8.

Ils attendaient que je dise quelque chose, que je fasse quelque chose. Mais il n’y avait rien à dire, rien à faire. Nous allions mourir, et voilà tout. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre, sur la plage, là où la mer vient s’étaler pour refluer aussitôt. Cela me rappelait ma dernière journée et ma dernière nuit en Australie. Seulement là, Ragma était arrivé et m’avait sorti du pétrin. Il devrait toujours y avoir une issue de secours dans toutes les impasses. Mais je n’en voyais pas sur le sable. J’avais beau essayer de toutes mes forces, je n’arrivais pas à trouver une solution au problème.

– Eh bien, Fred ? Vous avez quelque chose à nous dire ? Ou bien devons-nous continuer ? C’est à vous de décider maintenant.

Je regardai Mary, liée sur sa chaise. J’essayais de ne pas voir son visage effrayé, ses yeux apeurés, mais je n’y parvenais pas. À mes côtés, la respiration rauque de Hal s’arrêta, comme s’il se préparait à bondir. Mais Jamie Buckler le remarqua aussi, et sa main s’affermit sur le revolver. Hal ne bondit pas.

– Monsieur Zeemeister, dis-je. Si j’avais cette pierre, je vous en ferai cadeau, entourée d’un beau ruban rose. Si je savais où elle se trouvait, j’irais la chercher ou je vous dirais où elle est Je n’ai pas envie que Mary meure, ni que Hal meure ; je n’ai pas envie de mourir, moi non plus. Demandez-moi n’importe quoi d’autre, et je vous le dirai.

– Il n’y a rien d’autre qui m’intéresse, dit-il, et il prit les tenailles.

Nous allions être torturés, tués. Il suffisait d’attendre notre tour. Si nous avions eu la clef qu’ils cherchaient, ils nous auraient tués quand même. De toute façon…

Mais nous n’allions pas attendre comme ça, et contempler le spectacle. Nous le savions tous. Nous allions essayer de précipiter les choses. Et Mary, Hal et moi serions les perdants.

Où que vous soyez, qui que vous soyez, pensai-je de toutes mes forces, si vous pouvez faire quelque chose, faites-le maintenant !

Zeemeister prit le poignet de Mary, leva sa main. Au moment où il allait prendre un de ses doigts dans les tenailles, le père Noël ou l’un de ses anges se glissa dans la pièce.

En sortant de Jefferson Hall, jurant entre mes dents, je décidai qu’un fonctionnaire du Département d’État, du nom de Theodore Nadler, serait le prochain type à qui j’allais faire un œil au beurre noir. En contournant la fontaine pour me diriger vers la cafétéria du campus, je me souvins que j’avais promis à Hal de l’appeler dans un jour ou deux. Je décidai de l’appeler avant d’essayer le numéro de Nadler que Wexroth m’avait donné.

Avant de l’appeler, je pris une tasse de café et un beignet, et réalisai soudain, au bout de treize ans, que pour rendre le breuvage de la cafétéria buvable, il suffisait d’inverser ses molécules ou bien celles de celui qui le buvait. J’aperçus Ginny à une table, dans un coin, et toutes mes bonnes intentions s’évaporèrent. Je m’arrêtai, commençai à me diriger vers elle. C’est alors que quelqu’un se déplaça et que je vis qu’elle était avec un type que je ne connaissais pas. Je décidai que je la verrais une autre fois et me dirigeai vers les cabines téléphoniques. Elles étaient toutes occupées. Aussi sirotai-je mon café en attendant. De long en large. Gorgée après gorgée.

J’entendis derrière mon dos, « Hé, Cassidy ! Viens donc, voilà le gars dont je te parlais ! »

En me retournant, je vis Rick Liddy, un étudiant en littérature anglaise qui avait réponse à tout, sauf en ce qui concernait ce qu’il allait faire de son diplôme, juin venu. À côté de lui, se tenait une version plus grande de lui-même portant un T-shirt de Yale.

– Fred, voici mon frère Paul. Il est venu visiter les bas-fonds, dit-il.

– Hello ! Paul.

Je posai ma tasse de café sur le rebord de la fenêtre et lui tendis la mauvaise main. Je me rattrapai à temps, lui serrai la main droite, me sentant idiot.

– Le voici, dit Rick, tel le Juif errant ou le chasseur solitaire.

L’homme qui ne passera jamais sa licence. Sujet d’innombrables ballades et de versets : Fred Cassidy – l’éternel étudiant.

– Tu as oublié le Hollandais volant, dis-je. Et maintenant, c’est docteur Cassidy, sacré bon Dieu !

Rick se mit à rire.

– Est-ce vrai que vous grimpez sur les toits la nuit ? demanda Paul.

– Ça m’arrive, dis-je, en sentant un abîme s’ouvrir entre nous. Ce sacré parchemin me coûtait déjà. Ouais, c’est vrai.

– C’est formidable, s’exclama-t-il, c’est vraiment formidable. J’ai toujours voulu faire la connaissance du véritable Fred Cassidy – l’escaladeur.

– J’ai bien peur que ce soit fait, dis-je.

Quelqu’un raccrocha et je me précipitai sur le téléphone libre.

– Excusez-moi.

– Ouais. À bientôt, Fred. Oh ! pardon, Doc.

– Ravi d’avoir fait votre connaissance.

Je me sentais étrangement déprimé tandis que je composai le numéro de Hal à l’envers. La ligne était occupée apparemment. J’essayai alors d’appeler Nadler. Une voix féminine sur bande magnétique me demanda le numéro où l’on pouvait me joindre, si je voulais laisser un message, ou les deux. Je ne me pliai à aucune de ses propositions, et essayai le numéro de Hal encore une fois. Je l’obtins au bout du fil en une fraction de seconde, sembla-t-il, dès que la sonnerie se mit en branle.

– Oui ? Allô ?

– Tu n’as pas couru le marathon queje sache, dis-je, comment se fait-il que tu sois hors d’haleine ?

– Fred ! Enfin ! Sacré bon Dieu !

– Désolé de ne pas t’avoir appelé plus tôt. Il s’est passé des tas de choses.

– Il faut que je te voie !

– C’est ce que j’avais l’intention de faire, moi aussi.

– Où es-tu ?

– À la cafétéria de l’université.

– Reste là. Non. Attends une minute !

J’attendis. Dix ou quinze secondes tombèrent ou furent poussées.

– J’essaie de penser à un endroit dont tu pourrais te souvenir, dit-il, puis : Écoute. Ne dis pas si tu le sais, mais tu te souviens où nous étions, il y a environ deux mois, quand tu t’es disputé avec cet étudiant en médecine, Ken ? Un gars mince, toujours très sérieux ?

– Non, dis-je.

– Je ne me souviens pas de toute la discussion mais voilà la fin : tu as dit que le docteur Richard Jordan Gatling avait fait plus pour le développement de la chirurgie moderne que Hals-ted. Il t’a demandé quelles étaient les techniques que le docteur Gatling avait mises au point, et tu as répondu qu’il avait inventé la mitrailleuse. Il t’a dit que tu n’étais pas drôle et il est parti. Tu m’as dit que c’était un con, qui prenait son diplôme pour le Saint-Graal. Tu te rappelles où c’était ?

– Oui, maintenant, ça me revient.

– Bien. Vas-y, s’il te plaît et attends-moi.

– Très bien, je comprends.

Il raccrocha et moi aussi. Bizarre. Et troublant. Tentative flagrante d’empêcher un indiscret de savoir où nous allions nous rencontrer. Qui ? Pourquoi ? Et combien ?

Je sortis rapidement de la cafétéria puisque je l’avais mentionnée dans notre conversation. Me dirigeai vers le nord, sorti du campus, marchai, traversai trois rues. Puis deux sur la gauche. Au milieu d’une rue transversale : c’était là. Une petite librairie où j’aimais aller environ une fois par semaine pour voir ce qu’on avait publié de nouveau. Hal y venait souvent avec moi.

Je flânai pendant peut-être une demi-heure, en regardant les titres à l’envers. Je lisais une page de temps à autre pour m’exer cer à ma nouvelle condition – juste au cas où les choses resteraient sens dessus dessous pendant un certain temps. La première phrase de l’un des John Berryman prit de chants du rêve soudain un sens tout particulier personnel

Je pourchassai mon image le long du couloir

Mon image en mille morceaux

Et je me mis à penser aux mille morceaux épars de moi-même, depuis l’état de parasite jusqu’à celui de raisin sec et tout le reste. Valait-il la peine de pourchasser l’image dans le miroir ? Je me le demandai. Je n’avais jamais vraiment essayé. Mais aussi…

J’étais en train de me tâter pour savoir si j’allais acheter le livre lorsque je sentis une main sur mon épaule.

– Fred, viens.

– Hello Hal. Je me demandais.

– Dépêche-toi. Je suis garé en double file.

– Okay.

Je remis le livre à sa place et suivis Hal. Je vis la voiture, grimpai dedans. Hal se mit au volant et démarra. Il ne prononça pas une parole tandis qu’il se frayait un chemin à travers la circulation, et puisqu’il était évident que quelque chose le tourmentait, je décidai d’attendre qu’il soit prêt à m’en faire part. J’allumai une cigarette et regardai par la vitre.

Il lui fallut plusieurs minutes pour nous sortir des encombrements et prendre une route plus tranquille. C’est alors qu’il se mit à parler.

– Dans le mot que tu as laissé, tu disais que tu avais eu une idée et que tu allais vérifier si elle était bonne. Je suppose qu’il s’agit de la pierre ?

– Il s’agissait de toute l’affaire, répondis-je, alors, je pensais que cela concernait la pierre aussi, d’une façon ou d’une autre. Je n’en suis plus aussi certain maintenant.

– Peux-tu commencer par le commencement et me raconter ?

– Et ta fameuse histoire urgente ?

– Je veux entendre tout ce qu’il t’est arrivé d’abord. D’accord ?

– D’accord. Où allons-nous, comme ça ?

– Pour l’instant, nulle part. Raconte-moi tout, s’il te plaît, depuis le moment où tu es parti de chez moi jusqu’à maintenant.

C’est ce que je fis. Je parlai, et parlai, et tous les buildings disparurent au bout d’un moment, l’herbe se mit à pousser le long de la route, de plus en plus haute, fut rejointe par quelques arbres maigrichons, une vache de temps à autre, des rochers et quelques lièvres. Hal écoutait, hochait la tête, posait une question de temps en temps, tout en conduisant.

– Alors, dis-moi, en ce moment, pour toi, je conduis de l’autre côté ? demanda-t-il.

– Oui.

– Fascinant.

Je m’aperçus alors que nous approchions de l’océan, que nous roulions dans un paysage parsemé de cabanons d’été, pour la plupart désertés à cette époque de l’année. J’étais si absorbé dans mon histoire que je n’avais pas réalisé que nous roulions depuis près d’une heure.

– Et tu as un doctorat garanti authentique, maintenant ?

– C’est ce que j’ai dit

– Très étrange.

– Hal, tu cherches à gagner du temps. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tu ne veux pas me dire ?

– Regarde sur le siège arrière, dit-il.

– Okay ! C’est plein de merdes, comme d’habitude. Tu devrais quand même nettoyer.

– La veste, dans le coin. C’est enveloppé dans la veste.

J’attrapai la veste et la déroulai.

– La pierre ! Alors, c’est toi qui l’avais !

– Non, dit-il.

– Alors, où l’as-tu trouvée ? Où était-elle ?

Hal tourna sur une route secondaire. Un couple de mouettes foncèrent devant nous.

– Examine-la bien, dit-il. Regarde-la soigneusement. C’est elle, n’est-ce pas ?

– Ça lui ressemble, sans aucun doute. Mais je ne l’ai jamais examinée de très près.

– Il faut que ce soit elle, dit-il. Imagine que je l’ai trouvée au fond d’une caisse que je n’avais pas encore déballée. Et tiens-toi-en là.

– Que veux-tu dire, « tiens-toi-en là » ?

– Je suis allé au labo de Byler, la nuit dernière, et je l’ai prise sur l’étagère. Il y en avait plusieurs. Elle est aussi bonne que celle qu’il nous a donnée. Tu ne vois pas de différence, n’est-ce pas ?

– Non, mais je ne suis pas un expert. Que se passe-t-il ?

– On a kidnappé Mary, dit-il.

Je le regardai. Son visage était dénué d’expression, ce qui était sa manière de réagir, quand quelque chose comme ça est vrai.

– Quand ? Comment ?

– Nous nous sommes disputés et elle est allée chez sa mère, la nuit où tu es venu…

– Oui, je m’en souviens.

– Eh bien, je voulais l’appeler le lendemain pour arranger les choses. Mais plus je réfléchissais, plus je pensais que ce serait bien plus gentil que ce soit elle qui m’appelle d’abord. J’aurais eu, dans ce cas, une sorte de petite victoire morale, avais-je décidé. Alors, j’ai attendu. J’ai failli téléphoner plusieurs fois mais j’ai résisté – en espérant toujours qu’elle allait m’appeler. Elle ne l’a pas fait, et j’ai laissé traîner les choses assez longtemps. Trop longtemps. J’ai décidé de laisser passer une autre nuit. Je l’ai fait, et puis, le lendemain matin, j’ai téléphoné à sa mère. Non seulement elle n’était pas là, mais elle n’y avait jamais été. Sa mère n’avait pas eu de ses nouvelles. Je me suis dit, okay, elle a été raisonnable, elle n’a pas voulu en faire une histoire de famille. Elle a dû changer d’avis et est allée dormir chez l’une de ses amies. Je les ai toutes appelées. Rien.

« Et puis, entre deux appels, poursuivit-il, quelqu’un m’a téléphoné. C’était une voix d’homme : il m’a demandé si je savais où était ma femme. J’ai pensé tout de suite qu’elle avait eu un accident. Mais il m’a dit qu’elle se portait très bien, qu’il allait même me laisser lui parler dans une minute. Ils l’avaient kidnappée. Ils avaient attendu toute une journée pour me faire peur. Maintenant, ils allaient me dire ce qu’ils voulaient en échange, pour que je la récupère tout entière.

– La pierre, évidemment.

– Évidemment. Et tout aussi évidemment, il ne m’a pas cru quand je lui ai dit que je ne l’avais pas. Il m’a dit qu’ils me donnaient vingt-quatre heures pour mettre la main dessus. Et quand ils me rappelleraient, ils me diraient ce qu’il faudrait que je fasse. Puis il m’a laissé parler à Mary. Elle a dit qu’elle allait bien, mais elle avait l’air terrifié. J’ai dit au type de ne pas lui faire de mal, que je lui promettais de chercher la pierre. Alors, je me suis mis à la chercher. J’ai fouillé partout chez moi. Puis chez toi. J’ai toujours ma clef.

– As-tu trouvé des individus en train de porter des toasts à la Reine ?

– Aucune trace de tes visiteurs. J’ai cherché cette pierre dans tous les endroits possibles et imaginables. Finalement, j’ai renoncé. Elle n’est plus là, un point, c’est tout.

Il se tut. Nous roulions sur une route étroite et tortueuse. De temps à autre, nous apercevions la mer, à travers le feuillage, sur ma gauche/sa droite.

– Alors ? dis-je. Et après ?

– Il m’a appelé le lendemain, m’a demandé si je l’avais. Je lui ai répondu que non, et il a dit qu’ils allaient tuer Mary. Je l’ai supplié, je lui ai dit que je ferais n’importe quoi

– Attends. Pourquoi n’as-tu pas appelé la police ?

Il secoua la tête.

– Il m’avait dit de ne pas le faire – la première fois. La moindre indication à la police, et je ne la reverrais plus. J’y ai pensé à appeler les flics, mais j’ai eu peur. S’ils l’apprenaient… Je ne pouvais pas courir le risque. Qu’aurait-tu fait à ma place ?

– Je n’en sais rien, dis-je. Mais continue. Que s’est-il passé, après ?

– Il m’a demandé si je savais où tu étais, a dit que tu pourrais probablement m’aider à la trouver.

– Ah ! Désolé. Continue.

– Encore une fois, j’ai dû lui dire que je ne savais pas, mais que j’attendais un coup de téléphone de toi. Il m’a dit qu’ils me donnaient encore un jour pour trouver la pierre, ou pour te trouver toi. Puis il a raccroché. Plus tard, j’ai pensé aux pierres dans le labo de Paul, je me suis demandé si elles étaient toujours là. Si oui, pourquoi ne pas essayer d’en faire passer une pour la vraie ? C’était, sans nul doute, de bonnes copies. Celui qui les avait faites s’y était même trompé pendant un temps. Plus tard, dans la journée, j’ai réussi à forcer la serrure de son labo. J’étais assez désespéré pour essayer n’importe quoi. Il y en avait quatre sur l’étagère, et j’ai pris celle que tu tiens maintenant entre tes mains. Je l’ai emportée chez moi et j’ai attendu. Il m’a retéléphoné ce matin – juste avant que tu appelles –, et je lui ai dit que je l’avais retrouvée au fond d’une vieille caisse. Il a eu l’air content. Il m’a même laissée parler à Mary encore une fois. Elle m’a dit qu’elle allait bien. Puis, il m’a expliqué où je devais apporter la pierre, pour l’échange : Mary contre la pierre.

– Et c’est là que nous allons maintenant ?

– Oui. Je ne t’aurais pas mêlé à cela inutilement, mais ils semblent si persuadés que tu es une sorte d’autorité en la matière que, quand tu m’as appelé, il m’est venu à l’esprit que si tu étais là pour corroborer mon histoire, il n’y aurait pas de question concernant l’authenticité de la pierre. Je n’aime pas te faire ce genre de truc, mais c’est une question de vie ou de mort.

– Ouais. Comme ça, ils pourront nous tuer tous.

– Pourquoi ? Ils vont avoir ce qu’ils veulent. Pourquoi s’en prendraient-ils à nous ?

– Témoins, dis-je.

– De quoi ? Ce sera notre parole contre la leur que l’incident a même eu lieu. Il n’y a pas de trace, pas de preuve de kidnapping ou autre chose. Pourquoi briseraient-ils le statu quo en nous tuant, en risquant une enquête pour homicide ?

– Toute cette affaire pue, voilà pourquoi. Nous n’avons pas suffisamment de faits en main pour comprendre leurs motifs.

– Que pouvais-je faire d’autre ? Appeler la police et mettre en danger la vie de Mary ?

– Je t’ai déjà dit que je ne savais pas. Mais au risque de te paraître ignoble, tu aurais pu me laisser en dehors de ça.

– Désolé, dit-il. J’ai réfléchi rapidement et j’ai peut-être pris une mauvaise décision. De toute façon, je ne voulais pas t’em-mener là-bas les yeux fermés. Je sais que je te dois des explications et c’est pour cela que je t’en donne. Nous n’y sommes pas encore. Il est encore temps de te déposer si tu ne veux pas être de la partie. J’avais l’intention de t’offrir le choix après t’avoir tout expliqué. Maintenant que c’est fait, c’est à toi de décider. Mais le temps presse.

Il jeta un coup d’œil sur sa montre.

– Quand doit avoir lieu ce rendez-vous ? demandai-je.

– Dans une demi-heure environ.

– Où ?

– A une quinzaine de kilomètres, je crois. Je suis les repères qu’ils m’ont donnés. Puis nous devons garer la voiture et attendre.

– Je vois. Tu n’as pas reconnu la voix ou autre chose ?

– Non.

Je regardai la fausse pierre, mi-opaque ou mi-transparente, selon la philosophie et la vision de chacun, très lisse, striée de raies laiteuses et rougeâtres. Elle ressemblait à une sorte d’éponge fossilisée ou à un bloc de corail à sept branches, aussi polie que du verre, plus brillante aux extrémités qu’aux attaches. De minuscules taches noires et jaunes étaient distribuées un peu partout. Elle avait environ dix-sept centimètres de long et sept de large. Elle était plus iourde qu’elle ne le paraissait

– Très beau travail, dis-je. Je ne la distingue pas de l’autre. Oui, je vais avec toi.

– Merci.

Nous roulâmes pendant encore une quinzaine de kilomètres. J’observai le paysage en me demandant ce qui allait se passer. Hal tourna dans une piste défoncée – on ne pouvait pas appeler cela vraiment une route – tout près de la plage. Il arrêta la voiture au bord d’un marécage, entouré d’un rideau d’arbres. Nous descendîmes, allumâmes une cigarette et attendîmes. D’où nous étions, on pouvait sentir l’odeur de la mer, la sentir et la goûter. Le sol était caillouteux, l’atmosphère humide. Je posai un pied sur un tronc d’arbre abattu et contemplait la mare stagnante, piquée et mutilée de roseaux et de reflets.

Après plusieurs cigarettes, Hal regarda encore une fois sa montre.

– Ils sont en retard, dit-il.

Je haussai les épaules.

– Ils sont probablement en train de nous surveiller en ce moment même pour s’assurer que nous sommes seuls, dis-je. C’est ce que je ferais – pendant longtemps – et je posterai aussi un autre guetteur sur la route.

– Probable, acquiesça-t-il. Je suis fatigué d’être debout. Je vais m’assoir dans la voiture.

Je me retournai aussi et aperçus Jamie Buckler debout, près de l’arrière de la voiture, qui nous regardait. Il ne semblait pas être armé mais ce n’était pas nécessaire qu’il nous menace d’une arme quelconque. Il savait que nous obéirions à toutes ses instructions sans mot dire.

– C’est vous qui m’avez téléphoné ? demanda Hal en s’avan-çant.

– Oui. Vous l’avez ?

– Est-ce qu’elle va bien ?

– Elle va très bien. Vous l’avez ?

Hal s’arrêta et déballa la pierre. Il la lui montra, exposée sur sa veste.

– Voilà. Vous voyez ?

– Ouais. O. K. ! Allons-y.

– Où ?

– Pas très loin. Faites demi-tour et allez tout droit, dit-il, en indiquant le chemin d’un geste de la main. Il y a un sentier.

Nous empruntâmes le chemin qu’il nous avait indiqué. Jamie fermait la marche. S’enroulant à travers les broussailles, le sentier nous mena encore plus près de la plage. Finalement, j’aperçus la mer toute proche, grise aujourd’hui, parsemée de moutons. Puis de nouveau, le chemin nous en éloigna, et, peu de temps après, je vis apparaître le lieu de notre destination – trapu, avec un toit pointu, situé sur une modeste colline, quelques tuiles manquantes – un petit cabanon qui avait vu de meilleures mers avant ma naissance.

– Le cabanon ? demanda Hal.

– Oui, le cabanon, dit Jamie derrière nous.

Nous montâmes jusque-là. Jamie nous précéda, frappa quelques coups sur la porte, une sorte de code sans doute, et dit : « Pas de danger, c’est moi. Il l’a. Cassidy est là aussi. »

Un « O. K. ! » nous parvint de l’intérieur.. Jamie ouvrit la porte, se retourna vers nous. D’un signe de tête, il nous indiqua d’entrer et, passant devant lui, nous entrâmes.

Je ne peux pas dire que je fus surpris de voir Morton Zeemeister assis à la table de cuisine pleine d’entailles, un revolver posé près de sa tasse de café. À l’autre bout de la pièce, au-delà de la kitchenette, Mary était assise sur le siège apparemment le plus confortable de l’endroit. Elle était attachée mais on lui avait laissé une main libre et il y avait aussi une tasse de café sur la table à côté d’elle. L’aire de la salle à manger comportait deux fenêtres, comme le living-room. Sur le mur du fond, se détachaient deux portes – une chambre à coucher et les chiottes ou un placard, sans doute. Il n’y avait pas de faux plafond, on apercevait les poutres nues où étaient accrochés une épuisette, des filets de pêche, des rames et autres babioles. Il y avait un vieux canapé, quelques chaises bancales, des tables basses et des lampes dans le living-room. Aussi une cheminée vide et un tapis décoloré. La kitchenette comprenait une petite cuisinière, un réfrigérateur, un placard et un chat noir assis à l’autre bout de la table, en face de Zeemeister, se léchant les pattes.

Zeemeister sourit à notre entrée, et ne leva son revolver que lorsque Hal essaya de se précipiter vers Mary.

– Revenez ici, dit-il. Elle va très bien.

– C’est vrai ? demanda Hal à Mary.

– Oui, dit-elle. Ils ne m’ont rien fait.

Mary est une fille blonde, petite, un peu écervelée, aux traits juste un peu trop aigus pour mon goût. Je craignais que cette aventure ne l’ait rendue hystérique, mais en dehors des marques, normales dans ces circonstances, de la fatigue et de la tension, son visage témoignait d’un calme qui dépassait tous mes espoirs. Hal avait peut-être mieux choisi que je ne le croyais. J’étais content.

Hal battit en retraite, se rapprocha de la table. Je tournai la tête quand j’entendis la porte se refermer, la clé tourner dans la serrure. Jamie s’y était adossé et nous regardait. Il avait ouvert sa veste et je vis qu’il avait un revolver glissé dans sa ceinture.

– Montrez, dit Zeemeister.

Hal déroula encore une fois sa veste et lui tendit la pierre.

Zeemeister repoussa son revolver et sa tasse de café. Il mit la pierre devant lui et la regarda fixement. La tourna plusieurs fois entre ses mains. Le chat se leva, s’étira et sauta de la table.

Il se carra alors sur sa chaise, les yeux toujours fixés sur la pierre.

– Vous avez dû vous donner beaucoup de mal, les gars, commença-t-il.

– En fait, dit Hal, nous…

Zeemeister frappa la table du plat de la main. La fausse pierre en sauta.

– C’est une copie ! dit-il.

– C’est celle que nous avons toujours eue, offris-je comme explication, mais Hal avait viré au rouge intense. Il avait toujours été un mauvais joueur de poker.

– Je ne vois pas comment vous pouvez dire ça ! cria-t-il. Je vous ai apporté ce satané truc ! C’est la vraie pierre ! Laissez-la partir maintenant !

Jamie, abandonnant sa position, s’approcha de Hal. A ce moment Zeemeister leva les yeux. Il hocha la tête une seule fois, imperceptiblement, et Jamie s’arrêta.

– Je ne suis pas assez idiot pour qu’on me fasse prendre une copie pour l’original. Je sais ce que je veux et je suis tout à fait capable de le reconnaître. Ce n’est pas la vraie, dit-il en repous tant la pierre d’une chiquenaude. Vous le savez aussi bien que moi. Ça valait le coup, parce que c’est une bonne copie. Mais vous avez joué votre dernière carte. Où est la vraie ?

– Si ce n’est pas celle-là, dit Hal, alors, je ne sais pas.

– Et vous, Fred ?

– C’est celle que nous avons toujours eue, répondis-je. Si c’est un faux, alors, nous n’avons jamais eu la vraie.

– Très bien.

Il se leva en s’aidant des deux mains.

– Passons au salon, dit-il en prenant son revolver.

Jamie sortit le sien et nous obéîmes.

– Je ne sais pas combien vous pensez en tirer, dit Zeemeister, ni combien on a pu vous en offrir. Ni d’ailleurs si vous ne l’avez pas déjà vendue. Quoi qu’il en soit, vous allez me dire où se trouve la pierre maintenant et qui est dans le coup, à part vous. Et surtout, n’oubliez pas qu’elle ne vaut plus rien si vous êtes morts. On dirait que c’est ce qui va se passer.

– Vous faites erreur, dit Hal.

– Non, c’est vous qui l’avez faite, l’erreur, et maintenant les innocents vont payer.

– Que voulez-vous dire ? demanda Hal.

– Ça devrait vous paraître évident, répliqua-t-il. Puis, mettez-vous là et ne bougez pas. Jamie tire si jamais ils bougent.

Nous nous arrêtâmes à l’endroit indiqué, à l’autre bout de la pièce, en face de Mary. Zeemeister vint se mettre à la droite de Mary. Jamie se posta à sa gauche, revolver au poing.

– Et vous, Fred ? demanda Zeemeister. Est-ce que vous avez rafraîchi vos souvenirs depuis l’Australie ? Peut-être que vous vous souvenez de quelque chose que vous n’avez pas mentionné à ce pauvre Hal – quelque chose qui pourrait sauver la vie de sa femme… Dans ce cas…

Il sortit une paire de tenailles de sa poche et la posa à côté de la tasse de café de Mary. Hal se retourna pour me regarder. Ils attendaient tous que je dise quelque chose, que je fasse quelque chose. Je regardai par la fenêtre et me demandai où pouvait bien se trouver l’issue de secours.

L’apparition fit une entrée silencieuse par la pièce du fond. L’expression de Hal avait dû leur donner l’alarme, parce que je suis certain que mon visage resta impassible. Ça n’avait d’ailleurs pas d’importance, car l’apparition parla avant même que Zeemeister tourna la tête.

– Non ! dit-elle, et aussi : pas un geste ! Laissez tomber, Jamie ! Un seul geste vers votre revolver, Morton, et vous ne serez plus qu’une statue de ce vieil Henry Moore ! Restez tranquille !

C’était Paul Byler, dans son manteau sombre, le visage aminci, portant quelques rides de plus. Mais sa main ne tremblait pas et elle tenait un 45. Zeemeister prit une pose d’une immobilité éloquente. Jamie qui avait l’air de ne pas encore s’être décidé, jeta un coup d’œil sur Zeemeister pour y chercher un signe.

Je soupirai presque, ressentant quelque chose proche du soulagement. Il y avait toujours une issue de secours dans les impasses. Ça m’en avait tout l’air, si seulement…

Catastrophe !

Une masse de cordages, de filets, de balises et de cannes à pêche en morceaux firent entendre un bruit bizarre, glissèrent, pour finalement s’abattre sur Paul. Il secoua la tête, brassa l’air de ses mains – et à ce moment, Jamie se décidant à ne pas jeter son revolver, le braqua sur Paul.

Des réflexes, qui d’habitude ne me viennent pas quand je suis sur la terre ferme, me poussèrent à prendre une décision pour laquelle je ne suis ni à blâmer ni à glorifier. Si toute cette histoire ne m’avait pas mis les nerfs à fleur de peau, je ne crois pas que je me serais rué sur un homme armé.

Mais tout allait bien se terminer, n’est-ce pas ? C’est toujours comme ça dans les films à grand spectacle.

Je bondis sur Jamie, les bras tendus.

Sa main arrêta son mouvement une fraction de seconde, puis pointa le revolver vers moi et tira, à bout portant.

Ma poitrine explosa et le monde s’évanouit.

Et autant de pris pour les films à grand spectacle.

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