3.

Un éclair de soleil, des soleils par éclair. Clair-obscur. Danse des étoiles.

La Cadillac en or massif de Phaéton s’écrasa là où personne ne pouvait l’entendre, s’enflamma, s’évanouit. Comme moi.

Quand je me réveillai de nouveau, il faisait nuit et j’étais complètement démoli.

Ficelé de lanières de cuir, affalé par terre, du sable et des graviers pour tout oreiller et matelas, de la poussière dans la bouche, le nez, les oreilles et les yeux, dévoré par la vermine, assoiffé, meurtri, affamé et tremblant, je repensai aux paroles de mon ancien directeur d’études, le docteur Merimee. « Vous êtes un exemple vivant de l’absurdité des choses. »

Inutile de le souligner, sa spécialité était le roman. Français. Milieu du xxe siècle. Malgré tout, ces yeux déformés par d’épaisses lunettes pénètrent comme des aiguilles dans les profondeurs de ma condition. Malgré son départ de l’université, longtemps auparavant, marqué par l’opprobre d’un scandale où étaient impliqués une fille, un nain et un âne – ou peut-être à cause de cela – Merimee en était venu à occuper, au fil des années, une sorte de position d’oracle dans mon cosmos personnel, et ses paroles me revenaient souvent dans des contextes entièrement différents de celui où elles avaient été prononcées. Le sable brûlant me les avait criées tout l’après-midi, puis la brise glacée de la nuit les avait murmurées à mon oreille qui me cuisait comme une côte d’agneau cuite : « Vous êtes un exemple vivant de l’absurdité des choses. »

Cette phrase pouvait donner lieu à des interprétations diverses quand on y réfléchissait, ce que j’avais tout le temps de faire en ce moment. D’un côté, elle pouvait me placer dans le camp des choses. De l’autre, dans celui des vivants. Ou peut-être encore dans celui de l’absurdité.

Oh ! oui. Mes mains…

J’essayai de fléchir mes doigts, ne fus pas certain qu’ils obéissaient. Il était possible qu’ils ne soient plus là et que je ne ressente qu’une faible sensation illusoire. Simplement au cas où ils étaient quand même encore là, j’évoquai pendant un moment l’idée de la gangrène.

Sacré bon Dieu ! Et encore. Frustrant, ça.

Le semestre avait commencé et j’étais parti. Après m’être arrangé pour envoyer mes paniers déjà tressés à mon associé parlant, Ralph, à la boutique d’artisanat, j’étais parti vers l’Ouest, m’attardant équitablement entre San Francisco, Honolulu et Tokyo. Une paire de semaines paisibles s’étaient passées ainsi. Puis un bref arrêt à Sydney. Juste assez longtemps pour m’attirer des ennuis en escaladant cet opéra qui ressemble à un poisson avalant un poisson, qui se trouvait sur Bennelong Point, surplombant le port. J’avais quitté la ville affligé d’une claudication et d’une réprimande. M’étais envolé pour Alice Springs. Avais pris possession du scooter aérien que j’avais commandé. Avais décollé tôt le matin avant que la pleine chaleur de la journée et la lumière de la raison ne tracent leur chemin respectif dans le monde. Le paysage que je survolais m’avait frappé comme étant le lieu idéal pour envoyer des apprentis saints obtenir l’illumination. Il m’avait fallu plusieurs heures pour localiser le site et quelques autres encore pour creuser et m’installer. Je n’avais pas l’intention de rester longtemps.

Il existe des sculptures à flanc de rochers, assez anciennes, sur une surface d’environ cinquante mètres carrés. Les aborigènes de la région prétendent n’en connaître ni l’origine ni le but. J’avais vu des photos mais je voulais voir la chose de mes propres yeux, prendre moi-même des photos, des empreintes et faire quelques fouilles.

Je m’étais abrité à l’ombre de ma tente, j’avais siroté des sodas et essayé d’avoir des pensées neuves en contemplant le travail sur le roc. Bien que je m’abandonne rarement à l’art du graffiti, verbal ou pré-, j’ai toujours eu quelque sympathie pour ceux qui escaladent des montagnes et laissent leurs marques dessus. Plus on remonte dans le passé, et plus l’acte devient intéressant. Bien sûr, il est peut-être vrai, comme certains l’ont affirmé, que la première impulsion ait été ressentie dans l’équivalent troglodyte des chiottes et que les sculptures des cavernes aient pris naissance de cette façon, comme une espèce de sublimation et d’évolution d’un moyen encore plus primitif de délimiter son territoire. Néanmoins, quand on commence à escalader des murs et des montagnes pour le faire, il me semble assez évident que l’événement se transforme alors de passe-temps en forme d’art. J’ai souvent pensé au premier type avec un mastodonte dans la tête, en contemplation devant une montagne ou un mur de caverne, en me demandant la raison pour laquelle il s’était soudain mis à grimper et à sculpter – ce qu’il avait ressenti. Peut-être l’avait-on suffisamment persécuté pour provoquer l’impulsion et l’enthousiasme à la base de tout cela. Ou peut-être que l’initiative et la hardiesse que cette entreprise exigeait étaient des qualités plus répandues alors, n’attendant que le stimulus approprié, et qu’on considérait l’excentricité comme une chose aussi ordinaire que de faire bouger ses oreilles. Impossible à dire. Difficile de ne pas s’en préoccuper.

Quoi qu’il en soit, j’avais pris des photos cet après-midi-là, creusé des trous le soir et le matin suivant. J’avais passé la plus grande partie du deuxième jour à prendre des moulages et encore des photos. J’avais continué à creuser ma tranchée jusqu’au crépuscule, découvert ce qui me semblait être les morceaux d’un ciseau de pierre émoussé. Je n’avais rien trouvé de plus intéressant le lendemain matin, alors que j’avais continué à creuser bien après l’heure que je m’étais assignée pour m’arrêter.

Je m’étais alors retiré à l’ombre pour soigner mes ampoules et restaurer l’équilibre des liquides de mon corps tout en notant mes activités de la journée, en même temps que quelques pensées nouvelles qui m’avaient traversé l’esprit concernant l’entreprise tout entière. Je m’étais arrêté pour déjeuner vers une heure et gribouiller dans mon carnet, après, pendant quelque temps encore.

Il était un peu plus de trois heures quand un aéromobile était passé au-dessus de ma tête, avait rebroussé chemin pour descendre. Cela m’avait un peu troublé, car je n’avais aucune autorisation officielle pour faire ce que je faisais. Sur un morceau de papier, une carte, une bande magnétique, ou sur tout cela à la fois, j’étais enregistré comme « touriste ». Je ne savais absolument pas s’il me fallait un permis de fouilles, mais je le soup-çonnais fortement. Le temps a une grande importance pour moi, la paperasserie en gâche, et j’avais toujours cru avec ferveur être en droit de faire tout ce qu’on ne m’empêchait pas de faire. Ce qui impliquait quelquefois de ne pas être surpris à le faire. Ce n’est pas aussi terrible que cela pourrait paraître, car je suis un type décent, civilisé et aimable. Ainsi, me protégeant les yeux de la lumière étincelante de l’après-midi, je cherchais déjà le moyen de convaincre les autorités de tout cela. Le mensonge, avais-je décidé, représentait sans doute la meilleure solution.

L’appareil avait atterri et deux hommes en étaient descendus. Leur allure n’avait rien d’officiel, mais en accord avec la politesse et les circonstances, je m’étais levé pour aller à leur rencontre. Le premier devait avoir à peu près ma taille – c’est-à-dire un peu moins d’un mètre quatre-vingts – mais il était solidement bâti et avait un début d’estomac. Les cheveux et les yeux clairs, il était légèrement hâlé et luisant de sueur. Son compagnon avait bien cinq centimètres de plus que lui, un bronzage de quelque ton plus foncé et des cheveux noirs rebelles qu’il repoussa de son front en s’avançant. Il était mince et avait l’air en pleine forme. Tous deux portaient des chaussures de ville et non des bottes, et le fait qu’ils n’aient rien sur la tête pour se protéger du soleil m’avait paru bizarre.

– Fred Cassidy ? s’était enquis le premier, en arrivant à quelques pas de moi, puis se détournant pour regarder le mur et ma tranchée.

– Oui, avais-je répondu.

Il avait sorti un mouchoir étonnamment délicat et s’était essuyé le visage.

– Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? m’avait-il demandé.

– Je ne cherchais rien de spécial, avais-je dit.

Il avait ricané :

– Il semble que vous vous êtes donné un mal fou pour quelqu’un qui ne cherche rien.

– Ce n’est qu’une tranchée de fouilles.

– Pourquoi faites-vous des fouilles ?

– Et si vous me disiez qui vous êtes et pourquoi vous voulez savoir ce que je fais ?

Il avait ignoré ma question et s’était penché pour regarder la tranchée. Il l’avait suivie tout au long, en se baissant plusieurs fois pour mieux l’examiner, Pendant qu’il se livrait à cette occupation, le second type s’était dirigé vers mon abri. J’avais protesté en le voyant prendre mon sac à dos, mais il l’avait ouvert quand même et en avait déversé le contenu par terre.

Le temps que je le rejoigne, il était en train d’explorer ma trousse de toilette. Je l’avais pris par le bras mais il m’avait repoussé. La seconde fois que j’avais essayé, il m’avait poussé rudement et j’étais tombé par terre. Avant de toucher le sol, j’avais décidé que ce n’était pas des flics.

Plutôt que de me relever pour une troisième tentative, je lui avais lancé un coup de pied d’où j’étais et l’avais atteint au tibia avec mon talon. Le résultat n’avait pas été aussi spectaculaire que lorsque j’avais touché Paul au bas-ventre mais plus que suffisant pour mes desseins. J’avais eu le temps de me mettre debout et l’avais cueilli au menton avec un gauche bien senti. Il s’était effondré et n’avait plus bougé. Pas mal pour un seul coup de poing. Si je pouvais faire ça sans une pierre dans la main, je serais une véritable terreur.

Mon triomphe n’avait duré que l’espace de quelques secondes. Un sac de boulets de canon m’était tombé sur le dos, ou du moins ce fut mon impression. Des bras m’avaient agrippé par-derrière et m’avaient jeté par terre de la manière la moins sportive qui soit. Le gros était beaucoup plus rapide que son apparence pouvait le faire croire, et pendant qu’il me tordait le bras derrière le dos et m’attrapait par les cheveux, j’avais commencé à réaliser que cette masse se composait plus de muscles que de graisse. Même son estomac était dur comme du bois.

– Bon, Fred, il me semble que c’est le moment d’avoir une petite conversation, avait-il dit.

Danse des étoiles…

Etendu là, avec mes bleus, mes contusions, mes douleurs et ma confusion, je décidai que le professeur Merimee avait presque atteint le cœur, paisible et froid, des choses, là où se cachent les définitions. Absurde, en effet, que le passé me tende une main secourable quand elle m’était le plus inutile.

Étendu là donc, jurant dans ma barbe, en me retraçant les événements passés, je devins vaguement conscient d’une petite fourrure sombre se mouvant le long de ma frontière sud. Elle s’arrêta, regarda puis repartit. Un carnivore, sans nul doute, décidai-je. Pour toute défense, je frémis, puis haussai les épaules. Inutile d’appeler à l’aide. Absolument inutile. Mais je pouvais me consoler en me disant qu’il y avait une certaine malice à disparaître de cette façon.

Je tentai donc de cultiver le stoïcisme tout en essayant, malgré mes liens, d’avoir une meilleure vision de la petite bête. Elle toucha ma jambe droite, et je frémis convulsivement mais je n’éprouvai aucune douleur. Au bout d’un moment, elle s’attaqua à ma jambe gauche. Venait-elle de dévorer mon pied insensible ? me demandai-je. Est-ce que ça lui avait plu ?

Quelques minutes plus tard, elle se retourna, avança le long de mon côté gauche et je pus enfin l’apercevoir plus clairement. Je vis un petit marsupiau à l’air stupide, un wombat, à l’apparence inoffensive, visiblement curieux et absolument inintéressé par mes extrémités. Je soupirai et sentis la tension qui me tenaillait se relâcher un peu. Qu’il renifle tout ce qu’il voulait, il était le bienvenu. Quand on va mourir, la compagnie d’un wombat, c’est encore mieux que rien du tout.

Je repensai au poids sur mon corps, à la douleur de mon bras tordu, tandis que le lourdaud, ignorant son compagnon évanoui, s’était assis sur moi en disant :

– Tout ce que je veux, c’est la pierre. Où est-elle ?

– La pierre ? avais-je répondu en commettant l’erreur de prendre un ton interrogateur.

La pression sur mon bras s’était accrue.

– La pierre de Byler, avait-il dit, vous savez très bien de quoi je parle.

– Oui, en effet ! avais-je acquiescé. Lâchez-moi, voulez-vous ? Ce n’est pas un secret ce qui lui est arrivé. Je vais tout vous dire.

– Allons-y, avait-il dit en me soulageant d’un millième de son poids.

Je lui avais donc raconté l’histoire du fac-similé et comment nous l’avions obtenu. Je lui avais dit tout ce que je savais sur cette sacrée histoire.

Comme je le craignais, il n’en avait pas cru un mot. Et pire encore, entre-temps son partenaire s’était réveillé. Il était aussi d’avis que je mentais et avait voté pour continuer l’interrogatoire.

Ce qui fut fait. Au bout de quelques minutes, étouffantes et grésillantes, tandis qu’ils se reposaient pour masser leurs jointures et reprendre leur souffle, le grand avait dit au gros :

– Ça ressemble fort à ce qu’il a dit à Byler.

– Ça ressemble à ce que Byler a dit qu’il lui avait dit, avait corrigé l’autre.

– Si vous avez parlé à Paul, avais-je dit, que pourrais-je vous apprendre de plus ? Il avait l’air d’être au courant – ce qui n’est pas mon cas – et je lui ai dit ce que je savais au sujet de cette pierre : exactement ce que je viens de vous dire.

– Oh ! nous lui avons parlé tout ce qu’il y a de mieux, avait dit le grand, et il nous a parlé. On peut même dire qu’il en a craché ses poumons.

– Mais je n’étais pas sûr de lui, alors, avait dit le gros, et je suis encore moins sûr de lui maintenant. Qu’est-ce que vous avez fait à la minute où il s’est tiré ? Vous êtes venu dans ce damné pays pour creuser des trous. Je crois que vous êtes de mèche tous les deux et que vous avez inventé une histoire qui tient debout. Je crois que la pierre est ici, quelque part, et je crois aussi que vous savez exactement comment mettre la main dessus. Alors, vous allez nous le dire gentiment. Vous avez le choix entre la voie facile ou la voie difficile. Comme vous voulez.

– Je vous ai déjà dit…

– Vous avez fait votre choix, avait-il dit.

La période qui avait suivi s’était avérée on ne peut moins satisfaisante pour les deux parties. Ils n’avaient pas obtenu ce qu’ils voulaient, et moi non plus. Ce qui me faisait le plus peur, à ce moment, c’était la mutilation. Un passage à tabac, je peux y survivre. Mais quand il est question de couper des doigts ou d’énucléer, le fait de parler ou de ne pas parler s’apparente plus à une question de vie ou de mort. Une fois qu’on s’engage dans ce genre de choses, c’est en quelque sorte un phénomène irréversible. L’interrogateur se croit obligé de continuer tant qu’il sent une résistance, et, finalement, on en arrive au point où la mort est préférable pour l’interrogé. Une fois ce stade atteint, cela devient une sorte de course entre les deux : pour l’un, obtenir les informations désirées, et pour l’autre, la mort. Bien entendu, l’incertitude concernant l’attitude de l’interrogateur peut être aussi efficace que le fait de savoir qu’il a l’intention d’aller jusqu’au bout. Dans ce cas précis, j’étais sacrément certain qu’ils en étaient capables. A cause de Byler. Mais le gros n’était pas satisfait de l’histoire de Paul, je voyais bien ça. Si je parvenais à atteindre ce même point de non-retour et gagner la course, il serait encore moins content. Dans la mesure où il ne voulait pas admettre que je ne possédais pas l’information qu’il désirait, il pouvait supposer que j’avais du courage à revendre. Je crois que c’est ce qui détermina sa décision de procéder avec prudence, sans toutefois que cela l’empêchât d’envisager le pire.

Toutes ces réflexions, je me les offris en guise de préambule à son commentaire : « Laissons-le au soleil pour qu’il se transforme en raisin sec », suivi de plusieurs minutes pendant lesquelles il essuya la sueur de son front avec son mouchoir de soie, en attendant ma réponse. Déçus, ils m’avaient traîné là où je pourrais me dessécher, me ratatiner et concentrer tous les sucres de mon corps à loisir. Puis ils étaient retournés à leur véhicule, garni d’une glacière, s’étaient installés à l’ombre de mon abri, et périodiquement, inventaient, à mon intention, un slogan publicitaire sur la fraîcheur de la bière, à chaque fois qu’ils allaient en chercher.

Voici donc pour l’après-midi. Plus tard, ils avaient décidé qu’une nuit de vent et de sable à la belle étoile était également nécessaire à ma conversion en raisin sec. Ils étaient donc allés chercher des sacs de couchage et des ustensiles de cuisine dans leur véhicule et avaient poursuivi leur installation. S’ils avaient pensé que les odeurs de cuisine allaient me donner faim, ils s’étaient trompés. Cela m’avait donné simplement envie de vomir.

J’avais observé le coucher du soleil. L’homme sur la Lune se tenait sur la tête.

Combien de temps étais-je resté inconscient, je ne le savais pas. Je n’entendais aucun bruit en provenance du campement et je ne voyais aucune lumière dans cette direction. Le wombat avait rampé jusqu’à mon côté droit et s’était installé là, en émettant des petits bruits rythmés et doux. Il était à moitié appuyé contre mon bras et je sentais ses mouvements, sa respiration.

Je ne connaissais toujours pas le nom de mes bourreaux, et je n’avais pas non plus obtenu un seul fait nouveau concernant l’objet de leurs recherches : la pierre des étoiles. Non pas que cela m’importait, en fait, si ce n’est dans un sens tout à fait théorique. Pas en cet instant. J’étais certain de mourir à plus ou moins brève échéance. La nuit avait apporté une brise glacée à vous faire claquer des dents et si cela ne m’achevait pas, je supposais que mes interrogateurs s’occuperaient du reste.

D’après mes souvenirs d’un cours de psychophysiologie, ce n’était pas l’état absolu d’un organe sensoriel que nous percevions mais plutôt ses rythmes de changement. Donc, si je parvenais à rester complètement immobile, en me prenant pour un Japonais dans un bain de vapeur, la sensation de froid s’évanouirait. Mais cela, c’était plus une question de confort que de survie. Bien que le soulagement fût mon objectif immédiat, je détectai pourtant, au fin fond de mon esprit, l’envie de vivre.

Je ne la chassai pas de mes pensées, parce que cette méthode me semblait utile – ce qui, bien entendu, est une autre façon de dire que je suis d’une nature faible et irrésolue. Je ne discuterai pas.

Je me souvins d’une technique de respiration qui me donnait toujours chaud quand je m’y livrais pendant mon cours de yoga. J’entrepris donc de me livrer à cet exercice mais ma respiration s’échappait de ma poitrine comme un soufflet de forge. Je m’étouffai à moitié et me mis à tousser.

Le wombat se retourna et sauta sur ma poitrine. Je me mis à crier mais il enfonça une de ses pattes dans ma bouche. De ma main gauche, je le pris par la peau du cou, avant de me rappeler que ma main gauche était censée être liée.

Il résista de toute la force des trois pattes qui lui restaient, mit son museau contre mon visage et murmura d’une voix enrouée : « Vous compliquez les choses à plaisir, Monsieur Cassidy. Lâchez mon cou immédiatement et restez tranquille. » Il était évident que j’étais en plein délire. Que ce délire apporta un certain confort à ma fin tragique me semblait, cependant, plutôt agréable. Je lâchai donc son cou et essayai de hocher la tête affirmativement. Il retira sa patte.

– Très bien, dit-il, vous avez déjà les jambes libres. Il me suffit de libérer votre main droite et nous serons prêts à partir.

– Partir ? dis-je.

– Chut ! dit-il, en s’affairant sur mon poignet droit.

Je lui obéis donc pendant qu’il rongeait mes liens. C’était l’hallucination la plus intéressante que j’avais jamais eue depuis longtemps. Je cherchai parmi mes différentes névroses la raison pour laquelle elle avait pris cette forme. Rien ne se présenta immédiatement à mon esprit. Mais les névroses sont sacré-ment malignes, m’avait enseigné le docteur Marko, et il ne reste plus qu’à leur rendre hommage quand elles atteignent ce point de subtilité et de ruse.

– Voilà ! murmura-t-il quelques instants plus tard. Vous êtes libre. Suivez-moi ! Et il se mit en route.

– Attendez !

Il s’arrêta, se retourna vers moi.

– Qu’y a-t-il ?

– Je n’arrive pas à bouger. Laissez-moi le temps de faire jouer mes articulations ; voulez-vous ? Je ne sens plus ni mes pieds ni mes mains.

Il rebroussa chemin avec une moue méprisante.

– Dans ce cas, la meilleure thérapie est de bouger, dit-il, en me tirant par le bras pour me mettre assis.

Il était étonnamment fort pour une hallucination et il continua à me tirer le bras jusqu’à ce que je tombe à quatre pattes. J’étais un peu flageolant mais je réussis à maintenir la pose.

– Bravo, dit-il en me tapotant l’épaule. Allons-y.

– Attendez ! Je meurs de soif.

– Désolé, je voyage sans bagages. Cependant, si vous me suivez, je vous promets de vous donner à boire.

– Quand ?

– Jamais, grommela-t-il, si vous restez là. En fait, il me semble entendre des bruits en provenance du campement. Allons !

Je me mis à ramper derrière lui. Il me dit : « Restez baissé », ce qui était plutôt inutile dans la mesure où j’étais incapable de me mettre debout. Il s’éloigna du campement, se dirigeant plus ou moins vers l’est, dans une direction à peu près parallèle à la tranchée que j’avais creusée. Je progressais lentement et il s’arrêtait périodiquement pour me permettre de le rattraper.

Je le suivis pendant plusieurs minutes, puis, comme ma circulation se rétablissait, mes mains et mes pieds commencèrent à me faire mal. Je m’effondrai en croassant quelques obscénités. Il bondit vers moi, mais je refrénai ma colère avant qu’il ne répète son truc de la patte dans ma bouche.

– Vous êtes une créature difficile à sauver, déclara-t-il, de plus, votre circulation, votre jugement et votre sang-froid semblent appartenir à un type extrêmement primitif.

Je trouvai une autre obscénité mais parvins à la murmurer.

– Et vous vous obstinez à le démontrer, dit-il, vous n’avez que deux choses à faire : me suivre et garder le silence. Vous ne semblez guère capable ni de l’un ni de l’autre. Cela prête à certaines réflexions…

– Allez-y ! dis-je. Je suivrai.

– Et vos émotions ?

Je me précipitai sur lui mais il recula et bondit en avant.

Je le suivis, n’ayant qu’un désir : étrangler la petite bête.

Peu importait que la situation soit manifestement absurde. J’avais à la fois l’aide de Merimee et de Marko pour m’appuyer sur des théories, deux miroirs déformants opposés, et moi au milieu, suivant obstinément la piste du wombat. En marmonnant, en brûlant mon adrénaline et en crachant la poussière qu’il soulevait. J’avais perdu la notion du temps.

Le chemin s’abaissa, s’arrêta. Nous nous enfonçâmes, montâmes, descendîmes, en enfilant des couloirs rocailleux, pour atteindre, dans une obscurité encore plus profonde, une sorte de piste qui n’était plus que pierres et graviers maintenant. Je glissai une fois : immédiatement, il bondit à mes côtés.

– Ça va ? demanda-t-il.

Je me mis à rire puis contrôlai ma réaction.

– Sûr. Je vais parfaitement bien.

Il avait pris la précaution de se mettre hors de ma portée.

– Ce n’est plus très loin, dit-il. Là, vous pourrez vous reposer. Je vous apporterai de quoi vous restaurer.

– Je suis désolé, dis-je, en me débattant vainement pour me relever, mais c’est la fin. Si je peux attendre là-bas, je peux aussi bien attendre ici. Je n’ai plus d’essence.

– Le chemin est rocailleux, dit-il, et théoriquement, il leur serait difficile de suivre votre trace. Mais je serais plus rassuré si vous pouviez avancer juste encore un peu. Il y a une sorte de cavité, sur le côté, voyez-vous. Si vous vous réfugiez là-dedans, il y a de fortes chances pour qu’ils ne vous voient pas s’il arrive qu’ils tombent sur cette piste. Qu’est-ce que vous en dites ?

– Je dis que tout cela est bel et bon, mais que je ne me crois pas capable de le faire.

– Essayez encore une fois.

– Très bien.

Je me forçai à me relever, tanguai, avançai. Si je tombais une fois de plus, c’était fini, décidai-je. Il faudrait que je prenne mes risques. J’avais la tête aussi légère que mon corps était lourd.

Mais je persistai. Trois mètres peut-être…

Il me mena dans un recoin d’un cul-de-sac, dans le flanc de la faille dans laquelle nous nous étions engagés. Je m’effondrai là, et tout se mit à tourner et tournoyer.

Je crus l’entendre dire :

– Je m’en vais maintenant. Attendez ici.

– Inutile de préciser, me semble-t-il que j’ai répondu.

Autre trou noir. Absolu. Lieu/temps desséchés, cassants, d’une taille/durée indéterminées. J’étais dedans et vice versa – également divisé et totalement contenu par/dans le système de cauchemars, ma conscience au zéro absolu. Et froidsoifchaud-froidsoifchaud, une décimale qui se répétait et pénétrait partout/ n’importe où, dans le plan projectif qui entourait…

Éclairs et hallucinations… « VOUS M’ENTENDEZ, FRED ? VOUS M’ENTENDEZ, FRED ? » De l’eau coulant dans ma gorge. Autre trou noir. Éclair. Encore de l’eau, coulant sur mon visage, dans ma gorge. Mouvements. Ombres. Un gémissement…

Frémissements. Ombres. Une obscurité moins absolue. Éclair. Éclairs. Une lumière à travers mes cils à moitié clos. Une lumière sourde. Le sol qui s’abaisse, qui bouge sous moi. Un gémissement, le mien.

– Vous m’entendez, Fred ?

– Oui, dis-je, oui…

Le mouvement cessa. J’entendis sans le vouloir un dialogue dans une langue que je ne reconnus pas. Puis le sol s’éleva. On me déposait dessus.

– Vous êtes réveillé ? Vous m’entendez ?

– Oui, oui. J’ai déjà répondu « oui ». Combien de fois…

« Il a l’air d’être réveillé », ce commentaire superflu étant fait de la voix familière de mon ami le wombat.

J’avais entendu une autre voix, mais je ne pouvais pas voir mes interlocuteurs, étant donné l’angle selon lequel j’étais couché. Et c’était trop difficile de tourner la tête. J’ouvris grand les yeux et vis que le terrain était plat et rosé, mais pas encore attendri par les premières lueurs du matin.

Tout ce qui était arrivé la veille émergeait lentement de cet endroit où s’emmagasinent les souvenirs quand on ne s’en sert pas. Ces souvenirs et le moral qu’ils me donnaient étaient aussi responsables que mon tonus musculaire du fait que je ne voulais pas tourner la tête pour regarder mes compagnons. De plus, ce n’était pas si mal de rester allongé. Si j’attendais assez longtemps, peut-être que je me rendormirais et me réveillerais ailleurs.

« Dites moi, me parvint une voix étrangère, ne voudriez-vous pas un sandwich au beurre de cacahuète ? »

Des fragments de rêverie tombèrent, brisés, tout autour de moi. Le souffle court, je pris une nouvelle perspective du sol et des ombres qui s’y profilaient.

Étant donné l’étrangeté de la silhouette que j’y avais aperçue, je ne fus pas complètement pris au dépourvu quand je levai la tête et vit un kangourou de près de deux mètres de haut, à côté du wombat. Il me contemplait à travers une paire de lunettes de soleil et sortait un sandwich de sa poche.

« Le beurre de cacahuète est riche en protéines », dit-il.

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