7 Les rues de Caemlyn

L’entourage d’Elayne ne passa pas inaperçu pendant la traversée de Caemlyn, par les rues qui montaient et descendaient au gré des collines. Le Lys d’Or sur la poitrine de sa cape écarlate doublée de fourrure suffisait aux citoyens de la capitale pour l’identifier. Son capuchon encadrait son visage de sorte que l’unique rose d’or de sa couronne de Fille-Héritière était clairement visible. Elle n’était pas seulement Elayne, Haut Siège de la Maison Trakand, mais Elayne, la Fille-Héritière. Il fallait que tous le sachent.

Les dômes de la Cité Neuve luisaient, blancs et or dans la pâle lumière du matin, et des stalactites étincelaient aux branches dénudées des arbres dans les rues principales. Même près de son zénith, le soleil manquait de chaleur, malgré un ciel heureusement sans nuages. Par chance, il n’y avait pas de vent aujourd’hui. L’air était assez froid pour geler son souffle. La neige ayant été déblayée partout dans la rue, la ville renaissait, grouillant d’activité. Les cochers des chariots et des charrettes s’occupaient de leurs brancards, avançaient lentement dans la foule, résignés, resserrant leurs capes autour d’eux. Un immense chariot-citerne passa en cahotant, manifestement vide, en route pour être rempli afin de combattre les incendies criminels trop fréquents. Quelques camelots et colporteurs vantaient leurs marchandises, mais la plupart des gens se hâtaient vers leur travail, impatients de retrouver la chaleur d’un intérieur. La cité regorgeait de monde, sa population ayant augmenté jusqu’à dépasser maintenant celle de Tar Valon. Dans cette cohue, même les cavaliers n’allaient pas plus vite que les piétons. De toute la matinée, elle n’avait vu que deux ou trois calèches roulant au pas. Si leurs passagers n’étaient pas des invalides, ou des voyageurs envisageant une longue course, c’étaient des imbéciles.

Tous ceux qui les voyaient, elle et son escorte, s’arrêtaient, certains la montrant du doigt, d’autres soulevant des enfants pour qu’ils puissent dire un jour à leurs descendants qu’ils l’avaient vue. La plupart des gens se contentaient de la regarder, mais de temps en temps, quelques voix s’élevaient pour crier sur son passage : « Trakand ! Trakand ! » ou même : « Elayne et Andor ! » Elle aurait souhaité davantage d’acclamations, pourtant, le silence était préférable aux huées. Les Andorans tenaient à leur franc-parler, surtout les Caemlyners. Des révoltes avaient éclaté, et des reines perdu leur trône, parce que les Caemlyners avaient protesté dans les rues.

Cette pensée réfrigérante fit frissonner Elayne. Qui tient Caemlyn tient l’Andor, disait l’ancien dicton ; ce n’était pas tout à fait vrai, comme l’avait démontré Rand, pourtant Caemlyn était le cœur de l’Andor. Elle avait revendiqué la cité – la Bannière du Lion et la Clé de Voûte d’Argent de Trakand partageaient les places d’honneur sur les murailles extérieures – mais elle ne tenait pas encore le cœur de Caemlyn, et c’était plus important que de détenir les pierres et le mortier.

Ils m’acclameront tous un jour, se promit-elle. Et je mériterai leurs acclamations. Aujourd’hui pourtant, ces rues encombrées lui paraissaient solitaires entre les rares acclamations. Elle aurait voulu qu’Aviendha soit là, juste pour lui tenir compagnie, mais Aviendha ne voyait pas de raison de grimper sur un cheval simplement pour traverser la cité. De toute façon, Elayne la sentait. C’était différent du lien qui l’unissait à Birgitte. Pourtant, elle percevait la présence de sa sœur dans la cité, et c’était réconfortant.

Son escorte attirait sa part d’attention. N’étant Aes Sedai que depuis trois ans, Sareitha n’avait pas pris leur air d’éternelle jeunesse, et elle se présentait comme une marchande prospère dans sa robe en beau drap couleur bronze, sa cape fermée par une grosse broche en argent sertie de saphirs. Son Lige, Ned Yarman, chevauchait sur ses talons et attirait les regards. Grand jeune homme aux larges épaules, avec des yeux bleu vif et des cheveux blonds bouclant sur ses épaules, il portait une cape scintillante de Lige qui lui donnait l’apparence d’une tête sans corps flottant sur un grand hongre gris, dont la croupe, drapée de la cape, était invisible. Impossible de se tromper sur son identité, et de ne pas voir qu’il appartenait à une Aes Sedai. Les autres, qui faisaient cercle autour d’Elayne au cours de sa lente progression dans la foule, attiraient tout autant les regards. Huit femmes, en tuniques rouges, plastrons et casques de Gardes de la Reine, n’étaient pas un spectacle quotidien. Elle les avait choisies elle-même pour cette raison parmi les nouvelles recrues.

Leur sous-lieutenant, Caseille Raskovni, mince et dure comme une Vierge Aielle, était cette rareté des raretés, une garde de marchand, dans le métier depuis près de vingt ans, comme elle le disait fièrement. Les clochettes d’argent dans la crinière de son hongre rouan la désignaient comme Arafelline, bien qu’elle restât vague sur son passé. La seule Andorane parmi les huit était une femme grisonnante au visage placide et aux larges épaules, Deni Colford, qui avait maintenu l’ordre dans une taverne de cochers du Bas Caemlyn, hors les murs, autre métier rude et singulier pour une femme. Deni ne savait pas encore se servir de l’épée pendue à sa ceinture, mais Birgitte disait qu’elle avait l’œil et la main vifs, et qu’elle manœuvrait bien la longue matraque suspendue à son autre hanche. Les autres étaient des Chasseurs en Quête du Cor, un groupe disparate de femmes grandes et petites, minces et corpulentes, aux yeux de biche ou aux cheveux gris, avec des passés tout aussi différents. Certaines étaient aussi discrètes que Caseille tandis que d’autres exagéraient leur ancienne position sociale. Ces deux attitudes étaient assez communes chez les Chasseurs. Elles avaient saisi l’opportunité de s’enrôler dans la Garde. Plus important encore, elles avaient passé la sévère inspection de Birgitte.

— Ces rues ne sont pas sûres pour vous, dit soudain Sareitha, talonnant sa monture pour la mettre au niveau du hongre noir d’Elayne.

Cœur de Feu parvint presque à mordiller l’oreille de la jument avant qu’Elayne ne lui détourne la tête. Ici, la rue était étroite, comprimant la foule et forçant les Gardes-Femmes à rétrécir leur cercle. Le visage de la Sœur Brune affichait l’impassibilité des Aes Sedai, mais une certaine inquiétude s’entendit dans sa voix.

— N’importe quoi peut arriver dans une cohue pareille. N’oubliez pas qui réside au Cygne d’Argent, à moins de deux miles d’ici. Dix sœurs dans une même auberge n’y sont pas simplement pour jouir de leur compagnie réciproque. Elaida peut très bien les avoir envoyées.

— Mais peut-être pas, répondit Elayne, calmement.

Plus calme qu’elle ne l’était intérieurement. Beaucoup de sœurs restaient à l’écart, attendant que soit réglée la rivalité entre Elaida et Egwene. Deux avaient quitté Le Cygne d’Argent et trois y étaient arrivées depuis son entrée dans Caemlyn. Cela ne ressemblait pas à un groupe en mission. Et aucune n’appartenait à l’Ajah Rouge ; un groupe missionné par Elaida aurait sûrement inclus des Rouges. Elles étaient quand même surveillées dans la mesure du possible, bien qu’elle n’en ait pas averti Sareitha. Elaida désirait ardemment la capturer, encore plus qu’une Acceptée fugitive ou une Acceptée ayant des rapports avec Egwene et avec celles qu’Elaida qualifiait de rebelles. Pourquoi, c’est ce qu’elle ne comprenait pas. Une reine qui serait également Aes Sedai serait un grand avantage pour la Tour Blanche, mais elle ne deviendrait pas reine si on l’enlevait pour la ramener à Tar Valon. D’ailleurs, Elaida avait donné l’ordre de la ramener par tous les moyens, bien avant qu’il semblât possible qu’Elayne puisse monter sur le trône avant de nombreuses années. C’était une énigme qui l’avait souvent tourmentée depuis que Ronde Macura lui avait fait boire cette affreuse potion qui empêchait de canaliser. Énigme inquiétante, d’autant plus qu’elle annonçait maintenant au monde en quel lieu elle se trouvait.

Ses yeux s’attardèrent un instant sur une brune en cape bleue au capuchon rabattu en arrière. La femme lui jeta à peine un coup d’œil avant d’entrer dans la boutique d’un cirier, un lourd sac en tissu pendu à son épaule. Ce n’était pas une Aes Sedai, décida Elayne. Simplement une femme qui vieillissait bien, comme Zaida.

— D’ailleurs, poursuivit-elle d’une voix ferme, je ne vais pas me claquemurer par crainte d’Elaida.

Qu’est-ce que mijotaient ces sœurs du Cygne d’Argent ?

Sareitha renifla bruyamment ; elle sembla sur le point de lever les yeux au ciel, puis elle se ravisa. De temps en temps, Elayne surprenait un regard bizarre d’une des autres sœurs du Palais, qui pensaient sans doute à la façon dont elle avait été élevée. Pourtant, elles l’acceptaient apparemment comme Aes Sedai, et lui reconnaissaient un rang supérieur à toutes, sauf Nynaeve. Cela ne les empêchait pas de dire ce qu’elles pensaient, souvent plus brutalement qu’elles ne l’auraient fait vis-à-vis d’une sœur ayant acquis le châle d’une façon plus conventionnelle.

— Alors, oubliez Elaida, dit Sareitha, et pensez à tous ceux qui voudraient vous avoir entre leurs mains. Un jet de pierre bien ajusté, et vous n’êtes plus qu’un petit tas inconscient, facile à enlever dans la confusion.

Sareitha avait-elle vraiment besoin de lui dire que l’eau mouillait ? Kidnapper les prétendantes au trône était presque coutumier, après tout. Chaque Maison déclarée contre elle avait à Caemlyn des partisans qui n’attendaient que cette occasion. Non qu’ils aient des chances de réussir, tant qu’elle pouvait canaliser, mais ils pouvaient faire une tentative s’ils en avaient l’occasion. Elle n’avait jamais cru que le fait d’arriver à Caemlyn la mettrait en sécurité.

— Si je n’ose pas sortir du Palais, Sareitha, je n’aurai jamais le peuple derrière moi, dit-elle doucement. Je dois être vue partout à l’extérieur, et montrer que je n’ai pas peur.

C’est pourquoi elle avait huit Gardes, au lieu des cinquante que préconisait Birgitte, qui refusait de voir la situation politique telle qu’elle était.

— De plus, votre présence nécessiterait deux jets de pierre bien ajustés.

Sareitha renifla une fois de plus, mais Elayne fit de son mieux pour ignorer son obstination. Elle aurait aimé dédaigner aussi sa présence, mais c’était impossible.

Elle ne traversait pas la ville uniquement pour être vue ; elle avait d’autres raisons. Halwin Norry lui lisait des pages et des pages de faits et de chiffres, bien que sa voix monotone l’endormît à moitié, pourtant elle voulait se rendre compte de la situation par elle-même. Dans la bouche ou sous la plume de Norry, une révolte pouvait paraître aussi anodine qu’un rapport sur l’état des citernes ou sur le nettoyage des égouts.

Les étrangers grouillaient dans la foule des Kandoris à la barbe fourchue, des Illianers barbus mais sans moustache, des Arafellins aux clochettes d’argent tressées dans leurs cheveux, des Domanis à la peau cuivrée, des Altarans au teint olivâtre, des Tairens noirs, et des Cairhienins faciles à repérer par leur petite taille et leur teint clair. Certains d’entre eux étaient des marchands qui avaient été surpris par l’arrivée précoce de l’hiver, ou qui espéraient devancer leurs concurrents. Ces personnages aux visages lisses bouffis d’orgueil étaient convaincus que le commerce est le sang d’une nation, chacun prétendant en être une artère majeure, même lorsqu’une tunique mal teinte ou une broche en cuivre et en verre trahissaient leur médiocrité. La plupart des piétons portaient des tuniques en haillons, des chausses déchirées aux genoux, des robes aux ourlets décousus et sans capes. C’étaient des réfugiés, soit chassés de chez eux par la guerre, soit ayant pris la route dans l’idée que le Dragon Réincarné avait brisé tous les liens qui les retenaient. Ils avançaient, voûtés contre le froid, visages abattus et hagards, se laissant bousculer par le flot humain.

Quand elle vit dans la foule une femme aux yeux ternes serrant un petit enfant dans ses bras, Elayne attrapa une pièce dans son escarcelle et la tendit à l’une des Gardes, une femme aux yeux froids dans un visage de pomme d’api. Tzigan se disait originaire du Ghealdan et fille d’un petit noble. Quand la Garde se baissa pour tendre la pièce, la femme à l’enfant continua à chanceler de l’avant, sans la voir. Il y en avait trop comme elle dans la cité. Le Palais nourrissait des milliers de personnes tous les jours, en installant des roulottes partout à travers la ville, mais beaucoup n’avaient même pas la force de venir chercher leur soupe et leur pain. Remettant la pièce dans son escarcelle, Elayne pria pour la mère et l’enfant.

— Vous ne pouvez pas nourrir le monde entier, remarqua doucement Sareitha.

— Il est interdit que les enfants meurent de faim en Andor, dit-elle, comme promulguant un décret.

Mais elle ne savait pas comment remédier à la situation. Il y avait encore de la nourriture en abondance dans la cité, mais aucun ordre ne pouvait forcer les gens à manger.

Il y avait aussi d’autres étrangers à Caemlyn, qui n’étaient désormais plus en haillons. Ils avaient été chassés de leurs foyers, puis ils étaient repartis de rien. Mais à Caemlyn, quiconque avait un métier et un peu de dynamisme trouvait toujours un banquier pour le financer. Ces derniers temps, de nouveaux métiers faisaient leur apparition dans la cité. Elle avait déjà vu trois boutiques d’horlogers ce matin ! À proximité deux magasins vendaient des objets en verre soufflé. Près de trente manufactures avaient été construites au nord de la ville. Dorénavant, Caemlyn pourrait exporter du verre et du cristal au lieu d’en importer. La cité était aussi dotée de dentellières qui produisaient d’aussi belles dentelles qu’à Lugard, ce qui n’avait rien d’étonnant vu qu’elles s’étaient presque toutes réfugiées à Caemlyn.

Ces idées la réconfortèrent un peu – les taxes que paieraient ces nouvelles entreprises seraient les bienvenues, même s’il faudrait attendre avant que cela rapporte beaucoup – mais c’était une autre catégorie d’étrangers qui retenait le plus son attention. Étrangers ou Andorans, les mercenaires étaient facilement repérables : ces hommes aux visages durs portaient l’épée et parvenaient à se pavaner même à l’arrêt. Les gardes des marchands étaient également armés. C’étaient de grands gaillards qui écartaient d’un coup d’épaule quiconque se mettait sur leur chemin, mais dans l’ensemble, ils semblaient assez discrets comparés aux épées-à-vendre et arboraient moins de cicatrices. Les mercenaires étaient dispersés dans la foule comme les raisins dans un cake. Compte tenu de leur grand nombre et de la rareté des emplois en hiver, elle se dit qu’ils ne seraient pas trop chers. À moins, ainsi que Dyelin le craignait, qu’ils ne lui coûtent l’Andor. D’une façon ou d’une autre, elle devait trouver assez d’Andorans pour que les étrangers ne soient pas en majorité dans sa Garde et l’argent pour les payer.

Brusquement, elle prit conscience de Birgitte. Elle était en colère – elle l’était souvent ces derniers temps – et approchait. Furieuse et pressée. Elayne s’en inquiéta.

Immédiatement, elle ordonna le retour au Palais par le chemin le plus court – ce serait celui choisi par Birgitte ; le lien la mènerait tout droit à Elayne – et, au carrefour suivant, elles tournèrent vers le sud dans la rue des Aiguilles. C’était en fait une artère plutôt large, bien qu’elle décrivît des méandres comme une rivière, descendant une colline pour remonter la suivante ; des générations plus tôt, elle était pleine de fabriques d’aiguilles. À présent, quelques petites auberges et des tavernes étaient coincées au milieu d’ateliers de couteliers, tailleurs et divers artisans, autres que des fabricants d’aiguilles.

Avant même qu’elles aient atteint la Cité Intérieure, Birgitte les rejoignit dans la côte du Chemin de Pearman, où une poignée de vendeurs de fruits s’accrochaient à des boutiques transmises de génération en génération. Mais leurs vitrines étaient peu fournies à cette époque de l’année. Malgré la foule, Birgitte avançait au petit galop, sa cape rouge flottant derrière elle, écartant de part et d’autre les passants qu’elle croisait. Puis elle ralentit quand elle les aperçut.

Elle prit le temps d’étudier les Gardes-Femmes, et de rendre son salut à Caseille avant de faire pivoter sa monture pour chevaucher près d’Elayne. Contrairement aux Gardes, elle ne portait ni armure ni épée. Les souvenirs de ses vies passées s’estompaient – elle disait qu’ils étaient flous avant la fondation de la Tour Blanche, même si des bribes remontaient parfois à la surface – mais il y avait une chose dont elle se souvenait parfaitement. Chaque fois qu’elle avait essayé de se servir d’une épée, elle avait failli se faire tuer. Mais son arc tendu était dans une de ses fontes, et un carquois plein de flèches accroché de l’autre côté. Elle bouillait de colère, et les plis de son front se creusaient un peu plus à mesure qu’elle parlait.

— Un pigeon à moitié gelé est entré dans le pigeonnier du Palais tout à l’heure, apportant des nouvelles d’Aringill. Les hommes escortant Naean et Elenia sont tombés dans une embuscade et ont été tués à moins de cinq miles de la ville. Heureusement, l’un de leurs chevaux est revenu avec du sang sur sa selle. Sans cela, nous n’aurions rien su pendant des semaines. Je doute que nous ayons la chance que ces brigands les retiennent dans l’espoir d’une rançon.

Cœur de Feu caracola sur quelques pas, et Elayne tira sèchement sur ses rênes. Dans la foule, quelqu’un cria quelque chose qui pouvait être « Vive Trakand ! ». Ou non. Les boutiquiers cherchant à attirer les chalands faisaient assez de tintamarre pour étouffer les mots.

— Ainsi, nous avons un espion au Palais, dit-elle, puis elle pinça les lèvres, regrettant de ne pas avoir tenu sa langue devant Sareitha.

Birgitte ne sembla pas s’en soucier.

— À moins qu’il n’y ait un ta’veren inconnu lâché dans la nature, répliqua-t-elle avec ironie. Peut-être que maintenant vous me laisserez vous assigner des gardes du corps. Juste quelques Gardes-Femmes, triées sur le volet…

— Non !

Le Palais, c’était son foyer, et elle ne voulait pas y être escortée. Jetant un coup d’œil vers la Sœur Brune, elle soupira. Sareitha écoutait très attentivement. Inutile de chercher à cacher la situation maintenant.

— Vous avez informé la Première Servante ?

Birgitte lui coula un regard en coin qui, combiné à une explosion d’indignation qu’elle perçut par le lien, lui conseillait d’aller apprendre à tricoter à sa grand-mère.

— Elle a l’intention d’interroger toutes les servantes qui n’ont pas servi votre mère pendant au moins cinq ans. Je ne suis pas certaine qu’elle n’envisage pas de les mettre à la question. L’air qu’elle a eu quand je l’ai informée ! J’ai été bien contente de sortir entière de son bureau ! J’interrogerai les autres moi-même.

Elle parlait des Gardes, mais elle ne pouvait pas les nommer devant Caseille et les autres. Elayne n’en espérait pas grand-chose. Tous les recrutements donnaient à quiconque une occasion rêvée pour glisser des yeux-et-oreilles dans une Maison, sans pour autant l’assurance qu’ils seraient jamais là où ils pourraient apprendre quelque chose d’utile.

— S’il y a des espions au Palais, dit doucement Sareitha, il faut peut-être s’attendre au pire. Vous devriez accepter la proposition de Dame Birgitte en acceptant des gardes du corps. Il y a un précédent.

Birgitte esquissa un sourire à la Sœur Brune. Mais malgré l’irritation provoquée par l’emploi de son titre, elle tourna des yeux pleins d’espoir vers Elayne.

— J’ai dit non, et je le répète ! dit sèchement Elayne.

Un mendiant qui approchait du cercle des chevaux, avec un grand sourire édenté et son bonnet à la main, recula et détala dans la foule avant qu’elle n’ait eu le temps de fouiller dans son escarcelle. Dans la colère qu’elle ressentait, elle ne savait pas quelle était la part de Birgitte et quelle était la sienne, mais sa fureur était justifiée.

— J’aurais dû aller les chercher moi-même, gronda-t-elle, amère.

À la place, elle avait tissé un portail pour le messager et passé le reste de la journée avec des marchands et des banquiers.

— Au moins, j’aurais dû dégarnir la garnison d’Aringill pour leur constituer une escorte. Dix hommes morts parce que j’ai fait une erreur ! Pire, que la Lumière ait pitié de moi, c’est que j’ai perdu Elenia et Naean à cause de ça !

L’épaisse tresse dorée de Birgitte, pendant hors de sa cape, oscilla quand elle secoua la tête.

— D’abord, les reines ne courent pas dans tous les sens pour tout faire par elles-mêmes. Elles sont reines, par le sang et les cendres !

Sa colère se calmait un peu, mais l’irritation prenait le relais, et il y avait un peu des deux dans le ton. Elle voulait vraiment qu’Elayne ait des gardes du corps, sans doute aussi quand elle prenait son bain.

— L’aventure, c’est fini pour vous. Plus question de sortir clandestinement du Palais sous un déguisement pour rôder après la tombée de la nuit et vous faire casser la tête par un coquin que vous n’aurez même pas vu.

Elayne se redressa sur sa selle. Birgitte savait, bien sûr – elle ignorait comment contourner le lien, tout en étant certaine qu’il existait un moyen – mais elle n’avait pas le droit d’en parler maintenant. Si Birgitte faisait suffisamment d’allusions, il y aurait d’autres sœurs qui la suivraient avec leur Lige, et sans doute aussi des escouades de Gardes. Elle jugeait ridicule leurs craintes pour sa sécurité. On aurait pu croire qu’elle n’était jamais allée à Ebou Dar, et encore moins à Tanchico ou à Falme. De plus, elle ne l’avait fait qu’une fois. Jusqu’à présent. Et elle était avec Aviendha.

— Les rues noires et froides ne se comparent pas avec un bon feu et un bon livre, intervint rêveusement Sareitha, comme se parlant à elle-même.

Elle semblait se concentrer sur les boutiques devant lesquelles elles passaient.

— Personnellement, j’ai horreur de marcher sur des pavés verglacés, surtout dans le noir, sans même une chandelle. Les jeunes et jolies femmes pensent souvent qu’une tenue ordinaire et un visage sale les rendent invisibles.

La transition fut si brusque, sans changement de ton, qu’Elayne ne réalisa pas tout de suite ce qu’elle entendait.

— Être assommée et traînée dans une ruelle par des truands, c’est apprendre à la dure. Bien sûr, si on a la chance d’avoir une amie avec soi qui peut aussi canaliser, si le truand ne la frappe pas aussi fort qu’il devrait… Bon, on ne peut pas avoir de la chance tout le temps. N’est-ce pas, Dame Birgitte ?

Elayne ferma les yeux un instant. Aviendha avait dit que quelqu’un les suivait, mais elle était sûre que ce n’était qu’un voleur. De toute façon, ça ne s’était pas passé comme ça. Pas exactement. Le regard furibond de Birgitte lui en promettait de belles. Elle refusait de comprendre qu’un Lige ne passe jamais un savon à son Aes Sedai.

— Deuxièmement, poursuivit Birgitte, lugubre, dix hommes ou trois cents, le résultat aurait été sacrément le même. Que je sois réduite en cendres, mais c’était un bon plan. Quelques hommes pouvaient amener Elenia et Naean à Caemlyn sans se faire remarquer. Vider la garnison n’aurait fait qu’attirer tous les regards sur l’est de l’Andor, et quiconque s’en serait emparé l’aurait fait avec assez d’hommes d’armes, vous pouvez en être sûre. Sans doute qu’ils tiendraient Aringill aussi, en plus. Pour petite que soit la garnison, Aringill déséquilibre tous ceux qui voudraient se déclarer contre vous, dans l’Est, et plus il y a de Gardes qui viennent de Cairhien, mieux c’est pour vous, car ils vous sont tous fidèles.

Pour une simple tireuse à l’arc, elle avait une bonne compréhension de la situation. La seule chose qu’elle avait laissée de côté, c’étaient les droits de douane du commerce fluvial.

— Qui les a pris, Dame Birgitte ? demanda Sareitha, se penchant pour voir par-delà Elayne. C’est assurément une question très importante.

Birgitte soupira bruyamment. Ce fut presque un gémissement.

— Nous le saurons bientôt, j’en ai peur, dit Elayne.

La Sœur Brune haussa un sourcil incrédule, et Elayne s’efforça de ne pas grincer des dents. Elle semblait souvent grincer des dents depuis qu’elle était rentrée chez elle.

Une Tarabonaise en cape de soie verte s’effaça devant les chevaux et fit une profonde révérence, ses minces tresses emperlées se balançant hors de son capuchon. Sa servante, une femme minuscule avec des tas de petits paquets dans les bras, l’imita gauchement. Les deux grands gaillards qui les suivaient, gardes armés de gourdins ferrés, restèrent très droits et vigilants. Leurs longues tuniques de cuir pouvaient détourner tous les coups de couteaux, excepté les plus violents.

En réponse à la courtoisie de la Tarabonaise, Elayne inclina la tête en passant. Jusqu’à maintenant, aucun Andoran n’en avait fait autant. Le beau visage derrière le voile transparent était trop vieux pour être celui d’une Aes Sedai. Par la Lumière, elle avait trop de pain sur la planche pour se soucier d’Elaida en ce moment.

— C’est très simple, Sareitha, dit-elle d’une voix bien maîtrisée. Si c’est Jarid Sarand qui les tient, Elenia donnera le choix à Naean : ou l’Arawn se déclare pour Elenia, avec quelques domaines pour Naean afin d’adoucir la pilule, ou avoir la gorge discrètement tranchée quelque part dans une cellule, et être enterrée derrière une grange. Naean ne renoncera pas facilement, mais sa Maison délibère pour savoir qui commandera jusqu’à son retour, alors ils ne se presseront pas. Elenia les menacera de la torture et peut-être s’en servira, et finalement Arawn se rangera derrière Sarand pour Elenia. Bientôt rejoints par Anshar et Baryn ; ils prendront le parti du plus fort. Si ce sont les gens de Naean qui les tiennent, ils proposeront les mêmes choix à Elenia, mais Jarid se déchaînera contre Arawn à moins qu’Elenia ne l’en dissuade, ce qu’elle ne fera pas si elle pense qu’il a quelque espoir de la sauver. Nous devons donc espérer apprendre au cours des prochaines semaines que les domaines d’Arawn sont en feu. Sinon, pensa-t-elle, j’aurai quatre Maisons unies à affronter, et je ne sais toujours pas si j’en ai seulement deux qui me soutiennent !

— C’est… très bien raisonné, dit Sareitha, un peu surprise.

— Je suis sûre que vous auriez pu en faire autant, avec le temps, dit Elayne, trop suave, avec un pincement de plaisir en voyant la sœur rougir.

Par la Lumière, sa mère l’aurait crue capable de constater cela depuis l’âge de dix ans !

Le reste du trajet jusqu’au Palais se passa en silence, et elle remarqua à peine les grandes tours de mosaïque et les vues magnifiques de la Cité Intérieure. À la place, elle pensa aux Aes Sedai présentes à Caemlyn, aux espions infiltrés dans le Palais Royal, à l’identité de ceux qui avaient capturé Elenia et Naean, dans quelle mesure Birgitte pouvait accélérer le recrutement, et s’il était temps de vendre la vaisselle du Palais et le reste de ses gemmes. Bien que cette liste soit peu réjouissante, son visage resta lisse, et elle répondit sereinement aux rares acclamations qui l’accompagnaient. Une reine ne pouvait pas montrer qu’elle était effrayée, surtout quand c’était le cas.

Le Palais Royal ressemblait à une pâtisserie d’un blanc pur, dans un assemblage de balcons richement ornés et de galeries à colonnes, en haut de la plus haute colline de la Cité Intérieure, qui était aussi la plus haute de Caemlyn. Ses flèches élancées et ses dômes se dressaient vers le ciel de midi, visibles à des miles, proclamant la puissance de l’Andor. Les entrées et les départs solennels se faisaient par la façade, sur la Place de la Reine, où, par le passé, de grandes foules s’étaient rassemblées pour entendre les proclamations des reines et acclamer les souveraines de l’Andor. Elayne entra par-derrière, les sabots ferrés de Cœur de Feu tintant sur les pavés tandis qu’elle trottait vers l’écurie principale. C’était un vaste espace bordé des deux côtés par les hautes arches des portes des boxes, dominé par un unique long balcon de pierre blanche, simple et solide. Plusieurs galeries à colonnes offraient une vue plongeante, mais c’était un espace de travail. Devant la simple colonnade donnant sur l’entrée du Palais proprement dit, une douzaine de Gardes qui se préparaient à relever ceux qui étaient de service sur la place, se tenaient debout, très raides près de leurs montures, passés en revue par leur sous-lieutenant, un officier grisonnant et boiteux, qui avait été porte-bannière sous Gareth Bryne. Le long du mur extérieur, trente autres se mettaient en selle, prêts à patrouiller deux par deux la Cité Intérieure. En temps normal, des Gardes uniquement affectés au maintien de l’ordre auraient sillonné les rues, mais leur nombre étant tellement réduit pour le moment, ceux qui assuraient la sécurité du Palais devaient aussi assurer celle de la ville. Careane Fransi était là, elle aussi, imposante, dans une élégante robe d’équitation rayée de vert avec une cape bleu-vert, montée sur son hongre gris, tandis que l’un de ses Liges, Venr Kosaan montait sur son bai. Hâlé, ses cheveux et sa barbe bouclés striés de gris, cet homme mince comme une lame portait une simple cape brune. Apparemment, ils ne tenaient pas à ce qu’on sache qui ils étaient.

L’arrivée d’Elayne déclencha un mouvement de surprise dans les écuries. Sauf chez Careane et Kosaan. La Sœur Verte prit simplement l’air pensif sous le capuchon protecteur de sa cape, et Kosaan resta impassible. Il hocha simplement la tête à l’adresse de Birgitte et Yarman, de Lige à Lige. Sans un autre regard, ils sortirent dès que l’escorte d’Elayne eut franchi les grilles de fer forgé. Mais ceux qui s’apprêtaient à monter en selle le long du mur s’arrêtèrent le pied à l’étrier, et les têtes des hommes passés en revue pivotèrent vers les nouveaux arrivants. On n’attendait pas Elayne avant au moins une heure, et à part quelques-uns qui ne voyaient jamais plus loin que le bout de leur nez, tout le monde au Palais savait que la situation était fragile. Parmi les soldats, les rumeurs circulaient encore plus vite que chez les civils, et la Lumière savait que ce n’était pas peu dire, à la façon dont les hommes cancanaient. Ils savaient que Birgitte était partie précipitamment, et voilà qu’elle revenait avec Elayne, avant l’heure prévue. Est-ce qu’une des autres Maisons marchait sur Caemlyn ? Était sur le point d’attaquer ? Leur ordonnerait-on d’aller sur les murailles, qu’ils ne pouvaient pas couvrir complètement, même avec ceux de Dyelin ? Après quelques instants de surprise et d’inquiétude, leur sous-lieutenant parcheminé aboya un ordre, et tous les yeux se fixèrent droit devant, puis ils saluèrent, la main sur le cœur. Trois seulement, à part l’ancien porte-bannière, figuraient sur les rôles quelques jours plus tôt, mais ce n’étaient pas des bleus.

Des palefreniers en tunique rouge, le Lion Blanc brodé sur une épaule, sortirent en courant de l’écurie, quoiqu’il n’y eût pas grand-chose à faire pour eux. Les Gardes-Femmes démontèrent tranquillement sur l’ordre de Birgitte, et, tenant leurs montures par la bride, les conduisirent à l’intérieur. Elle-même sauta à bas de sa monture, jetant les rênes à un palefrenier, et elle ne fut pas plus rapide que Yarman, qui se précipita pour tenir la bride au cheval de Sareitha pendant qu’elle démontait. Il était ce que les sœurs qualifient de « fraîchement pris », ayant formé le lien depuis moins d’un an – le terme datait de l’époque où l’on ne demandait pas forcément aux Liges s’ils acceptaient le lien – et il était très assidu dans ses devoirs. Birgitte, fronçant les sourcils et les poings sur les hanches, semblait observer les hommes qui allaient patrouiller la Cité Intérieure pendant les quatre heures suivantes, et qui sortaient en colonne par deux. Pourtant, Elayne aurait été étonnée si ces hommes avaient occupé l’esprit de Birgitte.

Discrètement, elle observait la femme filiforme qui avait saisi Cœur de Feu par la bride et le solide garçon qui posait un outil gainé de cuir et lui tenait l’étrier pendant qu’elle démontait. Aucun d’eux ne regarda vraiment Elayne après un salut respectueux de la tête ; la politesse passait après la nécessité de s’assurer qu’elle n’était pas désarçonnée par un cheval rendu nerveux par la foule. Bien qu’elle n’eût aucun besoin de leur aide. Elle n’était plus dans la campagne, et il y avait des formes à observer. Malgré tout, elle s’efforça de ne pas froncer les sourcils. Les quittant tandis qu’ils emmenaient Cœur de Feu, elle ne regarda pas en arrière. Pourtant, elle en avait envie. Au-delà de la colonnade, l’entrée sans fenêtres du hall lui parut sombre, malgré les torchères allumées, ornées de volutes de fer forgé. Tout était utilitaire, les corniches en stuc sans ornement, les murs de pierre blancs et nus. La nouvelle de leur arrivée s’était répandue. Une demi-douzaine de domestiques apparurent, hommes et femmes, avec révérences et courbettes, pour prendre les capes et les gants. Leurs livrées différaient de celles des palefreniers en ce qu’elles avaient des cols et des manchettes blancs, et le Lion d’Andor sur le cœur et non sur l’épaule. Elayne ne reconnut personne aujourd’hui. La plupart des domestiques du Palais étaient nouveaux, et d’autres étaient sortis de leur retraite pour prendre la place de ceux qui s’étaient enfuis quand Rand avait pris la cité. Un chauve au visage carré ne la regarda pas tout à fait en face, mais c’était peut-être de crainte de paraître trop familier. Une jeune femme svelte affligée de strabisme mit trop d’enthousiasme dans sa révérence et son sourire, mais peut-être voulait-elle simplement témoigner de sa fidélité. Elayne s’éloigna avec Birgitte, avant de se mettre à les foudroyer tous les deux. La suspicion avait un goût amer. Sareitha et son Lige les quittèrent après quelques pas, la Sœur Brune murmurant un prétexte au sujet de livres qu’elle voulait consulter à la bibliothèque. La collection était respectable, mais sans comparaison avec les grandes bibliothèques, et elle y passait des heures tous les jours, découvrant fréquemment des volumes usés par le temps dont elle disait qu’ils étaient inconnus ailleurs. Yarman marchait sur ses talons, tandis qu’elle traversait un carrefour d’un pas glissant, tel un robuste cygne noir traînant dans son sillage une cigogne étrangement gracieuse. Il portait toujours sa cape inquiétante soigneusement pliée sur le bras. Les Liges s’en séparaient rarement. Celle de Kosaan était sans doute dans ses fontes.

— Aimeriez-vous une cape de Lige, Birgitte ? demanda Elayne, poursuivant son chemin.

Elle envia une nouvelle fois à Birgitte ses chausses volumineuses. Même une jupe divisée exigeait un effort si l’on pressait le pas. Au moins, elle était chaussée de bottes d’équitation qui la protégeaient du froid, et non de sandales. Il n’y avait pas suffisamment de tapis pour tous les couloirs et les pièces d’habitation. Ils auraient été élimés en un rien de temps, ne fût-ce que par le passage ininterrompu des domestiques assurant l’entretien du Palais.

— Dès qu’Egwene sera à la Tour, je vous en ferai confectionner une. Vous devez en posséder une.

— Une cape flamboyante ne m’intéresse pas, répliqua Birgitte, lugubre, fronçant les sourcils et pinçant les lèvres. Ça s’est passé si vite ; j’ai cru que vous aviez trébuché et que vous vous étiez cogné la tête, par le sang et les cendres ! Renversée par des voyous ! La Lumière seule sait ce qui aurait pu arriver !

— Nul besoin de vous excuser, Birgitte.

Outrage et indignation lui parvinrent par le lien, mais elle voulait saisir l’avantage. Les réprimandes de Birgitte étaient assez pénibles en privé, et elle ne voulait pas les tolérer dans les couloirs, avec les domestiques omniprésents, qui couraient faire leurs commissions, ciraient les boiseries murales, ou polissaient les torchères dorées. Ils s’arrêtaient à peine pour saluer en silence les deux femmes, mais tous se demandaient sans aucun doute pourquoi la Capitaine-Générale avait la mine orageuse, et ils ouvraient les oreilles toutes grandes.

— Vous n’étiez pas là parce que je ne le voulais pas. J’aurais juré que Sareitha n’avait pas Neil avec elle.

Il semblait impossible que le visage de Birgitte puisse s’assombrir davantage. Mentionner Sareitha était peut-être une erreur. Elayne changea de conversation.

— Vous devez vraiment surveiller votre langage. Vous commencez à parler comme la pire sorte de hors-la-loi.

— Mon… langage, murmura Birgitte d’un ton de mauvais augure.

Même sa démarche changea, semblable maintenant à celle d’un léopard en cage.

— C’est vous qui me reprochez mon langage ? Pour le moins, je sais toujours ce que signifient les mots que j’emploie. Et je sais ce qui convient ou non à la situation.

Elayne rougit, et son cou se raidit. Elle savait, elle aussi ! Enfin, la plupart du temps.

— Quant à Yarman, poursuivit Birgitte, avec une douceur inquiétante, c’est un homme de valeur, mais il est encore ébloui par le fait d’être un Lige. Il bondit dès que Sareitha claque des doigts. Moi, je n’ai jamais été éblouie, et je ne saute jamais. Est-ce pour ça que vous m’avez mis un titre sur le dos ? Pensiez-vous que ça m’apprivoiserait ? Ce n’aurait pas été la première idée stupide dans votre petite tête. Pour quelqu’un qui pense aussi clairement la plupart du temps… Bon, mon bureau est enseveli sous un tas de satanés rapports que je dois lire si vous voulez recruter la moitié des Gardes que vous désirez, mais nous aurons une longue conversation ce soir. Ma Dame, ajouta-t-elle, d’un ton beaucoup trop ferme.

Elle fit une révérence si cérémonieuse qu’elle en était presque moqueuse. Elle s’éloigna dignement, et sa longue tresse dorée aurait pu se hérisser comme la queue d’un chat.

Elayne tapa du pied de frustration. Le titre de Birgitte était une récompense bien méritée, méritée dix fois, seulement depuis le moment où elles s’étaient liées ! Et méritée dix mille fois avant ça ! Quant à l’apprivoiser, elle y avait pensé, mais seulement après coup. Pour l’effet que ça lui avait fait ! Qu’ils viennent de la suzeraine ou de l’Aes Sedai, Birgitte choisissait à quels ordres elle obéissait, sauf quand elle pensait que c’était important. Elle refusait tout le reste, surtout ce qu’elle appelait des risques inutiles ou des comportements inconvenants. Comme si Birgitte Arc-d’Argent était la personne indiquée pour dissuader quelqu’un de prendre des risques ! Et quant aux convenances, Birgitte faisait la bringue dans les tavernes ! Elle buvait et jouait, et lorgnait les beaux garçons, en plus ! Elle aimait regarder les plus beaux, quoique préférant ceux qui semblaient avoir reçu des coups sur la tête ! Elayne ne désirait pas la transformer – elle l’aimait et l’admirait, la considérait comme une amie – mais elle aurait voulu que leurs rapports soient plus conformes à ceux d’un Lige envers son Aes Sedai. Et beaucoup moins ceux d’une grande sœur je-sais-tout envers une petite sœur brouillonne.

Brusquement, elle réalisa qu’elle s’était arrêtée, fronçant les sourcils dans le vague. Les domestiques passaient en hésitant, baissant la tête, comme effrayés qu’elle les foudroie. Lissant son visage, elle fit signe à un jeune boutonneux dégingandé qui descendait le couloir. Il s’inclina, si profondément et si gauchement qu’il chancela et faillit tomber.

— Trouvez Maîtresse Harfor et dites-lui de venir me voir immédiatement dans mes appartements, lui dit-elle, ajoutant d’un ton radouci : Et rappelez-vous que vos supérieurs seront mécontents s’ils vous trouvent en train de bayer aux corneilles au lieu de travailler.

La mâchoire du jeune homme s’affaissa, comme si elle avait lu dans ses pensées. Peut-être pensa-t-il que c’était le cas. Ses yeux dilatés se posèrent sur son anneau du Grand Serpent. Il eut un glapissement étranglé, s’inclina encore plus profondément que la première fois, et détala ventre à terre.

Elle sourit malgré elle. Elle avait frappé au hasard, mais il était trop jeune pour être l’espion de qui que ce soit, et trop nerveux pour mijoter quelque chose qu’il n’aurait pas dû. D’autre part… Son sourire s’évanouit… Il n’était pas tellement plus jeune qu’elle.

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