Une fois dans sa garde-robe, Elayne se débarrassa rapidement de sa robe d’équitation et se changea, avec l’aide d’Essande, la retraitée grisonnante qu’elle avait choisie pour femme de chambre. Svelte et digne, cette femme était un peu lente dans ses mouvements, mais elle connaissait son métier et ne perdait pas de temps en vains bavardages. En fait, elle parlait rarement, sauf pour lui suggérer de porter certaines tenues et remarquer quotidiennement qu’Elayne ressemblait beaucoup à sa mère. À un bout de la pièce, des flammes dansaient sur les grosses bûches brûlant dans une grande cheminée de marbre, mais le feu ne réchauffait guère l’atmosphère. Elle enfila rapidement une robe de beau drap bleu aux manches et au col brodés de perles, ceignit la ceinture ornée d’argent, avec sa dague dans son fourreau et des sandales de velours bleu brodées. Elle n’aurait peut-être pas le temps de se changer une nouvelle fois avant de recevoir les marchands, et elle se devait de les impressionner. Elle s’assurerait de la présence de Birgitte. Birgitte était très impressionnante en uniforme. L’audience accordée aux marchands serait pour elle comme une récréation. La Capitaine-Générale de la Garde de la Reine n’appréciait guère l’examen de tous ses dossiers et elle se sentait irritée. Attachant des grappes de perles à ses oreilles, elle renvoya Essande à ses foyers, dans le quartier des retraités. Elle avait refusé la Guérison quand on la lui avait proposée, mais Elayne soupçonnait qu’elle avait les articulations douloureuses. En tout cas, elle était prête, elle. Elle ne porterait pas sa couronne de Fille-Héritière, qui resterait dans le coffret d’ivoire posé sur sa table de toilette. Elle n’avait pas beaucoup de bijoux ; la plupart avaient déjà été mis en gage, et les autres suivraient peut-être. Inutile d’y penser maintenant. Ces quelques instants de solitude lui offraient un court répit.
Son salon lambrissé de bois sombre et aux larges corniches sculptées d’oiseaux, contenait deux grandes cheminées aux manteaux très ornés, une à chaque bout de la pièce, qui réchauffaient mieux l’atmosphère que l’unique cheminée de la garde-robe, mais là aussi, des tapis étaient nécessaires pour atténuer le froid des dalles blanches. À sa surprise, Halwin Norry était présent au salon. Elle se sentit assaillie par ses devoirs.
Quand elle entra, le Premier Clerc se leva de sa chaise à dossier bas, serrant une chemise de cuir sur son étroite poitrine, et, d’une démarche heurtée, contourna la table au milieu de la pièce pour lui faire une révérence maladroite. Norry était grand et mince, avec un long nez et une frange de cheveux clairsemés qui se dressaient derrière ses oreilles comme des aigrettes de plumes blanches. Il lui rappelait souvent un héron. Pas mal de clercs maniaient la plume sous sa direction, pourtant une petite tache d’encre maculait un bord de son tabard écarlate. Mais la tache semblait ancienne, et elle se demanda si la chemise en cachait d’autres. Il avait serré son dossier contre son cœur quand il avait adopté l’uniforme de cérémonie, deux jours après Maîtresse Harfor. Que ce soit pour exprimer son loyalisme, ou simplement parce que la Première Servante l’avait fait, elle ne le savait toujours pas.
— Pardonnez ma précipitation, ma Dame, dit-il, mais je crois avoir des questions de quelque importance, sinon urgentes, à vous soumettre.
Questions importantes ou non, sa voix n’était toujours qu’un ronronnement monotone.
— Bien sûr, Maître Norry. Mais je ne veux pas vous obliger à agir dans l’urgence.
Il cligna des yeux, et elle réprima un soupir. Elle se dit qu’il devait être plus qu’un peu sourd, à sa façon de tourner la tête de droite et de gauche comme pour mieux recueillir les sons. Peut-être était-ce pour ça qu’il parlait toujours sur le même ton. Elle éleva un peu la voix. Il n’était peut-être qu’ennuyeux, après tout.
— Prenez place, et parlez-moi de ces questions d’importance.
Elle attira à elle une des chaises sculptées rangées autour de la table, et lui fit signe d’en prendre une autre, mais il resta debout. Comme toujours. Elle s’assit pour écouter, croisant les jambes et lissant ses jupes.
Il ne consulta pas son dossier. Tout ce qu’il y avait dans ses papiers était aussi dans sa tête, les papiers n’étant là qu’au cas où elle demanderait à vérifier par elle-même.
— Le plus pressé, ma Dame, et peut-être le plus important : de grands gisements d’alun ont été découverts sur vos domaines de Danabar. De l’alun de première qualité. Je crois que les banquiers seront… euh… moins hésitants envers les requêtes que je leur présente en votre nom quand ils l’apprendront.
Il sourit, ses lèvres s’incurvant brièvement. Pour lui, c’était presque l’équivalent d’un saut de joie.
Elayne se redressa dès qu’il parla d’alun, et elle eut un sourire beaucoup plus large que lui. Son allégresse était si grande qu’elle oublia un moment l’irritation de Birgitte. Les teinturiers et les tisserands dévoraient l’alun, de même que les verriers et les papetiers, pour ne citer qu’eux. La seule source d’alun de première qualité était le Ghealdan – ou l’était jusqu’à présent – et les taxes que rapportait ce commerce avaient suffi à soutenir le trône du Ghealdan depuis des générations. L’alun de Tear et d’Arafel n’était pas aussi bon, mais rapportait pourtant à ces pays autant que l’huile d’olive et les gemmes.
— C’est effectivement une nouvelle importante, Maître Norry. La meilleure de la journée.
Peut-être même la meilleure depuis son retour à Caemlyn.
— Quand pensez-vous pouvoir surmonter l’« hésitation » des banquiers ?
En fait d’« hésitation », on lui avait plutôt claqué la porte au nez, en moins grossier. Les banquiers savaient à l’homme près combien d’épées étaient derrière elle, et combien derrière ses opposants. Même ainsi, elle ne doutait pas que sa fortune en alun ne les fasse changer d’avis. Norry non plus.
— Assez vite, ma Dame, et à des termes très avantageux, je crois. Je leur dirai si leurs meilleures offres sont insuffisantes. J’approcherai alors Tear et Cairhien. Ils ne prendront pas le risque de perdre les droits de douane, ma Dame.
Tout cela fut dit d’un ton sec et monocorde, sans même la nuance de satisfaction qu’aurait exprimée tout autre homme.
— Il s’agira de prêts sur des revenus futurs, bien sûr, et il y aura des frais. L’extraction, pour commencer. Le transport. Danabar est dans une région montagneuse, et assez loin de la Route de Lugard. Il devrait quand même rester des bénéfices suffisants pour réaliser votre ambition en ce qui concerne les Gardes, ma Dame. Et votre Académie.
— Suffisant n’est pas le mot que vous auriez dû employer si vous cherchez à me faire abandonner les plans que j’ai pour l’Académie, dit-elle, presque en riant.
Elle veillait aussi jalousement sur le trésor d’Andor qu’une poule sur son unique poussin, tandis que lui, il était violemment opposé à ce qu’elle continue l’école que Rand avait fondée à Caemlyn, rabâchant sans fin ses arguments jusqu’à ce que sa voix monotone lui vrille la cervelle. Jusqu’à présent, l’école ne consistait qu’en quelques douzaines de savants avec leurs étudiants, dispersés dans diverses auberges de la Cité Neuve. Mais même en hiver, il en arrivait d’autres tous les jours et ils réclamaient à grands cris davantage d’espace. Elle ne proposait certes pas de leur attribuer un palais, mais il leur fallait un bâtiment. Norry s’efforçait d’économiser l’or de l’Andor, mais Elayne pensait à l’avenir du pays. La Tarmon Gai’don approchait, mais elle devait continuer à croire qu’il y aurait un avenir après elle, que Rand détruise le monde ou non.
Sinon, il n’y avait aucune raison d’entreprendre quoi que ce soit, et elle ne pouvait pas rester à attendre sans rien faire. Même si elle avait su de source sûre que la Dernière Bataille mettrait un terme à tout, elle n’aurait pas pu se croiser les bras. Rand fondait des écoles au cas où il finirait par détruire le monde, dans l’espoir de sauver quelque chose. Mais cette école serait celle de l’Andor, pas celle de Rand al’Thor. L’Académie de la Rose, dédiée à la mémoire de Morgase Trakand. Il y aurait un avenir, et l’avenir se souviendrait de sa mère.
— À moins que vous n’ayez décidé qu’on peut remonter la trace de l’or cairhienin jusqu’au Dragon Réincarné, après tout ?
— Je crois toujours que le risque est très minime, ma Dame, mais inutile pour le moment étant donné ce que je viens d’apprendre de Tar Valon.
Le ton ne changea pas, mais à l’évidence, il était inquiet. Ses doigts tambourinaient sur le dossier contre sa poitrine, comme des araignées dansant sur son torse, puis s’immobilisèrent.
— La… euh… Tour Blanche a fait une proclamation reconnaissant… euh… le Seigneur Rand pour le Dragon Réincarné, et lui offrant… euh… de le protéger et de le guider. Elle a aussi prononcé l’anathème contre quiconque l’approche, sauf par l’intermédiaire de la Tour. Il est sage de se méfier de la colère de la Tour, ma Dame, comme vous le savez bien.
Il jeta un coup d’œil significatif sur l’anneau du Grand Serpent de la main posée sur l’accoudoir sculpté du fauteuil. Il savait que la Tour était divisée, bien sûr – peut-être qu’un paysan de Seleisin ne le savait pas ; mais tout le monde était au courant maintenant –, pourtant, il était trop discret pour lui avoir demandé à quel camp elle avait juré allégeance. Bien qu’il ait été sur le point de dire « le Siège d’Amyrlin » au lieu de « la Tour Blanche ». Et la Lumière seule savait ce qu’il aurait pu dire à la place de « Seigneur Rand ». Elle ne lui en tint pas rigueur. Il était prudent, une qualité indispensable dans son poste.
Pourtant, la proclamation d’Elaida la stupéfia. Fronçant les sourcils, elle tripota pensivement son anneau. Elaida portait cet anneau avant sa naissance. Elle était arrogante, entêtée, aveugle à tous les points de vue qui n’étaient pas les siens, mais elle n’était pas stupide. Loin de là.
— Est-il possible qu’elle pense qu’il va accepter cette offre ? dit-elle, comme se parlant à elle-même.
Le protéger et le guider ? Personne ne pouvait guider Rand même avec une perche !
— Il peut très bien avoir déjà accepté, ma Dame, selon ma correspondante à Cairhien.
Norry aurait frissonné à l’idée qu’il était, en un sens, un maître-espion. Il aurait grimacé de dégoût, en tout cas. Le Premier Clerc gérait le trésor, contrôlait les clercs qui administraient la capitale, et conseillait le trône sur les affaires d’État. Il n’avait certes pas de réseau d’yeux-et-oreilles, comme les Ajahs et certaines sœurs individuelles. Mais il correspondait régulièrement avec des gens bien informés, de sorte que ses avis tenaient compte des événements actuels.
— Elle envoie un pigeon toutes les semaines, et il semble que, tout de suite après le dernier, quelqu’un ait attaqué le Palais du Soleil à l’aide du Pouvoir Unique.
— À l’aide du Pouvoir ! s’écria-t-elle, sursautant sous le choc.
Norry hocha la tête. Au ton, on aurait dit qu’il faisait un rapport sur les travaux urbains.
— C’est ce que dit ma correspondante, ma Dame. Une Aes Sedai, peut-être, un Asha’man, ou même un Réprouvé. Ici, elle répète sans doute des commérages, j’en ai peur. L’aile abritant les appartements du Dragon Réincarné a été en grande partie détruite et lui-même a disparu. Beaucoup pensent qu’il est allé à Tar Valon plier le genou devant le Siège d’Amyrlin. Certains le croient mort au cours de l’attaque, mais ils sont peu nombreux. Je vous conseille de ne rien faire jusqu’à plus ample informé.
Il fit une pause, penchant la tête d’un air pensif.
— D’après ce que j’ai vu de lui, ma Dame, je ne le croirai jamais mort avant d’avoir passé trois jours près de son cadavre.
Elle le dévisagea, stupéfaite. C’était presque une plaisanterie. Un trait d’esprit, au moins. Et venant d’Halwyn Norry ! Elle non plus ne croyait pas que Rand était mort. Elle ne le croirait jamais. Quant à plier le genou devant Elaida, il était bien trop têtu pour se soumettre à qui que ce soit. Beaucoup de difficultés pourraient être surmontées s’il pouvait se résoudre à faire allégeance devant Egwene, mais il s’y refusait, et c’était une amie d’enfance. Elaida avait autant de chances qu’une chèvre à un bal de la Cour, surtout quand il entendrait parler de sa proclamation. Mais qui l’avait attaqué ? Les Seanchans ne pouvaient pas avoir atteint Cairhien. Si les Réprouvés avaient décidé d’agir à découvert, cela signifiait chaos et destruction plus graves que ceux qu’affrontait déjà le monde. Le pire, ce seraient les Asha’man. Si ses propres créatures se retournaient contre lui… Non ! Elle ne pouvait pas le protéger, quelque besoin qu’il en eût. Il devrait se débrouiller tout seul.
Imbécile ! maugréa-t-elle mentalement. Sans doute qu’il parade partout avec des bannières, comme si personne ne cherchait à le tuer ! Tu ferais bien de te débrouiller tout seul, Rand al’Thor, ou je te giflerai jusqu’à la folie quand je te mettrai la main dessus !
— Qu’est-ce que vos correspondants ont d’autre à dire, Maître Norry ? demanda-t-elle tout haut, écartant Rand de son esprit.
Elle ne lui avait pas encore mis la main dessus, et elle devait se concentrer pour tenir l’Andor.
Les correspondants de Norry avaient beaucoup de choses à dire, quoique certaines assez anciennes. Ils n’utilisaient pas tous des pigeons, et les lettres, remises aux marchands de confiance, pouvaient mettre des mois à arriver, dans le meilleur des cas. Certains marchands douteux acceptaient l’argent du port et ne se donnaient pas la peine de livrer la lettre. Peu de gens avaient les moyens d’engager un messager. Elayne avait l’intention de créer une Poste Royale, si la situation le permettait jamais. Norry déplorait que les dernières nouvelles qu’il avait reçues d’Ebou Dar et de l’Amador soient déjà dépassées par des événements dont tout le monde parlait depuis des semaines.
Toutes les nouvelles n’étaient pas importantes non plus. Ses correspondants n’étaient pas des yeux-et-oreilles ; ils lui communiquaient juste les nouvelles de leur cité, les rumeurs de la Cour. Celles venant de Tear concernaient de plus en plus le nombre croissant des vaisseaux du Peuple de la Mer qui traversaient les Doigts du Dragon sans pilotes et encombraient maintenant le fleuve dans la cité, mais ce n’était qu’une rumeur. L’Illian était tranquille, et plein de soldats de Rand, récupérant d’une bataille contre les Seanchans ; on ne savait rien de plus ; pas même si Rand avait été dans la cité. La Reine de Saldaea faisait toujours une longue retraite dans la campagne, ce qu’Elayne savait déjà, mais il semblait que la Reine de Kandor n’ait pas été vue depuis des mois à Chachin, et le Roi de Shienar n’avait pas terminé sa longue tournée d’inspection des Marches de la Dévastation, quoiqu’on rapportât que la Dévastation était plus paisible qu’elle ne l’avait été de mémoire d’homme. À Lugard, le Roi Roedran rassemblait tous les nobles pouvant fournir des hommes d’armes, et une cité déjà inquiétée par deux grandes armées qui campaient près de la frontière avec l’Andor, l’une pleine d’Aes Sedai, l’autre pleine d’Andorans, s’inquiétait maintenant des intentions d’un débauché comme Roedran.
— Et que conseillez-vous ici ? demanda-t-elle quand il eut terminé, bien que la question fût inutile.
En vérité, elle n’en avait pas eu besoin non plus dans les autres cas. Les événements étaient soit beaucoup trop lointains pour affecter l’Andor, soit sans importance, simples points de vue sur ce qui se passait dans les autres pays. Malgré tout, elle était obligée de poser la question, même quand ils savaient tous deux qu’elle avait la réponse – « ne rien faire » – qu’il donnait promptement. Le Murandy n’était ni loin ni sans importance, pourtant, cette fois, il hésita, avec une moue pensive. Or Norry était lent et méthodique, mais rarement hésitant.
— Rien dans ce cas, ma Dame dit-il enfin. Normalement, je conseillerais d’envoyer un émissaire pour tenter de sonder ses raisons et ses objectifs. Peut-être a-t-il peur de ce qui se passe au nord de son pays, ou des raids des Aiels dont on parle tant. Mais d’autre part, quoiqu’il ait toujours été sans ambitions, il a peut-être mis quelque chose en route dans le nord de l’Altara. Ou en Andor, étant donné les circonstances. Malheureusement…
Toujours serrant son dossier sur son cœur, il ouvrit un peu les mains et soupira, peut-être en signe d’excuse, ou de désarroi.
Malheureusement, elle n’était pas encore reine, et aucun émissaire ne pourrait approcher Roedran. Si ses revendications au trône échouaient, la prétendante suivante pourrait s’emparer d’une partie du Murandy pour lui donner une leçon. Le Seigneur Luan et les autres l’avaient déjà fait. Mais elle avait par Egwene de meilleures informations que le Premier Clerc. Elle n’avait pas l’intention de révéler ses sources, mais elle décida d’atténuer son désarroi. Ce devait être ce qui le faisait grimacer : savoir ce qui devait être fait sans être capable de savoir comment.
— Je connais les objectifs de Roedran, Maître Norry, et c’est le Murandy même. Les Andorans du Murandy ont accepté l’allégeance de nobles murandiens dans le Nord, ce qui rend les autres nerveux. Et il y a une grande bande de mercenaires – des Fidèles du Dragon, en fait, mais Roedran croit que ce sont des mercenaires – qu’il a engagés en secret, pour attendre et intimider quand les autres armées seront parties. Il veut utiliser cette menace pour lier tous les nobles à sa personne, assez fort pour que chacun ait peur de briser ce lien quand la menace aura disparu. Il constituera peut-être un problème à l’avenir, si ses plans réussissent – pour commencer, il voudra récupérer les territoires du Nord – mais il ne présente aucun problème immédiat pour l’Andor.
Les yeux de Norry se dilatèrent, et il pencha la tête, d’abord à droite, puis à gauche, scrutant son visage. Il s’humecta les lèvres avant de parler.
— Cela expliquerait beaucoup de choses, ma Dame. Oui, oui, beaucoup de choses.
De nouveau, il se passa la langue sur les lèvres.
— Il y a un point mentionné par ma correspondante de Cairhien que je… euh… que j’ai oublié de signaler. Comme vous le savez sans doute, votre intention de revendiquer le Trône du Soleil est bien connue là-bas, et jouit d’un large soutien. Il semble que beaucoup de Cairhienins parlent ouvertement de venir en Andor pour vous aider à gagner le Trône du Lion, afin que vous puissiez monter plus tôt sur le Trône du Soleil. Je pense que vous n’avez peut-être pas besoin de mes conseils au sujet de ces propositions ?
Elle hocha la tête, assez gracieusement étant donné les circonstances, pensa-t-elle.
Des Cairhienins venant à son aide, ce serait pire que des mercenaires, car il y avait eu trop de guerres entre le Cairhien et l’Andor. Il ne l’avait pas oublié. Halwin Norry n’oubliait jamais rien. Alors, pourquoi l’avait-il avertie au lieu de la laisser prendre par surprise, peut-être par l’arrivée des supporters cairhienins ? L’étalage de ses informations l’avait-il impressionné ? Ou avait-il craint qu’elle n’apprenne qu’il lui avait caché quelque chose ? Il attendit patiemment, comme un héron desséché attendant… un poisson ?
— Préparez une lettre pour mon sceau et ma signature, Maître Norry, à envoyer à toutes les grandes Maisons de Cairhien. Commencez par exposer mes droits au Trône du Soleil, en qualité de fille de Taringail Damodred, et dites que je viendrai leur exposer mes revendications quand la situation sera stabilisée en Andor. Dites que je n’amènerai pas de soldats, car je sais que la présence de soldats andorans au Cairhien inciterait tout le Cairhien à se soulever contre moi, et à juste titre. Terminez par mes remerciements pour le soutien que beaucoup de Cairhienins offrent à ma cause, et mon espoir que bien des différends avec le Cairhien puissent être réglés pacifiquement.
Les destinataires intelligents liraient entre les lignes, et, avec un peu de chance, expliqueraient tout à ceux qui ne l’étaient pas assez pour comprendre.
— Habile réponse, ma Dame, dit Norry, voûtant le dos en un semblant de révérence. Il en sera comme vous le désirez. Si je peux me permettre une question, ma Dame, avez-vous eu le temps de signer les comptes ? Ah, non ! Peu importe. J’enverrai quelqu’un les chercher plus tard.
Avec une révérence plus traditionnelle, quoique tout aussi gauche, il se prépara à partir, puis se ravisa.
— Pardonnez mon audace, ma Dame, mais vous me rappelez beaucoup la défunte Reine, votre mère.
Regardant la porte se refermer derrière lui, elle se demanda s’il était dans son camp. Administrer Caemlyn et l’Andor, sans clerc, était impossible, et le Premier Clerc avait le pouvoir de mettre une reine à genoux s’il agissait sans en référer. Un compliment, ce n’était pas la même chose qu’un serment d’allégeance.
Elle n’eut guère de temps pour ruminer la question, car, quelques instants après son départ, trois servantes en livrée entrèrent, portant des plateaux à couvercles d’argent, qu’elles posèrent à la file sur la longue table dressée près d’un mur.
— La Première Servante dit que ma Dame a oublié d’envoyer chercher son déjeuner, dit une femme ronde et grisonnante, avec une révérence, tout en faisant signe à sa compagne plus jeune d’ôter les couvercles. Alors, elle envoie un assortiment de mets à ma Dame.
Un assortiment. Branlant du chef devant l’étalage, Elayne pensa à tout le temps écoulé depuis qu’elle avait pris son petit déjeuner au lever du soleil. Il y avait de la selle d’agneau sauce moutarde, du chapon rôti aux figues sèches, des ris de veau aux arachides, des poireaux à la crème et du velouté de pommes de terre, des rouleaux de chou aux raisins et poivrons, et une tarte au potiron, sans parler d’une petite assiette de tartelettes aux pommes et d’une autre de petits cakes à la crème fraîche. De la vapeur s’élevait de deux pichets d’argent pansus, au cas où elle aurait préféré un vin épicé à l’autre. Un troisième contenait du thé chaud. Et, poussé dédaigneusement dans le coin d’un plateau, le déjeuner qu’elle commandait tous les jours, du bouillon et du pain. Reene Harfor désapprouvait ce régime, prétendant qu’Elayne était « mince comme un fil ».
La Première Servante avait fait des adeptes. La femme grisonnante arbora un air fâché quand elle posa le pain, le bouillon et le thé sur la table au milieu de la pièce avec une serviette en lin blanc, une tasse et une soucoupe en fine porcelaine bleue, et un pot de miel en argent. Plus quelques figues sur une assiette. Estomac plein à midi, tête embrumée l’après-midi, comme disait Lini. Mais ses opinions n’étaient pas partagées. Les servantes étaient des femmes aux rondeurs confortables, et même les deux plus jeunes eurent l’air déçues en repartant avec le reste des plats.
Le bouillon était très bon, léger et un peu épicé, et le thé avait un agréable parfum de menthe. Elle ne resta pas seule assez longtemps avec son repas et ses pensées pour avoir le loisir de goûter, éventuellement, à une tartelette. Avant qu’elle ait avalé deux bouchées, Dyelin entra en coup de vent, tourbillon en robe d’équitation verte, la respiration oppressée. Posant sa cuillère, Elayne lui offrit du thé avant de s’apercevoir qu’il n’y avait qu’une seule tasse, qu’elle utilisait déjà. Mais Dyelin refusa du geste, fronçant les sourcils.
— Il y a une armée au Bois de Braem, annonça-t-elle, telle qu’on n’en a jamais vu depuis la Guerre des Aiels. C’est un marchand de Braem Neuve qui a apporté la nouvelle ce matin. Tormon, un Illianer, est un homme sérieux et fiable qui n’a pas l’habitude de se faire des illusions ni d’avoir peur de son ombre. Il dit qu’il a vu des Kandoris, des Arafellins et des Shienarans en différents endroits. Des milliers à eux tous. Des dizaines de milliers.
S’effondrant dans un fauteuil, elle s’éventa d’une main. Elle avait le visage légèrement congestionné, comme si elle avait couru pour parvenir jusqu’à elle.
— Par la Lumière, que font ces gens des Marches à la Frontière de l’Andor ?
— Je parie que c’est Rand, dit Elayne.
Réprimant un bâillement, elle vida sa tasse de thé et la remplit aussitôt. La matinée avait été éprouvante, mais avec assez de thé, elle serait revigorée.
Dyelin cessa de s’éventer et se redressa.
— Vous ne pensez pas que c’est lui qui les a envoyés, n’est-ce pas ? Pour… vous aider ?
Cette possibilité ne s’était pas présentée à Elayne. Parfois, elle regrettait d’avoir avoué à son aînée ses sentiments pour Rand.
— Je ne peux pas penser qu’il soit… qu’il serait, je veux dire… si stupide.
Par la Lumière, ce qu’elle était fatiguée. Parfois, Rand se comportait comme s’il était le Roi du Monde, mais sûrement qu’il n’irait pas… N’irait pas…
Quoi que ce fût, ça lui échappait.
Elle bâilla à nouveau, et soudain ses yeux se dilatèrent par-dessus sa main, fixant son thé, légèrement mentholé. Elle posa soigneusement sa tasse, ou essaya. Elle faillit rater la soucoupe, la tasse se renversa répandant le thé sur la table. Du thé drogué à la racine-fourchue. Même sachant que c’était inutile, elle tenta de saisir la Source, de s’emplir de la vie et de la joie de la saidar, mais elle aurait pu aussi bien essayer de capturer le vent dans un filet. L’irritation de Birgitte, moins violente que tout à l’heure, était toujours présente dans un coin de son esprit. Frénétiquement, elle tenta de réprimer la peur, la panique. Sa tête semblait pleine de coton, ses idées brouillées. Au secours, Birgitte ! pensa-t-elle. Au secours !
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Dyelin, se penchant brusquement. Vous avez pensé à quelque chose qui, manifestement, doit être horrible.
Elayne cligna des yeux. Elle avait oublié sa présence.
— Allez ! dit-elle d’une voix rauque, puis elle déglutit avec effort pour s’éclaircir la voix.
Sa langue lui semblait avoir doublé de volume.
— Allez chercher des secours ! On m’a… empoisonnée ! Expliquer serait trop long.
— Allez !
Dyelin la regarda, bouche bée, paralysée, puis bondit, saisissant la poignée de sa dague.
La porte s’entrouvrit, et un serviteur, hésitant, passa la tête par l’ouverture. Elayne se sentit soulagée. Dyelin ne la poignarderait pas devant témoin. L’homme s’humecta les lèvres, regardant alternativement les deux femmes. Puis il entra, tirant un couteau à longue lame de sa ceinture. Deux autres en livrée rouge suivirent, chacun dégainant une longue lame.
Je ne veux pas mourir comme un chaton dans un sac, pensa Elayne. Avec effort, elle se leva. Ses genoux chancelèrent, et elle dut se retenir d’une main à la table, mais de l’autre elle tira sa propre dague. La lame gravée de motifs ornementaux était à peine aussi longue que sa main, mais elle aurait suffi, si ses doigts n’avaient pas été raides comme du bois. Un enfant aurait pu la lui enlever. Pas sans lutter, pensa-t-elle. Elle avait l’impression de se mouvoir dans de la gelée, mais elle était résolue à se défendre. Pas sans lutter !
Curieusement, peu de temps semblait s’être écoulé. Dyelin arrivait tout juste an niveau de ses bourreaux, le dernier refermant la porte derrière lui.
— À l’assassin ! hurla Dyelin.
Empoignant un fauteuil, elle le lança sur les hommes.
— Gardes ! À l’assassin !
Les trois hommes esquivèrent le fauteuil, mais l’un d’eux, trop lent, fut atteint aux jambes. Il s’affala sur son voisin en hurlant, et ils tombèrent tous les deux. L’autre, un mince jeune homme aux yeux bleu vif, les contourna, brandissant son couteau.
Dyelin l’attaqua de sa dague, frappant, tailladant, mais il bougeait comme un furet, évitant aisément ses assauts. Sa propre lame atteignit Dyelin, qui recula avec un cri de douleur, se tenant le ventre. Il sautilla vers l’avant, agile, projetant son couteau, et elle tomba comme une poupée de chiffon en hurlant. Il l’enjamba, se dirigeant vers Elayne. Rien n’exista plus pour elle, que lui et le couteau qu’il tenait. Il prit son temps. Ces grands yeux bleus l’étudièrent prudemment tandis qu’il avançait posément. Bien sûr. Il savait qu’elle était Aes Sedai. Il devait se demander si la potion avait fait son œuvre. Elle s’efforça de rester droite, de le foudroyer, pour le bluffer et gagner quelques instants, mais il hocha la tête, levant son couteau. Si elle avait pu faire quelque chose, ce serait déjà fait. Son visage n’affichait aucun plaisir. C’était juste un homme avec un travail à exécuter.
Brusquement, il s’immobilisa, baissant les yeux, stupéfait. Elayne vit la lame d’acier longue d’un pied sortant de sa poitrine. Le sang jaillissant de sa bouche à gros bouillons, il s’effondra lourdement sur la table.
Chancelante, Elayne tomba à genoux, et s’accrocha au rebord de la table pour ne pas s’affaler tout à fait. Étonnée, elle fixa l’homme qui se vidait de son sang maculant les tapis. La poignée d’une épée sortait de son dos. Ses pensées paresseuses erraient au hasard. On n’arriverait jamais à nettoyer ces tapis. Lentement, elle regarda au-delà de la forme inanimée de Dyelin. Elle semblait ne plus respirer. Vers la porte. Vers la porte ouverte. L’un des deux autres assassins gisait devant, la tête tordue selon un angle bizarre, à moitié arrachée au niveau du cou. L’autre se battait avec un homme en livrée rouge, ahanant et roulant sur le sol, tous deux convoitant la même dague. L’assassin tirait sur la main de son adversaire pour dégager son cou. Cet homme au visage en lame de couteau portait une tunique à col blanc de la Garde.
Dépêchez-vous, Birgitte, pensa-t-elle vaguement. Vite !
Elle sombra dans les ténèbres.