Sans même jeter un coup d’œil, Rand franchit le portail et se retrouva dans une vaste salle obscure. Son intense concentration pour maintenir le tissage tout en combattant le saidin le fit chanceler ; il eut envie de vomir, de se plier en deux et de cracher ses entrailles. Il devait faire un gros effort pour se tenir debout. De la lumière filtra entre les volets des petites fenêtres percées en haut d’un mur, juste assez pour voir avec le Pouvoir en lui. Des meubles et de grandes formes couvertes de housse encombraient la salle, séparés par des barils de vaisselle, des coffres de toutes les tailles, des boîtes et des caisses, ainsi que par d’étroites allées. Ici, il était certain de ne pas rencontrer des domestiques venus chercher quelque chose ou faire le ménage. Le dernier étage du Palais Royal comprenait plusieurs de ces entrepôts quasi oubliés, semblables aux greniers d’immenses fermes. De plus, il était ta’veren. Heureusement que personne n’avait été là quand le portail s’était ouvert. L’un de ses bords avait tranché le coin d’un coffre vide gainé de cuir craquelé et pourri, et l’autre avait arraché un copeau lisse comme du verre sur toute la longueur d’une table en marqueterie chargée de vases et de boîtes en bois. Peut-être qu’une Reine d’Andor avait mangé à cette table quelques siècles plus tôt.
Un ou deux siècles, dit Lews Therin dans sa tête avec un rire rauque. Ça fait longtemps, très longtemps. Pour l’amour de la Lumière, laissez tomber ! Vous êtes dans le Gouffre du Destin ! La voix s’estompa tandis qu’il s’enfuyait dans les profondeurs de l’esprit de Rand.
Pour une fois, il avait ses raisons d’écouter les plaintes de Lews Therin. Il fit vivement signe à Min de le suivre, depuis la clairière où elle se tenait, de l’autre côté du portail. Dès qu’elle l’eut rejoint, il relâcha le saidin et le portail se referma derrière elle dans un rapide éclair vertical de lumière. Par bonheur, la nausée disparut avec lui. La tête lui tournait encore un peu, mais il n’avait plus l’impression qu’il allait vomir, ou tomber. Pourtant, l’impression de souillure demeurait. C’était celle du Ténébreux suintant en lui à partir du tissage qu’il avait enroulé autour de lui. Faisant passer la courroie de cuir de sa besace d’une épaule à l’autre, il tenta d’utiliser ce mouvement pour cacher qu’il s’essuyait le front de sa manche. Pourtant il n’avait pas à se soucier que Min le remarque.
Ses bottes bleues à hauts talons remuèrent la poussière dès son premier pas, et le second en provoqua un nuage. Elle tira de la manche de sa tunique un mouchoir en dentelle, juste à temps pour recueillir un bruyant éternuement, suivi d’un deuxième et d’un troisième, chacun plus violent que le précédent. Il regrettait qu’elle ait voulu rester en robe. Les manches et les revers de sa tunique bleue étaient brodés de fleurs blanches, et des chausses d’un bleu plus clair moulaient ses jambes. Elle aurait attiré les regards si elle avait porté, passés à sa ceinture, des gants d’équitation bleu vif brodés de jaune, et une cape bordée de volutes jaunes fermée par une broche d’or en forme de rose. Lui, il était en grossier drap brun, à l’instar de n’importe quel paysan. Il fallait à tout prix passer inaperçu.
— Pourquoi souris-tu comme ça en te tripotant l’oreille comme un idiot ? demanda-t-elle, bouchonnant son mouchoir dans sa manche, ses grands yeux noirs pleins de suspicion.
— Je me disais juste que tu es belle, répondit-il doucement.
C’était vrai. Il ne pouvait pas la regarder sans y penser. Ou sans regretter d’être trop faible pour la renvoyer là où elle serait en sécurité.
Elle prit une profonde inspiration, et éternua avant d’avoir le temps de porter la main à sa bouche, puis elle le foudroya, comme si c’était sa faute.
— J’ai abandonné mon cheval pour toi, Rand al’Thor. J’ai frisé mes cheveux pour toi. J’ai renoncé à ma vie pour toi ! Je ne renoncerai pas à mes chausses et à ma tunique ! De plus, personne ici ne m’a jamais vue en robe plus longtemps qu’il ne faut pour m’en débarrasser et enfiler des chausses. Tu sais que ça ne marchera pas à moins qu’on ne me reconnaisse. Toi, au contraire, avec ton visage, tu ne peux pas être là par hasard.
Machinalement, il se passa la main sur le menton, palpant son propre visage, mais ce n’est pas ce que vit Min. Quiconque le regardant verrait un homme beaucoup plus petit et plus vieux que Rand al’Thor, avec des cheveux noirs et raides, des yeux brun terne, et un nez bulbeux orné d’une verrue. Seul celui qui le toucherait pourrait percer le Masque des Miroirs. Même un Asha’man ne le reconnaîtrait pas, avec les tissages inversés. Mais si des Asha’man avaient été présents dans le Palais, cela aurait signifié que ses plans avaient plus mal tourné qu’il le pensait. Cette visite ne pouvait pas, ne devait pas, se terminer par une tuerie. En tout cas, Min avait raison : il n’avait pas le visage d’un homme qui pouvait être introduit au Palais sans escorte.
— Le principal, c’est de finir notre affaire et de repartir vite, dit-il. Avant que quelqu’un commence à se dire que, si tu étais là, c’est que j’y étais peut-être aussi.
— Rand, dit-elle d’une voix douce. Il la regarda avec méfiance.
Posant une main sur sa poitrine, elle leva les yeux vers lui, le visage grave.
— Rand, il faut vraiment que tu voies Elayne. Et Aviendha, je suppose. Tu sais qu’elle est sans doute ici, elle aussi. Si tu…
Il secoua la tête et le regretta aussitôt. Son vertige n’avait pas complètement disparu.
— Non ! dit-il sèchement.
Par la Lumière ! En dépit de tout ce que Min pouvait lui dire, il ne croyait toujours pas qu’Elayne et Aviendha l’aimaient toutes les deux. Ou le fait qu’elles soient amoureuses de lui ne l’affectait pas. Les femmes n’étaient pas tellement étranges ; Elayne et Aviendha avaient des raisons de le haïr, non de l’aimer, et Elayne l’avait dit clairement. Pis, il était amoureux de toutes les deux, en plus de Min ! Il devait être dur comme l’acier, mais il pensait qu’il allait se désintégrer s’il devait les affronter toutes les trois en même temps.
— Nous allons trouver Nynaeve et Mat, et repartir aussi vite que possible.
Elle ouvrit la bouche, mais il ne lui donna pas le temps de parler.
— Ne discute pas avec moi, Min ! Ce n’est pas le moment ! Penchant la tête de côté, Min eut un petit sourire amusé.
— Quand est-ce que je discute avec toi ? Est-ce que je ne fais pas toujours exactement ce que tu me dis ?
Si ce mensonge ne suffisait pas, elle ajouta :
— J’allais dire, si tu veux repartir vite, que faisons-nous dans ce grenier poussiéreux ? demanda-t-elle, illustrant son propos d’un nouvel éternuement.
Vêtue comme elle l’était, son apparence provoquerait sans doute moins de commentaires que celle de Rand. Elle fut donc la première à passer la tête dans l’entrebâillement de la porte. De toute évidence, ce grenier n’était pas complètement oublié, car les gros gonds du battant grincèrent à peine. Après un rapide coup d’œil à droite et à gauche, elle lui fit signe de la suivre. Ta’veren ou pas, il fut soulagé de constater que le long couloir était désert. Le domestique le plus timide se serait peut-être posé des questions en les voyant sortir d’un grenier du Palais. Mais ils allaient bientôt rencontrer du monde. Il n’y avait pas autant de domestiques au Palais Royal qu’au Palais du Soleil ou à la Pierre de Tear, mais il y en avait quand même plusieurs centaines dans un édifice de cette taille. Marchant à côté de Min, il s’efforça de lambiner pour admirer au passage les tapisseries aux couleurs vives, les lambris sculptés et les hauts coffres bien cirés. Aucun n’était aussi beau à cet étage qu’ils le seraient plus bas, mais un ouvrier les admirerait.
— Il faut descendre dans les étages inférieurs aussi vite que possible, murmura-t-il.
Il n’y avait toujours personne en vue, mais ils pouvaient tomber sur dix personnes au tournant suivant.
— Rappelle-toi de demander au premier domestique que nous verrons, où trouver Nynaeve et Mat. Sans donner de détails à moins d’y être obligée.
— Eh bien, merci de me le rappeler, Rand al’Thor ! Je savais que j’avais oublié quelque chose, mais j’ignorais quoi.
Son sourire éclatant était un peu crispé, et elle marmonna quelque chose entre ses dents.
Rand soupira. Cette affaire était, pour elle, trop importante pour qu’elle joue au plus fin avec lui, mais c’était pourtant ce qu’elle ferait s’il la laissait faire. Il devrait la surveiller de près.
— Tiens, Maîtresse Farshaw ! dit une voix féminine derrière eux. Car c’est bien Maîtresse Farshaw, n’est-ce pas ?
Rand pivota brusquement sur lui-même, sa besace le frappant durement dans le dos. La femme grisonnante et ronde qui fixait Min avec stupéfaction était sans doute la dernière personne qu’il eût envie de voir, à part Elayne et Aviendha. Se demandant pourquoi elle était en tabard rouge avec un grand Lion Blanc sur le devant, il se voûta et évita de la regarder en face. Il n’était qu’un ouvrier s’acquittant de son travail.
— Maîtresse Harfor ! s’écria Min, rayonnante, avec un sourire ravi. Oui, c’est moi. Et vous êtes la personne que je cherchais. Je suis perdue, j’en ai peur. Pouvez-vous me dire où trouver Nynaeve al’Meara ? Et Mat Cauthon ? Ce monsieur apporte à Nynaeve quelque chose qu’elle lui a demandé.
La Première Servante fronça les sourcils sur Rand avant de ramener son regard sur Min. La tenue de Min lui fit hausser un sourcil, ou peut-être la poussière dont ils étaient couverts, mais elle s’abstint de commentaires.
— Mat Cauthon ? Je ne crois pas le connaître. À moins qu’il ne fasse partie des nouveaux domestiques ou des Gardes ? ajouta-t-elle, dubitative. Quant à Nynaeve Sedai, elle est très occupée. Elle ne trouvera rien à redire, je suppose, si j’accepte en son nom ce qu’elle a demandé et que je le dépose dans son appartement.
Rand se redressa d’une secousse. Nynaeve Sedai ? Pourquoi les autres – les vraies Aes Sedai – la laissaient-elles encore jouer à ce petit jeu ? Et Mat n’était pas là ? N’y avait jamais été, apparemment. Des couleurs tourbillonnèrent dans sa tête, formant presque une image. Tout s’évanouit en un clin d’œil, puis il chancela. Maîtresse Harfor fronça les sourcils une fois de plus, et renifla. Elle pensait sans doute qu’il était saoul.
Min fronça aussi les sourcils, mais c’était pour réfléchir, se tapotant le menton de l’index pendant un instant.
— Je crois que Nynaeve… Sedai désire le voir.
L’hésitation fut à peine sensible.
— Pourriez-vous le conduire à ses appartements, Maîtresse Harfor. Je dois m’acquitter d’une autre commission avant de repartir. Maintenant, tenez-vous comme il faut, Nuli, et faites ce qu’on vous dira. Voilà qui est bien.
Rand ouvrit la bouche, mais avant qu’il puisse articuler un mot, elle s’élança dans le couloir, presque en courant. Sa cape se gonfla derrière elle tant elle allait vite. Qu’elle soit réduite en cendres, elle allait tâcher de trouver Elayne ! Elle pouvait tout gâcher !
Vos plans échouent parce que vous voulez vivre, dément. La voix de Lews Therin n’était qu’un murmure rauque. Acceptez le fait que vous êtes mort. Acceptez-le, et cessez de me tourmenter, dément ! Rand réduisit la voix à un bourdonnement assourdi. Nuli ? Quel genre de nom était-ce, Nuli ?
Maîtresse Harfor, bouche bée, suivit Min des yeux jusqu’au moment où elle disparut au tournant du couloir. Elle reporta sa désapprobation sur Rand. Même avec le Masque des Miroirs, elle vit un homme qui la dominait de toute sa hauteur, mais Reene Harfor n’était pas femme à se laisser désarçonner par ce léger détail.
— Je me méfie de votre apparence, Nuli, dit-elle s’assombrissant un peu plus, alors, tenez-vous bien.
Tenant la courroie de sa besace d’une main, il tira de l’autre sur ses cheveux.
— Oui, Maîtresse, marmonna-t-il d’un ton bourru.
La Première Servante aurait pu reconnaître sa voix.
Min était censée être la seule à parler jusqu’à ce qu’ils aient trouvé Nynaeve et Mat. Par la Lumière, qu’allait-il faire si elle ramenait Elayne ? Et peut-être Aviendha ? Elle était sans doute ici, elle aussi. Par la Lumière !
— Pardon, Maîtresse, mais nous devrions nous dépêcher. Il est urgent que je voie Nynaeve aussitôt que possible.
Il souleva légèrement sa besace.
— Elle veut ceci qui est très important.
S’il avait terminé avant le retour de Min, il pourrait peut-être s’en aller avec elle avant d’affronter les deux autres.
— Si Nynaeve Sedai pensait que c’était urgent, dit-elle d’un ton acerbe, insistant sur le titre honorifique qu’il avait omis, elle m’aurait prévenue qu’elle vous attendait. Maintenant, suivez-moi, et gardez pour vous vos opinions et vos commentaires.
Elle se mit en marche sans attendre la réponse, sans même un regard en arrière, avançant d’un pas glissé avec une grâce majestueuse. Après tout, que pouvait-il faire d’autre ? D’après ses souvenirs, la Première Servante avait l’habitude que tous lui obéissent. Pressant l’allure pour la rattraper, il recula peu après devant son regard stupéfait, tirant sur ses cheveux en murmurant des excuses. Il n’était plus habitué à marcher derrière quelqu’un. Ce n’était pas fait pour arranger son humeur. Il ressentait encore un peu les effets du vertige et de la souillure du Ténébreux. Ces derniers temps, il semblait d’humeur exécrable plus souvent qu’à son tour, sauf quand Min était avec lui.
Bien vite ils rencontrèrent des domestiques en livrée qui ciraient et époussetaient, trottant et courant dans tous les sens. Manifestement, ils avaient été chanceux de ne rencontrer personne quand lui et Min étaient sortis du grenier. Encore l’effet du ta’veren. Après avoir descendu un étroit escalier de service aménagé dans un mur, ils croisèrent encore plus de domestiques. Et beaucoup de femmes n’étaient pas en livrée : des Domanies à la peau cuivrée, de petites Cairhienines au teint clair, des femmes à la peau olivâtre et aux yeux noirs qui n’étaient certainement pas Andoranes. Il sourit de satisfaction. Aucune n’avait un visage qu’on pouvait qualifier de sans âge, et un certain nombre avaient des rides qu’on ne voyait, par ailleurs, sur aucun visage d’Aes Sedai. Il eut quand même la chair de poule en frôlant l’une d’elles. Elles canalisaient, ou du moins tenaient la saidar. Maîtresse Harfor le fit passer devant des portes fermées où ses picotements augmentèrent. Derrière ces portes, d’autres femmes devaient sûrement canaliser.
— Pardon, Maîtresse, combien y a-t-il d’Aes Sedai au Palais ? dit-il de la voix bourrue qu’il avait adoptée pour Nuli.
— Ça ne vous regarde pas, dit-elle sèchement.
Puis, le regardant par-dessus son épaule, elle soupira et s’adoucit.
— Il n’y a pas de mal à ce que je vous le dise, je suppose. Cinq, en comptant Dame Elayne et Nynaeve Sedai. Voilà longtemps qu’il n’y a pas eu autant d’Aes Sedai résidant au Palais, ajouta-t-elle, avec une nuance de fierté.
Rand eut envie de rire, quoique sans joie. Cinq ? Non, c’était en comptant Elayne et Nynaeve. Trois vraies Aes Sedai. Trois ! Quelles qu’elles fussent n’avait pas vraiment d’importance. Il s’était mis à croire les rumeurs évoquant des centaines d’Aes Sedai marchant vers Caemlyn avec une armée, et prêtes à suivre le Dragon Réincarné. Au lieu de cela, même son espoir de deux poignées d’entre elles avait été follement optimiste. Les rumeurs n’étaient que des rumeurs. Ou alors quelque intrigue inventée par Elaida. Par la Lumière, où était Mat ? Des couleurs tourbillonnèrent dans sa tête, et un instant, il crut qu’il voyait Mat – et il trébucha.
— Si vous êtes arrivé ivre, Nuli, dit Maîtresse Harfor d’un ton ferme, vous le regretterez amèrement en partant. J’y veillerai moi-même !
— Oui, Maîtresse, marmonna Rand, tirant sur ses cheveux.
Dans sa tête, Lews Therin eut un rire larmoyant et dément. Il avait été obligé de venir ici – c’était nécessaire – mais il commençait à le regretter.
Entourées de l’éclat de la saidar, Nynaeve et Talaan se faisaient face à quatre pas devant la cheminée, où un bon feu était parvenu à réchauffer l’atmosphère. À moins que ce ne fût l’effort qui l’eût réchauffée, pensa Nynaeve avec amertume. Cette leçon durait déjà depuis une heure, d’après la pendule ouvragée posée sur le manteau sculpté. Une heure de canalisage ininterrompu réchauffait n’importe qui. C’était Sareitha qui était censée être là, pas elle, mais la Brune s’était éclipsée du Palais, laissant une note parlant d’une commission urgente dans la cité. Careane avait refusé d’enseigner deux jours de suite, et Vandene refusait toujours de s’occuper d’aucune novice, pour la raison ridicule que l’enseignement de Zarya et Kirstian ne lui laissait pas une minute.
— Comme ça, dit-elle en enroulant son flux d’Esprit autour de l’apprentie filiforme du Peuple de la Mer, contrant sa tentative de la repousser.
Ajoutant son propre flux, elle la repoussa un peu plus, et en même temps, canalisa de l’Air en trois tissages séparés. L’un chatouilla Talaan à travers sa blouse de lin bleu. C’était une astuce très simple, mais la jeune fille déglutit de surprise. Pendant un instant, elle relâcha légèrement la Source, et un imperceptible tremblement du Pouvoir l’emplit. Durant cette fraction de seconde, Nynaeve cessa de pousser sur le flux de l’autre et ramena vivement le sien vers sa cible originelle. Forcer le bouclier sur Talaan ressemblait beaucoup à heurter un mur – sauf que le picotement était réparti sur tout son corps au lieu d’affecter simplement sa paume, bel avantage ! – mais l’aura de la saidar s’évanouit juste comme les deux derniers flux d’Air immobilisèrent les bras de Talaan à ses côtés et replièrent ses genoux dans ses larges chausses noires.
Très habilement fait, pensa Nynaeve. Talaan était très agile, très habile avec les tissages. De plus, essayer d’imposer un écran à quelqu’un qui tenait le Pouvoir était risqué dans le meilleur des cas et futile dans le pire, à moins qu’on ne soit beaucoup plus fort que l’adversaire et la force de Talaan était si proche de la sienne qu’il n’y avait pratiquement aucune différence. Cela l’aida à réprimer un sourire de satisfaction. Il n’y avait pas si longtemps que les sœurs s’étaient étonnées de sa force et croyaient que seuls les Réprouvés les surpassaient. Talaan n’avait pas encore ralenti ; elle n’était guère plus qu’une enfant. Quinze ans ? Peut-être plus jeune ! La Lumière seule savait quel était son potentiel. En tout cas, aucune des Pourvoyeuses-de-Vent ne l’avait mentionné, et Nynaeve n’allait pas le leur demander. Savoir dans quelle mesure la fille du Peuple de la Mer serait plus forte qu’elle ne l’intéressait absolument pas. Remuant ses pieds nus sur les motifs du tapis vert, Talaan fit une futile tentative pour rompre le bouclier que Nynaeve maintint facilement, puis soupira et baissa les yeux, concédant la défaite. Même quand elle avait réussi à suivre les instructions de Nynaeve, elle se comportait comme si elle avait échoué, et en cet instant, elle s’affaissa sur elle-même, tellement découragée qu’on aurait pu croire que seuls les flux d’Air la maintenaient debout.
Laissant ses flux se dissiper, Nynaeve rajusta son châle et ouvrit la bouche pour dire à Talaan ce qu’elle avait mal fait. Et pour lui signaler – une fois de plus – qu’il était inutile de tenter de se libérer à moins d’être beaucoup plus forte que la personne vous ayant imposé un écran. Les femmes du Peuple de la Mer semblaient ne jamais croire ce qu’elle leur disait avant qu’elle ne l’ait répété dix fois et démontré vingt.
— Elle a utilisé votre propre force contre vous, dit carrément Senine din Ryal avant que Nynaeve n’ait eu le temps de parler. Et, de nouveau, votre distraction. C’est comme la lutte, ma fille. Vous savez lutter.
— Essayez encore, ordonna Zaida avec un geste brusque de sa main tatouée.
Tous les fauteuils de la salle avaient été poussés contre les murs, quoiqu’un espace dégagé ne fût pas nécessaire, et Zaida assistait aux leçons, flanquée de six Pourvoyeuses-de-Vent, dans une profusion de soies brodées bleues, rouges et jaunes, et de lin teint de toutes les couleurs, complétée par un étalage aveuglant de boucles d’oreilles, d’anneaux de nez et de chaînes chargées de médaillons. Les séances se déroulaient toujours de la même façon : l’une des deux apprenties était utilisée pour les démonstrations pratiques – ou, selon ce que Nynaeve avait entendu dire, Merilille, qui était forcée de jouer le rôle de l’apprentie quand ce n’était pas elle l’enseignante – tandis que regardaient Zaida et un groupe ou l’autre de Pourvoyeuses-de-Vent. La Maîtresse-des-Vagues ne pouvait pas canaliser, bien sûr, bien qu’elle fût toujours présente, et aucune des Pourvoyeuses-de-Vent ne voulait s’abaisser à participer personnellement à la démonstration. Surtout pas ça.
De l’avis de Nynaeve, le groupe d’aujourd’hui était très bizarre, étant donné l’obsession du rang régnant chez le Peuple de la Mer. La propre Pourvoyeuse-de-Vent de Zaida, Shielyn, était assise à sa droite, une femme mince et réservée, presque aussi grande qu’Aviendha et dominant Zaida de la tête et des épaules. C’était normal d’après ce que savait Nynaeve, mais à la gauche de Zaida se trouvait Senine, et elle servait sur un rakeur, l’un des plus petits bateaux du Peuple de la Mer, le sien étant le plus petit de tous. Bien sûr, cette femme hâlée au visage ridé, et aux cheveux abondamment striés de gris, avait porté plus que ses six anneaux d’oreilles par le passé, et davantage de médaillons à la chaîne qui barrait sa joue gauche. Elle avait été Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux avant que Nesta din Reas fût élue à ce poste, mais, d’après leur loi, quand la Maîtresse-des-Vaisseaux ou une Maîtresse-des-Vagues mourait, sa Pourvoyeuse-de-Vent devait recommencer sa carrière au rang le plus bas. Pourtant, siéger près de Zaida impliquait plus que du respect pour l’ancien poste de Senine, Nynaeve en était certaine. Rainyn, une jeune femme aux joues de pommes d’api qui servait aussi sur un rakeur, occupait le fauteuil voisin de Senine, et une Kurin au visage de bois et aux yeux ternes était assise près de Shielyn, comme une statue noire. Cela reléguait Tebreille et Caire aux deux extrémités de la rangée, et elles étaient elles-mêmes toutes les deux Pourvoyeuses-de-Vent de la Maîtresse-des-Vagues, avec quatre gros anneaux à chaque oreille, et presque autant de médaillons que Zaida. Mais c’était peut-être simplement pour séparer les deux sœurs au regard hautain. Elles se haïssaient avec une passion qu’on ne trouve qu’entre parents. C’était peut-être ça. Comprendre les Atha’ans Miere était pire que tenter de comprendre les hommes. C’était à rendre fou.
Marmonnant entre ses dents, Nynaeve imprima une secousse à son châle, et se prépara, rassemblant ses flux. La pure joie de tenir la saidar ne pouvait rivaliser avec sa contrariété. « Essayez encore, Nynaeve. Une fois encore, Nynaeve. Faites ça maintenant, Nynaeve. » Au moins, Renaile n’était pas là. Souvent, elles lui demandaient d’enseigner des choses qu’elle savait moins bien que d’autres – trop souvent, des choses qu’elle savait à peine, reconnaissait-elle à contrecœur ; elle n’avait vraiment pas été suffisamment formée à la Tour – et chaque fois qu’elle tâtonnait un tant soit peu, Renaile se régalait de la voir transpirer. Les autres la faisaient transpirer aussi, mais elles ne semblaient pas y prendre tant de plaisir. Quoi qu’il en soit, au bout d’une heure, elle était fatiguée. Au diable Sareitha et sa commission urgente !
Elle frappa de nouveau, mais cette fois le flux de Talaan heurta le sien beaucoup plus légèrement qu’elle ne s’y attendait, et son propre flux dévia l’autre plus qu’elle n’en avait l’intention. Brusquement, six tissages d’Air surgirent de la jeune fille, filant vers Nynaeve, qui trancha vivement avec le Feu. Les flux coupés se rétractèrent vers Talaan, la secouant visiblement, mais avant qu’ils n’aient disparu, six autres apparurent, plus rapides que les premiers. Nynaeve frappa. Et ravala son air quand le tissage d’Esprit de Talaan papillota autour d’elle et l’entoura, coupant la saidar. Elle était isolée d’un écran ! Talaan lui avait imposé un écran ! Pour couronner le tout, les flux d’Air lui liaient solidement les bras et les jambes, froissant ses jupes. Si l’absence de Sareitha ne l’avait pas tant bouleversée, cela ne serait jamais arrivé.
— La petite la tient, dit Caire, d’un ton surpris.
Au regard froid qu’elle posa sur Talaan, personne n’aurait deviné qu’elle était sa mère. En fait, Talaan semblait embarrassée par son succès, relâchant les flux immédiatement et baissant les yeux.
— C’est très bien, Talaan, déclara Nynaeve comme personne ne prononçait un mot d’encouragement.
Irritée, elle secoua l’arrière de son châle, et en reposa les extrémités au creux de ses coudes. Inutile de dire à Talaan qu’elle avait eu de la chance. Elle était rapide, certes, mais Nynaeve ne savait pas si elle pourrait elle-même continuer à canaliser plus longtemps. En ce moment, elle ne tenait pas sa meilleure forme.
— Je ne dispose pas de plus de temps aujourd’hui, j’en ai peur…
— Recommencez, ordonna Zaida, se penchant, très attentive. Je veux voir quelque chose.
Ce n’était pas une explication, ou rien qui approchât d’une excuse, mais simplement une constatation. Zaida ne s’expliquait et ne s’excusait jamais. Elle s’attendait à ce qu’on lui obéisse.
Nynaeve eut envie de lui dire qu’elles ne pouvaient pas voir ce qu’elle faisait, mais elle rejeta cette idée immédiatement. Pas avec six Pourvoyeuses-de-Vent dans la pièce. Deux jours plus tôt, elle avait exprimé franchement ses opinions, et elle ne voulait pas répéter cette expérience. Elle s’était efforcée de penser qu’il s’agissait d’une punition pour avoir parlé sans réfléchir, mais ça n’avait rien arrangé. Elle regrettait de leur avoir appris à se lier.
— Une seule fois, dit-elle fermement en se tournant vers Talaan, après, je dois m’en aller.
Cette fois, elle pensa à l’astuce de Talaan. Canalisant, elle rencontra le tissage de la jeune fille avec plus de dextérité, et sans forcer. La jeune fille eut un sourire hésitant. Pensant que Nynaeve ne se laisserait pas distraire par des flux d’Air extérieurs, le tissage de Talaan s’enroula autour d’elle, et elle fila agilement le sien pour le contrer. Elle serait prête quand Talaan lâcherait ses flux d’Air. Rien de dangereux, assurément. C’était un exercice. Sauf que le flux d’Esprit de Talaan ne compléta pas sa boucle, et celui de Nynaeve dévia largement tandis que celui de Talaan la frappait de plein fouet. Une fois encore, la saidar s’éteignit en elle, et des liens d’Air lui plaquèrent les bras sur les flancs et lui attachèrent les jambes.
Elle inspira lentement, prudemment. Elle aurait dû féliciter la jeune femme. Si elle avait eu une main libre, elle aurait tiré sur sa tresse à se scalper.
— Ne bougez plus ! commanda Zaida, se levant et s’avançant avec grâce vers Nynaeve, ses amples chausses de soie rouge battant ses pieds nus, sa large ceinture rouge savamment nouée se balançant sur sa cuisse.
Les Pourvoyeuses-de-Vent se levèrent et la suivirent par ordre hiérarchique. Caire et Tebreille s’ignorèrent froidement en se plaçant près des Pourvoyeuses-de-Vent, tandis que Senine et Rainyn fermaient la marche.
Docilement, Talaan maintint l’écran et les liens autour de Nynaeve fulminante, figée comme une statue. Telle une marionnette brisée, elle refusait de se débattre. Caire et Tebreille l’étudièrent avec un dédain glacial, et Kurin avec le mépris qu’elle éprouvait pour tous les rampants. Cette femme aux yeux durs n’afficha aucune expression, mais point n’était besoin d’être longtemps avec elle pour connaître ses pensées. Seule Rainyn manifesta un peu de sympathie, par un petit sourire penaud.
Zaida regarda Nynaeve dans les yeux. Elles étaient à peu près de la même taille.
— Elle est ligotée aussi étroitement que possible, apprentie ?
Talaan s’inclina profondément, parallèlement au sol, et toucha son front, ses lèvres et son cœur.
— Ainsi que vous l’avez commandé, Maîtresse-des-Vagues, murmura-t-elle.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Nynaeve. Relâchez-moi. Vous vous en tirez peut-être en agissant ainsi avec Merilille, mais si vous pensez une minute…
— Vous dites qu’il n’y a aucun moyen de briser ces liens à moins d’être beaucoup plus forte, l’interrompit Zaida.
Le ton n’était pas dur, mais elle voulait qu’on l’écoute.
— La Lumière aidant, nous saurons si c’est vrai. On sait que les Aes Sedai savent enjoliver la vérité. Pourvoyeuses-de-Vent, formez un cercle. Kurin, vous le dirigerez. Si elle se libère, veillez à ce que personne ne soit blessé. En prime… Apprentie, préparez-vous à la renverser la tête en bas quand j’aurai compté jusqu’à cinq. Un…
L’aura de la saidar enveloppa les Pourvoyeuses-de-Vent qui se lièrent. Kurin se tenait debout, pieds écartés et poings sur les hanches, comme pour garder son équilibre sur le pont d’un vaisseau. Son manque total d’expression semblait annoncer sa conviction qu’elles allaient se heurter à des réticences, sinon à un mensonge avéré. Talaan prit une profonde inspiration, et, pour une fois, se tint très droite, ne clignant même pas des yeux, son regard anxieux fixé sur Zaida.
Nynaeve battit des paupières. Non ! Elles ne pouvaient pas lui faire ça ! Pas une deuxième fois !
— Je vous l’affirme, dit-elle avec plus de calme qu’elle n’en ressentait, je n’ai aucun moyen de rompre l’écran. Talaan est trop forte.
— Deux, dit Zaida, croisant les bras et regardant Nynaeve comme si elle pouvait voir les tissages.
Nynaeve tenta de repousser l’écran. Pour ce qu’il céda, elle aurait aussi bien pu pousser un mur de pierre.
— Écoutez-moi, Zai… Maîtresse-des-Vagues.
Inutile d’attiser davantage son courroux. Elles étaient à cheval sur les formules de politesse et bien d’autres choses encore.
— Je suis sûre que Merilille vous a dit quelque chose à propos des écrans ? Elle a prêté les Trois Serments. Elle ne peut pas mentir !
Egwene avait peut-être raison au sujet de la Baguette des Serments.
Zaida ne cilla pas, immobile.
— Trois.
— Écoutez-moi, dit Nynaeve sans se soucier que sa voix sonnât un peu désespérée.
Peut-être plus qu’un peu. Elle poussa plus fort sur l’écran, puis de toutes ses forces. Elle aurait aussi bien pu se taper la tête contre un rocher. Instinctivement, elle se contorsionna dans les liens d’Air qui l’immobilisaient, les franges et les plis de son châle dansant autour d’elle. Elle avait autant de chances de briser ces liens que de briser l’écran, mais elle ne put s’empêcher de le tenter. Pas une seconde fois ! Elle ne le supporterait pas !
— Il faut m’écouter !
— Quatre.
Non ! Non ! Pas une seconde fois ! Frénétique, elle gratta l’écran. Il était peut-être dur comme de la pierre, mais au toucher, on aurait dit du verre, lisse et glissant. Au-delà, elle sentait la Source, la voyait presque, comme la lumière et la chaleur, juste hors de portée de sa vue. Avec l’énergie du désespoir, elle tâtonna sur la surface lisse, semblable à un cercle assez petit pour tenir dans sa main, et assez grand pour englober le monde entier. Mais quand elle tenta de prendre le bord du cercle à pleine main, elle se retrouva au centre dur et lisse. C’était inutile. Voilà longtemps qu’elle l’avait appris, l’avait essayé. Son cœur battait à tout rompre. S’efforçant vainement au calme, elle tâtonna de nouveau à la recherche du bord, le suivant de la main sans tenter de le saisir. Il y avait un endroit où il semblait… plus mou. Elle ne l’avait jamais remarqué, avant. Il ne semblait en rien différent du reste, et il n’était guère plus mou, mais elle se précipita dessus. Et se retrouva au centre. Folle d’angoisse, elle projeta toutes ses forces encore et encore, chaque fois ramenée au centre, sans même faire une pause avant de recommencer. Encore. Ô Lumière ! Je vous en prie ! Elle devait se libérer avant…
Brusquement, elle réalisa que Zaida n’avait pas encore dit « cinq ». Avalant l’air à grandes goulées comme si elle venait de courir dix miles, elle la fixa. La sueur inondait son visage, son dos. Dégoulinait entre ses seins, coulait le long de son ventre. Ses jambes chancelaient. La Maîtresse-des-Vagues la regardait dans les yeux, tapotant pensivement ses lèvres pleines d’un index fuselé. L’aura enveloppait toujours le cercle des six femmes. Kurin aurait pu être une statue de pierre dédaigneuse. Zaida n’avait pas dit « cinq ».
— A-t-elle vraiment tenté de se libérer aussi énergiquement qu’il le semble, Kurin ? demanda finalement la Maîtresse-des-Vagues, ou ces contorsions et ces jérémiades ne sont-elles qu’un numéro ?
Nynaeve s’efforça de la foudroyer avec indignation. Elle n’avait pas pleurniché ! Non ? Son air hargneux fit autant impression sur Zaida que la pluie sur la pierre.
— Avec autant d’efforts, Maîtresse-des-Vagues, elle aurait pu transporter un rakeur sur son dos.
Mais les billes noires de ses yeux étaient toujours dédaigneuses. Elle ne respectait que ceux qui passaient leur vie en mer.
— Libérez-la, Talaan, ordonna Zaida.
Bouclier et liens s’évanouirent tandis qu’elle se retournait, s’avançant vers les sièges sans un autre regard pour Nynaeve.
— Pourvoyeuses-de-Vent, j’aurai deux mots à vous dire quand elle sera partie. Je vous reverrai demain à la même heure, Nynaeve Sedai.
Lissant ses jupes fripées et rajustant son châle avec irritation, Nynaeve s’efforça de retrouver un peu de dignité. Ce ne fut pas facile, compte tenu de son état. Elle était certaine de ne pas avoir pleurniché ! Elle essaya de ne pas regarder la femme qui lui avait imposé un écran. Deux fois ! Debout, docile comme un agneau, les yeux fixés sur le tapis. D’une secousse, elle entoura ses épaules de son châle.
— Sareitha Sedai enseignera à son tour demain, Maîtresse-des-Vagues.
Au moins, sa voix ne tremblait pas.
— Demain, je serai occupée jusqu’à…
— Vos leçons sont plus édifiantes que celles des autres, dit Zaida, toujours sans prendre la peine de la regarder. À la même heure, sinon, j’enverrai vos élèves vous chercher. Vous pouvez partir maintenant.
Avec effort, Nynaeve ravala ses protestations. Plus édifiantes ? Qu’est-ce que ça signifiait ? Elle songea qu’elle n’avait pas vraiment envie de le savoir.
Jusqu’à ce qu’elle ait quitté la pièce, elle était toujours l’enseignante – les règles du Peuple de la Mer étaient rigides ; Nynaeve supposait qu’en mer, des règles laxistes pouvaient avoir de graves conséquences, mais elle aurait voulu qu’elles réalisent qu’elles n’étaient pas en mer –, et cela signifiait qu’elle ne pouvait pas simplement partir, quelque désir qu’elle en eût. Pis, leurs règles étaient assez spécifiques concernant les enseignants venus de chez les rampants. Elle aurait pu refuser de coopérer, supposa-t-elle, mais si elle violait leur marché, ne fût-ce que d’un cheveu, ces femmes en parleraient depuis Tear jusqu’à la Lumière seule savait où ! Le monde entier saurait que les Aes Sedai avaient renié leur parole. Et il valait mieux ne pas penser à ce que cela signifierait pour le prestige des Aes Sedai. Par le sang et les cendres, Egwene avait raison, et qu’elle soit réduite en cendres pour ça !
— Merci, Maîtresse-des-Vagues, de me permettre de vous instruire, dit-elle, s’inclinant et touchant son front, ses lèvres et son cœur.
Elle ne les gratifia que d’un rapide signe de tête. C’était tout ce qu’elles méritaient aujourd’hui. Enfin, deux. Il fallait aussi saluer les Pourvoyeuses-de-Vent.
— Merci, Pourvoyeuses-de-Vent de me permettre de vous instruire.
Les sœurs qui viendraient après elle exploseraient en apprenant que leurs élèves pouvaient leur dire quoi enseigner et quand, et même leur donner les ordres quand elles n’enseignaient pas. Sur un vaisseau du Peuple de la Mer, un enseignant ramant était hiérarchiquement supérieur à un simple matelot, mais de justesse. Et les sœurs ne recevraient même pas les bourses d’or utilisées pour attirer à bord d’autres enseignants.
Zaida et les Pourvoyeuses-de-Vent réagirent comme si le plus bas des matelots avait annoncé son départ. C’est-à-dire qu’elles restèrent groupées en silence, impatientes, attendant que Nynaeve s’en aille. Seule Rainyn lui fit l’aumône d’un regard. Tout bien considéré, elle était Pourvoyeuse-de-Vent, elle aussi. Talaan était toujours où on l’avait laissée, silhouette docile baissant les yeux sur le tapis devant ses pieds nus.
Bien droite et tête haute, Nynaeve sortit aussi dignement qu’elle put. Couverte de sueur, sa fierté en lambeaux. Dans le couloir, elle empoigna la porte à deux mains et la claqua de toutes ses forces. Le fracas de tonnerre se répercutant en écho répondit à ses attentes. Si quelqu’un se plaignait du bruit, elle pourrait toujours dire que le battant lui avait échappé.
Se détournant de la porte, elle essuya ses mains avec satisfaction. Et sursauta en voyant qui l’attendait.
En robe bleu foncé fournie par les Femmes de la Famille, Alivia n’avait pas une apparence inhabituelle au premier abord ; elle était un peu plus grande que Nynaeve, avec de fines pattes-d’oie au coin de ses yeux bleus, et des fils blancs dans ses cheveux d’or. Mais ces yeux bleus pétillaient d’intensité, comme ceux d’un faucon concentré sur sa proie.
— Maîtresse Corly m’envoie vous dire qu’elle aimerait vous voir au dîner de ce soir, dit le faucon aux yeux bleus avec l’accent traînant du Seanchan. Maîtresse Karistovan, Maîtresse Arman et Maîtresse Juarde seront là.
— Que faites-vous ici toute seule ? demanda Nynaeve.
Elle aurait voulu être comme la plupart des autres sœurs, mais c’était quelque chose qu’elle n’avait pas eu le temps d’apprendre. Peut-être certains Réprouvés étaient-ils plus forts qu’Alivia, mais sans doute personne d’autre. Et elle était Seanchane. Nynaeve aurait préféré être accompagnée. Même de Lan, bien qu’elle lui eût ordonné de rester à l’écart de ses leçons au Peuple de la Mer. Elle n’était pas certaine qu’il avait cru son histoire de glissade dans l’escalier, l’autre jour.
— Vous n’êtes pas censée vous déplacer sans escorte !
Alivia haussa les épaules, en un mouvement presque imperceptible. Quelques jours plus tôt, elle n’avait été qu’une boule d’obséquiosité, auprès de laquelle Talaan semblait audacieuse. Plus maintenant.
— Personne n’était disponible, alors je suis sortie seule. D’ailleurs, si vous me surveillez sans arrêt, vous n’aurez jamais confiance en moi, et je ne parviendrai pas à tuer des sul’dams.
D’une certaine façon, énoncé sur ce ton naturel, cela était encore plus effrayant.
— Je pourrais vous apprendre des choses. Ces Asha’man disent qu’ils sont des armes, et ils ne sont pas mauvais, je le sais par expérience, mais je suis meilleure.
— Peut-être, répondit sèchement Nynaeve, rajustant son châle. Et peut-être en savons-nous plus que vous ne pensez.
Elle aurait volontiers montré à cette femme quelques tissages appris de Moghedien. Y compris certains dont toutes étaient convenues qu’ils étaient trop horribles pour s’en servir. Sauf… Elle était pratiquement certaine qu’Alivia pouvait la maîtriser facilement, quoi qu’elle fît. S’empêcher de passer d’un pied sur l’autre devant ce regard intense ne fut pas facile.
— Jusqu’à ce que – à moins que ! – nous décidions différemment, vous ne paraîtrez pas devant moi sans deux ou trois Femmes de la Famille, si vous savez où est votre intérêt.
— Si telle est votre volonté, dit Alivia, absolument pas déconcertée. Quel message voulez-vous que je transmette à Maîtresse Corly ?
— Dites-lui que je me vois obligée de décliner son aimable invitation. Et n’oubliez pas ce que je vous ai dit.
— Je le lui dirai, répondit la Seanchane de sa voix traînante, sans se soucier de son admonestation. Mais je ne crois pas que c’était exactement une invitation. Une heure après le crépuscule. Vous voudrez peut-être vous en souvenir.
Avec un petit sourire entendu, elle s’éloigna, sans se presser, pour retourner à sa place de prisonnière gardée par la Famille.
Nynaeve fixa un regard furibond sur le dos de la femme qui s’éloignait, et pas parce qu’elle avait négligé de lui faire une révérence. Enfin, pas seulement pour ça. Dommage qu’elle n’ait pas conservé un peu de son obséquiosité, au moins vis-à-vis des sœurs. Après un coup d’œil à la porte cachant les Atha’ans Miere, Nynaeve eut envie de suivre Alivia pour voir si elle lui obéissait. Mais elle partit dans la direction opposée. Sans se presser. Si les femmes du Peuple de la Mer sortaient, il serait déplaisant qu’elles puissent penser qu’elle écoutait aux portes. Mais elle ne se pressa pas quand même. Elle marcha d’un bon pas.
Les Atha’ans Miere n’étaient pas les seules qu’elle voulait éviter dans le Palais. Ainsi, ce n’était pas exactement une invitation ? Sumeko, Karistovan, Chilares Arman et Famelle Juarde avaient fait partie du Cercle du Tricot avec Reanne Corly. Le dîner n’était qu’un prétexte. Elles voudraient lui parler des Pourvoyeuses-de-Vent. Plus précisément, des rapports entre les Aes Sedai du Palais et les « Irrégulières » du Peuple de la Mer. Elles n’iraient pas jusqu’à lui reprocher de ne pas avoir soutenu la dignité de la Tour Blanche. Pourtant elles n’en étaient pas loin. Mais le dîner serait ponctué de questions insidieuses et de commentaires caustiques. Rien sur quoi elle puisse simplement ordonner de se taire. Elle doutait qu’elles s’en abstiennent, sauf sur ordre. De plus, elles étaient capables de la trouver si elle n’allait pas à ce dîner. Ç’avait été une terrible erreur de les encourager à montrer du courage. Au moins, elle n’était pas la seule à en pâtir, tout en pensant qu’Elayne était parvenue à éviter le pire. Oh, ce qu’il lui tardait de les voir de nouveau revêtues du blanc des novices ou de la robe d’Acceptée ! Comme il lui tardait de ne plus voir une seule des Atha’ans Miere !
— Nynaeve ! cria quelqu’un d’une voix étranglée derrière elle.
L’accent était celui du Peuple de la Mer.
— Nynaeve !
Se forçant à lâcher sa tresse, elle pivota sur elle-même, prête à rabrouer l’importune. Elle n’enseignait pas pour le moment, elle n’était pas sur un vaisseau, et elles pouvaient la laisser tranquille, sacrebleu !
Talaan s’arrêta devant elle d’une glissade, ses pieds nus dérapant sur les dalles rouge foncé. Haletante, la jeune fille tourna la tête de droite et de gauche, comme effrayée qu’on la surprenne. Elle se troublait chaque fois qu’un domestique en livrée passait à la limite de son champ visuel, et ne se remettait à respirer qu’en constatant que ce n’était qu’un serviteur.
— Puis-je aller à la Tour Blanche ? demanda-t-elle, hors d’haleine, se tordant les mains et dansant d’un pied sur l’autre. Je ne serai jamais choisie. Elles appellent ça un sacrifice, de quitter la mer à jamais, mais je rêve de devenir novice. Ma mère me manquera terriblement mais… Je vous en prie. Vous devez m’emmener à la Tour. Il le faut !
Nynaeve cligna des yeux à ce flot de paroles. Bien des femmes rêvaient de devenir Aes Sedai, mais elle n’en avait jamais entendu une seule dire qu’elle rêvait d’être novice. De plus… Les Atha’ans Miere refusaient le passage à toute Aes Sedai si la Pourvoyeuse-de-Vent canalisait. Mais pour empêcher les sœurs d’enquêter trop loin, de temps en temps elles choisissaient une apprentie et l’envoyaient à la Tour Blanche. Egwene disait qu’actuellement il n’y avait à la Tour que trois sœurs issues du Peuple de la Mer, toutes trois assez faibles dans le Pouvoir. Pendant trois mille ans, cela avait suffi pour convaincre la Tour que le don était rare et faible chez les Atha’ans Miere, et que ça ne valait pas la peine d’enquêter davantage. Talaan avait raison ; aucune femme de sa puissance ne serait jamais autorisée à aller à la Tour, même maintenant que leur subterfuge tirait à sa fin. En fait, cela faisait partie du marché passé avec elles, à savoir que les Atha’ans Miere devenues sœurs étaient autorisées à renoncer à leur statut d’Aes Sedai et à retourner à leurs vaisseaux. Cela ferait hurler l’Assemblée de la Tour.
— C’est que la formation est très dure, Talaan, dit-elle gentiment, et que vous devez avoir au moins quinze ans. De plus…
La jeune femme avait dit autre chose, qui la frappa soudain.
— Votre mère vous manquera ? dit-elle, incrédule, sans se soucier du ton.
— J’ai dix-neuf ans ! répliqua Talaan, indignée.
Devant sa silhouette et son visage de jeune garçon, Nynaeve ne fut pas certaine de la croire.
— Bien sûr que ma mère me manquera. Ai-je l’air d’une fille dénaturée ? Oh, je vois ! Vous ne comprenez pas. Nous sommes très affectueuses en privé, mais nous devons éviter tout signe d’affection en public. C’est un crime grave chez nous. Ma mère pourrait être dégradée, et nous pourrions être toutes les deux pendues tête en bas au gréement pour être fouettées.
Nynaeve grimaça à cette idée.
— Je comprends que vous vouliez éviter ça, dit-elle. Même ainsi…
— Tout le monde s’efforce d’éviter tout signe d’affection, mais c’est encore pire dans mon cas. Nynaeve !
Cette fille… femme… jeune femme… devrait apprendre à ne pas interrompre une sœur si elle devenait novice. Non qu’elle le pût, bien sûr. Nynaeve tenta de reprendre la parole, mais Talaan se lança dans un torrent de paroles.
— Ma grand-mère est Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vagues du Clan Rossaine, mon arrière-grand-mère est Pourvoyeuse-de-Vent du Clan Dacan et sa sœur du Clan Takana. Ma famille s’honore que cinq d’entre nous aient atteint un rang si élevé. Et tout le monde surveille Gelyn de peur qu’elle abuse de son influence. Et avec juste raison – les faveurs ne peuvent pas être tolérées – ma sœur est restée apprentie cinq ans de plus que la normale, et ma cousine, six ! Juste pour qu’on ne puisse prétendre qu’elles ont été favorisées. Quand je fais le point sur les étoiles et que je donne notre position correctement, je suis punie parce que j’ai été trop lente, même si j’ai la réponse aussi vite que la Pourvoyeuse-de-Vent Ehvon ! Quand je goûte l’air de la mer et annonce que la côte approche, je suis punie parce que le goût que je détecte n’est pas le même que celui de la Pourvoyeuse-de-Vent Ehvon ! Je vous ai entourée d’un écran, mais ce soir je serai pendue par les pieds pour ne pas l’avoir fait plus tôt ! Je suis punie pour des fautes ignorées chez les autres, pour des fautes que je ne commets jamais, parce que je pourrais les commettre ! Votre formation de novice a-t-elle été aussi dure que ça, Nynaeve ?
— Ma formation de novice, dit-elle d’une voix défaillante.
Si seulement elle arrêtait de parler d’être pendue par les pieds !
— Oui. Bon. Vous n’aimeriez pas en entendre parler.
Le don de canaliser se transmettant de mère en fille pendant quatre générations ? Par la Lumière ! Une mère qui le passait à sa fille, c’était déjà rare. La Tour voudrait Talaan. Mais elle ne l’aurait pas.
— Caire et Tebreille s’aiment vraiment aussi, je suppose ? dit-elle, cherchant à changer de conversation.
Talaan renifla avec dédain.
— Ma tante est rusée et menteuse. Elle se réjouit de chaque humiliation qu’elle peut infliger à ma mère. Mais ma mère l’abaissera comme elle le mérite. Un jour, Tebreille se retrouvera à servir sur un rakeur, sous une Maîtresse-des-Voiles féroce !
À cette idée, elle hocha la tête, de rancune et de satisfaction. Puis elle sursauta, les yeux dilatés comme un faon, quand un serviteur approcha d’un pas vif derrière elles. Cela lui rappela son objectif. Elle épia à droite et à gauche tout en parlant précipitamment.
— On ne peut pas bavarder pendant les cours, mais on peut en dehors. Si vous annoncez que je vais être envoyée à la Tour, elles ne pourront rien faire. Vous êtes Aes Sedai !
Nynaeve la regarda, les yeux écarquillés. Et elles auraient tout oublié la prochaine fois qu’elle leur donnerait une leçon ? La sotte avait pourtant vu ce qu’elles lui avaient fait !
— Je comprends bien votre désir, Talaan, mais…
— Merci, l’interrompit Talaan, s’inclinant rapidement. Merci !
Et elle s’élança dans le couloir, courant à toute vitesse.
— Attendez ! lui cria Nynaeve, faisant quelques pas derrière elle. Revenez ! Je n’ai rien promis !
Des domestiques la regardèrent, stupéfaits, et continuèrent à lui lancer des regards étonnés même après être retournés à leur travail. Elle aurait dû courir derrière cette idiote, mais elle avait peur qu’elle la conduise droit vers Zaida et les autres. Et cette sotte allait se targuer qu’elle irait à la Tour. Par la Lumière, elle le leur dirait tôt ou tard de toute façon !
— On dirait que vous venez d’avaler une prune pourrie, dit Lan, se matérialisant soudain à son côté, grand et d’une beauté saisissante dans sa tunique verte bien coupée.
Elle se demanda depuis combien de temps il était là. Il semblait impossible qu’un homme aussi grand et d’une présence si impérieuse puisse rester immobile au point qu’on ne le voie pas, même sans une cape de Lige.
— Un plein panier, murmura-t-elle, pressant son visage contre la large poitrine de son mari.
Elle apprécia de se blottir contre lui, juste un instant, pendant qu’il lui caressait doucement les cheveux, même si elle dut repousser la poignée de son épée qui lui rentrait dans les côtes. Et celui qui s’offenserait de cette manifestation publique d’affection pourrait aller se faire pendre. Elle voyait les désastres s’accumuler. Même si elle disait à Zaida et aux autres qu’elle n’avait nulle intention d’emmener Talaan où que ce soit, elles allaient l’écorcher vive. Et elle ne pourrait pas le cacher à Lan, cette fois. En admettant qu’elle y soit parvenue la première fois.
Reanne et les autres l’apprendraient. Et Alise ! Elles se comporteraient comme avec Merilille, ignorant ses ordres, la respectant à peu près autant que les Pourvoyeuses-de-Vent respectaient Talaan ! On lui mettrait sur le dos la garde d’Alivia, et quelque catastrophe en sortirait, l’humiliation absolue. C’était tout ce dont elle semblait capable, ces derniers temps : trouver une nouvelle façon d’être humiliée. Et tous les quatre jours, elle devrait quand même affronter Zaida et les Pourvoyeuses-de-Vent.
— Vous rappelez-vous comment vous m’avez gardée dans nos appartements hier ? murmura-t-elle, levant les yeux à temps pour voir un sourire remplacer l’inquiétude sur son visage.
Naturellement qu’il se rappelait. Elle rougit. Discuter avec des amies, c’était une chose, mais faire des avances à son mari lui en paraissait une tout autre.
— Eh bien, je veux que vous m’y rameniez et que vous m’empêchiez de m’habiller pendant au moins un an !
Au début, elle avait été furieuse, mais il avait des façons de lui faire oublier sa fureur.
Il renversa la tête en arrière et partit d’un éclat de rire tonitruant, qu’elle imita. Mais elle avait envie de pleurer. Elle ne plaisantait pas totalement en disant ça.
Comme elle avait un mari, elle n’était pas obligée de partager son lit avec une ou deux femmes, et elle bénéficiait aussi d’un salon. Il n’était pas grand, mais il paraissait toujours confortable, avec la cheminée, la petite table et les quatre fauteuils. Il ne leur en fallait pas plus. Mais ses espoirs d’intimité s’évanouirent dès qu’ils y entrèrent. La Première Servante attendait au milieu du tapis à fleurs, aussi majestueuse qu’une reine, l’air mécontent. Et dans un coin de la pièce, il y avait un individu dépenaillé, avec une horrible verrue sur le nez et une besace à l’épaule.
— Cet homme prétend qu’il vous apporte quelque chose dont vous avez un besoin urgent, dit Maîtresse Harfor, après de courtes formules de politesse.
Elle semblait désapprouver également Nynaeve et l’individu à la verrue.
— Je ne vous cacherai pas que son apparence me déplaît.
Malgré la fatigue, Nynaeve parvint à embrasser la Source, ce qui était presque au-dessus de ses forces, mais elle y réussit en un éclair, aiguillonnée par des idées meurtrières, et la Lumière seule savait quoi d’autre. Lan avait dû percevoir un changement sur son visage parce qu’il fit un pas vers l’homme à la verrue. Il ne toucha pas son épée, mais on aurait dit à son attitude qu’il l’avait déjà dégainée. Comment parvenait-il à lire dans son esprit alors qu’une autre tenait le lien, c’est ce qu’elle ne comprenait pas, mais ça lui fit plaisir. Elle était parvenue à égaler Talaan – du moins en force ! – mais en cet instant, elle n’était pas certaine de pouvoir canaliser suffisamment pour renverser une chaise.
— Je ne l’ai jamais vu, dit-elle.
— Pardon, Maîtresse, dit l’homme à la verrue, tirant sur une mèche grasse. Maîtresse Thane a dit que vous vouliez me voir immédiatement. Une affaire du Cercle des Femmes, elle a dit. Au sujet de Cenn Buie.
Nynaeve se secoua, puis se rappela qu’il lui fallait fermer sa bouche.
— Oui, dit-elle lentement, en fixant l’étranger.
Il lui était difficile de regarder autre chose que sa verrue, mais elle était certaine de le voir pour la première fois. Une affaire du Cercle des Femmes. Il lui semblait impossible qu’il en sache quoi que ce soit. C’était secret. Mais elle ne relâcha pas la saidar.
— Je… me rappelle maintenant. Merci, Maîtresse Harfor. Je suis certaine que vos responsabilités vous appellent ailleurs.
Au lieu de saisir l’allusion, la Première Servante hésita, fronçant des sourcils soupçonneux. Elle regarda le visiteur, puis Lan avant de se rasséréner. Elle hocha la tête d’un air entendu, comme si la présence de Lan changeait tout.
— Alors, je vais vous laisser. Je suis sûre que le Seigneur Lan saura quoi faire de ce monsieur.
Réprimant son indignation, Nynaeve attendit à peine que la porte se referme sur elle avant de pivoter vers l’homme à la verrue.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Comment connaissez-vous ces noms ? Vous n’êtes pas des Deux Riv…
L’homme… ondula littéralement. Il s’étira en hauteur, et soudain, ce fut Rand, grimaçant et déglutissant, en drap fripé avec ces affreuses têtes rouge et or scintillant sur le dos de ses mains, et une besace en cuir à l’épaule. Où avait-il appris ça ? Qui le lui avait enseigné ? Elle résista à l’envie de se déguiser elle-même, juste un instant, pour lui montrer qu’elle pouvait en faire autant.
— Je vois que vous n’avez pas suivi votre propre conseil, dit-il à Lan, exactement comme si elle n’était pas là. Mais pourquoi la laissez-vous prétendre être Aes Sedai ? Même si les véritables Aes Sedai l’acceptent, cela peut lui nuire.
— Parce qu’elle est Aes Sedai, berger, répliqua Lan calmement.
Il ne la regarda pas, lui non plus ! Et il semblait toujours prêt à dégainer en un clin d’œil.
— Quant au conseil… Parfois, elle est plus forte que vous. Le croyez-vous ?
Alors, Rand la regarda, fronçant des sourcils incrédules. Elle rajusta ostensiblement son châle, dont les franges jaunes oscillèrent. Mais il se contenta de secouer la tête, lentement, et dit :
— Non. Vous avez raison. Parfois, on est trop faible pour faire ce qu’on devrait.
— Quelles sottises vous racontez-vous tous les deux ? demanda-t-elle d’un ton brusque.
— Juste des histoires d’hommes, dit Lan.
— Tu ne comprendrais pas, dit Rand.
Elle renifla avec dédain. Papotages et commérages, c’était toute la conversation des hommes, neuf fois sur dix. Dans le meilleur des cas. Elle relâcha la saidar, très lasse. À contrecœur. Elle n’avait certes nul besoin de se défendre contre Rand, mais elle aurait voulu la retenir un peu plus longtemps, juste pour la sentir.
— Nous sommes au courant pour Cairhien, Rand, dit-elle, s’asseyant avec soulagement.
Ces maudites femmes du Peuple de la Mer l’avaient épuisée !
— Est-ce pour ça que tu es ici, attifé comme ça ? Si tu tâches de te cacher de qui que ce soit…
Il avait l’air fatigué. Il semblait plus dur que dans son souvenir, mais surtout épuisé. Pourtant, il resta debout. Curieusement, son attitude ressemblait beaucoup à celle de Lan, sur le point de dégainer une épée qu’il n’avait pas. Peut-être que cette tentative de le tuer le rendrait raisonnable.
— Rand, Egwene peut t’aider.
— Je ne me cache pas exactement, dit-il. Au moins jusqu’à ce que je puisse tuer ceux qui le méritent.
Par la Lumière, il en parlait avec autant d’indifférence qu’Alivia ! Pourquoi lui et Lan continuaient-ils à se surveiller du coin de l’œil tout en feignant le contraire ?
— D’ailleurs, comment Egwene pourrait-elle m’aider ? poursuivit-il, posant sa besace sur la table.
Elle entendit le bruit mat que fit l’objet qui s’y trouvait au contact de la table.
— Je suppose qu’elle est Aes Sedai, elle aussi ?
Au ton, il semblait amusé !
— Est-ce qu’elle est ici ? Vous trois, et deux vraies Aes Sedai. Seulement deux ! Non. Je n’ai pas de temps à perdre avec ça. J’ai besoin de toi pour me garder quelque chose jusqu’à…
— Egwene est le Siège d’Amyrlin, espèce d’idiot, gronda-t-elle.
C’était agréable d’interrompre quelqu’un.
— Elaida est une usurpatrice. J’espère que tu as le bon sens de ne pas t’approcher d’elle ! Tu ne quitterais pas l’entrevue sur tes deux jambes, je peux te le garantir. Il y a cinq vraies Aes Sedai ici, moi comprise, et trois cents de plus avec Egwene, plus une armée prête à déposer Elaida. Regarde-toi ! Quelqu’un a tenté de te tuer, et tu es forcé de circuler incognito, déguisé en palefrenier ! Où serais-tu plus en sécurité qu’auprès d’Egwene ? Même tes Asha’man n’oseraient pas s’attaquer à trois cents sœurs !
Il s’efforça, sans grand succès, de masquer sa surprise, la regardant, ahuri.
— Ce qu’osent mes Asha’man t’étonnerait, dit-il, ironique, quelques instants plus tard. Mat est avec l’armée d’Egwene, je suppose ?
Portant la main à son front, il chancela et recula d’un demi-pas.
Mais elle s’était levée avant qu’il puisse reprendre son équilibre. Embrassant la saidar, elle prit la tête de Rand entre ses deux mains et tissa laborieusement un Delving autour de lui. Elle avait tenté de trouver une meilleure méthode de diagnostic, jusque-là sans succès. Cela suffisait. À peine le tissage s’était-il posé sur lui, que la respiration de Nynaeve s’arrêta. Elle savait qu’il avait reçu une blessure au flanc à Falme, qui ne cicatrisait jamais complètement, résistant à toutes les méthodes de Guérison qu’elle connaissait, comme une pustule maléfique. Maintenant, il y avait une nouvelle blessure à moitié cicatrisée en travers de la première, qui pulsait aussi de maléfice. Mais d’un maléfice différent, comme s’il était le reflet inversé de l’autre, mais tout aussi virulent. Et elle ne pouvait toucher ni l’un ni l’autre avec le Pouvoir. Elle n’en avait pas vraiment envie – rien que d’y penser lui donnait la chair de poule ! – mais elle essaya quand même. Et quelque chose d’invisible la repoussa. Une garde qu’elle ne voyait pas. Une garde de saidin ?
Elle fut contrainte de cesser de canaliser, et elle recula. Elle se cramponna à la Source ; malgré la fatigue, elle aurait dû se forcer pour la lâcher. Aucune sœur ne pouvait penser à la moitié mâle du Pouvoir sans au moins un soupçon de peur. Il baissa les yeux sur elle, calmement, et cela la fit frissonner. Il semblait un autre homme que le Rand qu’elle avait vu grandir. Elle était très contente que Lan soit là, même si c’était difficile de l’admettre. Il pouvait bien bavarder avec Rand comme deux hommes buvant une bière et fumant leur pipe, mais il pensait que Rand était dangereux. Et Rand regardait Lan, comme s’il le savait et l’acceptait.
— Rien de tout cela n’a d’importance pour le moment, dit Rand, se tournant vers sa besace posée sur la table.
Elle ne savait pas s’il parlait de sa blessure ou de l’absence de Mat. Il sortit de la besace deux statuettes d’un pied de haut, un barbu à l’air plein de sagesse, et une femme tout aussi sage et sereine, tous deux en larges robes flottantes, et levant dans leurs mains une sphère de cristal. À la façon dont il les manipulait, elles étaient plus lourdes qu’elles n’en avaient l’air.
— Je veux que tu les caches jusqu’à ce que je les envoie chercher, Nynaeve.
Une main sur la statuette de femme, il hésita.
— Et que j’envoie te chercher, toi, ajouta-t-il. J’aurai besoin de toi quand je m’en servirai. Quand nous nous en servirons. Quand j’en aurai terminé avec ces hommes. Cela passe avant tout.
— Les utiliser ? dit-elle avec suspicion.
Pourquoi le fait de tuer ces hommes passait-il avant tout ? Mais ce n’était pas la question primordiale.
— Pour quoi faire ? Ce sont des ter’angreals ?
Il hocha la tête.
— Avec ça, tu peux toucher le plus puissant sa’angreal jamais fait pour une femme. Il est enterré à Tremalking, paraît-il, mais cela importe peu.
Sa main se déplaça et se posa sur la statuette d’homme.
— Avec celui-là, tu peux toucher son jumeau mâle. J’ai été averti par… quelqu’un… autrefois, qu’un homme et une femme utilisant ensemble ces sa’angreals, pouvaient défier le Ténébreux. Il faudra peut-être les utiliser pour ça, un jour, mais en attendant, j’espère qu’ils suffiront à nettoyer la moitié mâle de la Source.
— Si c’était possible, ne l’aurait-on pas déjà fait à l’Ère des Légendes ? demanda doucement Lan.
Comme l’épée qu’on fait glisser doucement du fourreau.
— Vous avez dit un jour que je pouvais la blesser.
Sa voix se fit encore plus dure.
— Vous, vous pourriez la tuer, berger.
Et au ton, il comprit qu’il ne le permettrait pas.
Rand regarda Lan bien en face, le regard tout aussi glacé que lui.
— J’ignore pourquoi on ne l’a pas fait. Et je ne m’en soucie pas. Il faut essayer, c’est tout.
Nynaeve se mordit les lèvres. Elle supposa que Rand faisait de cela un événement public – sa façon de passer du privé au public, de décider la place de chacun, lui donnait parfois le vertige – et peu importait que Lan ait parlé à sa place. C’était l’un de ses défauts, mais elle appréciait sa franchise. Elle avait besoin de réfléchir à la façon de mettre à exécution sa décision. Ça ne plairait sans doute pas à Rand, et encore moins à Lan. Enfin, les hommes veulent toujours en faire à leur tête. Et l’on est obligé de leur montrer que ce n’est pas toujours possible.
— Je crois que c’est une merveilleuse idée, dit-elle.
Il ne s’agissait pas exactement d’un mensonge.
C’était merveilleux, comparé aux autres possibilités.
— Mais je ne vois pas pourquoi je devrais rester ici à attendre ta convocation telle une servante. Je ferai ce que tu me demandes, mais nous partirons tous ensemble.
Elle ne s’était pas trompée. Cela ne leur plut pas du tout.