusqu’au coin le plus proche, elle vomit bruyamment.

* * *

Elayne s’efforça de ne pas grincer des dents. Dehors, un nouveau blizzard fouettait Caemlyn, assombrissant tellement le ciel de midi que toutes les lampes disposées autour du salon lambrissé étaient allumées. De violentes rafales secouaient les fenêtres percées dans les hautes arches. Des éclairs illuminaient les vitres et les roulements assourdis du tonnerre grondaient au-dessus des têtes. Tonnerre et neige, la pire tempête hivernale. La pièce n’était pas spécialement froide, mais… Tendant les mains vers les bûches crépitant dans la vaste cheminée de marbre, elle sentait quand même le froid monter des tapis déployés sur les dalles, pénétrant ses épaisses pantoufles de velours. Le large col et les manchettes de renard noir qui ornaient sa robe rouge et blanc ne lui procuraient pas plus de chaleur que les perles brodées sur ses manches. Résister au froid ne signifiait pas pour autant qu’elle y était indifférente.

était Nynaeve ? Et Vandene ? Ses pensées grondaient comme l’orage. Elles devraient déjà être ici ! Par la Lumière ! Je voudrais apprendre à me passer de sommeil, et elles, elles lambinent ! Non, c’était injuste. Sa revendication du Trône du Lion ne datait que de quelques jours, et pour elle, tout devait passer au second plan pour le moment. Nynaeve et Vandene avaient d’autres priorités ; d’autres responsabilités, de leur point de vue. Nynaeve était plongée jusqu’au cou dans les projets qu’elle faisait avec Reanne et le reste du Cercle du Tricot, pour faire sortir les Femmes de la Famille des territoires contrôlés par les Seanchans avant qu’elles ne soient découvertes et mises à la laisse. Les Femmes de la Famille avaient l’habitude de garder profil bas, mais les Seanchans ne les dédaigneraient pas comme des Irrégulières, ainsi que l’avaient toujours fait les Aes Sedai. Vandene était toujours ravagée par le meurtre de sa sœur, mangeant à peine et incapable de donner quelque conseil que ce soit. La recherche du meurtrier l’obsédait. Arpentant les couloirs à des heures indues, apparemment plongée dans son chagrin, elle pourchassait secrètement les Amies du Ténébreux qui pouvaient se trouver parmi elles. Trois jours plus tôt, cette seule pensée aurait fait frissonner Elayne ; maintenant, c’était un danger de plus parmi beaucoup d’autres.

Elles effectuaient des tâches importantes, approuvées et encouragées par Egwene, qui souhaitait malgré tout qu’elles se dépêchent. Vandene était pleine de bons conseils, grâce à de longues expériences et études, et les années que Nynaeve avait passées à traiter avec le Conseil du Village et le Cercle des Femmes au Champ d’Emond lui donnaient un jugement pénétrant pour la politique, malgré ses dénégations. Que je sois réduite en cendres, mais j’ai cent problèmes à traiter, dont certains dans ce palais même, et j’ai besoin d’elles ! Si elle pouvait faire à sa guise, Nynaeve al’Meara serait l’Aes Sedai conseillère de la prochaine Reine d’Andor. Elle avait besoin de toute l’aide qu’elle pouvait trouver et en qui elle avait toute confiance.

Le visage détendu, elle se détourna du brasier flambant dans l’âtre. Treize hauts fauteuils, sculptés simplement mais finement, étaient disposés en fer à cheval devant la cheminée. Paradoxalement, la place d’honneur, où s’asseyait la Reine quand elle recevait dans cette pièce, était la plus éloignée du feu. Son dos se réchauffa immédiatement, et son torse se refroidit. Dehors, la neige tombait, le tonnerre grondait, les éclairs fulguraient. Dans sa tête également. Du calme. Une souveraine en avait autant besoin que toute Aes Sedai.

— Ce sont sans doute les mercenaires, dit-elle, sans parvenir tout à fait à contenir ses regrets.

Les hommes d’armes de ses domaines commenceraient sûrement à arriver d’ici un mois – dès qu’ils sauraient qu’elle était vivante – mais il faudrait attendre le printemps avant qu’ils soient en nombre important ; et les hommes que Birgitte recrutait auraient besoin des six mois ou plus avant d’être capables à la fois de chevaucher et manier l’épée.

— Et les Chasseurs en Quête du Cor, si certains acceptent de s’engager et de jurer allégeance.

Recrues et Chasseurs étaient nombreux à Caemlyn, piégés par le mauvais temps. Trop nombreux, disaient la plupart des gens, toujours à faire la noce, se bagarrer et importuner les femmes qui rejetaient leurs avances. Au moins, elle les emploierait au maintien de l’ordre. Elle aurait aimé ne pas penser qu’elle s’efforçât encore de s’en convaincre.

— Coûteux, mais le trésor public couvrira les dépenses.

Les couvrirait un certain temps. Il faudrait qu’elle commence bientôt à encaisser les revenus de ses domaines.

Merveille des merveilles, les deux femmes debout devant elle réagirent de la même façon.

Dyelin émit un grognement irrité. Pour seul bijou, une grosse broche ronde en argent, gravée du Chêne et de la Chouette de Taravin, fermait le haut col de sa robe vert foncé. Une manifestation de fierté de sa Maison, le Haut Siège de la Maison de Taravin était d’ailleurs une femme fière. Quelques fils gris striaient ses cheveux d’or, et de fines pattes-d’oie entouraient ses yeux. Mais elle avait le visage ferme, le regard incisif et direct. Son esprit était acéré comme un rasoir. Ou une épée. Cette femme qui avait son franc-parler, du moins le semblait-il, ne cachait pas ses opinions.

— Les mercenaires connaissent leur travail, Elayne, dit-elle avec dédain, mais ils sont difficiles à contrôler. Quand il faut agir avec la légèreté d’une plume, ils sont capables de frapper comme un marteau, et quand on a besoin d’un marteau, ils risquent d’être occupés ailleurs, et de piller en prime. Ils sont fidèles à l’or, et seulement tant qu’il dure. S’ils ne commencent pas par trahir pour de l’or. Je suis sûre que pour cette fois, Dame Birgitte sera d’accord avec moi.

Pieds écartés fermement plantés sur le sol dans ses bottes à talons hauts, bras étroitement croisés, Birgitte grimaça, comme toujours quand quelqu’un la gratifiait de son nouveau titre. Elayne lui avait donné un domaine dès qu’elles étaient arrivées à Caemlyn, où il serait enregistré. En privé, Birgitte ronchonnait sans discontinuer au sujet de ce cadeau et de l’autre changement survenu dans sa vie. Ses chausses bleu ciel étaient de la même coupe que ses chausses habituelles, bouffantes et resserrées aux chevilles, mais sa courte tunique rouge avait un haut col et de larges manchettes blanches rayées d’or. Elle était Dame Birgitte Trahelion et Capitaine-Générale de la Garde de la Reine, et elle pouvait ronchonner tant qu’elle voulait pourvu que ce fût en privé.

— Je suis d’accord, gronda Birgitte à contrecœur, lançant à Dyelin un regard foudroyant.

Le lien du Lige transmit à Elayne ce qu’elle avait senti toute la matinée. Frustration, irritation, détermination. Elles se ressemblaient de façon surprenante depuis le liage, dans le domaine des émotions comme dans d’autres. Même la période de ses règles s’étaient décalées de plus d’une semaine pour correspondre au même moment !

À l’évidence, la répugnance de Birgitte à accepter le deuxième meilleur argument était presque aussi grande que sa réticence à se déclarer d’accord.

— Les Chasseurs ne valent guère mieux, Elayne, marmonna-t-elle. Ils ont prêté le Serment du Chasseur pour courir l’aventure et se faire une place dans l’histoire, s’ils le peuvent. Pas pour se fixer quelque part et y maintenir l’ordre. La moitié sont des personnages arrogants et dédaigneux, et regardent tout le monde de haut ; les autres cherchent le risque. À la moindre rumeur du Cor de Valère, vous aurez de la chance si seulement deux sur trois s’évanouissent au cours de la nuit.

Dyelin eut un sourire pincé, comme si elle avait marqué un point. L’huile et l’eau n’étaient rien comparées à ces deux-là ; chacune s’entendait assez bien avec pratiquement tout le monde, mais pour une raison inconnue, elles auraient discuté de la couleur du charbon…

— De plus, Chasseurs et mercenaires, ce sont presque tous des étrangers. Cela sera mal accepté à la fois par les grands et par les roturiers. Très mal. Et la dernière chose qu’il vous faut, c’est de provoquer une rébellion.

Un éclair fulgura, illuminant brièvement les fenêtres, et un coup de tonnerre particulièrement fracassant ponctua ses paroles. En mille ans, sept Reines d’Andor avaient été renversées par une rébellion ouverte, et les deux survivantes l’avaient sans doute regretté.

Elayne réprima un soupir. Sur l’une des petites tables de marqueterie disposées le long des murs reposaient un plateau en cordelières tressées supportant des tasses et un haut pichet de vin chaud aux épices. Tiède maintenant. Elle canalisa brièvement le Feu, et une mince volute de vapeur s’éleva du pichet. Réchauffer le vin donna aux épices une légère amertume, mais la chaleur dispensée par la tasse en argent ouvragé compensait largement. Avec effort, elle résista à la tentation de réchauffer l’air de la pièce à l’aide du Pouvoir et relâcha la Source ; de toute façon, la chaleur n’aurait pas duré à moins qu’elle ne maintienne le tissage. Elle avait maîtrisé sa réticence à relâcher la saidar une fois qu’elle l’avait saisie – enfin, dans une certaine mesure – pourtant, le désir de l’utiliser davantage se faisait de plus en plus fort ces derniers temps. Toutes les sœurs devaient affronter ce penchant dangereux. D’un geste, elle invita les deux autres à se servir.

— Vous connaissez la situation, leur dit-elle. Seule une inconsciente pourrait la juger autre que grave, et vous n’êtes stupides ni l’une ni l’autre.

La Garde était composée d’une poignée d’hommes acceptables, et d’une double poignée de gros bras, utiles pour jeter les bagarreurs hors des tavernes. Et avec les Seanchans absents et les Aiels en partance, les crimes poussaient comme les mauvaises herbes au printemps. Elle avait cru que la neige calmerait la situation, mais chaque jour apportait sa moisson de cambriolages, incendies, voire plus grave. La situation empirait.

— À ce rythme, nous verrons des émeutes dans quelques semaines. Peut-être plus tôt. Si je ne peux pas maintenir l’ordre dans Caemlyn, le peuple se retournera contre moi.

Si elle n’arrivait pas à maintenir l’ordre dans sa capitale, autant annoncer publiquement qu’elle était inapte au pouvoir.

— Ça ne me plaît pas, mais ce doit être fait, et ça le sera.

Les deux autres ouvrirent la bouche, prêtes à argumenter, mais elle ne leur en laissa pas le temps. Elle raffermit sa voix et répéta :

— Ce sera fait.

Birgitte secoua la tête, faisant osciller sa longue tresse dorée. Cependant, un acquiescement récalcitrant filtra à travers le lien. Elle avait une vue franchement bizarre de leurs rapports Aes Sedai/Lige, mais elle avait appris, dans une certaine mesure, à reconnaître quand Elayne ne changerait pas d’avis. Il y avait le domaine et le titre. Et le commandement de la Garde. Et quelques autres petites choses.

Dyelin inclina la tête, et plia les genoux ; cela aurait pu être une révérence, mais son visage resta de pierre. Il était bon de ne pas oublier que ceux qui ne voulaient pas d’Elayne sur le Trône du Lion auraient bien voulu y voir Dyelin Tarasin à sa place. Elle s’était toujours montrée obligeante, mais les tractations pour la succession ne faisaient que commencer, et parfois, une petite voix insidieuse dans sa tête. Dyelin attendait-elle simplement qu’elle fasse une grosse erreur avant d’intervenir pour « sauver » l’Andor ? Quelqu’un de suffisamment prudent et tortueux pouvait très bien utiliser cette tactique avec succès.

Elayne leva une main pour se frictionner la tempe, mais modifia son geste et rajusta sa coiffure. Tant de suspicion, si peu de confiance. Le Jeu des Maisons avait contaminé l’Andor depuis qu’elle était partie pour Tar Valon. Elle se félicitait des mois passés parmi les Aes Sedai, et pas seulement parce qu’elle avait appris à utiliser le Pouvoir. Daes Dae’mar était la vie même pour la plupart des sœurs. Elle se félicitait aussi de l’enseignement de Thom. Sans eux, elle n’aurait pas survécu aux épreuves du retour comme elle l’avait fait. La Lumière fasse que Thom soit en sécurité, que lui, Mat, et les autres, aient échappé aux Seanchans, et qu’ils soient en route pour Caemlyn. Depuis le départ d’Ebou Dar, elle avait prié tous les jours pour leur sauvegarde, mais désormais, elle n’avait le temps que pour une brève prière.

Prenant place dans le fauteuil au centre du fer à cheval, celui de la Reine, elle s’efforça d’adopter l’attitude d’une reine, le dos bien droit, sa main libre reposant légèrement sur l’accoudoir sculpté. Avoir l’air d’une reine ne suffit pas, lui avait souvent, dit sa mère, mais un esprit bienfait, une bonne connaissance des affaires et un cœur courageux ne compteront pour rien si le peuple ne te voit pas comme une reine. Birgitte l’observait attentivement, presque soupçonneusement. Parfois, le lien était franchement incommodant ! Dyelin porta sa coupe de vin à ses lèvres.

Elayne prit une profonde inspiration. Elle avait retourné cette question dans tous les sens, et elle ne voyait aucune autre issue.

— Birgitte, d’ici le printemps, je veux que les Gardes constituent une armée égale à tout ce que dix Maisons peuvent mettre sur le terrain.

Impossible à réaliser, sans doute. Mais le fait d’essayer signifiait qu’elle garderait les mercenaires qui avaient déjà signé et en trouverait d’autres, enrôlant tous les hommes affichant la moindre inclination militaire. Par la Lumière, quel gâchis !

Dyelin s’étrangla, les yeux exorbités ; du vin noir jaillit de sa bouche. Toussant toujours, elle tira de sa manche un mouchoir bordé de dentelle et se tamponna le menton.

Une onde de panique déferla à travers le lien, venant de Birgitte.

— Oh, Elayne, que je sois réduite en cendres, mais vous ne pouvez pas vouloir dire… ! Je suis un archer, pas un général ! C’est ce que j’ai toujours été, ne l’avez-vous pas encore compris ? J’ai fait simplement ce que j’avais à faire, ce que les circonstances m’imposaient ! D’ailleurs, je ne suis plus elle, je suis juste moi et… !

Elle ne termina pas, réalisant qu’elle aurait pu en dire trop. Pas pour la première fois. Elle s’empourpra sous le regard curieux de Dyelin.

Elles étaient convenues de dire que Birgitte venait du Kandor, où les femmes s’habillaient un peu comme elle, mais à l’évidence, Dyelin soupçonnait un mensonge. Et chaque fois que la langue de Birgitte la trahissait, elle risquait un peu plus de dévoiler son secret. Elayne la gratifia d’un regard qui promettait une bonne semonce pour plus tard. Elle n’aurait pas cru que les joues de Birgitte puissent rougir davantage. La mortification élimina du lien tout autre chose, l’inonda jusqu’au moment où Elayne se sentit rougir aussi. Elle arbora aussitôt un air sévère, espérant que cette rougeur ne passerait pas pour un désir intense de se contorsionner dans son fauteuil sous le poids de l’humiliation de Birgitte. Cet effet de miroir pouvait être plus qu’incommodant !

Dyelin n’accorda qu’un instant à Birgitte. Elle remit son mouchoir dans sa manche, posa soigneusement sa coupe sur le plateau, puis planta ses mains sur ses hanches, le visage sombre.

— Ma Garde a toujours été le noyau de l’armée d’Andor, Elayne, mais ça… Que la Lumière me pardonne, mais c’est de la folie ! Tout le monde pourrait se retourner contre vous, de la rivière Erinin jusqu’aux Monts de la Brume !

Elayne se concentra sur le calme. Si elle se trompait, l’Andor pourrait devenir un autre Cairhien, un autre pays inondé de sang et en proie au chaos. Et elle mourrait, bien sûr, piètre sacrifice au regard des conséquences. Mais ne rien tenter était impensable, et aurait d’ailleurs le même résultat que l’échec pour l’Andor. Décontraction, flegme, maîtrise de soi. Une reine ne pouvait pas montrer qu’elle avait peur, surtout quand c’était le cas. Sa mère disait toujours qu’il fallait justifier ses décisions le moins possible ; plus on expliquait, et plus les arguments devenaient nécessaires, jusqu’à ne plus avoir de temps. Gareth Bryne conseillait d’expliquer quand on pouvait pour que vos subordonnés soient plus efficaces en étant mieux concernés. Aujourd’hui, elle suivrait l’avis de Gareth Bryne, dont les principes avaient souvent mené à la victoire.

— J’ai trois rivales déclarées.

Et peut-être une autre qui ne l’était pas. Elle s’obligea à regarder Dyelin dans les yeux. Sans colère, mais avec franchise. Ou peut-être que Dyelin interpréta sa rougeur et ses mâchoires crispées comme de la colère. Dans ce cas, tant pis.

— Arymilla est négligeable, mais Nasin a rejoint la Maison de Caeren, et qu’il ait ou non toute sa raison, son soutien signifie qu’il faut la prendre en compte. Naean et Elenia sont emprisonnés, leurs hommes d’armes ne le sont pas. Les gens de Naean peuvent discutailler et tergiverser jusqu’à ce qu’ils trouvent un chef, mais Jarid est Haut Siège de Sarand, et il prendra des risques pour nourrir l’ambition de sa femme. La Maison de Baryn et la Maison d’Anshar fréquentent les deux ; le mieux que je puisse espérer, c’est que l’une se range du côté de Sarand et l’autre d’Arawn. Il y a en Andor dix-neuf Maisons assez puissantes pour que les petites Maisons les suivent. Six sont contre moi, et deux pour moi.

Six jusqu’à présent, et la Lumière fasse qu’elle en ait deux pour elle ! Elle ne mentionnerait pas les trois grandes Maisons qui s’étaient déclarées pour Dyelin ; Egwene les retenait au Murandy pour le moment.

Elle indiqua un fauteuil près d’elle, et Dyelin s’assit, arrangeant ses jupes. Son visage n’était plus sombre. Elle étudia Elayne, sans rien trahir de ses interrogations ni de ses conclusions.

— Je sais tout cela aussi bien que vous, Elayne, mais Luan et Ellorien vous apporteront le soutien de leur Maison, et Abelle aussi, j’en suis sûre, dit-elle d’un ton prudent, mais qui se fit de plus en plus véhément à mesure qu’elle parlait. D’autres Maisons se rendront à la raison, tant que vous ne les effrayerez pas jusqu’à ce qu’elles perdent la raison. Par la Lumière, la Succession n’est pas en cause. Trakand succède à Trakand, et non une autre Maison. Et une Succession n’a jamais provoqué de guerre ! Mais constituez la Garde en armée, et vous risquez tout.

Elayne rejeta la tête en arrière, avec un éclat de rire sans joie, parfaitement accordé aux coups de tonnerre.

— J’ai tout risqué le jour où je suis revenue chez moi, Dyelin. Vous dites que Norwelyn et Traemane se rallieront à moi. Et Pendar ? Très bien ; alors j’aurai cinq Maisons face à six. Je ne pense pas que les autres Maisons « se rendront à la raison », comme vous dites. Si l’une d’entre elles passe à l’action avant qu’il ne soit clair comme de l’eau de roche que la Couronne des Roses est à moi, ce sera contre moi, pas pour moi.

Avec un peu de chance, ces seigneurs et ces dames répugneraient à s’associer à des acolytes de Gaebril, mais elle n’aimait pas s’en remettre à la chance. Elle n’était pas Mat Cauthon. Par la Lumière, la plupart des gens croyaient que Rand avait tué sa mère, et très peu croyaient que « le Seigneur Gaebril » avait été un Réprouvé. Réparer les dégâts que Rahvin avait faits en Andor pouvait lui prendre toute sa vie, même si elle vivait aussi longtemps que les Femmes de la Famille ! Certaines Maisons s’abstiendraient de la soutenir à cause des indignités perpétrées par Gaebril au nom de Morgase, et d’autres parce que Rand avait dit qu’il avait l’intention de lui « donner » le trône. Elle l’aimait à la folie, mais qu’il soit réduit en cendres pour avoir dit ça ! Même si c’était ce qui retenait Dyelin. Le moindre paysan d’Andor prendrait sa faucille pour faire descendre une marionnette du Trône du Lion !

— Je veux éviter des luttes fratricides entre Andorans si je peux, Dyelin, mais Jarid est prêt à combattre, même si Elenia est enfermée. Et Naean est disposé à se battre.

Mieux valait amener les deux femmes à Caemlyn dès que possible ; il y avait trop de risques qu’elles envoient des messages et des ordres à partir d’Aringill.

Arymilla est prête, avec tous les hommes de Nasin derrière elle. Pour eux, il s’agit vraiment d’une Succession, et la seule façon de les empêcher de se battre, c’est d’être assez puissante pour qu’ils n’osent pas. Si Birgitte peut transformer la Garde en une armée d’ici le printemps, ce sera parfait, parce que si je n’ai pas une armée d’ici là, j’en aurai besoin d’une. Et si cela ne suffit pas, n’oubliez pas les Seanchans. Ils ne se satisferont pas d’Ebou Dar et Tanchico ; ils voudront tout. Je ne les laisserai pas s’emparer de l’Andor, Dyelin, et Arymilla non plus.

Le tonnerre gronda dans le ciel.

Se tournant un peu pour regarder Birgitte, Dyelin s’humecta les lèvres, tripotant machinalement ses jupes. Peu de chose l’effrayait, mais ce qu’on racontait des Seanchans lui faisait peur. Pourtant, elle se contenta de murmurer, comme se parlant à elle-même :

— J’espérais éviter une guerre civile.

Et cela ne signifiait rien, ou beaucoup !

Peut-être qu’un petit sondage apprendrait à Elayne si c’était l’un ou l’autre.

— Gawyn, dit soudain Birgitte.

Son visage s’était éclairé, et les émotions affluaient aussi par le lien. Le soulagement dominait.

— Quand il viendra, il prendra le commandement. Il sera ton Premier Prince de l’Épée.

— Par le lait de ma mère dans une tasse ! dit sèchement Elayne.

Un éclair fulgura, soulignant ses paroles. Pourquoi changeait-elle la conversation maintenant ? Dyelin sursauta, et Elayne s’empourpra une fois de plus. Devant l’air étonné de Dyelin, Elayne comprit à quel point ce juron était grossier. C’était curieusement embarrassant ; le fait que Dyelin eût été une amie de sa mère aurait dû compter pour rien. Machinalement, elle but une grande rasade de vin – dont l’amertume faillit lui donner un haut-le-cœur. Elle écarta vivement l’image de Lini menaçant de lui laver la bouche, et se rappela fermement qu’elle était maintenant une adulte avec un trône à conquérir. Elle doutait que sa mère se soit sentie ridicule aussi souvent.

— Oui, il commandera, Birgitte, dit-elle plus calmement. Quand il viendra.

Trois courriers étaient en route pour Tar Valon. Même si aucun n’échappait à Elaida, Gawyn finirait par apprendre qu’elle revendiquait le trône, et il viendrait. Elle avait désespérément besoin de lui. Elle ne se faisait pas d’illusions sur ses capacités de général, et Birgitte craignait tant de ne pas être égale à sa légende que parfois, elle semblait avoir peur d’essayer. Affronter une armée, oui ; commander une armée, jamais de la vie !

Birgitte avait conscience de la confusion régnant dans son esprit. En cet instant, son visage était figé, mais ses émotions étaient pleines d’embarras et de colère contre elle-même, cette dernière croissant d’instant en instant. Mêlée d’une pointe d’irritation, Elayne ouvrit la bouche pour aborder la question d’une guerre civile avant que la colère de Birgitte ne l’envahisse.

Mais sans qu’elle ait pu articuler un mot, les grandes portes rouges s’ouvrirent. L’espoir de voir Nynaeve ou Vandene s’évanouit à l’entrée de deux femmes du Peuple de la Mer, nu-pieds malgré le temps.

Un nuage de parfum musqué les précéda et, à elles seules, elles constituaient une procession de chausses et blouses de soie brodée aux couleurs éclatantes, avec des dagues serties de pierreries et des colliers d’or et d’ivoire, entre autres bijoux. De longs cheveux noirs et raides, grisonnants aux tempes, cachaient presque les dix petits anneaux d’oreilles de Renaile din Calon, mais l’arrogance de ses yeux noirs était aussi visible que la chaînette chargée de médaillons reliant un anneau d’oreille à son anneau de nez. Elle avait le visage figé, et, malgré le gracieux balancement de sa démarche, elle semblait prête à passer à travers un mur. Une main moins grande que sa compagne, Zaida din Parede arborait aussi moitié moins de médaillons, et un air de commandement plutôt que d’arrogance, affichant la certitude d’être obéie. Son casque de courtes boucles noires était moucheté de gris, mais elle était d’une beauté stupéfiante, de ces femmes qui deviennent de plus en plus belles avec l’âge.

Dyelin tressaillit à leur entrée, et leva une main vers son nez avant de se ressaisir. Réaction assez commune chez les gens qui voyaient des Atha’ans Miere pour la première fois.

Elayne grimaça, mais pas à cause de leurs anneaux de nez. Elle eut même envie de proférer un autre juron, quelque chose d’encore plus… virulent. Mis à part les Réprouvés, elle n’aurait pas pu nommer deux personnes qu’elle eût moins envie de voir. Reene était censée veiller à ce que cela n’arrive pas.

— Pardonnez-moi, dit-elle en se levant d’un mouvement fluide, mais je suis très occupée pour le moment. Affaires d’État, vous comprenez, qui m’empêchent de vous recevoir comme le mérite votre rang.

Les gens du Peuple de la Mer étaient très à cheval sur le protocole et les bienséances, du moins en ce qui les concernait. Elles étaient sans doute passées devant la Première Servante en évitant simplement de lui dire qu’elles désiraient voir Elayne, mais elles pouvaient très bien s’offenser qu’Elayne reste assise à leur entrée tant qu’elle ne possédait pas la couronne. Et, que la Lumière les calcine toutes les deux, elle ne pouvait pas se permettre de les offenser. Birgitte apparut à son côté, s’inclinant cérémonieusement pour prendre sa coupe ; le lien du Lige lui transmit de la méfiance. Elle marchait toujours comme sur des œufs en présence des femmes du Peuple de la Mer ; devant elles aussi, elle en avait parfois trop dit.

— Je vous verrai plus tard dans la journée, poursuivit Elayne, ajoutant : Si la Lumière le permet.

Elles connaissaient bien les formulations cérémonieuses, et celle-là était courtoise en même temps qu’elle lui offrait une échappatoire.

Renaile ne s’arrêta pas avant d’être juste devant Elayne, et beaucoup trop près. D’une main tatouée, elle lui demanda sèchement la permission de s’asseoir. La permission !

— Vous m’évitez ces derniers temps, dit-elle d’une voix grave pour une femme et aussi froide que la neige qui tombait sur le toit. Rappelez-vous que je suis la Pourvoyeuse-de-Vent de Nesta din Reas Deux Lunes, Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’ans Miere. Vous devez toujours remplir le marché que vous avez passé pour votre Tour Blanche.

Le Peuple de la Mer savait que la Tour était divisée, mais Elayne n’avait pas cru judicieux d’ajouter à ses difficultés en annonçant publiquement de quel parti elle était. Pas encore. Renaile termina sur un ton dominateur et impérieux.

— Vous traiterez avec moi, et tout de suite !

Et voilà pour le cérémonial et les bienséances.

— C’est moi qu’elle évitait, je crois, non pas vous, Pourvoyeuse-de-Vent.

Contrairement à Renaile, Zaida parlait sur le ton de la conversation. Elle se promenait nonchalamment dans la salle, s’arrêtant pour toucher un grand vase de porcelaine verte, puis se haussant sur la pointe des pieds pour regarder un kaléidoscope à quatre tubes exposé sur une haute sellette. Quand elle tourna le regard en direction d’Elayne et Renaile, une lueur amusée brilla dans ses yeux noirs.

— Après tout, le marché fut conclu par Nesta din Reas, parlant pour les vaisseaux.

En plus d’être Maîtresse-des-Vagues du Clan Catelar, Zaida était l’ambassadrice de la Maîtresse-des-Vaisseaux. Auprès de Rand, et non de l’Andor, mais son accréditation lui donnait autorité pour parler et prendre des engagements au nom de Nesta elle-même. Remplaçant un tube en or ciselé par un autre, elle se haussa de nouveau sur la pointe des pieds pour coller son œil à l’oculaire.

— Vous avez promis aux Atha’ans Miere vingt monitrices. Jusqu’à présent, vous en avez fourni une seule.

Leur entrée avait été si soudaine, si théâtrale, qu’Elayne fut surprise de voir Merilille après avoir fermé la porte. Plus petite encore que Zaida, la Sœur Grise était élégante dans sa robe de fin drap bleu foncé, bordée de fourrure argentée, avec de petites pierres de lune cousues sur le corsage. Pourtant, elle avait changé quand elle avait été monitrice des Pourvoyeuses-de-Vent pendant à peine deux semaines. La plupart étaient des maîtresses femmes assoiffées de connaissances, prêtes à presser Merilille comme le raisin au pressoir, pour en extraire le jus jusqu’à la dernière goutte. Autrefois, Elayne la croyait maîtresse d’elle-même et à l’abri de toute surprise, mais maintenant, elle était perpétuellement hagarde, les lèvres entrouvertes comme si on venait de la surprendre à perdre la tête et s’attendant à une autre surprise à tout moment. Croisant les mains sur sa taille, elle attendit près de la porte, apparemment soulagée de ne pas être le centre de l’attention.

S’éclaircissant bruyamment la gorge, Dyelin se leva et fronça les sourcils sur Zaida et Renaile.

— Surveillez votre langage, gronda-t-elle. Vous êtes en Andor maintenant, et non sur l’un de vos vaisseaux, et Elayne Trakand sera Reine d’Andor ! Votre marché sera honoré en son temps. Pour le moment, j’ai à m’occuper d’affaires plus importantes.

— Par la Lumière, il n’y en a pas de plus importantes, gronda Renaile à son tour, pivotant vers elle. Vous dites que le marché sera honoré. Vous en êtes donc garante. Sachez que vous aussi, vous vous balancerez dans le gréement par les chevilles si…

Zaida fit claquer ses doigts. Ce fut tout, mais des tremblements agitèrent Renaile. Attrapant la boîte à parfum suspendue à l’un de ses colliers, elle la porta à son nez et inspira longuement. Elle était peut-être Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux et femme de grand pouvoir et autorité chez les Atha’ans Miere, pour Zaida, elle était juste… une Pourvoyeuse-de-Vent comme les autres, ce qui blessait excessivement son orgueil. Elayne était certaine qu’il était possible d’utiliser cette rivalité pour se débarrasser d’elles, mais elle n’en avait pas encore trouvé le moyen. Oh oui ! pour le meilleur et pour le pire, Daes Dae’mar l’imprégnait jusqu’aux os maintenant.

Elle contourna d’un pas glissant Renaile qui rageait en silence, comme s’il s’agissait d’une colonne, mais pas en direction de Zaida. Si quelqu’un ici avait le droit de se sentir détaché, c’était elle. Elle ne pouvait pas se permettre de laisser Zaida prendre le moindre avantage, auquel cas la Maîtresse-des-Vagues la scalperait pour donner ses cheveux aux perruquiers. Une fois devant la cheminée, elle tendit de nouveau ses mains vers le feu.

— Nesta din Reas se fiait à nous pour remplir notre part du marché, ou elle n’y aurait jamais consenti, dit-elle avec calme. Vous avez recouvré la Coupe des Vents, mais rassembler dix-neuf sœurs pour se joindre à vous, cela prend du temps. Je sais que vous vous inquiétez des vaisseaux qui étaient à Ebou Dar à l’arrivée des Seanchans. Demandez à Renaile de créer un portail pour Tear. Il y a des centaines de vaisseaux des Atha’ans Miere, là-bas.

Tous les rapports l’affirmaient.

— Vous pourrez apprendre ce qu’ils savent et rejoindre votre peuple. Ils auront besoin de vous contre les Seanchans.

Et elle serait débarrassée d’elles.

— Nous vous enverrons les autres sœurs dès que ce sera possible.

Merilille resta devant la porte, mais elle verdit de panique à la possibilité de se retrouver seule au milieu du Peuple de la Mer.

Zaida renonça à regarder dans le kaléidoscope, et coula un regard en coin à Elayne, ses lèvres pleines frémissant d’un sourire contenu.

— Je dois rester ici, au moins jusqu’à ce que j’aie pu m’entretenir avec Rand al’Thor. S’il vient jamais.

Le sourire se pinça avant de s’épanouir tout à fait.

Rand aurait du fil à retordre avec elle.

— Et je garderai près de moi Renaile et ses compagnes, pour le moment. Une poignée de Pourvoyeuses-de-Vent de plus ou de moins ne fera pas grande différence contre les Seanchans, et ici, la Lumière aidant, elles apprendront peut-être quelque chose d’utile.

Renaile grogna, juste assez fort pour être entendue. Zaida fronça brièvement les sourcils, et se mit à tripoter l’oculaire qui était au niveau de son crâne.

— Il y a cinq Aes Sedai ici, au Palais, en vous comptant, murmura-t-elle pensivement. Peut-être que certaines peuvent enseigner.

Comme si l’idée lui était venue subitement. Et si c’était le cas, c’est qu’Elayne pouvait soulever les deux femmes d’une seule main !

— Oh oui, ce serait merveilleux ! s’écria Merilille, avançant d’un pas.

Puis elle regarda Renaile, et une rougeur se répandit sur sa pâleur de Cairhienine. Recroisant les mains à sa taille, elle reprit son air docile. Birgitte hocha la tête d’étonnement. Dyelin la regarda comme si elle ne l’avait jamais vue.

— On pourra peut-être trouver un arrangement, la Lumière aidant, dit Elayne avec prudence.

Ne pas se frictionner les tempes lui demanda un effort. Elle aurait voulu pouvoir mettre ses maux de tête sur le compte du tonnerre incessant. Nynaeve exploserait à cette suggestion, et Vandene ignorerait sans doute un tel ordre, mais Careane et Sareitha accepteraient peut-être.

— Pas plus de quelques heures par jour, entendons-nous bien. Quand elles auront le temps.

Elle évita de regarder Merilille. Même Careane et Sareitha pouvaient se révolter à la perspective d’être jetées dans ce pressoir.

Zaida porta à ses lèvres les doigts de sa main droite.

— C’est accepté, sous la Lumière.

Elayne cligna les paupières. C’était inquiétant. Aux yeux de la Maîtresse-des-Vagues, elles venaient apparemment de conclure un nouveau marché. D’après son expérience limitée des Atha’ans Miere, on avait de la chance quand on les quittait avec encore sa chemise sur le dos. Enfin, cette fois, les choses seraient différentes. Par exemple, qu’est-ce que les sœurs avaient à gagner ? Un marché comporte toujours deux parties. Zaida sourit, comme si elle savait ce que pensait Elayne et s’en amusait. L’une des portes se rouvrit, et ce fut presque un soulagement, lui donnant un prétexte de se détourner de la Maîtresse-des-Vagues.

Reene Harfor se glissa dans la salle, avec déférence mais sans servilité, et sa révérence fut discrète, convenable pour le Haut Siège d’une puissante Maison envers sa Reine. Ses cheveux grisonnants étaient ramenés en chignon en haut de son crâne, et elle portait un tabard écarlate sur sa robe rouge et blanc, la tête du Lion Blanc d’Andor reposant sur sa formidable poitrine. Reene n’avait pas son mot à dire dans la Succession, mais elle avait adopté la tenue de cour le jour de l’arrivée d’Elayne, comme si la Reine était déjà en résidence. Son visage rond se durcit brièvement à la vue des Atha’ans Miere qui étaient entrées sans qu’elle les introduise, mais ce fut toute l’attention qu’elle leur accorda. Pour le moment. Elles apprendraient à leurs dépens ce qu’il en coûtait d’encourir l’animosité de la Première Servante.

— Mazrim Taim est enfin arrivé, ma Dame, dit-elle, s’arrangeant pour que cela sonne comme « ma Reine ». Dois-je lui demander d’attendre ?

Pas avant le moment prévu ! marmonna-t-elle mentalement. Elle l’avait convoqué deux jours plus tôt !

— Oui, Maîtresse Harfor. Donnez-lui du vin. Du troisième cru, je pense. Informez-le que je le recevrai dès que…

Taim entra avec assurance, comme s’il était chez lui. Elle n’eut pas besoin qu’il se nomme. Des Dragons bleu et or s’enroulaient autour de ses manches, des coudes aux poignets, à l’instar des Dragons que Rand avait sur les bras. Mais elle soupçonnait qu’il n’apprécierait pas cette observation. Il était presque aussi grand que Rand, avec un nez busqué et des yeux noirs d’augure. C’était un homme au physique puissant, qui évoluait avec la grâce inquiétante d’un Lige. Mais des ombres semblaient le suivre, comme si la moitié des lampes de la salle s’étaient éteintes ; non pas des ombres réelles, mais plutôt un air de violence contenue qui semblait assez palpable pour absorber la lumière. Deux autres en tunique noire entrèrent sur ses talons, un chauve à la longue barbe grise et aux yeux bleus méfiants, et un jeune, brun et d’une minceur serpentine, avec l’arrogance dédaigneuse qu’adoptent souvent les jeunes pour cacher leur manque d’expérience. Tous deux arboraient sur leur haut col l’Épée d’argent et le Dragon en émail rouge. Aucun des trois n’avait d’épée à la ceinture. Ils n’en avaient pas besoin. Soudain, le salon parut plus petit et encombré.

Instinctivement, Elayne embrassa la saidar et fit appel au lien. Merilille entra dans le cercle avec aisance ; chose étonnante, Renaile aussi. Mais un simple coup d’œil à la Pourvoyeuse-de-Vent atténua sa surprise. Le visage grisâtre, Renaile serrait le manche de la dague passée dans son dos sous sa large ceinture, si fort qu’Elayne sentait par le lien qu’elle avait mal aux phalanges. Elle était à Caemlyn depuis assez longtemps pour savoir ce qu’était un Asha’man.

Les hommes sentirent que quelqu’un avait embrassé la saidar, naturellement, même s’ils ne voyaient pas l’aura entourant les trois femmes. Le chauve se raidit ; le jeune serra les poings. Ils fixèrent les femmes avec colère. Sûrement qu’ils avaient saisi le saidin. Elayne commença à regretter d’avoir agi par réflexe, mais elle n’allait pas relâcher la Source ; pas maintenant. Taim irradiait le danger comme le feu la chaleur. Elle attira le Pouvoir par l’intermédiaire du lien, au point qu’une impression de vie intense se transforma en picotements. Mais même ceux-ci étaient… joyeux. Avec tant de Pouvoir en elle, elle pouvait détruire le Palais, mais elle se demanda si ce serait suffisant pour égaler la puissance de Taim et des deux autres. Elle regretta de ne pas avoir l’un des trois angreals trouvés à Ebou Dar, et actuellement enfermés prudemment avec les autres objets récupérés dans la cache, jusqu’à ce qu’elle ait le temps de les étudier à loisir.

Taim hocha la tête avec dédain, un demi-sourire flottant sur ses lèvres.

— Servez-vous de vos yeux, dit-il d’une voix calme, mais dure et méprisante. Il y a deux Aes Sedai ici. Avez-vous peur de deux Aes Sedai ? De plus, vous n’avez pas l’intention d’effrayer la future Reine d’Andor.

Ses deux compagnons se détendirent visiblement, puis s’efforcèrent d’imiter son attitude naturellement dominatrice.

Reene ne savait rien du saidin ni de la saidar ; elle avait pivoté vers les hommes à leur entrée, fronçant les sourcils. Asha’man ou pas, elle attendait de chacun qu’il se comporte correctement. Elle marmonna quelque chose, presque entre ses dents ; les mots « rats fureteurs » furent audibles.

La Première Servante rougit quand elle réalisa que tous les assistants avaient entendu, et Elayne eut ainsi l’occasion de voir s’empourprer Reene Harfor. Mais elle se redressa avec une grâce et une dignité que toute souveraine aurait pu lui envier.

— Pardonnez-moi, Dame Elayne, mais on m’a dit que les magasins sont infestés de rats. Très inusité en cette saison, et surtout en si grand nombre. Si vous voulez bien m’excuser, je vais m’assurer que mes ordres concernant les chasseurs de rats et les poisons sont exécutés.

— Restez, dit Elayne, calmement. On s’occupera de la vermine en son temps.

Deux Aes Sedai. Taim n’avait pas réalisé que Renaile pouvait canaliser, et il avait souligné le deux. Trois femmes pourraient-elles donc prendre l’avantage ? Ou en faudrait-il plus ? À l’évidence, les Asha’man savaient que des femmes pouvaient prendre le dessus en nombre plus restreint que les treize nécessaires pour former un cercle. Ils avaient débarqué sans même un « si vous permettez », non ?

— Vous reconduirez ces braves gens quand j’en aurai fini avec eux.

Les deux compagnons de Taim froncèrent les sourcils quand ils entendirent « braves gens », mais lui-même se contenta d’un demi-sourire. Il avait l’esprit assez vif pour savoir qu’elle pensait à lui en parlant de vermine. Par la Lumière ! Peut-être Rand avait-il eu besoin de cet homme autrefois, mais pourquoi le gardait-il maintenant, et dans une telle situation de pouvoir ? En vérité, son autorité ne comptait pour rien ici. Elle se rassit précipitamment et prit quelques instants pour rajuster ses jupes. Les hommes devraient maintenant contourner son fauteuil pour se placer devant elle, comme des suppliants, ou lui parler de profil car elle refuserait de tourner la tête pour les regarder. Un instant, elle eut envie de passer à une autre le contrôle du cercle restreint. Les Asha’man concentreraient sûrement leur attention sur elle. Mais Renaile était toujours grisâtre, en proie à un sentiment de colère et de peur mêlées. Elle était capable de frapper dès qu’elle contrôlerait le lien. Merilille éprouvait aussi de la peur, contrôlée de justesse, ajoutée à des frémissements qui lui donnaient la chair de poule, et qui s’accordaient bien à ses yeux écarquillés et ses lèvres entrouvertes. La Lumière seule savait ce qu’elle pourrait faire du lien si elle le lui transmettait.

Dyelin glissa jusqu’au fauteuil d’Elayne comme pour la protéger des Asha’man. Quelles que fussent les pensées du Haut Siège de Taravin, elle avait le visage grave, intrépide. Les autres femmes n’avaient pas perdu de temps à se préparer du mieux possible. Zaida était parfaitement immobile près du kaléidoscope, s’efforçant de paraître toute petite et inoffensive, mais elle avait les mains derrière le dos et sa dague n’était plus passée à sa ceinture. Birgitte se prélassait près du feu, la main gauche appuyée au manteau, apparemment à son aise, mais le fourreau de sa dague était vide et, à la façon dont elle tenait le bras droit le long du corps, elle était prête à la lancer. Le lien transmettait… Concentration. Flèche encochée, corde ramenée près de la joue, prête à tirer.

Elayne ne fit aucun effort pour regarder les trois hommes par-delà Dyelin.

— D’abord, vous êtes trop lent à vous rendre à ma convocation, Maître Taim, puis trop pressé.

Par la Lumière, tenait-il le saidin ? Il existait des méthodes pour interférer avec un homme qui canalisait, sans l’isoler d’un écran, mais c’était une pratique difficile et hasardeuse, dont elle ne connaissait guère que la théorie.

Il vint se placer devant elle, à quelques pas, mais il n’avait pas l’air d’un suppliant. Mazrim savait qui il était et connaissait sa valeur, bien qu’il semblât la considérer infinie. Les éclairs fulgurant derrière les fenêtres projetaient d’étranges lueurs sur son visage. Beaucoup auraient été intimidées par lui, même sans sa tunique impressionnante et son nom tristement célèbre. Pas elle. Hors de question !

Taim se frictionna pensivement le menton.

— Il paraît que vous avez fait amener les bannières du Dragon dans tout Caemlyn, Maîtresse Elayne.

Il y avait de l’amusement dans sa voix grave ! Dyelin émit un sifflement de rage à l’affront fait à Elayne, mais il l’ignora.

— Les Saldaeans ont rejoint le camp de la Légion du Dragon, paraît-il, et bientôt, tous les Aiels seront dans des camps autour de la cité. Que dira-t-il quand il l’apprendra ?

Aucun doute sur sa pensée.

— Et après qu’il vous aura envoyé un cadeau. Du Sud. Je le ferai livrer plus tard.

— J’allierai l’Andor au Dragon Réincarné en temps voulu, dit-elle avec froideur. Mais l’Andor n’est pas une province conquise, ni pour lui ni pour personne d’autre.

Elle força ses mains à rester détendues sur les accoudoirs. Par la Lumière, convaincre les Saldaeans et les Aiels de quitter Caemlyn était son plus grand succès jusqu’à présent, et même avec l’accroissement de la délinquance, cela avait été nécessaire !

— En tout cas, Maître Taim, ce n’est pas à vous de me réprimander. Si Rand a des objections, j’en traiterai avec lui !

Taim haussa les sourcils, et le curieux pli de sa bouche persista.

Que je sois réduite en cendres, pensa-t-elle avec indignation, je n’aurais pas dû prononcer le nom de Rand. À l’évidence, Taim savait exactement comment elle traiterait la colère de ce satané Dragon Réincarné. Et le pire, c’est que si elle pouvait précipiter Rand dans un lit, elle le ferait. Pas pour ça, pas pour négocier avec lui, mais parce qu’elle le désirait. Quel cadeau lui envoyait-il ?

La colère durcit sa voix. Elle était provoquée par le ton de Taim, une colère contre Rand resté si longtemps loin d’elle, contre elle-même, pour avoir rougi et pensé à des cadeaux. Des cadeaux !

— Vous avez cerné quatre miles d’Andor.

Par la Lumière, c’était plus de la moitié de la Cité Intérieure ! Combien de ces hommes pouvait-elle contenir ? Cette pensée lui donna la chair de poule.

— Avec l’accord de qui, Maître Taim ? Ne me dites pas que c’est celui du Dragon Réincarné. Il n’a pas le droit d’accorder quelque permission que ce soit en Andor.

Dyelin remua près d’elle. Elayne continua à fixer son attention sur Taim.

— Vous avez refusé l’entrée de votre… enceinte… à la Garde de la Reine.

Non qu’ils l’aient tenté avant son retour chez elle.

— En Andor, la loi s’applique à tout l’Andor, Maître Taim. La justice sera la même pour le seigneur ou le paysan… ou l’Asha’man. Je ne prétends pas que j’y entrerai de force.

Il se remit à sourire, ou presque.

— Je ne m’y abaisserai pas. Mais tant que la Garde de la Reine ne sera pas admise, je peux vous garantir que pas une seule pomme de terre ne franchira vos portes. Je sais que vous pouvez Voyager. Que vos Asha’man Voyagent pour se procurer à manger.

Le demi-sourire se transforma en grimace. Ses bottes raclèrent légèrement le sol.

Toutefois, cette contrariété ne dura qu’un instant.

— La nourriture n’est qu’un petit problème, dit-il doucement, ouvrant les mains. Comme vous l’avez dit, mes hommes peuvent Voyager. N’importe où je le leur commande. Je doute que vous puissiez m’empêcher d’acheter ce qu’il me faut même à dix miles de Caemlyn, mais cela ne me dérangerait pas si vous le pouviez. Cela dit, je suis prêt à autoriser des visites quand vous le demanderez. Des visites contrôlées, avec escortes permanentes. L’entraînement est dur à la Tour Noire. Des hommes meurent presque tous les jours. Je ne voudrais pas qu’il y ait des accidents.

C’était irritant, la précision avec laquelle il savait jusqu’à quelle distance de Caemlyn s’étendait son autorité. Ses remarques sur la possibilité de Voyager partout où il l’ordonnait, et sur les « accidents » étaient-elles des menaces voilées ? Sûrement pas. Une onde de fureur la traversa quand elle réalisa qu’il ne la menacerait pas à cause de Rand. Elle ne se cacherait pas derrière Rand al’Thor. Des visites contrôlées ? Quand elle le demanderait ? Elle aurait dû le réduire en cendres sur place !

Brusquement, elle prit conscience qu’elle ne recevait pas le lien avec Birgitte : la colère, le reflet de la sienne, ajoutée à celle de Birgitte, rebondissant de l’une à l’autre, et qui s’alimentait elle-même, puis grandissait. La main de Birgitte refermée sur sa dague tremblait du désir de la lancer. La fureur l’aveuglait. Un poil de plus, et elle perdrait la saidar. Ou frapperait.

Difficilement, elle contint sa rage, retrouva un semblant de calme bien fragile. Elle déglutit, luttant pour parler d’une voix égale.

— Les Gardes viendront tous les jours, Maître Taim.

Et comment y parvenir par ce temps, elle n’en savait rien.

— Peut-être viendrai-je moi-même, avec quelques autres sœurs.

Si l’idée d’avoir des Aes Sedai à la Tour Noire bouleversa Taim, il n’en montra rien. Par la Lumière, elle s’efforçait d’établir l’autorité de l’Andor, pas de provoquer cet homme. Elle exécuta précipitamment un exercice de novice – la rivière contenue par ses rives – pour retrouver son calme. Avec succès, dans une certaine mesure. Maintenant, elle avait envie de lui lancer toutes les coupes de vin à la tête.

— J’accéderai à votre désir d’escorte, mais rien ne devra être caché. Je ne tolérerai pas que vos secrets dissimulent des crimes. Est-ce que nous nous comprenons bien ?

La révérence de Taim fut moqueuse – moqueuse ! – mais il y eut une certaine tension dans sa voix.

— Je vous comprends parfaitement. Mais comprenez-moi aussi. Mes hommes ne sont pas des paysans portant la main à leur front quand vous passez. Pressez trop fort un Asha’man, et vous pourrez peut-être apprendre quelle est la force de vos lois.

Elayne ouvrit la bouche pour lui dire quelle était exactement la force de la loi en Andor.

— C’est l’heure, Elayne Trakand, dit une voix de femme depuis la porte.

— Sang et cendres ! marmonna Dyelin. Est-ce que le monde entier va débarquer ici ?

Elayne reconnut la nouvelle voix. Elle attendait cette convocation, sans savoir quand elle surviendrait. Mais sachant qu’elle devrait s’y rendre sur-le-champ. Elle se leva, regrettant de ne pas avoir plus de temps pour clarifier la situation avec Taim. Il fronça les sourcils sur la femme qui venait d’entrer, et sur Elayne, à l’évidence ne sachant qu’en penser. Parfait. Qu’il mijote jusqu’à ce qu’elle ait le temps de rectifier ses idées sur les droits qu’avaient les Asha’man en Andor.

Debout près de la porte, Nadere était aussi grande que chacun des deux hommes, une robuste femme aussi proche de l’embonpoint qu’il était possible pour une Aielle. Ses yeux gris scrutèrent un moment les deux Asha’man, puis s’en détachèrent, les jugeant sans importance. Les Asha’man n’impressionnaient pas les Sagettes. Très peu de chose les impressionnait. Ajustant son châle noir sur ses épaules dans un cliquetis de bracelets, elle vint se placer devant Elayne, le dos à Taim. Malgré le froid, elle ne portait que ce châle sur une mince blouse blanche, bien que, curieusement, elle eût une grosse cape de laine drapée sur un bras.

— Vous devez venir maintenant, dit-elle à Elayne. Sans délai. Taim haussa les sourcils ; sans aucun doute, il n’avait pas l’habitude d’être ignoré aussi totalement.

— Lumière du ciel ! dit Dyelin dans un souffle, se frictionnant les tempes. Je ne sais pas de quoi il s’agit, Nadere, mais cela devra attendre jusqu’à…

— Vous n’êtes pas au courant, Dyelin, dit Elayne, lui posant la main sur le bras. Et ça ne peut pas attendre. Je vais congédier tout le monde et vous suivre, Nadere.

La Sagette secoua la tête avec désapprobation.

— Un enfant en train de naître ne peut pas prendre le temps de congédier les gens. J’ai apporté cela pour vous protéger du froid, ajouta-t-elle en dépliant la cape. Je devrais peut-être la laisser et dire à Aviendha que votre pudeur est plus grande que votre désir d’avoir une sœur.

Dyelin déglutit, réalisant soudain de quoi il s’agissait. Le lien du Lige frémit sous l’indignation de Birgitte.

Il n’y avait qu’un choix possible. Qui n’en était pas un, d’ailleurs. Laissant le lien avec les deux autres femmes se dissoudre, elle relâcha elle-même la saidar. Mais l’aura persista autour de Renaile et Merilille.

— Pouvez-vous m’aider à déboutonner ma robe, Dyelin ?

Elayne fut fière de parler d’une voix neutre. Elle s’était préparée à cette cérémonie. Mais pas devant autant de témoins ! pensa-t-elle. Tournant le dos à Taim – au moins, elle ne serait pas obligée de le voir en train de la regarder ! – elle se mit à défaire les minuscules boutons de ses manches.

— Dyelin, s’il vous plaît ? Dyelin ?

Au bout d’un moment, Dyelin s’approcha comme une somnambule et se mit à déboutonner le dos de la robe, marmonnant entre ses dents d’un ton choqué. Près de la porte, l’un des Asha’man ricana.

— Demi-tour droite ! aboya Taim, et des bruits de bottes résonnèrent de l’autre côté des portes.

Elayne ne savait pas si Taim s’était retourné aussi – elle était certaine de sentir ses yeux sur elle – mais soudain, Birgitte fut près d’elle, comme Merilille, Reene et Zaida, et même Renaile, debout épaule contre épaule, formant un mur entre elle et les hommes en fronçant les sourcils. Pas suffisamment haut cependant. Aucune n’était aussi grande qu’elle, et Zaida et Merilille lui arrivaient à peine à l’épaule.

Concentre-toi, s’exhorta-t-elle. Je suis maîtresse de moi, je suis calme, je suis… je suis en train de me déshabiller dans une pièce pleine de gens, voilà ce que je suis ! Elle se dévêtit aussi vite qu’elle put, laissant tomber par terre sa robe et sa chemise, et jetant ses souliers et ses bas par-dessus. L’air frais lui donna la chair de poule ; ignorer le froid signifiait juste qu’elle ne tremblait pas. Et elle se dit que sa rougeur avait quelque chose à voir avec ça.

— Folie ! marmonna Dyelin à voix basse, ramassant les vêtements. Folie furieuse !

— De quoi s’agit-il ? murmura Birgitte. Devrais-je venir avec vous ?

— Je dois être seule, murmura Elayne en réponse. Ne discutez pas !

Non que Birgitte eût extérieurement donné un signe de protestation, mais le lien charriait des volumes ! Ôtant les anneaux d’or de ses oreilles, elle les tendit à Birgitte, puis hésita avant de lui remettre l’anneau du Grand Serpent. Les Sagettes avaient dit qu’elle devait se présenter comme l’enfant qui vient de naître. Elles avaient reçu beaucoup d’instructions, dont la principale était de ne dire à personne ce qui se préparait. Cela, elle aurait bien voulu le savoir, d’ailleurs. Un enfant naissait sans connaissance préalable de ce qui l’attendait. Les marmonnements de Birgitte se mirent à ressembler à ceux de Dyelin.

Nadere s’avança avec la cape, mais la tendit simplement ; Elayne dut la prendre et s’en envelopper à la hâte. Elle était toujours certaine de sentir le regard de Taim. Resserrant la cape autour d’elle, elle eut envie de sortir en courant, mais à la place, elle se redressa et se retourna lentement. Elle ne détalerait pas couverte de honte.

Les compagnons de Taim se tenaient face aux portes, très raides, et Taim lui-même fixait le feu, bras croisés. La sensation de son regard sur elle n’était donc due qu’à son imagination. À part Nadere, les autres femmes la regardaient avec des degrés divers de curiosité, de consternation, et de choc. Nadere semblait simplement impatiente.

Elayne s’efforça de prendre sa voix la plus royale.

— Maîtresse Harfor, voulez-vous offrir du vin à Maître Taim et à ses hommes avant leur départ.

Enfin, au moins, sa voix ne tremblait pas.

— Dyelin, tenez compagnie à la Maîtresse-des-Vagues et à la Pourvoyeuse-de-Vent, et voyez si vous pouvez dissiper leurs craintes. Birgitte, je désire entendre vos plans de recrutement dès ce soir.

Les femmes qu’elle nomma clignèrent les yeux de surprise et hochèrent la tête en silence.

Puis elle sortit, suivie de Nadere, regrettant de ne pas s’être montrée plus majestueuse. La dernière chose qu’elle entendit avant que la porte ne se referme derrière elle, ce fut Zaida qui disait :

— Ils ont de bien étranges coutumes, ces rampants.

Dans le couloir, elle tenta de marcher un peu plus vite, mais ce n’était pas facile car il fallait qu’elle empêche la cape de bâiller. Les dalles blanches et rouges étaient beaucoup plus froides que les tapis du salon. Quelques domestiques, chaudement vêtus en leur livrée de drap, la regardèrent avec étonnement, puis retournèrent à leurs tâches. Les flammes des torchères tremblotaient ; il y avait toujours des courants d’air dans les couloirs. De temps en temps, ils étaient assez forts pour faire onduler paresseusement les tapisseries ornant les murs.

— C’était à dessein, n’est-ce pas ? dit-elle à Nadere, mais pas sur un ton interrogateur. Chaque fois que vous m’avez appelée, vous vous êtes assurée qu’il y avait beaucoup de témoins. Pour être sûre que l’adoption d’Aviendha était importante pour moi.

Elle devait être plus importante que n’importe quoi d’autre, lui avaient-elles dit.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait, à elle ?

Aviendha semblait ne pas avoir beaucoup de pudeur, évoluant souvent toute nue et sans complexes dans son appartement, ne remarquant même pas l’entrée des domestiques. La faire déshabiller au milieu d’une foule n’aurait rien prouvé du tout.

— Ce sera à elle de vous le dire si elle le désire, dit Nadere avec suffisance. Vous êtes perspicace ; beaucoup ne le sont pas.

Son opulente poitrine tressauta quand elle sembla éclater de rire.

— Ces hommes qui vous tournent le dos, et ces femmes qui vous abritent ! J’y aurais mis bon ordre si l’homme à la tunique brodée n’avait pas tout le temps tourné la tête pour admirer vos hanches. Et si votre rougeur n’avait pas avoué que vous le saviez.

Elayne fit un faux pas et trébucha. La cape s’ouvrit, laissant échapper le peu de chaleur corporelle qu’elle retenait avant qu’Elayne ne la referme.

— Le sale cochon ! gronda-t-elle. Je vais… Je vais…

Qu’elle soit réduite en cendres, que pouvait-elle faire ? Le dire à Rand ? Lui laisser le soin de châtier Taim ? Jamais de la vie !

Nadere la lorgna, l’air perplexe.

— Beaucoup d’hommes prennent plaisir à regarder le postérieur des femmes. Cessez de penser aux hommes, et songez plutôt à la femme que vous voulez pour sœur.

Rougissant une fois de plus, Elayne se concentra sur Aviendha. Ce qui ne fit rien pour lui calmer les nerfs. Il y avait des choses spécifiques auxquelles on lui avait dit de penser avant la cérémonie, et dont certaines la mettaient mal à l’aise.

Nadere régla son pas sur celui d’Elayne, qui prenait grand soin de ne pas dévoiler ses jambes par l’ouverture de la cape – il y avait des domestiques partout – de sorte qu’il leur fallut un certain temps pour arriver à l’endroit où les Sagettes étaient rassemblées. Plus d’une douzaine étaient présentes, dans leurs jupes volumineuses, leurs blouses blanches et leurs châles, et couvertes de colliers et bracelets en or et en argent, de gemmes et d’ivoire, leurs longs cheveux noirs retenus par des foulards pliés. Tous les meubles et les tapis avaient été enlevés, découvrant les dalles du sol, et il n’y avait pas de feu dans la cheminée. Ici, dans les profondeurs du Palais, où il n’y avait pas de fenêtres, les grondements du tonnerre étaient à peine audibles.

Les yeux d’Elayne se portèrent immédiatement sur Aviendha, debout de l’autre côté de la salle. Toute nue. Elle sourit nerveusement à Elayne. Nerveusement ! Aviendha ! Rejetant précipitamment la cape, Elayne répondit à son sourire. Nerveusement, réalisa-t-elle. Aviendha rit doucement, et, au bout d’un moment, Elayne l’imita. Par la Lumière, ce que l’air était froid ! Et les dalles étaient encore plus froides !

Elle ne connaissait pas la plupart des Sagettes présentes, mais un visage s’imposa à elle. Celui d’Amys, avec ses cheveux prématurément blanchis, et ses traits qui n’affichaient pas encore la quarantaine, le tout lui donnant un air d’Aes Sedai. Elle devait avoir Voyagé à partir de Cairhien. Egwene avait enseigné cette technique aux Rêveuses, pour les remercier de l’avoir initiée au Tel’aran’rhiod. Et pour s’acquitter d’une dette, prétendait-elle, quoiqu’elle n’eût jamais dit laquelle.

— J’espérais que Melaine serait là, dit Elayne.

Elle aimait bien l’épouse de Bael, une femme chaleureuse et généreuse. Contrairement à deux autres qu’elle reconnut dans la salle, l’osseuse Tamela et son visage anguleux, et Viendre, magnifique aigle aux yeux bleus. Toutes les deux étaient plus puissantes qu’elle dans le Pouvoir, plus puissantes qu’aucune sœur de sa connaissance excepté Nynaeve. Cela était censé n’avoir pas d’importance chez les Aielles, mais Elayne ne voyait pas d’autre raison au dédain méprisant qu’elles lui manifestaient chaque fois qu’elles la voyaient.

Elle pensait qu’Amys allait prendre les choses en main – comme elle le faisait toujours – mais ce fut une petite femme du nom de Monaelle, aux cheveux blonds aux reflets roux, qui s’avança. Pas vraiment petite d’ailleurs, mais la seule dans la salle à l’être plus qu’Elayne. Et la plus faible dans le Pouvoir aussi, à peine assez puissante, fût-elle allée à Tar Valon, pour accéder au châle. Peut-être qu’effectivement cela ne comptait pas chez les Aielles.

— Si Melaine était ici, dit-elle d’un ton vif mais sans agressivité, les bébés qu’elle porte pourraient participer au lien entre vous et Aviendha, au cas où le tissage les frôlerait. Enfin, s’ils survivaient ; les non-nés ne sont pas assez vigoureux pour supporter la cérémonie. La question est : êtes-vous assez fortes, toutes les deux ?

Des mains, elle montra deux points au sol, non loin d’elle.

— Venez ici au milieu de la salle, toutes les deux.

Pour la première fois, Elayne réalisa que la saidar ferait partie du rite. Elle avait pensé que la cérémonie consisterait à échanger des engagements, peut-être assortis de quelques serments. Qu’allait-il se passer ?

Cela n’avait pas d’importance sauf que… Ses pas se ralentirent à mesure qu’elle approchait de Monaelle.

— Ma Lige… notre lien… En sera-t-elle affectée ?

Aviendha, venant à sa rencontre, avait froncé les sourcils devant son hésitation, mais à cette question, elle tourna des yeux stupéfaits vers Monaelle. Manifestement, c’était une chose à laquelle elle n’avait pas pensé.

La petite Sagette secoua la tête.

— Personne, à l’extérieur de cette salle, ne peut être touché par le tissage. Elle percevra peut-être une partie de ce que vous partagerez, à cause de son lien avec vous, mais très peu.

Aviendha poussa un soupir de soulagement, auquel fit écho celui d’Elayne.

— Bon, reprit Monaelle. Il y a des formes à respecter. Venez. Nous ne sommes pas des chefs de clan discutant des attributions d’eau en buvant de l’oosquai.

En riant, et en plaisantant sur les chefs de clans et la forte liqueur des Aiels, les autres femmes firent cercle autour d’Elayne et Aviendha. Monaelle s’assit par terre avec grâce, croisant les jambes à deux pas des femmes nues. Les rires cessèrent quand sa voix se fit solennelle.

— Nous sommes assemblées ici parce que deux femmes veulent devenir premières-sœurs. Nous allons voir si elles sont assez fortes, et dans ce cas, nous les aiderons. Leurs mères sont-elles présentes ?

Elayne sursauta, mais l’instant suivant, Viendre se plaça derrière elle.

— Je remplace la mère d’Elayne Trakand qui ne peut pas être présente.

Les mains sur les épaules d’Elayne, Viendre la poussa de l’avant et la força à s’agenouiller sur les dalles glacées, devant Aviendha, puis elle s’agenouilla derrière elle.

— J’offre ma fille au test.

Tamela parut derrière Aviendha, pesant sur ses épaules jusqu’à ce que ses genoux touchent presque ceux d’Elayne, puis elle s’agenouilla à son tour derrière elle.

— J’offre ma fille au test.

En toute autre circonstance, Elayne aurait sans doute pouffé. Viendre et Tamela semblaient être leurs aînées de quelques années seulement. Les Sagettes restées debout étaient graves. Elles les scrutaient, elle et Aviendha, comme pour les évaluer, doutant qu’elles soient à la hauteur de l’épreuve.

— Qui endurera les souffrances de la naissance à leur place ? demanda Monaelle.

Amys s’avança.

Deux autres la suivirent, une rousse flamboyante du nom de Shyanda qu’Elayne avait vue en compagnie de Melaine, et une femme grisonnante qu’elle ne connaissait pas. Elles aidèrent Amys à se dénuder. Fière dans sa nudité, Amys fit face à Monaelle et frappa son ventre tendu.

— J’ai mis des enfants au monde. J’ai allaité, dit-elle, les mains en coupe sur ses seins qui semblaient nier ses paroles. Je me propose.

Monaelle accepta d’un hochement de tête plein de dignité, et Amys se mit à genoux de l’autre côté d’Elayne et Aviendha, à deux pas d’elles, et s’assit sur les talons. Shyanda et la Sagette grisonnante l’imitèrent, à sa droite et à sa gauche et, soudain, l’aura de la saidar brilla autour de toutes les femmes présentes, sauf Elayne, Aviendha et Amys.

Elayne prit une profonde inspiration, et vit Aviendha faire de même De temps en temps, un bracelet cliquetait contre un autre chez les Sagettes, le seul bruit dans la salle hormis les respirations et les lointains roulements sourds du tonnerre. Ce fut presque un choc quand Monaelle reprit la parole.

— Vous suivrez toutes les deux les instructions qu’on vous a données. Si vous hésitez ou questionnez, votre détermination n’est pas assez forte. Je vous renverrai et l’on n’en parlera plus jamais. Je vous poserai des questions, et vous répondrez franchement. Si vous refusez de répondre, vous serez renvoyées. Si quelqu’une ici pense que vous mentez, vous serez renvoyées. Vous pouvez partir volontairement n’importe quand, naturellement. Ce qui mettra définitivement fin aussi à cette tentative. On ne vous donnera pas une seconde chance. Bon. Qu’est-ce que vous savez de mieux sur la femme que vous désirez pour première-sœur ?

Elayne s’attendait à la question. C’était l’une de celles à laquelle on lui avait dit de réfléchir. Choisir une vertu parmi beaucoup d’autres n’avait pas été facile, mais elle avait sa réponse toute prête. Quand elle parla, des flots de saidar se tissèrent entre elle et Aviendha, et aucun son ne sortit de sa bouche ni de celle d’Aviendha. Machinalement, son esprit écarta le tissage ; même en cet instant, essayer d’apprendre faisait autant partie d’elle-même que la couleur de ses yeux. Les tissages s’évanouirent comme ses lèvres se refermaient.

— Aviendha est si fière, si sûre d’elle. Elle ne se soucie pas de ce qu’on pense. Elle est celle qu’elle veut être, s’entendit déclarer Elayne, tandis que les paroles d’Aviendha devenaient audibles, elles aussi.

— Même quand Elayne a peur au point que sa bouche se dessèche, son esprit ne plie pas. C’est la personne la plus brave que j’aie jamais connue.

Elayne fixa son amie, médusée. Aviendha la trouvait brave ? Par la Lumière, elle n’était pas lâche, certes, mais brave ? Curieusement, Aviendha la fixait aussi, incrédule.

— Le courage est un puits, dit Viendre à l’oreille d’Aviendha, et profond parfois. Profonds ou non, il arrive que les puits se tarissent, même s’ils se remplissent de nouveau plus tard. Vous affronterez ce que vous ne pouvez pas affronter. Votre colonne vertébrale tournera en gelée, et votre courage tant vanté vous laissera sanglotantes dans la poussière. Ce jour viendra.

À son ton, on aurait dit qu’elle désirait être là pour assister à la scène. Elayne hocha sèchement la tête.

Elle savait tout sur la colonne vertébrale tournant en gelée ; elle luttait tous les jours pour s’en préserver, lui semblait-il.

Tamela parlait à Aviendha d’un ton presque aussi convaincu que Viendre.

— Le ji’e’toh vous lie comme des cercles d’acier. Pour le ji, vous faites exactement ce qu’on attend de vous. Pour le toh, si c’est nécessaire, vous vous abaisserez et vous ramperez sur le ventre. Parce que, à vos yeux, rien n’est plus important que ce qu’on pense de vous.

Elayne faillit en rester bouche bée. C’était dur, et injuste. Elle savait quelque chose du ji’e’toh, mais Aviendha n’était pas comme ça. Pourtant, Aviendha acquiesçait de la tête, comme elle tout à l’heure. Acceptation impatiente de ce qu’elle savait déjà.

— Beaux traits de caractère à admirer chez une première-sœur, dit Monaelle, retroussant son châle jusqu’à ses coudes, mais qu’est-ce que vous trouvez de pire en elle ?

Elayne déplaça ses genoux glacés, et s’humecta les lèvres avant de répondre. Elle redoutait cette question. Pas simplement à cause de l’avertissement de Monaelle. Aviendha avait dit qu’elles devaient parler vrai. Devaient, sinon, que valait cette sororité ? De nouveau, les tissages retinrent captives leurs paroles jusqu’à ce qu’elles aient fini de parler.

— Aviendha…, commença Elayne, soudain hésitante. Elle… elle pense que la violence est toujours la solution. Parfois, elle ne réfléchit pas plus loin que sa dague. Parfois, elle ressemble à un garçon qui ne veut pas grandir !

— Elayne pense que…, commença la voix d’Aviendha, puis elle déglutit et poursuivit précipitamment : Elle sait qu’elle est très belle, et elle connaît le pouvoir que cela lui donne sur les hommes. Parfois, elle découvre la moitié de sa poitrine, et elle sourit pour faire faire ce qu’elle veut aux hommes.

Elayne en resta bouche bée. C’est ça qu’Aviendha pensait d’elle ? Ça lui donnait l’air d’une aguicheuse ! Aviendha fronça les sourcils et ouvrit la bouche, mais Tamela pesa sur ses épaules et prit la parole.

— Vous pensez que les hommes ne regardent pas votre visage avec approbation ? dit-elle d’un ton tendu.

Énergique, c’était ce qui qualifiait le mieux son visage à elle.

— Regardent-ils vos seins dans la tente-étuve ? Admirent-ils vos hanches ? Vous êtes belle, et vous le savez. Niez-le, et vous vous niez vous-même ! Vous avez pris plaisir à regarder des hommes, et vous leur avez souri. N’avez-vous jamais souri à un homme pour donner du poids à vos arguments, ou touché son bras pour le distraire de la faiblesse de vos raisonnements ? Cela vous arrivera, et vous n’en vaudrez pas moins pour ça.

Aviendha s’empourpra, mais Elayne devait écouter Viendre. Et combattre sa propre rougeur.

— Il y a de la violence en vous. Niez-le, et vous vous niez vous-même. N’avez-vous jamais ragé et frappé ! N’avez-vous jamais blessé quelqu’un jusqu’au sang ? Ne l’avez-vous jamais souhaité ? Sans considérer une autre solution ? Machinalement ? Tant que vous aurez un souffle de vie, cela fera partie de vous.

Elayne pensa à Taim et à d’autres, et son visage lui parut brûlant comme une chaudière.

Cette fois, il y avait plus d’une réponse.

— Vos bras s’affaibliront, disait Tamela à Aviendha. Vos jambes perdront leur agilité. Un enfant pourra vous prendre votre dague des mains. À quoi vous serviront alors l’adresse ou la férocité ? Le cœur et l’esprit sont les armes véritables. Mais avez-vous appris à vous servir de la lance en un jour, quand vous faisiez partie des Vierges de la Lance ? Si vous n’affûtez pas votre esprit et votre cœur maintenant, les enfants vous brouilleront les idées quand vous vieillirez. Les chefs de clans vous mettront dans un coin pour jouer aux ficelles magiques, et quand vous parlerez, ils n’entendront que du vent. Réfléchissez-y tant qu’il est encore temps.

— La beauté se fane, poursuivait Viendre, s’adressant à Elayne. Vos seins deviendront flasques avec les ans, votre peau sera parcheminée. Les hommes qui souriaient à votre visage vous parleront comme si vous étiez un homme. Peut-être que votre mari vous verra toujours comme il vous a vue la première fois, mais aucun autre homme ne rêvera de vous. Ne serez-vous plus vous-même ? Votre corps n’est qu’un vêtement. Votre chair se flétrira, mais vous êtes votre esprit et votre cœur, et ils ne changent pas, sauf pour devenir plus forts.

Elayne secoua la tête. Pas de dénégation. Mais elle n’avait jamais pensé au vieillissement. Surtout depuis qu’elle était allée à la Tour. Les ans pesaient peu sur les Aes Sedai, même sur les plus âgées. Et si elle vivait aussi longtemps que les Femmes de la Famille ? Cela signifierait renoncer à être Aes Sedai, bien sûr, mais quand même ? Ces femmes mettaient très longtemps à avoir des rides, mais elles finissaient par en avoir. Qu’en pensait Aviendha ? Agenouillée sur les dalles, elle avait l’air… boudeur.

— Quelle est la chose la plus infantile que vous savez sur la femme que vous voulez pour première-sœur ? dit Monaelle.

Ça, c’était plus facile, moins dangereux. Elayne alla même jusqu’à sourire en répondant. Aviendha sourit aussi. De nouveau, les tissages absorbèrent leurs paroles et les restituèrent en même temps ; le ton était rieur.

— Aviendha ne veut pas me laisser lui apprendre à nager. J’ai essayé. Elle n’a peur de rien, sauf de se retrouver dans davantage d’eau que n’en peut contenir une baignoire.

— Elayne se goinfre de bonbons à deux mains, comme une gamine en cachette de sa mère. Si elle continue, elle sera grosse comme un cochon avant d’être vieille.

Elayne sursauta. Elle se goinfrait ? Juste un bonbon de temps en temps, pas plus. Grosse comme un cochon ? Refuser d’avoir de l’eau plus haut que le genou, ça, c’était infantile.

Monaelle toussota derrière sa main, mais Elayne pensa qu’elle dissimulait un sourire. Quelques Sagettes rirent ouvertement. De la sottise d’Aviendha ? Ou de sa… goinfrerie ?

Monaelle reprit sa dignité, ajustant ses jupes déployées sur le sol, mais sa voix avait toujours une nuance rieuse.

— De quoi êtes-vous le plus jalouse chez la femme que vous désirez pour première-sœur ?

Elayne aurait peut-être éludé la question malgré l’obligation de vérité. La réponse lui était venue immédiatement à l’esprit, mais elle en avait trouvé une autre, moins embarrassante pour elles deux, qui était acceptable. Peut-être. Mais il y avait cette histoire de sourires aux hommes et de poitrine à demi nue. Elle souriait peut-être, mais Aviendha passait devant des hommes congestionnés nue comme un ver sans paraître seulement les voir ! Et elle se goinfrait de bonbons ? Elle allait devenir grosse comme un cochon ? Elle énonça l’amère vérité, absorbée par le tissage, et la bouche d’Aviendha remua dans un silence lugubre jusqu’au moment où les mots furent restitués.

— Aviendha a fait l’amour avec l’homme que j’aime ; moi pas. Cela ne m’arrivera peut-être jamais, et j’ai envie de pleurer quand j’y pense.

— Elayne est aimée de Rand al’Th… de Rand. Mon cœur se consume du désir qu’il m’aime, mais je ne sais pas si cela arrivera jamais.

Elayne scruta le visage indéchiffrable d’Aviendha. Elle la jalousait à cause de Rand ? Alors qu’il évitait Elayne Trakand comme si elle avait la gale ? Elle n’eut pas le temps de ruminer davantage.

— Giflez-la à toute volée, dit Tamela à Aviendha, soulevant sa main de l’épaule de la candidate.

Viendra pinça légèrement Elayne et dit :

— N’esquivez pas.

On ne leur avait jamais parlé de ça ! Sûrement qu’Aviendha n’allait pas…

Clignant des yeux, Elayne se redressa, s’écartant des dalles glacées. Elle se palpa délicatement la joue, et grimaça. Elle n’était pas obligée de frapper si fort !

Toutes attendirent qu’elle se remette à genoux, puis Viendre se pencha vers elle.

— Giflez-la aussi fort que vous pourrez.

Eh bien, elle, elle n’allait pas assommer Aviendha ! Elle, elle allait… Sa gifle magistrale projeta Aviendha par terre, où elle glissa sur le ventre presque jusqu’à Monaelle. Sa main la piquait presque autant que sa joue.

Aviendha se redressa à quatre pattes, secoua la tête, puis reprit sa position à genoux. Et Tamela dit :

— Frappez-la de l’autre main.

Cette fois, Elayne glissa sur les dalles glacées jusqu’aux genoux d’Amys, étourdie, les deux joues en feu. Et quand elle se redressa devant Aviendha et que Viendre lui ordonna de frapper, elle mit tout le poids de son corps derrière le coup, au point qu’elle faillit tomber sur Aviendha quand celle-ci s’écroula.

— Vous pouvez arrêter maintenant, dit Monaelle.

La tête d’Elayne pivota vers la Sagette ; Aviendha, à demi redressée sur les genoux, se pétrifia.

— Vous pouvez arrêter l’épreuve si vous le désirez, poursuivit Monaelle. À ce stade, voire plus tôt, les hommes arrêtent généralement. Beaucoup de femmes aussi. Mais si vous vous aimez encore assez pour continuer, alors, embrassez-vous.

Elayne se jeta sur Aviendha qui fit de même, de sorte qu’elles faillirent se renverser. Elles s’étreignirent. Elayne sentait les larmes jaillir de ses yeux, et elle réalisa qu’Aviendha pleurait aussi.

— Je suis désolée, murmura-t-elle avec ferveur. Je suis désolée, Aviendha.

— Pardonnez-moi, murmura Aviendha en retour. Pardonnez-moi.

Debout au-dessus d’elles, Monaelle les regarda.

— Il vous arrivera encore d’être en colère l’une contre l’autre, de vous parler durement, mais vous vous souviendrez toujours que vous vous êtes déjà frappées. Et simplement parce qu’on vous l’avait ordonné. Que ces coups remplacent tous ceux que vous voudrez donner à l’avenir. Vous avez un toh l’une envers l’autre, un toh dont vous ne pourrez jamais vous acquitter, car toute femme a toujours une dette envers sa première-sœur. Vous serez re-nées.

Dans la salle, la perception de la saidar changeait, mais Elayne n’eut pas le loisir de déterminer comment, même si elle y avait pensé. La lumière diminua comme si l’on avait éteint les lampes. La sensation de l’étreinte d’Aviendha s’estompa. Les sons diminuèrent. La dernière chose qu’elle entendit, ce fut la voix de Monaelle.

— Vous serez re-nées.

Tout disparut progressivement. Elle aussi. Elle cessa d’exister.

Une forme de conscience. Elle ne pensait pas à elle, elle ne pensait plus du tout, mais elle était consciente. Le clapotement d’un liquide. Un gargouillement et un grondement assourdis. Des martèlements rythmés. Surtout martèlements. Boum boum ! Boum boum ! Elle ne connaissait pas le bien-être, mais elle était contente. Boum boum !

L’époque. Elle ne savait pas à quelle époque elle était, mais des Ères avaient passé. Il y avait un son en elle, un son qui était elle. Boum boum ! Le même son, le même rythme que l’autre. Boum boum ! Et venant d’un autre lieu, plus proche. Boum boum ! Un autre. Boum boum ! Le même son, le même rythme que le sien. Pas un autre. Ils étaient semblables ; ils étaient un. Boum boum !

Une éternité passa à ce rythme, tout le temps écoulé depuis le commencement du monde. Elle toucha l’autre qui était elle-même. Elle la sentait. Boum boum ! Elle remua, elle et l’autre qui était elle-même, se contorsionnant ensemble, les membres entremêlés, se séparant en roulé-boulé, mais revenant toujours l’une vers l’autre. Boum boum ! Parfois, il y avait de la lumière dans le noir : presque imperceptible, mais brillante pour qui n’a jamais rien connu que le noir. Boum boum ! Ses paupières s’ouvrirent et elle regarda dans les yeux de l’autre qui était elle-même, et les referma, contente. Boum boum !

Changement soudain, choquant pour qui n’a jamais connu de changement. Une pression. Boum boum boum boum ! Le martèlement réconfortant se fit plus rapide. Une pression convulsive. Encore et encore. De plus en plus forte. Boum boum boum boum ! Boum boum boum boum !

Soudain, l’autre qui était elle-même… disparut. Elle était seule. Elle ne connaissait pas la peur, mais elle était terrifiée, et seule. Boum boum boum boum ! La pression ! Plus forte que jamais ! Qui la serrait, l’écrasait. Si elle avait su crier, si elle avait même su ce qu’était un cri, elle aurait hurlé.

Et puis, une lumière aveuglante, pleine d’images tourbillonnantes. Il y avait un poids qu’elle n’avait jamais senti auparavant. Une douleur tranchante à la taille. Quelque chose chatouillait son pied et son dos. Elle ne réalisa pas tout de suite que ces lamentations venaient d’elle. Elle remuait faiblement les pieds, agitait des membres qui ne savaient pas comment bouger. Elle fut soulevée, étendue sur quelque chose de mou, mais plus ferme que tout ce qu’elle avait senti jusque-là, à part les souvenirs de l’autre qui était elle-même, de l’autre qui avait disparu. Boum boum ! Boum boum ! Le bruit avec le même rythme. La solitude régnait, méconnue, mais il y avait aussi du contentement.

La mémoire commença à lui revenir, lentement. Elle souleva sa tête qui reposait sur des seins, et leva les yeux vers le visage d’Amys. Oui, Amys. Luisante de sueur et les yeux hagards, mais souriante. Et elle était Elayne ; oui, Elayne Trakand. Mais il y avait quelque chose d’autre en elle maintenant. Quelque chose de différent du lien du Lige, et pourtant semblable. Plus faible, mais plus magnifique. Lentement, sur un cou qui oscillait un peu, elle tourna la tête pour regarder l’autre qui était elle-même, la tête posée sur l’autre sein d’Amys. Pour regarder Aviendha, ses cheveux feutrés, son visage et son corps en nage. Souriant de joie. Riant, pleurant, elles s’étreignirent comme si elles n’allaient jamais se lâcher.

— Voici ma fille Aviendha, dit Amys, et voici ma fille Elayne, nées le même jour, à la même heure. Puissent-elles toujours se protéger, se soutenir, s’aimer.

Elle rit doucement, d’un rire las mais attendri.

— Et maintenant, quelqu’un peut-il nous apporter des vêtements, afin que nous ne mourions pas de froid, mes nouvelles filles et moi ?

À ce moment, Elayne ne se souciait pas de mourir de froid ou non. Elle étreignait Aviendha, riant et pleurant à la fois. Elle avait trouvé sa sœur. Par la Lumière, elle l’avait trouvée !


Toveine Gazai s’éveilla au bruit d’une agitation feutrée, et d’autres femmes circulant autour d’elle, certaines parlant à voix basse. Étendue sur son étroit lit de camp, elle soupira de regret. Ses mains serrées sur la gorge d’Elaida n’avaient été qu’un rêve. Cette petite pièce tendue de toile était la réalité. Elle avait mal dormi, et elle se sentait épuisée. Elle avait dépassé l’heure du lever ; elle n’aurait pas le temps de déjeuner. À contrecœur, elle rejeta ses couvertures. La bâtisse avait servi autrefois d’entrepôt, avec des murs épais et de grosses poutres apparentes, mais elle n’était pas chauffée. Son haleine formait de petits nuages de buée blanche, et l’air vif du matin traversa sa chemise avant que ses pieds n’aient touché le plancher mal équarri. Même si elle avait eu envie de rester couchée, elle avait ses ordres. L’infâme lien de Logain rendait toute désobéissance impossible.

Elle s’efforçait de penser à lui simplement en tant qu’Ablar, ou, au pire, Maître Ablar, mais c’était toujours Logain qui lui venait à l’esprit. Ce nom qu’il avait rendu tristement célèbre. Logain, le faux Dragon, qui avait détruit les armées de son Ghealdan natal. Logain, qui s’était taillé un chemin au milieu des Altarans et des Murandiens suffisamment courageux pour tenter de l’arrêter, jusqu’à ce qu’il menace Lugard. Logain, qui avait été désactivé et qui pourtant pouvait de nouveau canaliser, qui avait osé fixer son maudit tissage de saidin sur Toveine Gazai. Dommage pour lui qu’il ne lui ait pas ordonné de cesser de penser ! Elle sentait cet homme au fond de son esprit. Il s’y trouvait en permanence.

Un instant, elle ferma très fort les yeux. Par la Lumière ! La ferme de Maîtresse Dowell avait représenté pour elle le Gouffre du Destin, des années d’exil et de pénitence sans issue, à part l’impensable : devenir une renégate pourchassée. C’était ça, le Gouffre du Destin. Et il n’y avait pas d’issue. Elle secoua la tête avec colère, et essuya son visage luisant de sueur. Non ! Elle trouverait une solution, d’une façon ou d’une autre, ne fût-ce que pour refermer ses mains réelles sur la gorge d’Elaida. D’une façon ou d’une autre.

À part le lit de camp, il n’y avait que trois meubles dans la pièce, qui laissaient pourtant peu de place pour bouger. De sa dague, elle cassa la glace du broc à rayures jaunes posé sur la table de toilette, remplit la cuvette ébréchée, et canalisa pour réchauffer l’eau jusqu’à ce que des volutes de vapeur s’en élèvent. Il était permis de canaliser pour ça. Par habitude, elle se brossa les dents avec du sel et du bicarbonate, puis sortit une chemise et des bas propres de la petite commode placée au pied du lit de camp. Elle laissa son anneau dans un tiroir de la commode, dans son sac de velours, caché sous ses autres affaires. C’était aussi un ordre. Toutes ses affaires étaient là, sauf son bureau portatif. Heureusement, il avait été perdu quand on l’avait capturée. Ses robes étaient suspendues dans une armoire. Elle en choisit une au hasard et l’enfila, puis peigna et brossa ses cheveux.

Le mouvement de la brosse ralentit quand elle se regarda dans le miroir piqué et boursouflé de la table de toilette. La respiration haletante, elle reposa la brosse à côté du peigne assorti. La robe dont elle s’était vêtue était en beau drap épais d’un rouge uni si foncé qu’il en paraissait presque noir. Noir comme la tunique d’un Asha’man. Son image déformée la regarda, les lèvres tordues. Changer de tenue aurait équivalu à une reddition. Résolument, elle arracha sa cape grise doublée de martre à la patère.

Quand elle ouvrit les rabats de toile de la porte, une vingtaine de sœurs occupaient déjà la longue allée centrale bordée de petites cellules en toile. Ici et là, quelques-unes conversaient à voix basse, mais les autres évitaient de se regarder, même quand elles appartenaient à la même Ajah. La peur était bien là, mais c’était surtout la honte qui se lisait sur les visages.

Akoure, robuste Grise, fixait la main à laquelle elle portait généralement son anneau. Desandre, une Jaune élancée, cachait sa main droite sous son aisselle.

Les conversations discrètes cessèrent à l’apparition de Toveine. Plusieurs sœurs la foudroyèrent ouvertement. Y compris Jenare et Lemai, de sa propre Ajah ! Desandre se ressaisit suffisamment pour lui tourner le dos avec raideur. En l’espace de deux jours, cinquante et une Aes Sedai avaient été capturées par les monstres vêtus de noir, et cinquante d’entre elles en rendaient Toveine Gazai responsable, comme si Elaida a’Roihan n’y était pour rien. N’était l’intervention de Logain, elles auraient eu leur revanche dès le premier soir. Elles lui en voulaient de les avoir arrêtées, et d’avoir demandé à Carnielle de Guérir les meurtrissures laissées par les ceintures, les contusions faites par les poings et les mains. Elle aurait préféré qu’ils la battent jusqu’à ce que mort s’ensuive, plutôt que de lui être redevable.

Jetant sa cape sur ses épaules, elle descendit dignement le couloir et sortit dans le pâle soleil matinal assorti à son humeur maussade. Derrière elle, quelqu’un lui cria une remarque acide, dont elle n’entendit pas la fin, coupée par la fermeture de la porte. Les mains tremblantes, elle rabattit sa capuche sur sa tête, en resserra la bordure de fourrure autour de son visage. Personne ne s’en tirait à bon compte en rabaissant Toveine Gazai. Même Maîtresse Dowell l’avait appris quand son exil avait pris fin, elle qui, au cours des ans, l’avait écrasée jusqu’à un semblant de soumission. Elle allait leur montrer à toutes de quel bois elle se chauffait.

Le dortoir qu’elle partageait avec les autres se dressait à l’extrême limite d’un gros village bien étrange. Un village d’Asha’man. Ailleurs, lui avait-on dit, on avait tracé sur le sol le plan de bâtiments qui surpasseraient la Tour Blanche, mais pour le moment, c’était là que la plupart vivaient. Cinq grandes casernes carrées en pierre, construites le long de rues aussi larges que celles de Tar Valon, pouvaient chacune contenir une centaine de soldats Asha’man. Elles étaient inoccupées pour le moment, louée soit la Lumière, mais des échafaudages couverts de neige attendaient l’arrivée de maçons, autour des murs épais de deux autres, presque prêtes à recevoir leur toit de chaume. Près d’une douzaine de structures plus petites étaient prévues pour abriter dix Dédiés chacune, et une autre était en construction. Dispersées autour de ces bâtiments, il y avait près de deux cents maisons semblables à celles qu’on voit dans n’importe quel village, où vivaient certains des hommes mariés, et les familles de recrues dont l’entraînement n’était pas encore assez avancé.

Les hommes capables de canaliser ne l’effrayaient pas. Elle avait eu un moment de panique, certes. Toutefois, cinq cents hommes capables de canaliser la perturbaient. Cinq cents ! Et certains pouvaient Voyager. De plus, elle avait crapahuté sur plus d’un mile à travers les bois pour atteindre l’enceinte. C’est cela qui l’effrayait, ce que ça signifiait.

Le mur n’était pas encore fini, n’atteignait pas plus de douze ou quinze pieds de haut. Aucune tour, aucun bastion n’était commencé. À certains endroits, elle aurait pu escalader les tas de moellons noirs, sauf qu’elle avait ordre de ne pas tenter une évasion. L’enceinte courait sur huit miles, et elle croyait Logain quand il affirmait qu’elle avait été commencée moins de trois mois auparavant. Il tenait Toveine pieds et poings liés, et il était inutile de lui mentir. Logain disait que l’enceinte était une perte de temps et d’efforts, ce qui était peut-être vrai, mais elle l’effrayait quand même. Seulement trois mois. En utilisant le Pouvoir. La moitié mâle du Pouvoir. Quand elle pensait à ce mur noir, elle voyait une force implacable impossible à arrêter, une avalanche de pierres noires glissant pour enterrer la Tour Blanche. Impossible, bien sûr. Pourtant, quand elle ne rêvait pas d’étrangler Elaida, elle rêvait de ça.

Il avait neigé pendant la nuit, et une épaisse couverture blanche recouvrait les toits. Malgré cela, elle n’eut pas à chercher son chemin dans les larges artères. La neige tassée avait été enlevée par les hommes de corvée en formation avant le lever du soleil. Ils se servaient du Pouvoir pour tout faire, depuis remplir des caisses en bois jusqu’à nettoyer leurs vêtements ! Des hommes vêtus de noir s’affairaient çà et là dans les rues, certains se rangeaient le long des casernes, devant d’autres qui faisaient l’appel à voix haute. Des femmes, chaudement emmitouflées, passaient devant eux, portant placidement des paniers à l’entrepôt de l’intendant ou des seaux vides jusqu’à la fontaine la plus proche. Comment une femme pouvait rester en ces lieux sachant ce qu’était son mari, cela dépassait Toveine. Encore plus bizarre, les enfants montaient et descendaient la rue, contournant les groupes d’hommes capables de canaliser, criant et riant, courant derrière un cerceau, lançant des balles colorées, ou jouant avec des poupées ou des chiens. Cette seule touche de normalité accentuait la puanteur maléfique du reste.

Devant elle, un groupe de cavaliers remontait la rue au pas. Pendant le peu de temps – une éternité – qu’elle avait passé ici, elle n’avait vu aucun visiteur entrer à cheval dans le village, excepté les ouvriers sur les charrettes et les chariots. Cinq hommes en noir escortaient une douzaine de Gardes de la Reine en tunique et cape rouges, avec deux femmes blondes qui chevauchaient devant, l’une en cape rouge et blanc doublée de fourrure noire, et l’autre… Toveine haussa les sourcils. Celle-ci portait des chausses vertes de Kandor et une tunique qui aurait pu appartenir au Capitaine-Générale de la Garde. Sa cape rouge avait même, sur l’épaule, des nœuds d’or indiquant son rang ! Peut-être qu’elle s’était trompée sur les hommes. Celle-là allait déchanter quand elle rencontrerait de vrais Gardes. De toute façon, il était curieusement tôt pour que ce soient des visiteurs.

Chaque fois que ce groupe étrange passait devant une formation, l’homme qui faisait l’appel braillait : « Asha’man, demi-tour, face ! » et les bottes raclaient la terre durcie par le froid, tandis que les autres se pétrifiaient comme des pierres.

Tirant un peu plus sa capuche pour dissimuler son visage, Toveine passa sur le côté de la large rue, près du coin d’une des petites structures. Un vieil homme à la barbe fourchue en sortit, une épée d’argent épinglée à son haut col, et la regarda curieusement sans ralentir sa marche.

Ce qu’elle avait fait la frappa comme un seau d’eau froide, et elle faillit pleurer. Aucun de ces étrangers n’était capable de reconnaître un visage d’Aes Sedai. Si l’une de ces femmes pouvait canaliser, pour improbable que ce fût, elle ne passerait pas assez près pour reconnaître que Toveine le pouvait aussi. Elle se rongea et fulmina, cherchant comment désobéir aux ordres de Logain, puis elle fit tout ce qui était nécessaire pour exécuter ses instructions sans même y penser !

Par défi, elle s’arrêta et se tourna pour observer les visiteurs. Machinalement, ses mains se portèrent à sa capuche avant qu’elle ne les laisse retomber le long du corps. Pitoyable, et ridicule. Elle connaissait de vue l’Asha’man qui guidait le groupe. C’était un homme corpulent d’âge mûr, avec une barbe noire, un sourire doucereux et des yeux d’augure. Qui pouvaient bien être les deux autres ? Qu’espérait-elle de ses observations ? Comment pourrait-elle confier un message à l’un d’eux ? Même si l’escorte s’évanouissait, comment pourrait-elle approcher assez près pour passer un message, alors qu’il lui était interdit de laisser tout étranger découvrir la présence d’Aes Sedai ? Ce matin, le travail semblait ennuyer l’homme aux yeux d’augure, qui ne fit rien pour dissimuler un bâillement derrière sa main gantée.

— … quand nous en aurons terminé ici, dit-il en passant près de Toveine, je vous montrerai la Ville des Artisans. Largement plus grande que ce village. Nous disposons de tous les corps de métier, depuis les maçons et les charpentiers jusqu’aux forgerons et aux tailleurs. Nous pouvons fabriquer tout ce dont nous avons besoin, Dame Elayne.

— Sauf des navets, dit une des femmes d’une voix aiguë.

Et l’autre rit.

La tête de Toveine se redressa brusquement. Elle regarda les cavaliers descendre la rue, accompagnés des bruits de bottes. Dame Elayne ? Elayne Trakand ? La plus jeune des deux correspondait assez bien à la description qu’on lui en avait faite. Elaida ne lui avait pas dit pourquoi elle avait si désespérément besoin de mettre la main sur une Acceptée fugitive, même celle qui pouvait devenir reine, mais elle ne laissait jamais une sœur sortir de la Tour sans ordres sur la conduite à suivre au cas où elle la rencontrerait. Sois très prudente, Elayne Trakand, pensa Toveine. Je n’aimerais pas quElaida ait la satisfaction de mettre la main sur toi.

Elle avait envie de réfléchir à cela, à la possibilité d’utiliser la présence de la jeune fille en ce lieu, mais brusquement, elle prit conscience de picotements dans sa nuque. Logain avait fini de déjeuner. Il lui avait dit d’être là à ce moment.

Elle se mit à courir s’en même s’en rendre compte. Avec pour conséquence qu’elle se prit les jambes dans ses jupes et qu’elle tomba lourdement, le souffle coupé. La colère monta en elle, mais elle se releva vivement, et, sans prendre le temps de s’épousseter, elle retroussa ses jupes au-dessus du genou et reprit sa course, la cape gonflant derrière elle. Les braillements des hommes la poursuivirent dans la rue, et les enfants la montrèrent du doigt à son passage.

Soudain, une meute de chiens l’entoura, grondant, mordillant ses talons. Elle sauta, virevolta, leur lança des coups de pied, mais ils continuèrent à la harceler. Elle avait envie de hurler de frustration et de fureur. Les chiens étaient toujours exaspérants, et elle ne pouvait pas même canaliser une plume pour les éloigner ! Un grand mâle attrapa un bout de sa jupe et la tira de côté. La panique submergea tout le reste. Si elle tombait de nouveau, ils la réduiraient en pièces. Avec un hurlement, une femme en drap brun balança son lourd panier sur le chien, le forçant à esquiver. Le seau d’une autre, rondelette, frappa dans les côtes un corniaud tacheté qui s’enfuit en jappant. Toveine en resta bouche bée d’étonnement, et dut protéger sa jambe gauche d’un troisième, y laissant quand même un morceau de bas et de peau. Elle était entourée de femmes qui écartaient les chiens grâce à ce qu’elles avaient dans les mains.

— Je vous accompagne, Aes Sedai, lui dit une maigrichonne grisonnante, frappant un chien moucheté de sa baguette. Ils ne vous attaqueront plus. J’aimerais bien avoir un chat, mais mon mari ne les supporte pas.

Toveine ne s’attarda pas pour remercier ses protectrices. Elle se mit à courir, réfléchissant furieusement. Les femmes savaient. Si l’une savait, elles savaient toutes. Mais elles ne porteraient pas de messages, ne l’aideraient pas à s’évader, pas si elles acceptaient de rester ce qu’elles étaient. Pas si elles comprenaient à quoi elles contribuaient. Rien à dire.

Peu avant la maison de Logain, dans une étroite rue latérale, elle ralentit et rabattit ses jupes. Huit ou neuf hommes de tous âges en noir attendaient devant, mais pas de signe de Logain. Elle le sentait toujours, plein de détermination et très concentré. Peut-être était-il en train de lire. Elle parcourut avec dignité le reste du chemin. Aes Sedai jusqu’au bout des ongles, quelles que fussent les circonstances. Elle parvint presque à oublier sa fuite éperdue devant les chiens.

La maison la surprenait chaque fois qu’elle y venait. Dans la rue, il y en avait d’autres aussi grandes, et deux plus spacieuses encore. C’était une maison ordinaire à un étage, mais la porte, les volets et le chambranle des fenêtres rouges paraissaient bizarres. Des rideaux tout simples en cachaient l’intérieur, mais le verre des vitres était si plein de défauts qu’elle n’aurait sans doute rien vu, même s’ils avaient été ouverts. Une maison tout juste digne d’un boutiquier modeste qui ne pouvait passer pour la résidence d’un des individus les plus célèbres du monde.

Elle se demanda brièvement ce qui retenait Gabrelle. L’autre sœur liée à Logain avait les mêmes instructions qu’elle, et jusqu’à présent, elle s’était toujours présentée la première. Gabrelle était pleine d’enthousiasme, étudiant les Asha’man comme si elle avait l’intention d’écrire un livre sur le sujet. Peut-être était-ce le cas ; les Brunes écrivaient sur n’importe quoi. Elle écarta l’autre sœur de son esprit. Quand même, si Gabrelle arrivait en retard, elle devrait découvrir comment elle y était parvenue. Mais pour le moment, elle devait se consacrer à ses propres observations.

Les hommes devant la porte rouge la dévisagèrent, en silence. Sans animosité, pourtant. Ils attendaient, c’est tout. Aucun ne portait de cape, bien que leur haleine s’élevât en volutes de buée blanche devant leurs visages. Tous étaient des Dédiés, avec l’épée d’argent épinglée à leur col.

C’était la même situation tous les matins, quand elle venait au rapport, mais pas toujours les mêmes hommes. Elle en connaissait certains, au moins de nom, et parfois quelques autres à l’affût des ragots. Evin Vinchova, le beau garçon témoin de sa capture par Logain, était appuyé au coin de la maison, et jouait aux ficelles magiques. Donalo Sandomere, si c’était son vrai nom, avec son visage ridé de paysan et sa barbe bien taillée, adoptait la posture alanguie qu’il croyait être celle d’un noble. Le Tarabonais Androl Genhald, un gaillard carré fronçait pensivement ses sourcils broussailleux, et croisait les mains derrière le dos. Bien qu’il portât une chevalière en or, elle croyait que c’était un apprenti qui avait rasé sa moustache et abandonné son voile. Mezar Kurin, un Domani aux tempes grisonnantes, tripotait le grenat à l’anneau de son oreille gauche ; il était probablement de petite noblesse. Elle enregistrait mentalement toute une liste de noms et de visages. Tôt ou tard, ils seraient recherchés, et les moindres renseignements permettant de les identifier seraient utiles.

La porte rouge s’ouvrit, et les hommes se redressèrent, mais ce ne fut pas Logain qui sortit.

Toveine cligna des yeux de surprise, puis regarda froidement Gabrelle dans ses yeux noirs, sans aucun effort pour dissimuler son étonnement. Par le lien maudit, elle savait que Logain était resté éveillé toute la nuit précédente – elle avait eu peur de ne jamais s’endormir – mais dans ses hypothèses les plus pessimistes, elle n’avait jamais soupçonné Gabrelle ! Certains des hommes semblèrent aussi étonnés qu’elle. D’autres tentèrent de dissimuler un sourire. Kurin sourit ouvertement et caressa du pouce sa fine moustache.

Gabrelle n’eut même pas la bonne grâce de rougir. Elle releva un peu son nez retroussé, puis ajusta sa robe bleu foncé sur ses hanches, comme pour signifier qu’elle venait juste de l’enfiler. Jetant sa cape sur ses épaules, elle en noua les cordons en s’avançant vers Toveine d’un pas glissé, aussi sereine que si elle était de retour à la Tour.

Toveine la saisit par le bras, et l’écarta un peu des hommes.

— Nous sommes peut-être captives, Gabrelle, mur-mura-t-elle durement, mais ce n’est pas une raison pour capituler. Surtout devant la vile concupiscence d’Ablar !

L’autre n’eut même pas l’air décontenancée ! Puis une idée la frappa. Bien sûr.

— Avez-vous… ? Avez-vous agi sur son ordre ?

Avec quelque chose de proche du ricanement, Gabrelle se dégagea.

— Toveine, il m’a fallu deux jours pour décider si je devais céder à sa vile concupiscence, comme vous dites. Et je m’estime heureuse qu’il ne m’en ait fallu que quatre pour le convaincre de me lâcher. Vous autres Rouges, vous n’en avez peut-être pas conscience, mais les hommes adorent bavarder et commérer. Tout ce qu’on a à faire, c’est écouter ou faire semblant, et un homme vous racontera toute sa vie.

Son front se creusa d’un pli pensif, et la crispation de ses lèvres disparut.

— Je me demande si c’est pareil pour les femmes ordinaires ?

— Si quoi est pareil pour quoi ? demanda Toveine.

Gabrelle espionnait Logain ? Ou tentait juste de rassembler plus de matériaux pour son livre ? Mais ça, c’était incroyable, même pour une Brune !

— De quoi parlez-vous ?

Elle conserva son air rêveur.

— Je me sentais… impuissante. Oh, il était doux ! mais je n’avais jamais vraiment réfléchi à quel point des bras d’homme peuvent être forts, et moi, incapable de canaliser quoi que ce soit. Il… dominait, je suppose, quoique ce ne soit pas le mot juste. Il était… le plus fort, et je le savais. C’était… étrangement exaltant.

Gabrelle devait avoir perdu la raison ! Elle allait le lui dire quand Logain en personne apparut, refermant la porte derrière lui. Il était grand, plus grand que tous ceux qu’elle avait vus ici, avec des cheveux noirs qui frôlaient ses épaules et encadraient un visage arrogant. Son col s’ornait à la fois de l’épée d’argent et du ridicule serpent à pattes. Il gratifia Gabrelle d’un grand sourire tandis que ses hommes se regroupaient autour de lui. La traînée lui rendit son sourire. Toveine frissonna une fois de plus. Exaltant. Cette femme était vraiment folle !

Comme les matins précédents, les hommes commencèrent à faire leurs rapports. La plupart du temps, Toveine n’y comprenait rien, mais elle écoutait.

— J’en ai trouvé deux de plus qui semblent s’intéresser au genre de Guérison que cette Nynaeve a pratiqué sur vous, Logain, dit Genhald, fronçant les sourcils, mais l’un d’eux parvient à peine à pratiquer le genre de Guérison que nous connaissons, et l’autre, il veut en savoir plus que je ne peux lui dire.

— Ce que vous pouvez lui dire, c’est tout ce que je sais, répondit Logain. Maîtresse al’Meara ne m’a pas parlé beaucoup de ce qu’elle fait, et je n’en ai appris que des bribes en écoutant parler les autres sœurs. Contentez-vous de semer en espérant que quelque chose poussera. C’est tout ce que vous pouvez faire.

Plusieurs autres opinèrent avec Genhald.

Toveine enregistra. Nynaeve al’Meara. Elle avait souvent entendu ce nom après son retour à la Tour. Une autre fugitive. Acceptée, encore une qu’Elaida désirait retrouver plus que ne le justifiait le désir d’arrêter une fugitive. Et originaire du même village que Rand al’Thor, en plus. Et associée avec Logain, d’une façon ou d’une autre. Cela pourrait mener à quelque chose, éventuellement. Mais un nouveau genre de Guérison ? Utilisé par une Acceptée ? C’était improbable, pratiquement impossible, mais elle avait déjà vu l’impossible se produire, alors elle enregistra.

Gabrelle écoutait attentivement, elle aussi, remarqua-t-elle. Mais en l’observant elle-même, du coin de l’œil.

— Il y a un problème avec certains hommes des Deux Rivières, Logain, dit Vinchova, son visage lisse s’empourprant de colère. J’ai parlé d’hommes, mais ces deux-là sont de jeunes garçons, de quatorze ans au plus ! Ils ne veulent pas dire leur âge.

Avec ses joues imberbes, celui-ci ne devait pas être beaucoup plus âgé.

— C’est un crime de les avoir amenés ici.

Logain secoua la tête ; de colère ou de regret, c’était difficile à dire.

— J’ai entendu dire que la Tour admet des filles ayant à peine douze ans. Occupez-vous de ces garçons des Deux Rivières ; pas de favoritisme, sinon les autres se tourneront contre eux, mais veillez à ce qu’ils ne fassent rien de stupide. Le Seigneur Dragon n’aimerait sans doute pas que trop de recrues de son district soient tuées.

— Il ne semble pas s’en soucier beaucoup à ce que j’ai pu voir, marmonna un mince jeune homme au fort accent murandien, bien que sa moustache en croc indiquât son origine.

Il faisait rouler une pièce d’argent sur le dos de sa main, et cela semblait l’intéresser autant que Logain.

— Il paraît que le Seigneur Dragon lui-même a dit au M’Hael de ramener tous les mâles des Deux Rivières capables de canaliser, y compris les coqs. À son retour, il en avait trouvé tellement que ça m’étonne qu’il n’ait pas ramené aussi les poussins et les agneaux.

Des gloussements saluèrent sa plaisanterie, mais la voix neutre de Logain les fit taire aussitôt.

— Quoi qu’ait ordonné le Seigneur Dragon, je crois que mes ordres étaient clairs.

Cette fois, toutes les têtes opinèrent, et certains murmurèrent : « Oui, Logain » et « Comme vous dites, Logain. »

Toveine réprima précipitamment son ricanement. Voyous ignorants. La Tour acceptait des filles au-dessous de quinze ans uniquement quand elles avaient déjà commencé à canaliser. Mais on évoquait encore les Deux Rivières. Tout le monde disait qu’al’Thor avait tourné le dos à son village, mais elle n’en était pas si sûre. Pourquoi Gabrelle l’observait-elle ?

— Hier soir, dit Sandomere au bout d’un moment, j’ai appris que le M’Hael donne des leçons particulières à Mishraile.

Il se caressa la barbe avec satisfaction, comme s’il avait trouvé une gemme de grand prix.

Peut-être était-ce le cas, mais Toveine n’aurait su dire quelle sorte de leçons. Logain hocha lentement la tête. Les autres se regardèrent en silence, avec des visages qui auraient pu être sculptés dans la pierre. Elle les observa, ruminant de frustration. C’était trop souvent comme ça, des questions qu’ils ne voyaient aucune raison de commenter – ou qu’ils craignaient de commenter ? – et qu’elle ne comprenait pas. Elle avait toujours l’impression qu’il y avait des gemmes cachées quelque part, au-delà de sa portée.

Un large Cairhienin, arrivant à peine à la poitrine de Logain, ouvrit la bouche, mais s’il avait l’intention de parler de Mishraile, quel qu’il fût par ailleurs, elle ne le sut jamais.

— Logain !

Welyn Kajima descendait la rue ventre à terre, dans le tintement des clochettes attachées au bout de ses tresses noires. Dédié d’âge mûr qui souriait trop, il était présent lui aussi quand Logain l’avait capturée. Kajima avait lié Jenare. Il était presque hors d’haleine quand il bouscula les autres pour passer, et il ne souriait plus.

— Logain, haleta-t-il, le M’Hael est rentré de Cairhien. Au palais, il a inscrit de nouveaux déserteurs au tableau d’affichage, et vous n’en croirez pas vos oreilles en entendant leurs noms.

Il débita sa liste à toute vitesse, au milieu des exclamations des autres, de sorte que Toveine n’entendit pas grand-chose.

— Des Dédiés ont déjà déserté avant ça, marmonna le Cairhienin, mais jamais des Asha’man consacrés. Et sept d’un coup ?

— Si vous ne me croyez pas, commença Kajima, se redressant avec emphase.

Il avait été employé de bureau en Arafel.

— Nous vous croyons, dit Genhald d’un ton conciliant. Mais Gedwyn et Torval sont des hommes du M’Hael. Rochaid et Kisman aussi. Pourquoi déserteraient-ils ? Il leur donnait tout ce qu’un roi pouvait rêver.

Kajima secoua la tête avec irritation, faisant tinter ses clochettes.

— Vous savez que les listes ne donnent jamais de raisons. Juste des noms.

— Bon débarras, grommela Kurin. Enfin, ce serait un bon débarras si nous n’avions pas à les pourchasser maintenant.

— Ce sont les autres que je ne comprends pas, intervint Sandomere. J’étais aux Sources de Dumai. J’ai vu le Seigneur Dragon choisir, après les combats. Dashiva avait la tête dans les nuages, comme toujours. Mais Flinn, Hopwil et Narishma ? On n’a jamais vu des hommes plus satisfaits. On aurait dit des agneaux lâchés dans la grange d’orge.

Un homme robuste aux cheveux grisonnants cracha par terre.

— Bon, je n’étais pas aux Sources de Dumai, mais j’étais dans le Sud contre les Seanchans, dit-il avec l’accent d’Andor. Peut-être que les agneaux n’ont pas apprécié la cour du boucher autant que la grange d’orge.

Bras croisés, Logain avait écouté sans prendre part à la discussion, le visage indéchiffrable. Un masque.

— Vous inquiétez-vous de la cour du boucher, Canler ? dit-il enfin.

L’Andoran grimaça, puis haussa les épaules.

— Je pense que nous y finirons tous, tôt ou tard, Logain. Je crois que nous n’avons pas le choix, mais nous ne sommes pas obligés d’en sourire.

— Tant que vous êtes là au bon moment, dit doucement Logain.

Il s’adressait au dénommé Canler, mais plusieurs autres approuvèrent de la tête. Regardant au-delà des hommes, Logain considéra Toveine et Gabrelle.

Toveine s’efforça de prendre l’air de celle qui n’écoutait pas, tout en enregistrant scrupuleusement les noms.

— Entrez pour vous protéger du froid, leur dit-il. Buvez un bon thé pour vous réchauffer. Je reviendrai dès que possible. Ne touchez pas à mes papiers.

Il rassembla ses hommes du geste et partit dans la direction d’où Kajima était venu.

Toveine grinça des dents de frustration. Au moins, elle n’aurait pas à le suivre sur l’aire d’entraînement, et passer devant l’Arbre-au-Traître, où des têtes pendaient aux branches dénudées comme des fruits pourris, ou regarder les hommes apprendre à détruire avec le Pouvoir. Mais elle avait espéré avoir un jour de plus à elle, libre de se promener où bon lui semblait, pour apprendre du nouveau. Elle avait déjà entendu des hommes parler du « palais » de Taim, et aujourd’hui, elle avait espéré le voir, et peut-être apercevoir l’homme dont le nom était aussi sinistre que celui de Logain. À la place, elle franchit docilement la porte rouge derrière sa compagne. Inutile de lutter.

À l’intérieur, elle examina le séjour pendant que Gabrelle suspendait sa cape à une patère. Bien que la façade de la maison fût modeste, elle s’attendait à quelque chose de plus grandiose pour Logain. Un petit feu brûlait dans un âtre de pierre. Une longue table étroite, entourée de chaises en bois, se dressait sur un plancher nu. Un bureau, à peine plus travaillé que les autres meubles, attira son regard. Des piles de coffrets à courrier en jonchaient la surface, avec des chemises en cuir pleines de grandes feuilles de papier. Ses doigts la démangeaient, mais elle savait que même si elle s’asseyait au bureau, elle ne pourrait pas mettre le doigt sur autre chose que la plume ou l’encrier de verre.

En soupirant, elle suivit Gabrelle à la cuisine, où un poêle en fonte émettait trop de chaleur, et où la vaisselle sale du petit déjeuner reposait sur un petit placard sous la fenêtre. Gabrelle remplit la bouilloire, la posa sur le poêle, puis sortit d’un autre placard une théière verte vernissée et une boîte en bois. Toveine drapa sa cape sur une chaise et s’assit à une table carrée. Elle n’appréciait le thé qu’au moment du déjeuner qu’elle avait sauté, mais elle savait qu’elle le boirait quand même.

La sotte Brune continua de papoter tout en s’acquittant des tâches domestiques comme une paysanne heureuse.

— J’ai déjà appris beaucoup de choses. Logain est le seul Asha’man consacré qui vit dans ce village. Tous les autres vivent au palais de Taim. Ils ont des domestiques, mais Logain a engagé la femme d’une nouvelle recrue pour faire le ménage et la cuisine. Elle sera là bientôt, et comme elle le porte aux nues, nous ferions bien de parler des choses importantes avant son arrivée. Il a trouvé votre bureau portatif.

Toveine eut l’impression qu’une main glacée se refermait sur sa gorge. Elle s’efforça de dissimuler son trouble, mais Gabrelle la regardait dans les yeux.

— Il l’a brûlé, Toveine. Après en avoir lu le contenu. Il avait l’air de penser qu’il nous faisait une faveur.

La main se desserra, et Toveine recommença à respirer.

— L’ordre d’Elaida se trouvait dans mes papiers.

Elle toussota pour s’éclaircir la voix. L’ordre d’Elaida lui commandant de désactiver tous les hommes qu’elle trouverait à la Tour Noire et de les pendre sur place sans le procès à Tar Valon exigé par la loi de la Tour.

— Elaida imposait des conditions draconiennes, et ces hommes auraient réagi violemment s’ils l’avaient su.

Malgré la chaleur diffusée par le poêle, elle frissonna. Rien que ce papier aurait pu les faire neutraliser et pendre.

— Pourquoi nous ferait-il des faveurs ?

— Je ne sais pas, Toveine. Il n’est pas si mauvais, comme la plupart des hommes. Il ne faut peut-être pas aller chercher plus loin.

Gabrelle posa sur la table une assiette de petits pains croustillants et une autre de fromage frais.

— Ou peut-être que le lien qu’il nous a imposé ressemble dans une certaine mesure au lien du Lige. Et qu’il n’avait pas envie de faire l’expérience de nos deux exécutions, tout simplement.

L’estomac de Toveine grogna, mais elle prit un petit pain comme si elle n’avait l’intention que de grignoter.

— Je soupçonne que « conditions draconiennes » était un euphémisme, poursuivit Gabrelle, mettant quelques cuillerées de thé dans la théière. Je vous ai vue tiquer. Bien sûr, ils ont eu beaucoup de problèmes pour nous amener jusqu’ici. Cinquante et une sœurs captives, et même avec le lien, ils doivent craindre que nous trouvions un moyen d’éluder leurs ordres, une lacune que nous pourrions exploiter. La réponse évidente est la suivante : si nous étions mortes, la Tour serait sur le pied de guerre. Si nous sommes vivantes et prisonnières, Elaida devra agir avec prudence.

Elle rit doucement, amusée.

— La tête que vous faites, Toveine ! Croyiez-vous que je ne pensais qu’à lui caresser les cheveux ?

Toveine pinça les lèvres et reposa son petit pain sans y toucher. D’ailleurs, il était froid et paraissait rassis. C’était toujours une erreur de penser que les Brunes n’avaient pas les pieds sur terre, absorbées qu’elles étaient dans leurs livres et leurs études à l’exclusion de toute autre chose.

— Qu’avez-vous vu d’autre ?

Toujours sa cuillère à la main, Gabrelle s’assit en face d’elle et se pencha, la fixant d’un regard intense.

— Leur mur sera peut-être solide quand il sera terminé, mais pour le moment, il est plein de fissures. Et puis il y a la faction de Mazrim et la faction de Logain, quoique je ne sois pas certaine qu’ils y pensent en ces termes. Il y a peut-être aussi d’autres factions, et certainement des hommes ignorant qu’il y a des factions. Cinquante et une sœurs devraient être capables d’exploiter la situation, même avec le lien. La seconde question est la suivante : comment exploiter la situation ?

— La seconde question ? répéta Toveine, mais sa compagne se contenta d’attendre la suite. Si nous parvenons à élargir ces fissures, dit-elle finalement, nous disperserons dans le monde dix, cinquante ou cent bandes d’Asha’man, chacune plus dangereuse qu’une armée. Les pourchasser toutes pourrait prendre une vie entière et ravager le monde comme une nouvelle Destruction, et cela, avec la Tarmon Gai’don qui approche. Enfin, si ce Rand al’Thor est vraiment le Dragon Réincarné.

Gabrelle ouvrit la bouche, mais arrêta du geste ce qu’elle allait dire. Qu’il l’était, sans doute. Que ça n’avait pas d’importance, ici et maintenant.

— Mais si nous ne… si nous ne réprimons pas la rébellion et ne ramenons pas les sœurs à la Tour, en rappelant toutes les sœurs à la retraite, je ne sais pas si à nous toutes nous pourrions détruire cet endroit. Je suppose que la moitié de la Tour Blanche périrait dans cette tentative. Quelle est la première question ?

Gabrelle se renversa sur sa chaise, l’air soudain fatigué.

— Oui, ce n’est pas une décision facile. Et ils amènent de nouvelles recrues tous les jours. Quinze ou vingt depuis notre arrivée, je crois.

— Ne tentez pas d’éluder, Gabrelle. Quelle est la première question ?

Gabrelle fixa sur elle un regard perçant.

— Bientôt, le choc va s’atténuer, dit-elle enfin. Qu’arrivera-t-il alors ? L’autorité qu’Elaida vous a conférée s’effondrera. Notre expédition est terminée. La première question est la suivante : sommes-nous cinquante et une sœurs unies, ou seulement un assemblage de Brunes et de Rouges, de Jaunes, Vertes et Grises ? Plus la pauvre Ayako ; qui doit regretter l’insistance des Blanches à inclure l’une d’elles dans le groupe. Lemai et Desandre ont le rang le plus élevé parmi nous.

Gabrelle agita sa cuillère d’un air désapprobateur.

— La seule façon de maintenir la cohésion du groupe, c’est que vous et moi nous nous soumettions publiquement à l’autorité de Desandre. Nous le devons ! Si nous pouvons entraîner avec nous ne serait-ce que quelques autres sœurs, ce sera un commencement.

Toveine prit une profonde inspiration, affectant un regard pensif, comme si elle réfléchissait. Se soumettre à une sœur d’un rang plus élevé que le sien n’était pas une épreuve en soi. Les Ajahs avaient toujours eu des secrets, et parfois intriguaient les unes contre les autres, mais la dissension ouverte à la Tour l’horrifiait. De plus, elle avait appris l’humilité avec Maîtresse Dowell. Elle se demanda si cette femme appréciait la pauvreté, et le travail sous une maîtresse encore plus tyrannique qu’elle.

— Je pourrais m’y résoudre, dit-elle enfin. Nous devrions avoir un plan d’action à proposer à Desandre et Lemai si nous voulons les convaincre.

Elle en avait échafaudé un partiellement, mais il n’était pas prêt à être présenté à quiconque.

— Tiens, l’eau commence à bouillir, Gabrelle.

Souriant soudain, cette sotte se leva et s’approcha du poêle. À la réflexion, les Brunes lisaient toujours mieux les livres que les gens. Avant de détruire Taim, Logain et les autres, elles aideraient Toveine Gazai à renverser Elaida.

La grande cité de Cairhien était une énorme masse à l’intérieur de murailles massives, serrée contre les rives de la Rivière Alguenya. Le ciel était clair et sans nuages, mais un vent froid soufflait et le soleil brillait sur des toits couverts de neige, étincelait sur des stalactites qui ne montraient aucun signe de dégel. L’Alguenya n’était pas gelée, mais de petits blocs de glace descendant de l’amont tourbillonnaient dans le courant, cognant de temps en temps contre les coques des navires attendant de s’amarrer aux quais. Le commerce ralentissait à cause de l’hiver et des guerres, et du Dragon Réincarné, mais ne s’arrêtait jamais tout à fait, pas jusqu’à la mort d’une nation. Malgré le froid, un flot continu de chariots, charrettes et passants encombrait les rues longeant les collines en terrasses de la cité. Ici, on l’appelait la Cité.

Devant le Palais du Soleil aux tours carrées, une foule bigarrée s’était rassemblée au pied de la longue rampe d’entrée et regardait. Des marchands vêtus de beau drap et des nobles vêtus de velours côtoyaient des ouvriers aux visages sales et des réfugiés encore plus crasseux. Personne ne se souciait de son voisin, et même les coupeurs de bourse oubliaient d’exercer leur coupable activité. Des hommes et des femmes s’en allaient, branlant du chef, aussitôt remplacés par d’autres, hissant parfois un enfant sur leurs épaules pour qu’il voie l’aile dévastée du Palais, où des maçons déblayaient les gravats du deuxième étage. Dans tout le reste de Cairhien, le bruit des marteaux et les grincements des essieux résonnaient, avec les cris des boutiquiers, les plaintes des acheteurs, et les murmures des marchands. La foule devant le Palais du Soleil était silencieuse.

À un mile du Palais, à une fenêtre de l’édifice pompeusement nommé Académie de Cairhien, Rand regardait à travers une vitre givrée la cour pavée de l’écurie. Au temps d’Artur Aile-de-Faucon, il y avait eu des écoles appelées Académies et avant, des centres de savoir remplis d’érudits venant de toutes les parties du monde. L’appellation ne faisait aucune différence ; l’endroit aurait pu aussi bien s’appeler la Grange, tant qu’elle remplissait sa fonction. Des réflexions plus importantes occupaient son esprit. Avait-il commis une faute en revenant si vite à Cairhien ? Mais il avait été forcé de fuir promptement, afin qu’on le sache dans les milieux qui comptaient. Trop vite pour préparer quoi que ce soit. Il y avait des questions qu’il avait besoin de poser, des tâches qui ne pouvaient pas attendre. Et Min voulait d’autres livres de Maître Fel. Il l’entendait marmonner entre ses dents tandis qu’elle fouillait les étagères sur lesquelles on les avait rangés après sa mort. Avec l’abondance des ouvrages et des manuscrits qui arrivaient, la Bibliothèque de l’Académie se trouvait de plus en plus à l’étroit dans les quelques pièces qu’on lui avait attribuées dans l’ancien palais du Seigneur Barthanes. Elle saurait qu’il était dans la Cité. Si proche, elle pouvait venir le trouver n’importe quand, mais il saurait si elle essayait. Louée soit la Lumière, Lews Therin était silencieux pour le moment. Ces derniers temps, il paraissait plus fou que jamais.

De sa manche, il dégivra un coin de la vitre. Solide drap gris, assez bon pour un homme de peu de moyens et sans prétention, ce n’était pas le genre de vêtement qu’on s’attendait à voir sur le Dragon Réincarné. Sur le dos de sa main, la crinière dorée de la tête de Dragon scintillait d’un éclat métallique ; à cet endroit-là, elle ne présentait aucun danger. Sa botte toucha la besace de cuir posée devant la fenêtre quand il se pencha pour regarder dehors.

Dans la cour de l’écurie, on avait balayé la neige, et un grand chariot s’y dressait, entouré de seaux, comme des champignons dans une clairière. Une demi-douzaine d’hommes en grosses capes, emmitouflés dans des écharpes et des bonnets, s’activaient sur le chargement étrange du chariot, un assemblage d’engins mécaniques entourant un gros cylindre métallique occupant plus de la moitié du plateau. Plus étrange encore, le chariot n’avait pas de brancards. L’un des hommes transférait des bouts de bois d’une grande brouette dans une boîte en métal attachée à un bout du grand cylindre. La porte ouverte de la boîte laissait voir le rouge des braises, et de la fumée s’élevait d’une haute et mince cheminée. Un chauve barbu sans bonnet gesticulait autour du chariot et criait apparemment des ordres qui semblaient sans effet. Leur haleine s’élevait en minces volutes blanches. À l’intérieur, il faisait presque chaud ; l’Académie possédait de grandes chaudières dans ses sous-sols, et un réseau complet de bouches de chaleur. Les blessures inguérissables à demi cicatrisées de son flanc étaient brûlantes.

Il ne saisissait pas les jurons de Min – il était certain que c’étaient des jurons – mais au ton, il comprenait qu’ils ne partiraient pas à moins de les entraîner de force. Il y avait quand même une ou deux choses qu’il pouvait lui demander.

— Que disent les gens ? Sur le Palais ?

— Ce que vous pouvez facilement imaginer, dit le Seigneur Dobraine d’un ton patient, comme il avait répondu à toutes les autres questions.

Il poursuivit sur le même ton :

— Certains disent que les Réprouvés ou les Aes Sedai vous ont attaqué. Ceux qui croient que vous avez juré allégeance au Siège d’Amyrlin penchent pour les Réprouvés. Dans les deux cas, les discussions vont bon train quant à savoir si vous êtes mort, kidnappé ou en fuite. La plupart vous croient vivant, où que vous soyez, ou disent qu’ils le croient. Certains, nombreux je le crains, craignent que…

Sa voix mourut dans le silence.

— Que je sois devenu fou, termina Rand à sa place d’un ton neutre.

Il n’y avait pas matière à inquiétude ou colère.

— Que j’aie détruit une partie du Palais moi-même ?

Il ne parlerait pas des morts. Moins nombreux qu’en d’autres lieux et temps, mais en nombre quand même non négligeable, et certains de leurs noms apparaissaient chaque fois qu’il fermait les yeux. En bas, un homme descendit du chariot, mais le chauve l’attrapa par le bras et le hissa sur le plateau, lui faisant montrer ce qu’il avait fait. De l’autre côté, un homme sauta sur les pavés sans faire attention et glissa, et le chauve abandonna le premier pour le poursuivre autour du chariot et le faire remonter dessus avec lui. Par la Lumière, qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire ? Rand regarda par-dessus son épaule.

— Ils ne se trompent pas tant que ça.

Dobraine Taborwin, un petit homme au devant du crâne rasé et cérémonieusement poudré, et aux cheveux presque gris, posa sur lui des yeux noirs impassibles. L’homme n’était pas beau, mais il était fidèle. Des bandes bleues et blanches rayaient le devant de sa tunique de velours noir, depuis les épaules presque jusqu’aux genoux. Sa chevalière s’ornait d’un rubis gravé, et il en portait un autre à son col, pas beaucoup plus gros, mais flamboyant pour un Cairhienin. Il était le Haut Siège de sa Maison, avec, derrière lui, plus de batailles que personne. Peu de chose l’effrayait. Il l’avait prouvé aux Sources de Dumai.

Mais la femme grisonnante et trapue attendant patiemment son tour à côté de lui semblait tout aussi intrépide. Par contraste avec la noble élégance de Dobraine, les vêtements modestes en drap brun d’Idrien Tarsin étaient assez simples pour une boutiquière, mais elle inspirait naturellement l’autorité et la dignité. Idrien était Directrice de l’Académie, un titre qu’elle s’était attribué elle-même, puisque la plupart des érudits et des mécaniciens se prétendaient maîtres de ceci ou maîtresses de cela. Elle dirigeait l’école d’une main ferme, et soutenait les inventions pratiques – nouveaux revêtements de routes, meilleures teintures, améliorations pour les fonderies et les moulins. Elle croyait aussi au Dragon Réincarné. Que ce fût pratique ou non, c’était en tout cas pragmatique et il s’en contenterait.

Il se retourna vers la fenêtre, et dégivra de nouveau un coin de vitre. Cette machine servait peut-être à chauffer de l’eau – certains de ces seaux semblaient en contenir ; au Shienar, ils utilisaient de grandes chaudières pour chauffer l’eau des bains – mais pourquoi sur un chariot ?

— Quelqu’un est-il parti précipitamment depuis mon départ ? Ou revenu inopinément ?

Il ne pensait pas que ce fût probable, de quiconque ayant de l’importance pour lui en tout cas. Entre les pigeons des marchands, les yeux-et-oreilles de la Tour Blanche – et Mazrim Taim ; il ne devait pas oublier Taim ; Lews Therin grognait toujours à son nom – avec tous ces pigeons, espions et commérages, dans quelques jours le monde entier saurait qu’il avait disparu de Cairhien. Tous ceux qui comptaient, ici et maintenant. Cairhien n’était plus le terrain où se déroulerait la bataille. La réponse de Dobraine le surprit.

— Personne, sauf… Ailil Riatin et quelques hauts personnages du Peuple de la Mer ont disparu depuis… l’attaque.

Il y eut une pause imperceptible. Peut-être qu’il ne savait pas très bien ce qui s’était passé, lui non plus. Pourtant, il tiendrait parole. Il l’avait prouvé aux Sources de Dumai.

— Aucun cadavre n’a été trouvé, mais il se peut qu’ils aient été tués. Pourtant, la Maîtresse-des-Vagues du Peuple de la Mer refuse d’envisager cette possibilité. Elle tempête et exige qu’on lui montre la disparue. À la vérité, Ailil a peut-être fui dans la campagne. Ou est allée rejoindre son frère malgré le serment qu’elle vous a prêté. Vos trois Asha’man sont toujours dans le Palais. Flinn, Narishma et Hopwil. Ils rendent les gens nerveux. Encore plus qu’avant.

La Directrice émit un bruit de gorge, et ses semelles raclèrent bruyamment le sol. Assurément, ils la rendaient nerveuse, elle.

Rand écarta l’idée des Asha’man. À moins d’être beaucoup plus près du Palais, aucun d’eux n’était assez puissant pour l’avoir senti ouvrir un portail. Ces trois-là n’avaient pas participé à l’attaque contre lui, mais un planificateur avisé aurait envisagé la possibilité d’échec. Et fait des plans pour que quelqu’un soit près de lui s’il survivait.

Vous ne survivrez pas, murmura Lews Therin. Aucun de nous ne survivra.

Retournez dormir, pensa Rand, irrité.

Il savait qu’il ne survivrait pas. Mais il le voulait. Un rire de dérision lui répondit dans sa tête, mais le son s’affaiblit et disparut. Maintenant, le chauve laissait les autres descendre du chariot et se frottait les mains d’un air satisfait. Et, chose incroyable, il semblait leur faire un discours !

— Ailil et Shalon sont vivantes et n’ont pas fui, dit Rand à voix haute.

Il les avait laissées ligotées et bâillonnées sous un lit où des domestiques les trouveraient dans quelques heures, même si l’écran qu’il avait tissé autour de la Pourvoyeuse-de-Vent s’était dissipé avant ça. Après quoi, les deux femmes devraient être capables de se libérer toutes seules.

— Cherchez Cadsuane. Elle les aura mises dans le palais de Dame Arilyne.

— Cadsuane Sedai va et vient dans le Palais du Soleil comme chez elle, dit judicieusement Dobraine, mais comment aurait-elle pu s’emparer d’elles sans être vue ? Et pourquoi ? Ailil est la sœur de Toram, mais maintenant, ses prétentions au Trône du Soleil ne sont plus que poussière, si elles ont jamais été davantage. Elle n’a plus d’importance, même comme pion. Quant à retenir prisonnière une Atha’an Miere de haut rang… Dans quel but ?

Rand affecta un ton léger et désinvolte.

— Pourquoi retient-elle Dame Caraline et le Haut Seigneur Darlin en tant qu’« invités », Dobraine ? Pourquoi les Aes Sedai agissent-elles comme elles le font ? Vous les trouverez où je vous ai dit. Si elle vous laisse entrer pour regarder.

Cette interrogation n’était pas une question stupide. Il n’en avait pas la réponse. Bien sûr. Caraline Damodred et Ailil Riatin représentaient les deux dernières Maisons à avoir possédé le Trône du Soleil. Et Darlin Sisnera était à la tête des nobles qui voulaient le chasser de leur précieuse Pierre, le chasser de Tear.

Rand fronça les sourcils. Il était sûr que Cadsuane concentrait son attention sur lui, bien qu’elle prétendît le contraire. Mais si ce n’était pas un faux-semblant ? Dans ce cas, c’était un soulagement. Bien entendu. La dernière chose qu’il lui fallait, c’était une Aes Sedai pensant qu’elle pouvait se mêler de ses affaires. Peut-être que Cadsuane irait fourrer son nez ailleurs. Min avait vu Sisnera coiffé d’une étrange couronne ; Rand tenait compte de ses visions. Il ne voulait pas penser à ce qu’elle avait vu, les concernant, lui et la Sœur Verte. Cadsuane croyait peut-être qu’elle pouvait décider qui gouvernerait à la fois Tear et Cairhien. Mais se pouvait-il que ce fût si simple ?

Simple ? Il faillit éclater de rire. Mais c’était ainsi que les Aes Sedai se comportaient. Et Shalon, la Pourvoyeuse-de-Vent ? L’avoir en son pouvoir pouvait donner prise à Cadsuane sur Harine, la Maîtresse-des-Vagues, mais il soupçonnait qu’elle avait été enlevée avec Ailil, pour cacher qui avait capturé la noble Dame. Cadsuane devait être détrompée. Il avait déjà décidé qui gouvernerait Tear et Cairhien. Il le lui rappellerait. Plus tard. Pour le moment, c’était le cadet de ses soucis.

— Avant de partir, Dobraine, je dois vous donner…

Les paroles se figèrent sur ses lèvres.

Dans la cour de l’écurie, le chauve avait tiré un levier sur le chariot, et l’extrémité d’une longue poutre horizontale se leva soudain, puis retomba, entraînant une autre plus petite dans un trou percé dans le plateau. Et, vibrant comme s’il allait se désintégrer, suivi d’une traînée de fumée sortant de la cheminée, le chariot avança en cahotant, la poutre montant et descendant, lentement d’abord, puis plus vite. Il bougeait, sans chevaux !

Il ne réalisa pas qu’il avait parlé tout haut avant que la Directrice ne lui réponde.

— Oh, ça ! C’est le chariot à vapeur de Mervin Poel, comme il l’appelle, mon Seigneur Dragon.

Sa voix aiguë et étonnamment jeune était franchement désapprobatrice.

— Il prétend pouvoir tirer une centaine de chariots avec ce machin. S’il peut lui faire dépasser les cinquante toises sans caler ou casser des pièces. Il n’a parcouru cinquante toises qu’une seule fois, ça, je le sais.

Effectivement, le – chariot à vapeur ? – s’arrêta dans de grands frémissements à moins de vingt toises d’où il était parti. Frémissements ? Il vibrait violemment, plutôt ; et de plus en plus fort. La plupart des hommes se bousculèrent autour, l’un d’eux tordant frénétiquement quelque chose avec un linge entortillé autour de sa main. Brusquement, un jet de vapeur jaillit d’un tuyau, et les vibrations ralentirent, puis cessèrent.

Rand hocha la tête. Il se rappelait avoir vu ce Mervin avec un dispositif qui tremblotait sur une table et qui n’avait aucun effet. Et cette merveille était devenue ce qu’il avait sous les yeux ? Il s’était dit que ç’avait été conçu pour faire de la musique. Ce devait être Mervin qui sautait comme un diable en brandissant le poing vers les autres. Quelles bizarreries, quelles merveilles les gens construisaient-ils à l’Académie ?

Quand il posa la question, observant toujours les hommes qui travaillaient dans la cour sur le chariot, Idrien renifla bruyamment. Au début, le respect dû au Dragon Réincarné domina de justesse dans sa voix, mais céda bientôt devant l’écœurement.

— Passe encore d’être obligée d’accepter des philosophes, des historiens et des mathématiciens, mais vous avez dit de donner leur chance à tous ceux qui veulent innover et de les garder s’ils semblent fournir des résultats. Vous pensiez à des armes, je suppose, mais maintenant, j’ai des douzaines de rêveurs et de bons à rien sur les bras, avec leurs vieux bouquins ou manuscrits, qui remontent tous au Pacte des Dix Nations quand ce n’est pas à l’Ère des Légendes, du moins à ce qu’ils disent. Ils essayent tous de comprendre des dessins, des croquis et des descriptions d’objets qu’ils n’ont jamais vus, et que peut-être personne n’a jamais vus non plus. J’ai lu de vieux documents qui décrivaient des humains ayant les yeux sur le ventre, et des animaux de dix pieds de haut avec des défenses plus longues qu’un homme, et des cités…

— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent, Directrice Tarsin ?

Les hommes travaillant sur le chariot s’activaient d’un air déterminé. Et le chariot avait bougé.

Elle renifla encore plus bruyamment.

— Des sottises, mon Seigneur Dragon, voilà ce qu’ils fabriquent. Kin Tovere a construit une grande lunette d’approche. On peut voir la lune à travers, aussi nettement que sa main, et ce qu’il prétend être d’autres mondes. Mais à quoi ça sert ? Et maintenant, il veut en construire une encore plus grande ! Maryl Harke fabrique d’immenses cerfs-volants qu’elle appelle des planeurs, et au printemps, elle essayera une fois de plus de décoller d’une colline. J’ai l’estomac en tire-bouchon de la voir planer sur cet engin ; la prochaine fois que l’un d’eux lui tombera dessus, elle ne se cassera pas seulement le bras. Jander Parentakis croit qu’il peut faire avancer des bateaux avec des roues à aubes, comme celles des moulins, ou à peu près, mais quand il met les hommes sur le pont pour tourner les manivelles, il n’y a plus de place pour le fret, et n’importe quel bateau à voile avance plus vite. Ryn Anhara piège les éclairs dans de grandes amphores – je doute que même lui sache pourquoi – et Niko Tokama est aussi farfelue avec son…

Rand pivota si vite sur lui-même qu’elle recula, et même Dobraine battit en retraite, comme un escrimeur. Non, ils n’étaient pas du tout sûrs de lui.

— Il piège les éclairs ? demanda-t-il doucement.

Elle comprit soudain. Son visage franc s’éclaira, et elle agita les mains devant elle.

— Non, non ! Pas comme… pas comme ça !

Pas comme vous, avait-elle failli dire.

— C’est un engin plein de fils, de roues et de grandes jarres. Il dit qu’il fabrique des éclairs, et un jour, j’ai vu un rat sauter d’une jarre, sur la tige métallique qui en sortait. Il semblait foudroyé. Je peux lui dire d’arrêter si vous voulez, termina-t-elle, une nuance d’espoir dans la voix.

Il s’efforça d’imaginer quelqu’un planant sous un cerf-volant, mais l’image était ridicule. Piéger les éclairs dans des jarres, cela dépassait son imagination. Et pourtant…

— Laissez-les continuer, Directrice. Qui sait ? Peut-être qu’une de ces inventions se révélera importante. Si l’une d’elles aboutit, donnez une récompense à l’inventeur.

Le visage parcheminé et hâlé de Dobraine afficha un air sceptique, quoiqu’il parvînt presque à le dissimuler. Idrien opina à contrecœur, et fit même une révérence, mais elle pensait à l’évidence qu’il espérait voir pousser des ailes aux cochons.

Rand n’était pas certain d’être en désaccord avec elle. Mais par ailleurs, peut-être qu’un de ces cochons se verrait pousser des ailes. Le chariot avait bougé ! Il désirait ardemment laisser derrière lui quelque chose qui aiderait le monde à survivre à la nouvelle Destruction qu’il provoquerait, selon les Prophéties. L’ennui, c’est qu’il n’avait aucune idée de ce que ça pouvait être, à part les écoles elles-mêmes. Qui savait ce qu’une merveille pourrait faire ? Par la Lumière, il voulait construire quelque chose qui durerait.

Je croyais pouvoir construire, murmura Lews Therin dans sa tête. Je me trompais. Nous ne sommes pas des bâtisseurs, vous, moi, ou l’autre. Nous sommes des destructeurs. Des destructeurs.

Rand frissonna et se passa les mains dans les cheveux. L’autre ? Parfois, on avait l’impression qu’il était le plus raisonnable alors qu’il était le plus fou. Ils l’observaient, Dobraine dissimulant mal ses doutes, Idrien ne faisant aucun effort pour les cacher. Se redressant avec naturel, il sortit deux minces paquets de sa tunique, chacun scellé d’un Dragon de cire rouge. La boucle de ceinture qu’il ne portait pas pour le moment lui avait servi de sceau.

— Celui du dessus vous nomme mon représentant à Cairhien, dit-il, les tendant à Dobraine.

Il en avait un troisième dans une poche intérieure, pour Gregorin den Lushenos, qui serait son représentant en Illian.

— Ainsi on ne mettra pas votre autorité en question en mon absence.

Dobraine pouvait régler tous les problèmes éventuels grâce à ses hommes d’armes. Et peut-être n’y aurait-il pas de problèmes si tout le monde croyait que le Dragon Réincarné tomberait sur les transgresseurs.

— Il y a des ordres concernant des choses qui me tiennent à cœur, mais à part ça, servez-vous de votre propre jugement. Quand Dame Elayne revendiquera le Trône du Soleil, soutenez-la de toutes vos forces.

Elayne. Ô Lumière, Elayne et Aviendha ! Au moins, elles étaient en sécurité. D’après le son de sa voix, Min semblait contente maintenant. Elle devait avoir trouvé les livres de Maître Fel qu’elle cherchait. Il allait la laisser le suivre jusqu’à ce qu’elle meure, car il n’était pas assez fort pour l’en empêcher. Ilyena, gémit Lews Therin. Pardonne-moi, Ilyena !

Rand reprit la parole, d’une voix aussi froide que le cœur de l’hiver.

— Vous saurez quand remettre l’autre à qui de droit. Et si vous devez le remettre. Forcez-le si besoin est, et décidez selon ce qu’il dit. Si vous vous abstenez, ou s’il refuse, je choisirai quelqu’un d’autre.

Bien qu’il soit brusque, l’expression de Dobraine ne changea pratiquement pas. Il haussa légèrement les sourcils en lisant le nom écrit sur le second paquet. Il s’inclina calmement. En général, les Cairhienins étaient calmes.

— Il en sera comme vous le désirez. Pardonnez-moi, mais vous semblez avoir l’intention de vous absenter longtemps.

Rand haussa les épaules. Il faisait confiance au Haut Seigneur autant qu’à quiconque. Presque autant.

— Qui sait ? Les temps sont incertains. Assurez-vous que la Directrice Tarsin a tous les fonds nécessaires, de même que les hommes qui fondent l’école de Caemlyn. L’école de Tear aussi, jusqu’à ce que la situation change.

— À vos ordres, dit Dobraine, fourrant les paquets dans ses poches.

Maintenant, son visage ne trahissait aucune émotion. Au Jeu des Maisons, Dobraine était un joueur expérimenté.

Pour sa part, la Directrice parvint à prendre l’air satisfait et mécontent à la fois, et s’affaira à lisser sa robe qui n’en avait nul besoin, comme font les femmes quand elles ne peuvent pas dire ce qu’elles pensent. Malgré ses plaintes sur les rêveurs et les philosophes, elle veillait jalousement au standing de l’Académie. Elle ne verserait pas de larmes si toutes les autres écoles disparaissaient, et que leurs érudits soient obligés de venir à l’Académie. Même les philosophes. Que lui importaient les ordres contenus dans l’un des paquets de Dobraine ?

— J’ai trouvé tout ce qu’il me faut, dit Min, sortant de derrière les étagères, chancelant sous le poids de trois lourdes sacoches suspendues à ses épaules et son cou.

Sa tunique et ses chausses marron très simples ressemblaient beaucoup à la tenue qu’elle portait la première fois qu’il l’avait vue à Baerlon. Pour une raison mystérieuse, elle regrettait souvent ces vêtements en ronchonnant, au point qu’on aurait pu croire que c’était lui qui l’obligeait à porter des robes. Mais pour l’heure, elle sourit, d’un sourire ravi nuancé de malice.

— J’espère que nos chevaux de somme sont toujours où nous les avons laissés, sinon il faudra équiper mon Seigneur Dragon d’un bât approprié.

Idrien déglutit, scandalisée qu’elle parle ainsi au Dragon Réincarné, mais Dobraine se contenta de sourire. Il avait déjà vu Min en compagnie de Rand.

Rand se débarrassa d’eux aussi vite qu’il le put, maintenant qu’ils avaient vu et entendu tout ce qu’ils avaient besoin de savoir – leur rappelant qu’ils ne l’avaient jamais vu. Dobraine hocha la tête, comme s’il s’attendait à cette exhortation. Idrien sortit, l’air pensif. Si la moindre indiscrétion lui échappait à portée d’oreilles d’un domestique ou d’un érudit, toute la Cité le saurait dans les deux jours suivants. En tout cas, le temps pressait. Peut-être qu’aucune personne bien informée ne s’était trouvée assez proche pour le sentir ouvrir un portail, mais quiconque à l’affût d’indices serait maintenant certain qu’il y avait un ta’veren dans la cité. Et pour le moment, il n’avait pas l’intention d’être découvert.

Quand la porte se fut refermée derrière eux, il regarda Min un instant, puis lui prit une besace qu’il suspendit à son épaule.

— Seulement une ?

Posant les deux autres par terre, elle mit ses poings sur ses hanches et fronça les sourcils.

— Parfois, vous vous conduisez vraiment en berger. Ces sacs doivent peser cent livres chacun.

Mais elle semblait plus amusée qu’indignée.

— Vous auriez dû choisir des livres plus petits, lui dit-il, enfilant des gants d’équitation pour dissimuler les Dragons. Ou plus légers.

Il se retourna vers la fenêtre pour ramasser son sac en cuir, et il fut saisi de vertige. Les genoux flageolants, il chancela. Un visage scintillant qu’il ne reconnut pas fulgura dans sa tête. Au prix d’un gros effort, il se ressaisit, se força à raidir les jambes. Et le vertige s’évanouit. Halètement rauque de Lews Therin dans l’ombre. Ce visage pouvait-il être le sien ?

— Si vous croyez que c’est comme ça que vous allez me les faire porter jusqu’aux chevaux, vous vous trompez lourdement, grommela Min. J’ai vu des vertiges mieux imités par de simples palefreniers. Vous pouvez essayer de feindre une chute.

— Pas maintenant.

Il était préparé à ce qui se passait quand il canalisait ; il pouvait le contrôler dans une certaine mesure. La plupart du temps. Ce vertige, sans le saidin, c’était nouveau. Peut-être s’était-il retourné trop vite. Et peut-être que les cochons volaient. Il suspendit une autre besace à son épaule libre. Les hommes s’affairaient toujours dans la cour de l’écurie.

— Min…

Ses sourcils s’abaissèrent immédiatement. Elle s’arrêta un instant d’enfiler ses gants rouges, et se mit à taper du pied. Ce signe était inquiétant chez n’importe quelle femme, surtout chez une femme armée de dagues.

— Nous en avons déjà discuté, Rand sacré Dragon Réincarné al’Thor ! Vous ne me laisserez pas en arrière !

— L’idée ne m’en est jamais venue, mentit-il.

Il était trop faible ; il n’avait pas la force de prononcer les paroles qu’il fallait pour la convaincre de rester. Trop faible, pensa-t-il amèrement, et elle pourrait très bien en mourir, que la Lumière me réduise en cendres à jamais !

Elle le fera, promit doucement Lews Therin.

— Je pensais juste que vous devriez savoir ce que nous venons de faire et ce que nous allons faire maintenant, poursuivit Rand. Je n’ai pas été très bavard, je suppose.

Rassemblant ses forces, il saisit le saidin. La salle parut tourbillonner, et il surfa sur l’avalanche de feu, de glace et d’ordure, la nausée au ventre. Mais il parvint à rester debout sans chanceler. Et tout juste capable de tisser les flux d’un portail ouvrant dans une clairière enneigée où des chevaux de somme étaient attachés à la branche basse d’un chêne.

Il fut content de voir que les bêtes étaient toujours là. La clairière était loin de la route la plus proche, mais il fallait toujours compter avec les vagabonds qui avaient tourné le dos à leurs familles et leurs fermes, leurs commerces et leurs métiers, parce que le Dragon Réincarné avait brisé tous les liens. C’est ce qu’annonçaient les Prophéties. Par ailleurs, beaucoup de ces hommes et femmes, les pieds meurtris et maintenant à demi gelés, étaient fatigués de chercher sans savoir quoi. Même ces montures minables auraient sans doute été volées par la première personne à passer dans les parages. Il avait assez d’or pour en acheter d’autres, mais il ne pensait pas que Min aurait apprécié l’heure de marche nécessaire pour aller au village le plus proche.

Entrant vivement dans la clairière, feignant de tituber au moment où il arrivait sur le sol enneigé où ses jambes s’enfoncèrent jusqu’aux genoux, il n’attendit que le temps qu’elle ramasse ses sacoches et franchisse le portail en chancelant avant de relâcher le Pouvoir. Ils étaient à cinq cents miles de Cairhien, et plus près de Tar Valon que de tout autre lieu important. La présence d’Alanna s’estompa dans sa tête quand le portail se referma.

— Disposé à parler ? dit Min d’un ton soupçonneux.

Au sujet de ses motivations, espéra-t-il, ou de n’importe quoi sauf de la vérité. Le vertige et la nausée s’estompèrent lentement.

— Tu as été aussi bavard qu’une mule, Rand. Mais je ne suis pas aveugle. D’abord, nous avons Voyagé jusqu’à Rhuidean, où tu as posé tant de questions sur ce lieu nommé Shara que chacun a pu croire que tu avais l’intention d’y aller.

Fronçant légèrement les sourcils, elle hocha la tête en attachant une de ses sacoches à la selle de son hongre brun. Elle grogna sous l’effort, mais elle ne voulait pas poser son autre sac dans la neige.

— Je n’ai jamais pensé que le Désert des Aiels ressemblait à ça. Cette cité est plus grande que Tar Valon, même si elle est à moitié en ruines. Et toutes ces fontaines, et le lac. Je n’en voyais même pas l’autre rive. Je croyais qu’il n’y avait pas d’eau dans le Désert. Et il faisait aussi froid qu’ici ; je croyais qu’il faisait chaud dans le Désert !

— En été, on rôtit dans la journée, mais on gèle toujours la nuit.

Il avait suffisamment récupéré pour balancer son fardeau sur la selle de son cheval gris. Presque suffisamment. Pour attacher ses sacs à sa selle, en tout cas.

— Puisque tu sembles déjà tout savoir, qu’est-ce que j’ai fait à part poser des questions ?

— La même chose qu’à Tear hier soir. T’assurer que tous les quidams du coin savaient que tu étais là. Ça crève les yeux. Tu essayes de semer la confusion dans l’esprit de quiconque s’efforce de savoir où tu es et où tu vas.

Le second sac de livres équilibrant le premier derrière sa selle, elle dénoua les rênes et monta.

— Alors, suis-je aveugle ?

— Tu as des yeux d’aigle.

Il espérait que ses poursuivants avaient aussi bonne vue. Ou ceux qui les dirigeaient. Car ça ne l’arrangerait pas que tous se précipitent, la Lumière seule savait où.

— Il faut que je trace quelques fausses pistes de plus, je crois.

— Pourquoi perdre du temps ? Je sais que tu as un plan, et qu’il concerne quelque chose contenu dans ta sacoche en cuir – un sa’angreal ? – et je sais que c’est important. N’aie pas l’air si étonné. Tu ne le quittes pratiquement pas des yeux. Pourquoi ne pas réaliser ton plan tout de suite, et après, tracer tes fausses pistes ? Et la vraie aussi, naturellement. Tu vas leur tomber dessus quand ils s’y attendront le moins, as-tu dit. Tu peux difficilement y arriver à moins qu’ils ne te suivent où tu veux.

— Je voudrais que tu n’aies jamais commencé à lire les œuvres d’Herid Fel, marmonna-t-il avec humeur, sautant sur la selle du cheval gris, la tête lui tournant à peine. Tu devines trop de choses par déduction. Y a-t-il un secret que je puisse encore te cacher maintenant ?

— Tu n’as jamais rien pu me cacher, nigaud.

Puis, se contredisant elle-même, elle ajouta :

— Qu’est-ce que tu as en tête ? À part tuer Dashiva et le reste, s’entend. J’ai le droit de savoir si je voyage avec toi.

Comme si elle n’avait pas insisté pour venir avec lui !

— Je vais purifier la moitié mâle de la Source, dit-il carrément.

Une déclaration capitale. À en juger par la réaction de Min, il aurait aussi bien pu annoncer qu’il partait pour une promenade digestive. Elle se contenta de le regarder sans rien dire, les mains croisées sur le pommeau de sa selle, et il reprit :

— Je ne sais pas le temps que ça prendra, mais quand j’aurai commencé, je crois que quiconque capable de canaliser dans un rayon de mille miles saura que quelque chose est en train de se passer. Je doute de pouvoir arrêter si Dashiva et les autres, ou encore les Réprouvés, surgissent soudain pour voir ce que c’est. Pour les Réprouvés, je ne peux rien faire, mais avec de la chance, je pourrai en finir avec les autres.

Peut-être que d’être ta’veren lui donnerait le petit avantage dont il avait si désespérément besoin.

— Remets-t’en à la chance, et les Réprouvés ou Corlan Dashiva te dévoreront tout cru, dit-elle dirigeant son cheval hors de la clairière. Tu peux peut-être trouver quelque chose de mieux. Viens, il y a un bon feu dans cette auberge. J’espère que tu nous laisseras prendre un bon repas chaud avant de partir.

Rand la suivit d’un regard incrédule. On aurait dit que cinq Asha’man renégats, sans parler des Réprouvés, l’inquiétaient moins qu’une rage de dents. Talonnant le cheval gris dans une gerbe de neige, il la rattrapa et chevaucha en silence. Il lui cachait encore quelques secrets, à commencer par cette nausée qui l’affectait quand il canalisait. C’était la vraie raison pour laquelle il voulait en finir avec Dashiva et les autres. Cela lui donnait le temps de surmonter la faiblesse. Si c’était possible. Sinon, il ne savait pas si les deux ter’angreals attachés derrière sa selle lui seraient utiles ou non.

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