23 Perdre le soleil

Tentant de resserrer autour d’elle la cape en drap si peu familière, sans tomber de sa selle, Shalon talonna gauchement son cheval et suivit Harine et Moad, son Maître-à-l’Épée, dans l’ouverture qui menait de la cour des écuries du Palais du Soleil vers… Elle ne savait pas exactement où, sauf que c’était une longue aire découverte – une clairière, disait-on ? – plus vaste que le pont d’un vaisseau, entourée d’arbres rabougris dispersés dans des collines. Les pins, les seuls arbres qu’elle reconnaissait, étaient trop noueux pour servir à grand-chose, si ce n’est à fabriquer du goudron et de la térébenthine. Les autres arbres avaient des branches grises et squelettiques. Le soleil matinal trônait au faîte des arbres, et le froid semblait plus mordant que dans la cité qu’elle laissait derrière elle. Elle espérait que le cheval n’allait pas faire un faux pas et la précipiter au milieu des rocs qui pointaient partout où des plaques de neige ne recouvraient pas les feuilles mortes en décomposition. Elle se méfiait des chevaux. Contrairement aux vaisseaux, les animaux avaient leur caractère. Se hisser sur leur dos était une entreprise dangereuse. Et les chevaux étaient pourvus de dents. Chaque fois que sa monture découvrait les siennes, si proches de ses jambes, elle lui flattait l’encolure en émettant des sons qu’elle espérait apaisants.

Cadsuane, vêtue de vert foncé uni, montait avec aisance un grand cheval à la crinière et la queue noires, maintenant le tissage qui formait le portail. Les chevaux ne la gênaient pas. Rien ne la gênait. Une brise soudaine agita la cape gris foncé déployée sur la croupe de sa monture, mais elle ne semblait pas sentir le froid. Pour surveiller Shalon et ses compagnons, elle tourna la tête, faisant osciller les ornements en or de ses cheveux autour de son chignon gris. C’était une belle femme, bien que son visage lisse ne s’accordât pas à la couleur de ses cheveux. Quand on parvenait à la connaître, il était trop tard.

Shalon aurait donné cher pour savoir comment se faisait ce tissage, même s’il fallait pour cela être près de Cadsuane, mais elle n’avait pas été autorisée à entrer dans la cour des écuries avant que le portail ne soit terminé, et voir une voile tendue sur la vergue ne vous apprenait pas à la hisser et encore moins à en fabriquer une. La croisant, elle évita le regard de l’Aes Sedai, mais elle le sentit sur elle. Les yeux de cette femme lui faisaient crisper ses orteils, cherchant une stabilité que les étriers ne lui donnaient pas. Elle ne voyait aucun moyen de s’échapper, mais elle espérait en trouver un en étudiant l’Aes Sedai. Qu’elle sût très peu de choses sur les Aes Sedai, elle était prête à l’admettre – elle n’en avait jamais rencontré une avant de naviguer jusqu’à Cairhien, et elle n’y pensait que pour remercier la Lumière de ne pas en être une – mais il y avait des courants parmi les compagnes de Cadsuane, profondément enfouis sous la surface. Des courants profonds, forts, pouvaient altérer tout ce qui semblait apparent à la surface.

Les quatre Aes Sedai ayant franchi le portail derrière Cadsuane attendirent sur leur cheval d’un côté de la clairière… avec trois Liges. Au moins, Shalon savait qu’Ihvon était le farouche Lige d’Alanna, et Tomas celui de la petite et robuste Verin, mais elle était également sûre d’avoir vu le très jeune homme en tunique noire d’Asha’man attendant près de la ronde Daigian. Il ne pouvait sûrement pas être un Lige. Eben était juste un adolescent. Pourtant, quand la femme le regardait, sa fierté outrageuse semblait s’enfler encore plus. Kumira, une femme au physique agréable, dont les yeux bleus pouvaient se transformer en poignards quand quelque chose l’intéressait, attendait un peu à l’écart. Elle observait le jeune Eben si intensément que c’était un miracle qu’il ne soit pas allongé sur le sol, écorché vif.

— Je ne supporterai pas cela beaucoup plus longtemps, grommela Harine, tambourinant des talons sur les flancs de sa jument pour qu’elle continue à avancer.

Sa robe en brocart de soie jaune ne l’aidait pas à avoir une bonne assiette, pas plus que le brocart bleu de Shalon. Elle oscillait et glissait à chaque mouvement de l’animal, manquant de tomber à chaque pas. La brise reprit, agitant les extrémités de sa large ceinture, faisant ballonner sa cape, mais elle ignora ses vêtements. Les capes ne sont guère utilisées sur les bateaux ; elles gênent les mouvements et peuvent vous entraver les jambes et les bras. Moad en avait refusé une, se contentant de la tunique bleue matelassée qu’il portait en mer par temps froid. Nesune Bihara, tout en drap bronze, franchit le portail en regardant autour d’elle, puis Elza Penfel, l’air maussade pour une raison inconnue, qui s’emmitouflait dans sa cape verte doublée de fourrure. Aucune des autres Aes Sedai ne semblait prendre la peine de s’abriter du froid.

— Je pourrais peut-être voir le Coramoor, marmonna Harine, tirant sur les rênes de son cheval jusqu’à ce qu’il s’éloigne du côté de la clairière où attendaient les Aes Sedai. Peut-être ! Et elle évoque cette possibilité comme si elle m’accordait un privilège.

Harine n’avait nul besoin de prononcer le nom ; quand elle disait « elle » sur ce ton, brûlant comme un flagelle de méduse, cela ne pouvait désigner qu’une seule femme.

— J’en ai le droit, négocié et accepté ! Je dois laisser derrière moi ma Maîtresse-des-Voiles et mes domestiques !

Erian Boroleos franchit le portail, aussi résolue que si elle allait tomber au milieu d’une bataille, suivie de Beldeine Nyram, qui ne ressemblait pas à une Aes Sedai. Toutes deux portaient du vert, Erian complètement, Beldeine sous forme de taillades aux manches et aux jupes. Cela avait-il une signification ? Non, sans doute.

— Dois-je approcher le Coramoor comme une fille de pont, la main sur le cœur devant la Maîtresse-des-Voiles ?

Quand plusieurs Aes Sedai étaient réunies, la jeunesse éternelle de leurs visages lisses était évidente, de sorte qu’on ne pouvait pas dire si elles avaient vingt ans ou quarante, même si l’une d’entre elles avait les cheveux blancs. Beldeine avait tout simplement l’air d’en avoir vingt. Et cela ne renseignait pas plus que sa robe.

— Devrais-je aérer moi-même ma literie et laver mes sous-vêtements ? Elle jette le protocole à tous les vents ! Je ne le permettrai pas !

Depuis la veille déjà, elle avait protesté de nombreuses fois, quand Cadsuane leur avait dit ce qui les attendait si elles l’accompagnaient. Ses conditions étaient strictes, mais Harine n’avait eu d’autre choix que de les accepter, ce qui ajoutait encore à son amertume.

Shalon n’écoutait que d’une oreille, hochant la tête et murmurant les réponses attendues. Sa sœur attendait qu’elle soit d’accord avec elle. Mais elle concentrait son attention sur les Aes Sedai. Subrepticement. Moad feignait de ne pas écouter, mais il était le Maître-à-l’Épée de Harine. Harine tenait tout son monde serré comme un nœud mouillé, mais elle laissait tellement de liberté à Moad qu’on aurait pu croire que cet homme grisonnant aux yeux durs était son amant, et d’autant plus qu’ils étaient tous deux veufs. On pouvait le penser si on ne connaissait pas Harine. Harine n’aurait jamais eu un amant de rang inférieur au sien. Désormais, cela signifiait qu’elle n’en prendrait aucun. Quoi qu’il en soit, quand ils arrêtèrent leurs chevaux près des arbres, Moad posa un coude sur le pommeau de sa selle, une main sur la longue poignée d’ivoire sculpté de l’épée passée à sa large ceinture verte, et étudia ouvertement les Aes Sedai et les hommes qui les accompagnaient. Où avait-il appris à monter à cheval ? Il avait l’air… à son aise. N’importe qui pouvait voir son rang au premier coup d’œil, à ses huit lourds anneaux d’oreilles et à la façon dont sa ceinture était nouée, même s’il ne portait pas son épée et la dague assortie. Les Aes Sedai étaient-elles capables de faire la même chose ? Pouvaient-elles vraiment être si désorganisées ? Manifestement, la Tour Blanche était une machinerie capable de broyer les trônes et de les remodeler à sa convenance. Mais maintenant, le mécanisme semblait en panne.

— J’ai dit, où nous a-t-elle amenées, Shalon ?

Shalon pâlit au son de cette voix glaciale, tranchante comme un rasoir.

Servir sous une parente plus jeune était toujours difficile, mais Harine accentuait la difficulté. En privé, elle était le sang-froid incarné, et en public, elle était capable de faire pendre par les chevilles une Maîtresse-des-Voiles, sans parler d’une Pourvoyeuse-de-Vent. Et depuis que cette jeune rampante, Min, lui avait dit qu’elle serait un jour Maîtresse-des-Vaisseaux, elle était devenue encore plus stricte. Regardant durement Shalon, elle porta à son nez sa boîte à parfum, bien que le froid tuât toutes les odeurs.

Shalon leva précipitamment les yeux vers le ciel, tentant de s’orienter grâce au soleil. Elle regrettait que son sextant soit sous clé sur L’Écume Blanche – on ne permettait jamais aux rampants de voir un sextant, et encore moins de voir quelqu’un s’en servir – mais elle pensait que ça n’aurait pas changé grand-chose. Ces arbres avaient beau être petits, elle ne voyait quand même pas l’horizon. Vers le nord, les collines devenaient des montagnes orientées du nord-est au sud-ouest. Elle ne pouvait pas dire à quelle altitude elle se trouvait. Il y avait beaucoup trop de dénivelés à son goût. Cependant, une Pourvoyeuse-de-Vent savait comment faire une estimation approximative. Et quand Harine demandait une information, elle entendait l’obtenir.

— Je ne peux que hasarder une hypothèse, Maîtresse-des-Vagues, dit-elle.

Harine serra les dents. Aucune Pourvoyeuse-de-Vent ne pouvait prétendre donner une position.

— Je crois que nous sommes à trois ou quatre cents lieues au sud de Cairhien. Plus, je ne saurais le dire.

Toute apprentie d’un jour donnant une position aussi imprécise aurait été fouettée par le quartier-maître. Les mots se glacèrent sur la langue de Sharon quand elle entendit ce qu’elle disait. Cent lieues en vingt-quatre heures, c’était filer bon train pour un rakeur. Moad eut une moue pensive.

Harine hocha lentement la tête, regardant à travers Shalon comme si elle voyait des vaisseaux toutes voiles dehors glisser à travers les ouvertures faites par le Pouvoir. Les mers leur appartiendraient véritablement. Se secouant, elle se pencha vers Shalon, ses yeux l’accrochant comme des grappins.

— Vous devez apprendre à faire ces ouvertures dans l’air, à n’importe quel prix. Dites-lui que vous m’espionnerez si elle vous l’enseigne. Si vous parvenez à la convaincre, elle acceptera peut-être, la Lumière aidant. Ou vous pourrez peut-être vous rapprocher assez d’une des autres pour apprendre.

Shalon s’humecta les lèvres, espérant que Harine ne l’avait pas vue sursauter.

— J’ai refusé avant, Maîtresse-des-Vagues.

Elle avait eu besoin d’expliquer pourquoi les Aes Sedai l’avaient retenue pendant une semaine, et une version de la vérité lui avait paru le plus sûr. Harine savait tout. Sauf le secret que Verin lui avait soutiré. Sauf que Shalon avait accepté les exigences de Cadsuane pour cacher ce secret. La Grâce de la Lumière soit sur elle, elle regrettait Ailil, mais elle s’était sentie si seule qu’elle avait navigué trop loin avant de s’en apercevoir. Avec Harine, il n’y avait pas de conversations au coin du feu en buvant du vin sucré pour adoucir les longs mois de séparation d’avec son mari Mishael. Au mieux, bien d’autres mois passeraient avant qu’elle ne se retrouve dans ses bras.

— Sans vous offenser, pourquoi me croirait-elle maintenant ?

— Parce que vous voulez apprendre, dit Harine, avec un geste tranchant de la main. Les rampants croient toujours à la cupidité. Vous devrez lui dire certaines choses, naturellement, pour prouver votre bonne foi. Je déciderai quoi chaque jour. Peut-être pourrai-je la piloter où je veux qu’elle aille.

Des doigts durs semblèrent s’enfoncer dans le crâne de Shalon. Elle avait eu l’intention d’en dire aussi peu que possible à Cadsuane, jusqu’à ce qu’elle trouve un moyen de se libérer d’elle. Si elle devait parler avec l’Aes Sedai tous les jours, et pire encore, lui mentir carrément, cette femme pourrait lui soutirer plus d’informations que Shalon ne le voulait. Plus que Harine ne le désirait. C’était aussi inéluctable que le lever du soleil.

— Pardonnez-moi, Maîtresse-des-Vagues, dit-elle avec toute la déférence dont elle fut capable, mais si je puis me permettre…

Elle s’interrompit alors que Sarene Nemdahl approchait et arrêtait son cheval devant elles. Les dernières Aes Sedai étaient passées avec leurs Liges, et Cadsuane laissa le portail s’évanouir. Corele, mince et jolie, agitait son abondante chevelure brune, riant et bavardant avec Kumira. Merise, une grande femme aux yeux encore plus bleus que ceux de Kumira, et au visage plus que beau mais plus sévère que celui de Harine, dirigeait avec des gestes impérieux les quatre hommes conduisant les chevaux de bât. Ils semblaient sur le point de quitter la clairière.

Sarene était ravissante, même si l’absence de bijoux minimisait son pouvoir de séduction et elle portait une simple robe blanche. Les rampants semblaient ne pas apprécier les couleurs. Même sa cape noire était doublée de fourrure blanche.

— Cadsuane, elle m’a demandé… ordonné… d’être votre assistante, Maîtresse-des-Vagues, dit Sarene, inclinant la tête avec respect. Je répondrai à vos questions, dans la mesure de mes moyens, et vous renseignerai sur leurs coutumes. Je réalise que vous pourrez éprouver un certain malaise en ma compagnie, mais quand Cadsuane commande, nous devons obéir.

Shalon sourit. Elle doutait que l’Aes Sedai sache que, sur un vaisseau, une assistante était ce que les rampants nommaient une servante. Harine allait sans doute éclater de rire et demander si l’Aes Sedai pouvait laver correctement son linge. Ce serait agréable de la voir de bonne humeur.

Mais au lieu de rire, Harine se raidit sur sa selle comme si sa colonne vertébrale s’était transformée en un grand mât, et ses yeux s’exorbitèrent.

— Je ne ressens aucun malaise, dit-elle sèchement. Je préfère simplement… poser mes questions à quelqu’un d’autre… à Cadsuane. Oui. À Cadsuane. Et moi, je n’ai certes pas à obéir, à elle ou à une autre ! À personne ! Sauf à la Maîtresse-des-Vaisseaux !

Shalon fronça les sourcils. Cela ne ressemblait pas à sa sœur de parler en écervelée. Prenant une profonde inspiration, Harine poursuivit d’un ton plus ferme, mais étrange.

— Je parle au nom de la Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’ans Miere, et j’exige le respect qui m’est dû ! Je l’exige, m’entendez-vous ?

— Je peux lui demander d’en désigner une autre, dit Sarene, dubitative, comme si elle ne pensait pas que sa demande changerait grand-chose. Vous devez comprendre qu’elle m’avait donné des instructions assez spécifiques ce fameux jour. Mais je n’aurais pas dû perdre mon sang-froid. C’était une faute de ma part. La colère détruit la logique.

— Je comprends l’obéissance aux ordres, grogna Harine, se ramassant sur sa selle.

Elle semblait prête à bondir à la gorge de Sarene.

— J’approuve l’obéissance aux ordres ! gronda-t-elle. Toutefois, des ordres exécutés peuvent être oubliés. Il n’est plus nécessaire d’en parler. Me comprenez-vous ?

Sarene lui lança un regard en coin. De quoi parlait-elle ? Quels ordres Sarene avait-elle exécutés, et pourquoi Harine désirait-elle les oublier ? Moad haussait les sourcils, sans faire aucun effort pour dissimuler sa perplexité. Harine avait conscience qu’il scrutait son attitude, et son visage se fit orageux.

Sarene sembla ne pas le remarquer.

— Je ne vois pas comment on peut oublier délibérément, dit-elle lentement, de légères rides plissant son front, mais vous voulez sans doute dire que nous devrions faire semblant, je suppose ?

Elle secoua la tête à cette sottise, faisant osciller les tresses sortant de sa capuche, dont les perles cliquetèrent.

— Très bien. Je répondrai à vos questions aussi bien que je pourrai. Que désirez-vous savoir ?

Harine soupira bruyamment. Shalon aurait pu interpréter cela comme de l’impatience, mais elle pensa que c’était du soulagement. Du soulagement !

Quoi qu’il en soit, Harine redevint ce qu’elle était, parfaitement maîtresse d’elle-même et autoritaire, soutenant le regard de l’Aes Sedai comme pour lui faire baisser les yeux.

— Vous pouvez commencer par me dire où nous sommes et où nous allons, dit-elle.

— Nous sommes dans les Monts de Kintara, dit Cadsuane, surgissant brusquement près d’elles, sa monture se cabrant et fouettant l’air de ses sabots antérieurs qui projetaient de la neige autour d’elle. Nous allons à Far Madding.

Elle ne parut même pas remarquer que l’animal se cabrait !

— Le Coramoor est-il à Far Madding ?

— La patience est une vertu, m’a-t-on appris, Maîtresse-des-Vagues.

Cadsuane lui donnait son titre, mais sans aucune nuance de respect.

— Vous chevaucherez avec moi. Restez à mon niveau et essayez de ne pas tomber. Il serait déplaisant que je doive vous faire transporter comme un sac de grain. Quand nous atteindrons la cité, gardez le silence, à moins que je vous dise de parler. Je ne veux pas que vous provoquiez des problèmes par votre ignorance. Vous laisserez Sarene vous guider. Elle a ses instructions.

Shalon attendait une explosion de rage, mais Harine tint sa langue, bien que cela lui demandât un effort évident. Quand Cadsuane s’éloigna, Harine marmonna entre ses dents avec colère, mais elle serra les mâchoires quand Sarene fit avancer son cheval. À l’évidence, ses marmonnements n’étaient pas destinés aux oreilles de l’Aes Sedai.

Chevaucher avec Cadsuane, découvrit-elle, signifiait rester derrière elle, cap au sud à travers les arbres. Alanna et Verin étaient à ses côtés mais quand Harine voulut se joindre à elles, un seul regard de Cadsuane lui fit comprendre qu’aucune autre n’était la bienvenue. Une fois de plus, l’explosion attendue ne survint pas. Au lieu de cela, Harine fronça les sourcils sur Sarene, puis fit tourner sa monture pour se placer entre Shalon et Moad. Elle ne daigna pas poser d’autres questions à Sarene, qui chevauchait de l’autre côté de Shalon, se contentant de foudroyer le dos des trois femmes qui ouvraient la marche. Si Shalon n’avait pas connu Harine, elle aurait dit qu’il y avait plus d’amertume que de fureur dans ce regard.

Pour sa part, Shalon appréciait d’avancer en silence. Monter à cheval était assez difficile sans avoir à faire la conversation en même temps. Elle réalisa pourquoi Harine se comportait si bizarrement. Harine s’efforçait sans doute de calmer la mer avec les Aes Sedai. Ce ne pouvait être que ça. Harine ne contrôlait jamais sa colère sans nécessité absolue. L’effort qu’elle fournissait devait la faire bouillir intérieurement. Et si ses efforts n’avaient pas l’effet escompté, c’est à Shalon qu’elle s’en prendrait. À cette idée, Shalon sentit sa tête prête à éclater. Que la Lumière l’aide et la guide, mais il devait bien y avoir un moyen d’éviter d’espionner sa sœur sans que sa chaîne de nez soit dépouillée de tous ses ornements honorifiques, sans se voir assignée sur un chaland sous les ordres d’une Maîtresse-des-Voiles se demandant pourquoi elle n’était jamais montée en grade, et prête à passer ses griefs sur tout son entourage. Mishael pouvait déclarer rompre leur mariage. Il fallait sortir de cette situation.

Parfois, elle se retournait sur sa selle pour regarder les Aes Sedai qui chevauchaient derrière elle. Il n’y avait rien à tirer des trois femmes qui les précédaient. De temps en temps, Cadsuane et Verin échangeaient quelques mots à voix basse pour qu’on ne les entende pas. Alanna semblait concentrée sur la route devant elle, les yeux toujours dirigés vers le sud. Deux ou trois fois, elle fit accélérer son cheval le temps de quelques pas, jusqu’à ce que Cadsuane la rappelle. Elle obéissait à contrecœur, avec un regard furieux ou une grimace maussade. Cadsuane et Verin étaient attentionnées envers elle, Cadsuane lui tapotant le bras comme Shalon flattait l’encolure de son cheval, et Verin lui souriant, comme si elle relevait de maladie. Ce qui n’apprenait rien à Shalon. Alors elle pensa aux autres.

Sur un bateau, on ne monte pas en grade grâce seulement à son habileté à Tisser les Vents, à prédire le temps, ou à déterminer une position. Il faut aussi lire les intentions cachées derrière les ordres, interpréter les petits gestes et les expressions, remarquer qui s’incline devant qui, car le courage et la compétence seuls ne permettent de s’élever que jusqu’à un certain point.

Quatre d’entre elles, Nesune et Erian, Beldeine et Elza, chevauchaient regroupées derrière elle. Elles ne se regardaient pas et ne parlaient pas entre elles. Elles ne semblaient pas beaucoup s’apprécier. Shalon les mettait dans le même bateau que Sarene. Les Aes Sedai prétendaient qu’elles étaient unies sous les ordres de Cadsuane. À l’évidence, ce n’était pas vrai. Merise, Corele, Kumira et Daigian formaient l’équipage d’un autre vaisseau, que commandait Cadsuane. Parfois, Alanna semblait appartenir à un bateau, et parfois à l’autre, tandis que Verin paraissait embarquée sur le bateau de Cadsuane, jusqu’à un certain point. Nageant à côté, peut-être, avec Cadsuane qui lui tenait la main.

Curieusement, il semblait que les Aes Sedai avaient plus de considération pour la force dans le Pouvoir que pour l’expérience ou les capacités. Elles se classaient selon leur force, comme des matelots se bagarrant dans les tavernes des ports. Toutes s’inclinaient devant Cadsuane, naturellement, pourtant il y avait des bizarreries. En fonction de leur hiérarchie, certains membres du bateau de Nesune pourraient espérer de la déférence de certains membres du bateau de Cadsuane. Bien que certaines d’entre elles s’y prêtent, elles le faisaient comme envers une supérieure ayant commis un crime grave connu de tous. Selon cette hiérarchie, Nesune était au-dessus de toutes sauf de Cadsuane et de Merise, pourtant elle rivalisait avec Daigian, tout en bas de l’échelle. Tout cela restait très discret, léger mouvement du menton, imperceptible haussement de sourcils, frémissement des lèvres, mais évident pour un œil exercé à la hiérarchie des vaisseaux. Peut-être que rien de tout cela ne lui servirait, mais si on veut faire de l’étoupe, la seule façon est de trouver un fil et de tirer dessus.

Le vent commençait à forcir ; les rafales plaquaient sa cape contre son dos et en faisaient claquer les deux pans devant elle. Elle s’en aperçut à peine.

Les Liges représentaient peut-être un autre fil. Ils fermaient tous la marche, cachés par les Aes Sedai chevauchant derrière Nesune et les trois premières. Avec douze Aes Sedai, Shalon pensait qu’il y aurait plus de sept Liges. Chaque Aes Sedai était censée en avoir un, sinon plus. Elle branla du chef avec irritation. Sauf celles de l’Ajah Rouge, naturellement. Elle n’était pas totalement ignorante au sujet des Aes Sedai.

D’ailleurs, il ne s’agissait pas de savoir combien il y avait de Liges, mais s’ils étaient tous des Liges. Elle était certaine d’avoir vu le grisonnant Damer et le si joli Jahar en tunique noire, avant qu’ils ne s’embarquent avec les Aes Sedai. Présentement, elle n’avait pas envie de regarder de trop près les tuniques noires, et en vérité, elle s’était montrée quasiment aveugle avec Ailil, mais elle était sûre de les avoir vus en noir. Et quel que fût le cas d’Eben, elle était presque certaine maintenant que les deux autres étaient des Liges. Jahar réagissait aussi vite que Nethan ou Bassane quand Merise pointait le doigt, et à la façon dont Corele souriait à Damer, il était soit son Lige soit son amant, et Shalon n’imaginait pas une femme comme Corele mettre un vieux chauve boiteux dans son lit. Elle ne savait peut-être pas grand-chose sur les Aes Sedai, mais elle était sûre que lier des hommes capables de canaliser n’était pas une pratique acceptée. Si elle pouvait prouver qu’elles l’avaient fait, ce serait peut-être un couteau assez tranchant pour couper ce qui l’attachait à Cadsuane.

— Les hommes, ils ne peuvent plus canaliser maintenant, murmura Sarene.

Shalon se retourna en se redressant, si vite qu’elle dut se cramponner à deux mains à la crinière de sa monture pour ne pas tomber. Le vent fit basculer sa cape par-dessus sa tête, et elle dut batailler pour retrouver son équilibre. Elles sortaient des arbres au-dessus d’une large route s’incurvant au sud vers un lac à environ une lieue, à la limite d’une plaine couverte d’herbe brune jusqu’à l’horizon. Le lac, bordé à l’ouest d’une étroite rangée de roseaux, était de dimensions pitoyables, dix lieues de long et encore moins en largeur. Une île en occupait le milieu, entourée de hautes murailles garnies de tours à perte de vue à l’intérieur desquelles était érigée une ville. Elle embrassa l’horizon d’un seul coup d’œil, ses yeux se fixant sur Sarene. C’était presque comme si celle-ci lisait dans son esprit.

— Pourquoi ne peuvent-ils pas canaliser ? demanda-t-elle. Est-ce que… Les avez-vous… neutralisés ?

Elle pensa que c’était le mot juste, mais cela était censé tuer l’homme. Pour une raison inconnue, elle avait toujours considéré que c’était une façon bizarre d’adoucir une exécution.

Sarene cligna des yeux, et Shalon réalisa que l’Aes Sedai se parlait à elle-même. Elle observa Shalon tandis qu’elles descendaient la pente derrière Cadsuane, puis ramena son regard sur la cité lacustre.

— Vous êtes observatrice, Shalon. Il vaudrait mieux que vous gardiez pour vous vos remarques sur les hommes.

— À savoir que ce sont des Liges ? dit doucement Shalon. Est-ce pour cela que vous pouvez les lier ? Parce que vous les neutralisez ?

Elle espérait le lui faire admettre par inadvertance, mais l’Aes Sedai se contenta de la regarder. Elle ne reparla plus avant d’arriver au bas de la colline. Elle se tourna vers Cadsuane. La route était large, la terre tassée et durcie par les passages, et elle était tout à elles.

— Ce n’est pas exactement un secret, dit enfin Sarene. Mais c’est mal connu. Nous ne parlons pas souvent de Far Madding, sauf les sœurs qui y sont nées. Elles y viennent rarement en visite. Mais vous devez savoir certaines choses avant d’entrer. La cité possède un ter’angreal. Ou peut-être trois ter’angreals. Personne ne sait exactement. Ils – ou il – ne peuvent pas être étudiés, pas plus qu’ils ne peuvent quitter la cité. Ils ont dû être fabriqués pendant la Destruction, quand la peur de déments capables de canaliser était une réalité quotidienne. Mais payer un tel prix pour la sécurité…

Ses tresses emperlées tombant sur sa poitrine cliquetèrent l’une contre l’autre quand elle secoua la tête, incrédule.

— Ces ter’angreals, ils imitent un stedding. Au moins pour les choses importantes. Mais je suppose qu’un Ogier ne serait pas de cet avis.

Elle eut un soupir dolent.

Shalon la regarda, bouche bée, et échangea des regards confus avec Harine et Moad. Pourquoi des fables effrayaient-elles des Aes Sedai ? Harine ouvrit la bouche, puis fit signe à Shalon de poser la question évidente.

Peut-être allait-elle se lier d’amitié avec Sarene pour se faciliter la vie, à elle aussi ? Shalon avait vraiment mal à la tête. Mais elle était curieuse.

— Quelles sont ces choses importantes ? demanda-t-elle avec prudence.

Cette femme croyait-elle vraiment à l’existence d’hommes de cinq toises de haut qui chantaient des chansons aux arbres ? Il y avait aussi quelque chose sur les haches. Voilà l’Aelfinn qui vient pour te voler ton pain ; voilà l’Ogier qui vient pour te couper la tête. Par la Lumière, elle n’avait plus entendu ça depuis l’époque où Harine était encore en culottes courtes. Avec leur mère montant dans la hiérarchie des vaisseaux, elle avait été chargée d’élever Harine en même temps que son premier enfant.

Les yeux de Sarene se dilatèrent de surprise.

— Vous ne savez vraiment pas ?

Elle reporta son regard sur la cité lacustre devant elle. À son air, on aurait dit qu’elle allait descendre dans la soute.

— À l’intérieur d’un stedding, on ne peut pas canaliser. On ne sent pas la Vraie Source. Aucun tissage fait à l’extérieur ne peut affecter ce qu’il y a à l’intérieur. À la vérité, il y a deux steddings, l’un à l’intérieur de l’autre. Le grand affecte les hommes, mais nous entrerons dans le petit avant d’atteindre le pont.

— Vous ne pourrez pas canaliser dans cette cité ? dit Harine.

Comme l’Aes Sedai acquiesçait de la tête sans quitter des yeux la cité, un petit sourire glacial effleura les lèvres de Harine.

— Quand nous aurons trouvé nos quartiers pour la nuit, nous pourrons peut-être discuter des instructions, vous et moi.

— Vous lisez la philosophie ? demanda Sarene, stupéfaite. La Théorie des Instructions, elle n’est pas très bien vue de nos jours, et pourtant j’ai toujours pensé qu’elle avait beaucoup à nous apprendre. Une discussion sera agréable, et me distraira d’autres préoccupations. Si Cadsuane nous en donne le temps.

La mâchoire de Harine s’affaissa. Éberluée devant l’Aes Sedai, elle en oublia de se cramponner à sa selle, et seul Moad, la saisissant par le bras, lui évita de tomber.

Shalon n’avait jamais entendu Harine parler de philosophie, mais ce que disait sa sœur ne l’intéressait pas. Regardant en direction de Far Madding, elle déglutit difficilement. Elle avait appris à protéger quelqu’un contre l’usage du Pouvoir, et à se protéger elle-même au cours de son entraînement, pourtant, même quand on l’était, on continuait à sentir la Source. Quel effet ça ferait de ne plus la sentir ? Comme le soleil invisible à la limite du champ visuel ?

En approchant du lac, elle eut une conscience de la Source plus aiguë que lors de la première fois. À grand-peine, elle se retint de la boire, mais l’Aes Sedai aurait vu l’aura et compris pourquoi. Elle ne voulait pas les déshonorer ainsi, Harine et elle-même. De petites embarcations à larges baux flottaient sur le lac, n’excédant pas une longueur de six ou sept toises. Certaines hissaient des filets, pendant que d’autres avançaient à grands coups de rames. Comme la houle faisait onduler la surface, les vagues se heurtant parfois dans des gerbes d’écume, on avait décidé que des voiles auraient été plus gênantes qu’utiles. Quand même, ces bateaux étaient presque familiers, quoique comparables en rien aux quatre, huit ou douze canots de sauvetage transportés par les vaisseaux. Un minuscule réconfort au milieu de tant d’étrangetés.

La route tourna sur une flèche de terre avançant en saillie dans le lac, sur au moins une demi-lieue, et brusquement, la Source disparut. Sarene soupira. Shalon s’humecta les lèvres. Ce n’était pas aussi pénible qu’elle l’avait craint. Elle se sentait… vide… mais c’était supportable. À condition de ne pas avoir à le supporter trop longtemps. Le vent, soufflant en rafales, parut soudain beaucoup plus froid.

Au bout de la presqu’île, un village de maisons en pierre grise, couronnées de toits d’ardoise plus sombres, se dressait d’un côté entre la route et l’eau. Les villageoises qui se hâtaient avec leurs grands paniers, s’arrêtèrent brusquement à la vue des cavaliers. Plus d’une porta la main à son nez tout en les regardant fixement. À Cairhien, Shalon s’était presque habituée à ces regards. Mais ce furent les fortifications en face du village qui attirèrent ses yeux. C’étaient des murailles en pierres étroitement ajustées de cinq toises de haut, avec des soldats surveillant les alentours à travers les visières à barreaux de leurs casques du haut des tours d’angle. Certains tenaient des arcs tendus. D’une large porte en fer au bout du pont le plus proche, d’autres soldats casqués sortaient sur la route, en armure à écailles de fer ornées, une épée dorée sur l’épaule gauche. Certains avaient une épée passée à la ceinture, d’autres portaient à la main une lance ou un arc. Shalon se demanda s’ils pensaient que les Aes Sedai allaient forcer le passage. Un officier au casque orné d’une plume jaune fit signe à Cadsuane de s’arrêter, puis s’approcha et ôta son casque, libérant une cascade de cheveux gris lui tombant dans le dos jusqu’à la taille. Il avait le visage dur et mécontent.

Cadsuane se pencha vers lui pour échanger quelques mots à voix basse, puis sortit une bourse rebondie de ses fontes. Il la prit et recula, faisant signe d’avancer à un soldat, grand, maigre, et sans casque. Il portait une tablette à écrire, et ses cheveux, noués sur la nuque comme ceux de l’officier, lui arrivaient aussi à la taille. Il inclina respectueusement la tête avant de s’enquérir du nom d’Alanna, et l’écrivit avec soin, la langue entre les dents, trempant souvent sa plume dans l’encre. Le casque sur la hanche, l’officier mécontent étudiait celles qui suivaient Cadsuane, sans aucune expression. La bourse pendait dans sa main, comme oubliée. Il semblait ignorer qu’il avait parlé avec une Aes Sedai. Ou peut-être qu’il s’en moquait. Pour lui, une Aes Sedai n’était pas différente d’une autre femme. Shalon frissonna. Ici, elle n’était pas différente de toute autre femme, privée de ses dons pour la durée de son séjour.

— Ils notent les noms de tous les étrangers, dit Sarene. Les Conseillères aiment savoir qui est dans la cité.

— Peut-être admettraient-ils une Maîtresse-des-Vagues sans pot-de-vin, dit Harine avec ironie.

Le soldat se détourna d’Alanna et eut le sursaut habituel des rampants devant les bijoux de Harine et Shalon, avant de s’approcher d’elles.

— Votre nom, Maîtresse, dit-il poliment à Sarene, inclinant de nouveau la tête.

Elle le lui donna, sans mentionner qu’elle était Aes Sedai. Shalon dit le sien aussi simplement, mais Harine y ajouta ses titres, Harine din Togara Deux Vents, Maîtresse-des-Vagues du Clan Shodein, Ambassadrice Extraordinaire de la Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’ans Miere. Le soldat cligna des yeux, puis se mordit la langue et se pencha sur sa tablette. Harine fronça les sourcils. Quand elle voulait impressionner quelqu’un, elle entendait qu’il le fût.

Pendant que le soldat écrivait, un autre soldat, trapu et casqué, une besace en cuir sur l’épaule, passa entre le cheval de Harine et celui de Moad. Derrière les barreaux de sa visière, on voyait une cicatrice boursouflée sur son visage qui lui retroussait la bouche en un rictus, mais il inclina la tête assez respectueusement devant Harine. Et il essaya d’enlever son épée à Moad.

— Vous devez la lui remettre, ou laisser vos lames ici jusqu’à votre départ, dit vivement Sarene, comme le Maître-à-l’Épée mettait son arme hors de portée du soldat. Ce service, c’est pour cela que Cadsuane paye, Maîtresse-des-Vagues. À Far Madding, aucun homme n’est autorisé à porter plus que sa dague, à moins que son arme ne soit pacifiquement liée pour ne pas être dégainée. Même les Gardes des Murailles ne peuvent pas emporter leur épée loin de leur poste. N’est-ce pas ? dit-elle, s’adressant au soldat le plus maigre.

Il confirma la véracité de ses propos, ajoutant que c’était une bonne chose.

Haussant les épaules, Moad tira son épée de sa ceinture, et quand le soldat au rictus perpétuel lui demanda aussi sa dague à poignée d’ivoire, il la tendit sans protester. Passant la longue dague à sa ceinture, le soldat sortit une bobine de fil métallique de sa besace et enveloppa prestement l’épée d’un filet très fin. De temps en temps, il s’arrêtait pour tirer un sceau de sa ceinture et poser avec dextérité sur les fils un petit disque de plomb.

— La liste des noms sera distribuée aux deux autres ponts, reprit Sarene, et les hommes devront montrer que les fils et les sceaux sont intacts, ou ils seront retenus jusqu’à ce qu’un magistrat détermine qu’aucun autre crime n’a été commis. Même s’il ne s’est rien passé, le châtiment consistera en une lourde amende assortie d’une flagellation. La plupart des étrangers déposent leurs armes avant d’entrer pour éviter de payer, mais cela signifierait que nous devrions sortir par ce pont. Or, la Lumière seule sait dans quelle direction nous partirons en sortant d’ici.

Regardant vers Cadsuane qui semblait empêcher Alanna de traverser le long pont toute seule, Sarene ajouta presque entre ses dents :

— Au moins, j’espère que c’est son raisonnement.

Harine renifla.

— C’est ridicule. Comment pourra-t-il se défendre ?

— Nul besoin de se défendre à Far Madding, Maîtresse-des-Vagues.

Le soldat trapu parlait d’une voix rude, mais sans moquerie. Il énonçait l’évidence.

— Les Gardes des Rues veillent. Si nous laissions n’importe qui porter son épée, cette cité serait bientôt aussi dangereuse que les autres. J’ai entendu dire ce qu’il en est ailleurs, Maîtresse, et nous ne voulons pas de ça ici.

S’inclinant devant Harine, il descendit la colonne, suivi de l’homme à la tablette.

Moad examina brièvement son épée et sa dague, toutes deux soigneusement enveloppées de fils, poignée et fourreau compris, puis les remit à leur place, évitant d’accrocher les sceaux à sa ceinture.

— Les épées ne deviennent utiles que lorsqu’il manque l’intelligence, dit-il.

Harine renifla une fois de plus. Shalon se demanda où ce soldat avait bien pu gagner sa cicatrice si Far Madding était si pacifique.

Des protestations s’élevèrent à l’arrière, où se tenaient les autres hommes, mais elles furent bientôt réduites au silence. Par Merise, aurait parié Shalon. Parfois, Cadsuane semblait laxiste à côté d’elle. Ses Liges étaient comme les chiens de garde dressés d’Amayar, prêts à bondir au coup de sifflet, et elle n’hésitait pas à rappeler à l’ordre les Liges des autres Aes Sedai. Bientôt, toutes les épées furent pacifiquement liées, les chevaux de bât fouillés à la recherche d’armes dissimulées. Ils s’engagèrent sur le pont, les sabots claquant sur les pierres. Shalon s’efforça de tout regarder, moins par intérêt que pour ne pas penser à ce qui manquait.

Le pont était plat et aussi large que la route, avec des petits parapets en pierre sur les côtés, assez hauts pour empêcher un chariot de plonger dans le lac, mais insuffisants pour s’abriter en cas d’attaque. Il était très long, peut-être de trois quarts de lieue, et droit comme une flèche. De temps en temps, une embarcation passait dessous, ce qui aurait été impossible avec des mâts. De hautes tours flanquaient les portes en fer de la cité – la Porte de Caemlyn, annonça Sarene – où des Gardes, l’épaule décorée de l’épée dorée, saluaient les femmes de la tête et regardaient les hommes avec suspicion. La rue au-delà…

Tenter d’observer ne servait à rien. La rue était large et droite, pleine de gens et de charrettes, bordée de maisons en pierre à un ou deux étages, et tout paraissait flou. La Source avait disparu ! Elle savait qu’elle reviendrait quand ils quitteraient cet endroit, et, par la Lumière, elle avait envie de le quitter tout de suite. Mais quand le pourrait-elle ? Le Coramoor était peut-être dans cette cité, et Harine désirait le rencontrer le plus vite possible, peut-être à cause de ce qu’il était, et peut-être parce qu’elle pensait qu’il pourrait l’aider à devenir Maîtresse-des-Vaisseaux. Tant que Harine ne partirait pas, tant que Cadsuane ne les libérerait pas de leur accord, Shalon était ancrée ici. Là, où il n’y avait pas la Vraie Source.

Sarene parlait sans discontinuer, pourtant Shalon l’entendait à peine. Ils traversèrent une vaste place, avec, en son centre, une immense statue de femme. Shalon ne saisit que son nom, Einion Avharin, bien que Sarene lui expliquât pourquoi cette femme était célèbre à Far Madding et pourquoi sa statue pointait le doigt vers la Porte de Caemlyn. Au-delà de la place, une rangée d’arbres dénudés divisait la rue en deux. Des chaises à porteurs, des calèches et des hommes en armure à plates se frayaient un chemin dans la foule, mais elle les vit sans les voir. Tremblante, elle se recroquevillait sur elle-même. La cité s’évanouit. Le Temps s’évanouit. Tout s’évanouit, sauf la peur de ne plus jamais sentir la Source. Jusque-là, elle n’avait jamais réalisé quel réconfort elle tirait de sa présence invisible. La Source avait toujours été là, promettant une joie indicible, une vie si riche que les couleurs pâlissaient quand le Pouvoir se retirait d’elle. Et maintenant, la Source elle-même avait disparu. C’était tout ce dont elle avait conscience. La Source avait disparu.

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