11.

Je ne ressentis aucun changement véritable au cours de l’opération qui, me dit Ragma, avait lieu. Je gardais fermement les yeux fixés sur Charv qui tournait et retournait autour de la machine de Rhennius, en consultant fréquemment un manuel qu’il portait dans sa poche. Ce n’est pas que je suis douillet. Ou peut-être que je le suis.

L’incision de mon bras gauche me piqua un peu mais ne fut pas spécialement douloureuse. Ragma avait voulu éviter l’introduction dans mon organisme de produits chimiques supplémentaires, ce qui était bien compréhensible, et j’avais réussi partiellement à neutraliser les effets du feedback physiologique. Mon bras gauche dénudé était donc posé sur une serviette de l’hôtel auparavant immaculée, que je salissais de taches rouges ici et là, à l’endroit où il avait appliqué un tampon d’alcool, avait pratiqué l’incision et mis encore de l’alcool. J’étais assis sur une chaise pivotante, appartenant à l’un des gardiens que nous avions renvoyés dans leurs foyers, en essayant de ne pas penser à l’extraction de la pierre des étoiles de mon corps. Elle avait lieu en ce moment-même. Je le voyais à l’expression des visages de Paul et de Nadler.

Placé juste à côté de la machine de Rhennius, M’mrm’mlrr se balançait et se concentrait – ou autre chose – pour permettre à ce qui se passait de se passer. Un quartier de lune se montrait à travers la verrière. Le moindre bruit résonnait dans le Hall désert et il y faisait aussi froid que dans une tombe.

Je n’étais pas vraiment certain que ce que nous faisions là était ce qu’il fallait faire. D’un autre côté, je n’étais pas non plus certain que cela ne l’était pas. Aucune comparaison avec la trahison d’un ami ou d’un secret ou autre chose de ce genre, puisque mon hôte s’était invité lui-même et parce que je lui avais donné ce qu’il voulait – par exemple, videlicet, c’est-à-dire, et spécifiquement, la vie.

Pourtant, des recoins de ma mémoire me revint la pensée qu’il m’avait donné la citation légale dont j’avais besoin quand je cherchais ce qui pouvait les empêcher de m’enlever sur une autre planète. Il avait aussi soigné ma blessure à la poitrine. Et de plus, il avait promis d’éclaircir à la. fin tous les mystères.

Mais mon métabolisme me tenait à cœur et cette crise que j’avais eue dans le bus, ainsi que mon expérience à l’hôpital, quand je n’avais pas pu sortir les mots que je voulais dire, étaient aussi déprimantes. J’avais pris ma décision. Que je la regrette maintenant représentait une perte de temps et d’émotions. J’attendis.

Notre Snark est un Boojum !

Encore cette phrase, d’une voix désespérée cette fois, suivie de l’image superposée d’énormes dents encadrées par des lèvres retroussées sur le mur d’en face. Qui s’évanouissait, s’évanouissait… Disparaissait

– Nous l’avons ! s’exclama Ragma, en plaçant un morceau de gaze sur mon bras. Tenez cela pendant un moment.

– Très bien.

Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’aventurai à jeter un coup d’œil.

La pierre des étoiles était là, sur la serviette. Pas tout à fait telle que je m’en souvenais, car sa forme s’était un peu altérée et ses couleurs semblaient plus vives – presque palpitantes de vie.

Notre Snark est un Boojum. Mon correspondant avait tout essayé : depuis un appel déformé à reconsidérer les choses jusqu’à un avertissement déguisé sous la forme d’une guêpe, concernant certaines fleurs – tout cela défiguré par la barrière du caractère lévogyre. J’aurais quand même donné n’importe quoi pour comprendre en ce moment.

– Qu’est-ce que vous allez en faire maintenant ? demandai-je.

– La mettre en lieu sûr, dit Ragma, quand vous aurez terminé votre petit tour à l’envers. Puis la décision dépendra de vos Nations unies, puisque c’est cette organisation qui en est dépositaire. Mais il faudra faire circuler un rapport sur cette nouvelle découverte parmi tous les membres de notre confédération, et je suppose que vos autorités accepteront d’agir selon leurs conseils pour ce qui est des tests et des observations qu’il faudra faire.

– Je suppose aussi, dis-je, et il prit la pierre.

– Voilà un gentil petit gars, prononça soudain une voix beaucoup trop familière à l’autre bout du Hall. Doucement, doucement ! Enveloppez-la dans la serviette, s’il vous plaît. Je ne voudrais pas qu’on l’ébrèche ou qu’on la casse.

Zeemeister et Buckler étaient là, l’arme au poing, et pointée sur nous. Jamie, un large sourire sur le visage, était posté près de l’entrée. Morton qui avait l’air très content lui aussi, s’avança vers nous.

– Ainsi, c’est là que vous la cachiez, Fred, observa-t-il. Joli truc.

Je ne dis rien mais me levai lentement, n’ayant pas d’autre idée à l’esprit que, dans cette position, je pourrais bouger plus vite.

Il secoua la tête.

– Pas d’histoires, dit-il. Cette fois, vous ne risquez rien, Fred. Personne ne risque rien. Du moment que j’ai la pierre.

Je me demandai, dans un espoir télépathique, si M’mrm’mlrr ne pouvait pas atteindre son cerveau et le brûler sur place, pour contribuer à la tranquilité des affaires domestiques.

La suggestion fut apparemment acceptée au moment où il s’approcha de moi et souleva la pierre, car il cria et fut saisi d’une légère convulsion.

J’attrapai le revolver à deux mains. Jamie était assez loin pour me donner une chance dans cette affaire. Je ne pensais pas qu’il tirerait au risque de toucher son patron.

Deux coups de feu éclatèrent avant que je puisse le lui arracher. Toutefois, je ne parvins pas à le garder car il me frappa à l’estomac et me lança un uppercut qui me laissa sur le plancher. L’arme tournoya, et glissa sous la plate-forme de la machine de Rhennius.

Zeemeister lança un coup de pied à Ragma qui choisit ce moment pour attaquer et l’envoya un mètre plus loin. S’accro-chant toujours à la pierre, il sortit une longue lame étincelante de sa manche. Puis il lança un ordre à Jamie mais s’arrêta au milieu de sa phrase.

Je levai les yeux pour voir ce qui se passait et décidai que j’étais en proie à une autre hallucination.

Le revolver de Jamie gisait à une douzaine de pas de lui, et il se frottait le poignet, devant un homme avec une petite barbe courte et une expression amusée, un homme qui avait une main dans sa poche, et de l’autre faisait tournoyer un gourdin irlandais.

– Je vous aurai, entendis-je Jamie dire.

– Non, Jamie, non ! cria Zeemeister. Ne t’approche pas de lui, Jamie ! Va-t-en !

Zeemeister recula, s’arrêtant seulement le temps d’enfoncer son couteau dans l’un des tentacules de M’mrm’mlrr, comme s’il savait qu’il était la source de son angoisse mentale de tout à l’heure.

– Il ne fait pas le poids, lui répliqua Jamie.

– C’est le capitaine Al, cria Zeemeister. Va-t-en, idiot !

Mais Jamie décida de riposter.

Ce fut instructif presque au-delà de toute expression. « Presque » dis-je, parce que le gourdin tournoyait trop vite pour que j’en suive les mouvements. Aussi n’étais-je pas certain où et combien de fois exactement il s’abattit sur Jamie. Il me sembla qu’une seconde s’était écoulée avant que Jamie ne tombe.

Puis, faisant toujours tournoyer le gourdin, d’une manière désinvolte, insouciante, cette fois, l’hallucination laissa Jamie par terre et se dirigea vers Zeemeister.

Sans quitter des yeux la silhouette qui s’avançait, Zeemeister recula, en tenant le couteau au niveau de son ventre, fil au-dessus.

– Je croyais que vous étiez mort, dit-il.

– De toute évidence, tu faisais erreur, vint la réponse.

– Quel intérêt avez-vous dans cette affaire ?

– Vous avez essayé tous les deux de tuer Fred Cassidy, dit l’homme, et j’ai beaucoup investi dans l’éducation de ce garçon.

– Je n’avais pas fait le rapprochement entre les noms, répondit Zeemeister. Mais je n’ai jamais vraiment eu l’intention de lui faire du mal.

– Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire.

Zeemeister continua de reculer, s’engagea sur la passerelle de la barrière de sécurité, jusqu’à ce que la plate-forme rotative de la machine de Rhennius brosse le bas de son pantalon. Il se retourna alors pour poignarder Charv qui passait par là, brandissant une clef à molette. Charv poussa un bêlement et bondit de la plate-forme pour atterrir près de M’mrm’mlrr et de Nadler.

– Qu’est-ce que vous allez faire, Al ? demanda Zeemeister, en se tournant de nouveau vers lui.

Mais l’homme ne répondit pas et un sourire aux lèvres, continua simplement à avancer en faisant tournoyer son gourdin.

Au dernier moment, avant que le gourdin ne l’atteigne, Zeemeister déguerpit. Prenant appui d’un pied sur la plate-forme, il monta dessus, et se retournant, il se précipita en avant de toute son énergie. Cependant la rotation de l’appareil l’avait placé dans une telle position qu’il se cogna contre l’unité centrale qui ressemblait vaguement à une main recourbée, comme pour gratter quelque chose.

Son élan et l’angle d’incidence étaient tels que le choc l’amena sur la courroie. Son couteau et la pierre des étoiles enveloppée dans la serviette lui échappèrent des mains quand il essaya de se redresser. Ils rebondirent sur le sol pendant qu’il s’engouffrait dans le tunnel. Ses cris s’arrêtèrent avec une soudaineté sinistre et je détournai les yeux. Mais pas à temps.

La machine l’avait apparemment retourné comme un lapin.

Répandant sur le sol le contenu de ses systèmes digestif et respiratoire.

Il semblait également qu’elle avait inversé tous les organes exposés. Le contenu de mon propre estomac cherchait à remonter, renforcé par les bruits qui avaient commencé à éclater autour de moi. Comme je l’ai déjà dit, j’avais détourné les yeux, mais pas à temps.

Ce fut Charv qui, finalement, eut le courage de s’en approcher et de jeter un manteau sur les restes, qui étaient tombés de la courroie quand elle avait atteint la perpendiculaire. C’est alors, seulement alors, que Ragma reprit ses esprits, et cria d’une manière hystérique : « La pierre ! Où est la pierre ? »

Les yeux brouillés, j’essayai de la repérer et aperçus la silhouette de Paul Byler traversant le Hall en courant, la serviette sous le bras.

« Il était un petit voleur, cria-t-il chantonnant, il était un petit voleur, qui n’avait ja-ja-jamais reculé ! » et il s’engouffra dans la sortie.

Le chaos s’abattit. Sur le juste et le presque juste.

Mon hallucination fit tournoyer une dernière fois son gourdin, se retourna, hocha la tête dans ma direction et s’approcha de moi, tandis que je me relevais, lui renvoyais son salut, trouvais un sourire et le lui montrais.

– Fred, mon garçon, tu as grandi, dit-il. J’ai entendu dire que tu avais obtenu un diplôme et une position respectable. Félicitations.

– Merci, dis-je.

– Comment te sens-tu ?

– Un peu perdu, lui dis-je, malgré la simplicité de mes espoirs, je n’avais jamais réalisé ce qu’était exactement votre affaire d’import-export.

Il rit dans sa barbe et me donna l’accolade.

– Voyons, mon garçon, voyons, dit-il en m’examinant, à bout de bras. Laisse-moi te regarder. Eh bien, voilà ce qu’il est advenu de toi. Ça pourrait être pire, ça pourrait être pire.

– Byler a pris la pierre, cria Ragma d’une voix aiguë.

– L’homme qui vient de partir…, commençai-je.

–… n’ira pas bien loin, mon garçon. Frenchy est dehors pour empêcher qui que ce soit de sortir de ce Hall d’une manière un peu trop précipitée. En fait, si tu écoutes bien, tu pourras entendre le claquement des sabots sur le marbre.

C’est ce que je fis et, en effet, j’entendis. J’entendis aussi quelques obscénités et les bruits d’une lutte silencieuse, elle.

– Puis-je vous demander qui vous êtes, Monsieur ? s’enquit Ragma, se levant sur ses pattes de derrière et s’approchant de nous.

– C’est mon oncle Albert, dis-je, l’homme qui m’a permis d’étudier, Albert Cassidy.

Oncle Albert étudia Ragma en plissant les yeux, tandis que j’expliquais ;

– Voici Ragma. C’est un flic déguisé. Son associé s’appelle Charv. C’est le kangourou.

Oncle Albert hocha la tête.

– On a fait des progrés dans l’art du déguisement, observa-til. Comment parvenez-vous à cette perfection ?

– Nous sommes des extra-terrestres, expliqua Ragma.

– Oh ! c’est différent, alors. Je vous prie d’excuser mon ignorance dans ce domaine. Pendant un certain nombre d’années et pour un certain nombre de raisons, mon sang n’était plus que de la neige fondue, mon corps insensible aux passions humaines et aux émotions des sens. Vous êtes un ami de Fred ?

– J’essaie de l’être, répondit Ragma.

– C’est bon de le savoir, dit-il en souriant. Car extra-terrestre ou pas, si vous étiez ici pour lui faire du mal, tous les fromages de Cheshire n’auraient pas acheté votre sécurité. Fred, qui sont les autres ?

Mais je ne lui répondis pas, parce que c’est le moment que je choisis pour lever les yeux, apercevoir quelque chose et l’Ouverture 1812, des signaux de fumée, des sémaphores et autres feux d’artifices, explosèrent simultanément dans ma tête.

– Le sourire ! m’exclamai-je, et je me précipitai vers le fond du Hall.

Je n’étais jamais sorti par cette porte mais le plan du toit inversé m’était familier, et c’est tout ce que j’avais besoin de connaître.

Je passai la porte en trombe et suivis le couloir qui s’étendait derrière. À un carrefour, je tournai à gauche. Dix pas rapides, un autre tournant, et je vis l’escalier sur la droite. Attrapant la rampe, je grimpai les marches quatre à quatre.

Comment tout cela tenait ensemble, je n’en savais rien. Mais que cela tenait ensemble, je n’en doutais pas un seul instant.

J’atteignis un palier, tournai, pris un autre escalier. La solution du mystère était en vue.

J’aperçus un dernier palier, une porte en haut des escaliers, entouré d’une sorte de kiosque, avec des petites fenêtres grillagées. J’espérais que la porte s’ouvrait de l’intérieur sans clef – ce qui avait l’air d’être le cas – parce qu’il me faudrait du temps pour briser ces fenêtres grillagées – si même j’y parvenais. Tout en montant, je cherchais des yeux des instruments qui pourraient m’y aider.

Je vis un bric-à-brac qui pourrait servir à cette fin, puisque apparemment personne n’avait pensé qu’on pourrait essayer d’entrer par là. Il se révéla inutile cependant, car la porte s’ouvrit quand j’appuyai sur la clenche et poussai de tout mon poids.

C’était une lourde porte qui s’ouvrait lentement, mais quand je parvins à l’entrouvrir et à me glisser dehors, j’étais certain d’approcher le cœur du problème. Je clignai des yeux pour m’habituer à l’obscurité, essayant de situer les tuyaux, les cheminées, les panneaux de descente et les ombres à la lumière de mes souvenirs. Quelque part, là, sous les étoiles, la lune et le profil des buildings de Manhattan, il y avait une faille qu’il me fallait combler. Les dieux étaient peut-être contre moi, mais j’avais fait vite. Et si j’avais deviné juste, il y avait une chance…

Retenant mon souffle, j’étudiai le panorama. Je fis lentement le tour du kiosque, le dos au mur, scrutant tous les coins sombres et tous les creux, les gouttières et par-delà. Je me trouvai presque dans une situation proverbiale, au pied de la lettre, sauf que je n’étais pas dans un four.

L’objet de mes recherches semblait avoir plusieurs avantages à son actif. Mais outre la certitude grandissante que j’avais raison, j’avais de la persévérance à revendre. J’attendrais encore plus longtemps que lui. Je le poursuivrais dès que j’apercevrais le moindre de ses mouvements.

« Je sais que vous êtes là, dis-je, et je sais que vous pouvez m’entendre. Il vous faut rendre des comptes maintenant, car vous avez été trop loin. Je suis venu pour ça. Allez-vous vous rendre pour répondre à nos questions ? Ou préférez-vous aggraver les choses en faisant des difficultés ? »

Pas de réponse. Je n’avais toujours pas aperçu ce que je cherchais.

« Eh bien ? dis-je. J’attends. Je peux attendre aussi longtemps qu’il le faudra. Je suis certain que vous ne respectez pas la loi – votre loi. J’en suis absolument certain. La nature de l’organisation tout entière condamne ce genre d’activités. Je n’ai absolument pas la moindre idée de vos motifs, mais ils ne sont pas spécialement pertinents à ce stade. Je suppose que j’aurais dû comprendre plus vite, mais ma récente connaissance de la diversité des formes de vie extra-terrestres n’est pas suffisamment étendue. C’est pour cette raison que vous avez pu vous en sortir jusqu’ici. Dans le cabanon ? Oui, en effet, c’est là que j’aurais dû commencer à comprendre. Nos chemins se sont croisés plusieurs fois auparavant, mais je pense qu’on peut me pardonner de n’avoir pas entrevu la signification de ces rencontres. Ici même, la nuit où j’ai testé la machine… Vous êtes prêt à sortir ? Non ? Très bien. Je suppose que vous êtes télépathe et que toutes ces paroles sont inutiles, puisque je ne vous ai rien entendu dire à Zeemeister. Mais comme je ne suis pas du genre à m’en remettre à l’incertitude, je vais continuer à m’exprimer de cette façon. Je pense que vous avez la faculté de voir la nuit, comme l’espèce dont vous avez pris la forme. J’ai vu la lueur de vos yeux d’en bas. Alors, fermez-les ou tournez la tête, car je pourrais l’apercevoir encore. Mais, dans ce cas, c’est vous qui ne pourrez pas me voir. Votre sens télépathique ? Je me le demande. L’idée vient juste de traverser mon esprit que vous pourriez trahir votre présence à M’mrm’mlrr si vous vous en serviez. Il n’est pas si loin ? Il est possible que la situation actuelle ne soit pas à votre avantage. Qu’en dites-vous ? Vous préférez vous montrer raisonnable ? Ou êtes-vous prêt à soutenir un long siège ? »

Toujours rien. Mais je refusai de laisser entrer le moindre doute dans mon esprit.

« Têtu, n’est-ce pas ? poursuivis-je. Mais aussi, j’imagine que vous avez beaucoup à perdre. Charv et Ragma semblent avoir une autonomie d’action assez importante dans leur travail, puisqu’ils se trouvent loin du centre de commandement. Peut-être connaissent-ils un moyen de vous rendre les choses moins compliquées. Je n’en sais rien. Supposition. Ça vaut la peine d’y réfléchir quand même. Je pense que le fait que personne ne m’ait suivi ici indique que M’mrm’mlrr est en train de lire mes pensées et qu’il rapporte la situation à ceux qui sont en bas. Ils doivent déjà être au courant de ce que j’ai compris. Ils doivent savoir que ce n’est pas de votre faute si vous vous êtes foutu dedans, je ne crois pas que vous, ou qui que ce soit, saviez que la pierre des étoiles était douée d’intelligence, et que, lorsque je l’ai rendue à la vie, elle s’est mise à enregistrer les faits, à les classer, à les manipuler. Toutefois, elle a eu du mal à communiquer avec moi à cause de son caractère lévogyre qui existe toujours – parce que ce qui l’a branchée m’a plutôt éteint. Alors, elle ne peut pas livrer ses conclusions en ce qui vous concerne. Elle m’a donné une phrase de Lewis Caroli cependant. Peut-être l’a-t-elle prise dans la librairie. Je n’en sais rien. Elle n’avait à sa disposition que des souvenirs déformés de ma mémoire. Quoi qu’il en soit, ça n’a pas déclenché grand-chose en moi. Alors que c’était le second essai qu’elle faisait. Le sourire est venu d’abord. Je n’ai rien pu en tirer. Jusqu’à ce que oncle Albert dise « Cheshire », et que je lève les yeux à ce moment-là pour apercevoir la silhouette d’un chat se détachant sur la lune. C’est vous qui avez fait tomber les filets sur Paul Byler. Zeemeister était à votre service. Vous aviez besoin d’agents humains et il était parfait pour cela : vénal, compétent, et bien informé de la situation depuis le début. Vous l’avez acheté et envoyé à la recherche de la pierre. Seulement, la pierre avait d’autres idées et, à la dernière minute, je les ai comprises. Vous avez pris la forme d’un chat noir qui a croisé mon chemin plus d’une fois. Maintenant, je crois que s’il existe des lumières sur ce toit, il faudrait que quelqu’un aille les allumer. Peut-être cherchent-ils déjà où se trouve le standard. Est-ce que nous descendons ou nous attendons qu’ils allument les lumières ? Je vous attraperai une fois que les toits seront éclairés. »

Moi qui me croyais préparé à tout, je fus pris par surprise l’instant suivant. Je poussai un cri quand il me sauta dessus et essayai de me protéger les yeux. Quel idiot j’avais été !

J’avais regardé partout sauf sur le toit du kiosque.

Des griffes s’enfonçaient dans mon crâne, labouraient ma figure. J’avais attrapé la créature à plein bras mais n’arrivait pas à la déloger. Désespéré, alors, je rejetai la tête en arrière, contre le mur du kiosque.

Comme je l’avais prévu – ayant compris mon manège – il bondit et je me cognai la tête contre le mur.

Jurant, les jambes flageolantes, me tenant le crâne, je fus incapable pendant quelque temps de me mettre à sa poursuite. Pendant plusieurs minutes, en fait…

Finalement, je me redressai, essuyai le sang qui coulait sur mon front et mes joues et regardai autour de moi. Cette fois, j’aperçu un mouvement. Il était en train de galoper vers le bord du toit, et bondit sur le muret…

Là, il s’arrêta, jeta un coup d’œil en arrière. Pour se moquer de moi ? J’aperçus la lueur de ses yeux.

« Vous l’aurez voulu », dis-je et je me mis à sa poursuite.

Il se retourna alors et courut le long du muret. Trop vite, me semblait-il, pour pouvoir s’arrêter au coin.

Mais il ne s’arrêta pas.

Je ne pensais pas qu’il y arriverait, mais j’avais sous-estimé ses forces.

Les lumières s’allumèrent juste au moment où il prenait son élan, et je vis le chat noir, en extension dans les airs, à bonne distance du bord du toit. Puis je le perdis de vue – il n’avait pas neuf vies à sacrifier, j’en étais sûr. J’entendis un bruit mou, des griffes qui s’accrochaient, un cliquetis.

Je me précipitai pour constater qu’il avait réussi. Il était sur le building en construction, à côté du Hall, et courait déjà le long d’une solive.

Je n’arrêtai pas ma course.

J’avais pris un chemin plus facile la dernière fois que j’étais venu par les toits, mais cette fois, je n’avais pas le temps de me payer ce luxe – en tout cas, c’est comme ça que je me l’expliquais après coup. En fait, je crois qu’il faut rendre hommage à l’impétuosité de mon nerf spinal. Ou le blâmer.

J’estimai le saut automatiquement tandis que je m’approchai du bord du toit, bondis de l’endroit précis que mon instinct m’avait indiqué, franchis le muret, les yeux fixés sur mon objectif, les mains tendues, prêtes à s’accrocher à quelque chose.

Je me fais toujours du souci pour mes tibias dans ces cas-là. Un mauvais coup à cet endroit suffit à briser l’enchaînement des mouvements nécessaires. Il fallait une coordination assez précise, ici – autre mauvaise condition. L’escalade, dans des conditions idéales, exige un geste clef à la fois. Deux, passe encore. Mais quand il faut coordonner plus de deux mouvements à la fois, on entre dans la zone des risques. À tout autre moment, j’aurais trouvé que c’était une folie.

Je saute rarement quand je ne peux me rattraper qu’avec les mains. S’il y a une autre prise, oui. Mais c’est tout. Je ne suis pas du genre casse-cou. Et pourtant…

Mes pieds heurtèrent la solive avec une brutalité qui fit branler ma dent de sagesse. De mon bras gauche, je m’accrochai à la poutre perpendiculaire à côté de laquelle j’avais atterri. Des choses, qui auraient fait la joie de Torquemada, se produisirent dans mon épaule. Je tombai en avant, mais, simultanément, me balançai vers la gauche, parce que j’avais perdu pied, et m’accrochai de mon bras droit à la poutre que je tenais déjà du gauche. Je repris mon équilibre sur la solive principale et le maintins. Je relâchai mon étreinte autour de la poutre perpendiculaire : j’avais aperçu ma proie.

Il se dirigeait vers la plate-forme couverte de tonneaux et d’une toile de bâche qui abritait les outils des ouvriers. Je me dirigeai vers cet endroit, courant sur les solives, essayant de couper au plus court, me baissant et me cachant quand c’était nécessaire.

Il me vit arriver. Il monta sur un tas, une caisse, et bondit à l’étage supérieur. J’attrapai une traverse, m’appuyai sur une poutre, me soulevai à la force des bras, trouvai une prise sur mon pied gauche et opérai un rétablissement.

Comme je me relevais, je le vis s’évanouir par-delà le bord de la plate-forme de l’étage supérieur. Je poursuivis mon escalade.

Il n’était nulle part en vue. Je ne pouvais que supposer qu’il avait continué à monter, et le suivre.

Trois étages plus haut, je l’aperçus de nouveau. Il s’était arrêté pour me surveiller d’une planche étroite qui servait de monte-charge aux ouvriers. La lumière d’en bas et d’à côté se refléta une fois de plus dans ses yeux.

Puis, mouvement !

Je m’accrochai à mon support et levai le bras pour protéger ma tête. Mais cela se révéla inutile.

Les baquets de rivets et d’écrous qu’il avait poussés pardessus bord me frôlèrent, en claquant, sifflant, grinçant, rebondirent sur le sol, où ils ricochèrent sans fin, sans fin, pour s’arrêter quand même.

J’étouffai les jurons qui me montaient aux lèvres, pour garder mon souffle et poursuivis mon escalade, dès que l’atmosphère s’éclaircit. Des rafales de vent froid me bousculaient. Regardant par-dessus mon épaule, en bas, je vis des silhouettes sur le toit, toujours illuminé du building d’à côté, la tête levée. Ce qu’ils pouvaient voir de la poursuite, je n’en savais rien.

Quand je parvins à la petite plate-forme d’où étaient tombés les obus de la DCA, l’objet de ma poursuite était deux étages plus haut, occupé, apparemment, à reprendre son souffle. Il m’était plus facile de voir à présent, parce que les plate-formes avaient fait place à quelques précieux morceaux de planches et que nous entrions dans un royaume de lignes dures, droites et nettes, d’angles aussi classiques et dépouillés qu’un théorème d’Euclide.

Le vent me poussait et me tirait avec plus de force à mesure que je montais, abandonnant lentement ses rafales pour devenir constant. Depuis le bout de mes doigts jusqu’à mes pieds, je sentais le léger balancement arythmique qui agitait la structure. Les bruits nocturnes de la ville devenaient de plus en plus indistincts. Ce fut un ronflement, puis un bourdonnement, et finalement, les vents le mangèrent et le digérèrent. Les étoiles et la lune dessinaient les plans géométriques à travers lesquels nous manœuvrions et toutes les surfaces étaient sèches, ce qui est un bonheur pour un acrobate nocturne.

Je continuai ma poursuite. Toujours plus haut. Escaladai les deux étages qui nous séparaient. Puis encore un.

Il se tenait un étage au-dessus de moi et m’observai. Il n’y avait plus d’étages. Il était arrivé au sommet. Et il attendait.

Je m’arrêtai et lui rendis son regard.

« Vous laissez tomber ? criai-je. Ou bien on va jusqu’au bout ? »

Pas de réponse. Pas un mouvement non plus. Il se tenait simplement là et me regardait.

Je fis courir ma main le long de la poutre qui s’élevait à côté de moi.

Ma proie se ramassa sur elle-même. Accroupie, en boule, muscles tendus. Comme pour bondir…

Sacré bon Dieu ! Je serai à découvert, pendant quelques secondes, avant d’atteindre ce niveau. Ma tête exposée, mes bras et mains occupés à me rétablir.

Mais il prenait aussi un risque de bondir sur moi de là-haut, de se mettre à ma portée.

« Je pense que vous bluffez, dis-je. Je monte. »

J’affermis ma prise sur la poutre.

Une pensée me vint alors à l’esprit, de celles qui ne me viennent que rarement : et si tu tombais ?

J’hésitai. C’était une notion si nouvelle. Une idée à laquelle on n’aime pas du tout penser. Naturellement, j’étais bien conscient que cela pouvait arriver. Cela m’était d’ailleurs arrivé un certain nombre de fois, avec divers résultats. Mais ce n’est pas le genre de choses qu’on ressasse à plaisir.

Mais, c’est très haut. Est-ce que tu t’es jamais demandé quelle sera ta dernière pensée, juste au moment où les lumières s’éteindront ?

Je suppose que c’est une question que tout le monde s’est posée à un moment ou à un autre. Elle ne vaut quand même pas la peine d’une réflexion profonde, et on pourrait probablement la classer dans les symptômes à sacrifier sur l’autel maculé de l’équilibre mental. Mais…

Regarde donc en bas. Quelle hauteur ? Quelle distance ? Qu’est-ce que ça doit faire quand on tombe ? Sens-tu ce picotement dans tes poignets, tes mains, tes pieds, tes chevilles ?

Bien entendu. Mais là encore…

Le vertige ! Il m’envahissait tout entier. Vague après vague. Chose que je n’avais jamais éprouvée avec une telle intensité.

En même temps, je compris la source artificielle de mon malaise. Il fallait être vraiment naïf pour ne pas s’en être rendu compte plus vite.

C’était mon petit ennemi à fourrure qui m’envoyait cette sensation, essayait de créer une attitude acrophobique chez moi, et y réussissait.

Mais il doit y avoir autre chose au-delà de la physiologie, au-delà de la psychosomatique. En tout cas, ces petits lambeaux de mysticisme, qui composaient la seule religion que je reconnaisse, insistaient pour me dire que ce n’était pas aussi simple de transformer l’amour en haine, la passion en peur, de soumettre la volonté de toute une vie à l’irrationnalité d’un moment.

Je frappai du poing sur la poutrelle, serrai les dents. J’avais peur. Moi. Fred Cassidy. Peur du vide.

La chute, la chute… non pas la lente descente d’une feuille ou d’un morceau de papier, mais la chute libre d’un corps lourd… Le seul obstacle peut-être, les barreaux de notre cage… Une empreinte sanglante ici et là… La seule preuve de ton passage… Comme dans les arbres auxquels s’accrochaient craintivement tes ancêtres pas si lointains…

C’est alors que j’eus l’illumination. Il venait de me donner ce qu’il me fallait, ce que je cherchais, pour résiter à l’assaut : un sujet, qui n’était pas moi, sur lequel je pouvais fixer mon attention. Il s’était permis d’avoir une attitude paternaliste envers la race humaine tout entière, ce qui allait me sauver. Sibla m’avait irrité avec ce même sentiment, chez Merimee. C’était exactement ce qu’il me fallait.

Je me laissai aller à la colère. Je l’encourageai, l’emmagasinai.

« Très bien, dis-je, alors. Ces mêmes ancêtres avaient aussi l’habitude de vous pousser, juste pour s’amuser – pour vous voir cracher, tomber, pour voir si vous retombiez toujours sur vos pattes. C’est un très vieux jeu. Et cela fait longtemps qu’on’y joue plus comme il faut. Je vais le faire revivre. Au nom de mes pères. Voyez le ridicule anthropoïde, attention à ses doigts crochus ! »

J’attrapai la poutre, me hissai dessus.

Il recula, s’arrêta, avança, s’arrêta encore. Je ressentais une exaltation grandissante devant son indécision, un sentiment de triomphe, parce qu’il avait cessé de bombarder mon esprit. Quand j’atteignis son niveau, je baissai la tête et accrochai mes deux mains à la poutrelle, assez loin l’une de l’autre, pour que je puisse me tenir à l’une si jamais il me griffait l’autre.

Il se mit en position d’attaque, puis réfléchit apparemment, tourna et s’enfuit.

Je me rétablis sur la poutre, me mis debout.

Je l’observai qui courait, ne s’arrêtant que lorsqu’il fut à l’autre bout du carré d’acier qui nous supportait. Puis je m’approchai du coin le plus proche ; il se réfugia de l’autre côté. J’avançai vers l’autre coin, il fit de même. Je m’arrêtai. Il s’arrêta Nous nous regardâmes.

« O. K. ! dis-je en prenant une cigarette et l’allumant. Nous sommes dans l’impasse, et vous êtes le perdant. Ces gens, là-dessous, ne restent pas les mains dans les poches. Ils appellent de l’aide. Tous les chemins menant vers le bas seront bientôt gardés. Je parie qu’un hélicoptère va arriver d’ici peu – avec une belle mitrailleuse à infrarouges. J’ai toujours entendu dire qu’il valait mieux se rendre que de résister, quand on est dans la merde. Je suis un représentant patenté du Département d’État de mon pays et des Nations unies. Vous avez le choix – je – »

Très bien, me parvint une pensée, je me rends à vous, en tant que fonctionnaire du Département d’État.

Il se dirigea immédiatement vers le coin le plus proche, tourna et avança sur la poutre d’un pas régulier. Je me retournai, me dirigeai vers le coin que je venais de quitter. Mais il l’atteignit avant moi et continua à s’avancer vers moi.

« Restez où vous êtes, dis-je, et considérez que vous êtes sous ma protection légale. »

Mais il bondit en avant, sur moi. Mon esprit se remplit immé-diatement de trucs qui, mis en mots, devraient donner à peu près cela :

Il est plus satisfaisant, noble, de mourir les dents, les griffes enfoncées dans la gorge, le cœur de l’ennemi du nid, du totem de la civilisation. Meurs, destructeur !

Juste au moment où il bondissait, je lui lançai, pour toute arme, ma cigarette en pleine figure.

Elle tournoya et le frappa juste avant que ses pattes ne quittent la poutre. Je reculai en même temps, m’accroupis en levant le bras pour maintenir mon équilibre et me protéger.

Il me toucha, mais ni à la gorge ni au cœur. Il heurta mon épaule gauche, s’y accrocha farouchement, me griffant profondément le bras et le flanc. Puis il tomba.

Une seconde de pensées et d’actions inséparables : retrouver mon équilibre, sauver l’horrible petite bête – pour ce qu’elle pouvait nous apprendre – le bras droit en travers du corps, mon poids sur le pied gauche, je plongeai la main gauche dans le vide, la repêchai, la tint fermement. Surtout, ne pas perdre l’équilibre ! Puis la secousse, la traction, le tiraillement.

Je l’avais ! Je l’avais attrapée par la queue ! Mais…

Une brève résistance, un déchirement, une nouvelle torsion…

Je ne tenais qu’une queue noire, artificielle, rigide, à laquelle étaient attachés des lambeaux de costume en caoutchouc synthétique. J’entrevis la petite forme sombre qui traversait l’espace brillamment éclairé, plus bas. Je ne crus pas un instant qu’il retomberait sur ses pattes.

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