5.

Suspendu, tendant et détendant mes muscles pour neutraliser le mouvement de pendule de la longue corde à nœuds, j’examinai le penny sur lequel Lincoln me présentait son profil gauche. Il avait exactement l’air d’un penny vu dans une glace, lettres inversées et tout. Seulement, je le tenais dans la paume de ma main.

À côté en dessous de l’endroit où j’étais suspendu, à quelques mètres du sol, bourdonnait la machine de Rhennius : trois habitacles noirs alignés, sur une plate-forme circulaire qui tournait lentement dans le sens opposé aux aiguilles d’une montre, et d’où sortaient deux barres – une verticale et une horizontale – autour desquelles passait une sorte de ruban de Möbius, de presque un mètre de large, dont l’une des bandes s’enfonçait dans le tunnel de l’unité centrale, incurvée et striée, qui ressemblait vaguement à une large main recourbée comme pour gratter quelque chose.

Relevant les genoux, les pieds fermement enroulés autour du dernier nœud, j’imprimai un mouvement de balancier à la corde, qui m’amena quelques instants plus tard devant l’ouverture de l’élément médian. Je me baissai, étendis le bras et laissai tomber le penny sur la courroie. Je m’arrêtai à la fin de ma course pour repartir dans l’autre sens. Toujours accroupi, je tendis le bras pour récupérer le penny à la sortie.

Ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais. Mais alors pas du tout, du tout.

Puisque le premier voyage à l’intérieur de la machine avait inversé la pièce, j’avais supposé qu’en la remettant dedans, elle redeviendrait normale. À la place, je tenais maintenant un disque de métal sur lequel le dessin était orienté dans la bonne direction mais incisé, entaillé, au lieu d’être saillant. Cela s’appliquait aux deux faces et, les bords, au lieu d’être limés, portaient des indentations comme une roue de train.

De plus en plus curieux. Il fallait que je le refasse passer dans la machine pour voir ce qui allait arriver ensuite. Je me redressai, agrippai la corde avec mes genoux et lui imprimai un mouvement pendulaire.

Je jetai un coup d’œil vers les hauteurs obscures, vers la poutre où j’avais accroché la corde au bout de laquelle j’étais suspendu comme une marionnette. C’était une poutre transversale trop proche du plafond pour que je puisse ramper dessus, et j’avais dû progresser comme un oryctérope pour arriver au-dessus de la machine – les chevilles croisées, m’aidant de mes mains. J’étais vêtu d’un pull et d’un pantalon sombres et avait aux pieds des bottes en daim très souple. J’avais enroulé la corde autour de mon épaule gauche et m’étais avancé ainsi jusqu’à me trouver presque directement au-dessus de l’appareil.

Je m’étais frayé un chemin jusque-là par une verrière que j’avais dû forcer en coupant un grillage et en désamorçant trois systèmes d’alarme, ce qui avait fait naître en moi une petite nostalgie d’avoir dû abandonner mes cours d’ingénieur-électricien. Le hall d’exposition était sombre, la seule source de lumière provenait d’une série de spots fixés au sol qui entouraient la machine et concentraient leurs rayons sur elle. Une barre basse encerclait l’instrument et des cellules photo-électriques invisibles en défendaient l’accès. Des plaques sensibles dans le plancher et sur la plate-forme auraient trahi le moindre pas. Il y avait également une caméra de télévision accrochée à ma poutrelle. Je l’avais déplacée légèrement, lentement, pour qu’elle soit toujours orientée sur la machine – seulement un peu plus vers le sud, puisque j’avais décidé de descendre du côté nord, là où la courroie était la plus plate, juste avant qu’elle ne s’engouffre dans l’élément central – une estimation hasardeuse, fondée sur les quatre cours que j’avais suivis sur les communications télévisées. Il y avait des gardiens dans le building, mais l’un d’entre eux venait de faire sa ronde et j’avais bien l’intention de faire vite. Tout plan a ses limites et ses hasards, c’est la raison pour laquelle les compagnies d’assurances s’enrichissent.

La nuit était nuageuse et un vent très froid soufflait. Ma respiration s’échappait en petits flocons qui s’envolaient aussitôt. Le seul témoin de mes exercices d’équilibriste sur le toit était un chat, à l’air fatigué, accroupi dans l’encoignure d’une lucarne. Le froid s’était déclaré lorsque j’étais arrivé en ville, la nuit précédente, voyage résultant d’une décision que j’avais prise la veille sur le divan de Hal.

Quand Charv et Ragma, à ma requête, m’avaient fait atterrir à quelque quatre-vingts kilomètres de la ville, en pleine nuit noire, j’avais fait de l’auto-stop et atteins mon quartier bien après minuit. Et c’était heureux.

Une rue latérale qui se termine en cul-de-sac dans la mienne donne juste en face de ma maison. Quand on prend cette rue, les fenêtres de mon appartement sont pleinement visibles. Plus naturellement dans l’obscurité et le calme de la nuit que pendant la journée, je les cherchai des yeux. Sombres, elles l’étaient Comme elles devaient l’être. Vides. Inoccupées.

C’est alors que trente secondes plus tard, tandis que j’approchais du coin, j’aperçus un petit éclat de lumière, minuscule, puis plus rien.

À tout autre moment, j’aurais négligé ce détail, en supposant même que j’y aie fait attention. Cela pouvait être un reflet ou l’affaire de mon imagination. Et pourtant…

Oui. Mais récemment remis à neuf et les oreilles encore remplies d’avertissements, j’aurais été un idiot de ne pas me montrer prudent. Ni un idiot ni un raisin sec ne serai, décidai-je, tandis que n’écoutant que ma prudence, je tournai à droite et rebroussai chemin.

Je longeai quelques rues, tournai et arrivai enfin à la petite allée derrière mon building. Il y avait une entrée de service mais je l’évitai soigneusement et grimpai selon mes bonnes habitudes de gouttières en fenêtres, de rebords en escaliers de secours.

En un rien de temps, j’étais sur le toit et le traversai. Puis je me laissai glisser le long d’une descente d’eau jusqu’à l’endroit où je m’étais entretenu avec Paul Byler. Je m’avançai le long du rebord et jetai un coup d’œil par la fenêtre de ma chambre à coucher. Il faisait trop sombre pour discerner quoi que ce soit. C’était à l’autre fenêtre, toutefois, que s’était profilé ce qu’on aurait pu prendre pour la flamme d’une allumette.

Je posai mes doigts sur la vitre, appuyai fermement, puis exerçai une pression continue vers le haut. La fenêtre s’ouvrit sans un bruit, récompense de ma considération. Car, étant sujet aux insomnies et vu mon vif penchant pour les ébats nocturnes, je cirais abondamment les rainures du chambranle pour ne pas troubler le sommeil de mon colocataire.

Abandonnant mes chaussures sur le rebord de la fenêtre, j’entrai et me tins debout, immobile, prêt à fuir.

J’attendis une minute en respirant lentement par la bouche. Moins bruyant comme ça. Une autre minute…

Le craquement de mon fauteuil inconfortable me parvint, effet qui se produit toujours quand l’occupant décroise ses jambes pour les recroiser.

Ce qui situerait une personne sur la droite du bureau dans la pièce principale, près de la fenêtre.

– Reste-t-il encore du café dans ce truc ? réussit à murmurer une voix rocailleuse.

– Je crois que oui, répondit une autre voix.

– Alors, donne-m’en un peu.

Bruits d’une thermos qu’on débouche, de liquide qu’on verse. Des grincements, des cognements. Un marmonnement : « Merci. » Ce qui voulait dire que l’autre type était assis au bureau.

Sirotement. Soupir. Grattement d’une allumette. Silence.

Puis :

– Ce serait drôle s’il s’était fait tuer.

Reniflement méprisant.

– Ouais, mais ça n’est guère probable, malgré tout.

– Comment peux-tu dire ça ?

– Il pue la chance, ce type. Et puis, il est tellement bizarre.

– Ça, je suis d’accord. Je voudrais bien qu’il se dépêche de rentrer.

– Tu n’es pas le seul à le penser.

Le type assis dans le fauteuil se leva et s’approcha de la fenêtre. Au bout d’un moment, il soupira :

– Encore combien de temps, Dieu du ciel ?

– Le résultat vaut le coup d’attendre.

– Je suis bien d’accord. Mais plus vite nous mettrons la main sur lui et mieux ce sera.

– Bien sûr. Je bois à cet événement.

– Voyez-vous ça ! Qu’est-ce tu as là ?

– Un peu de brandy.

– Et pendant tout ce temps tu m’as abreuvé de cette boue noirâtre !

– Tu demandais toujours du café. De plus, je viens de le trouver.

– Passe donc ça par ici.

– Il y a un autre verre. Vas-y doucement. C’est du bon.

– Verse toujours !

J’entendis qu’on débouchait ma bouteille de Noël. Quelques cliquetis suivirent, puis des bruits de pas.

– Tiens, voilà !

– Ça sent bon.

– N’est-ce pas ?

– A la Reine !

Un bruit de pieds. Un seul tintement.

– Que Dieu la garde !

Ils se rassirent et retombèrent dans le silence. Je restai sans bouger pendant peut-être un quart d’heure, mais plus aucune parole ne fut prononcée.

Je me faufilai alors jusqu’à l’étagère, y trouvai l’argent que j’avais laissé dans la botte, le pris, l’empochai, et me retirai sur le rebord en saillie.

Je refermai la fenêtre aussi soigneusement que je l’avais ouverte, me réfugiai sur le toit, rencontrai un chat noir qui bomba le dos et siffla – vieille superstition, mais je ne l’en blâme pas – et poursuivis mon chemin.

Après avoir examiné le building de Hal pour m’assurer qu’il n’y avait pas d’autres rôdeurs en dehors de moi-même, je l’appelai de la cabine téléphonique, au coin de la rue. Je fus quelque peu surpris qu’on réponde à mon appel à la seconde.

– Ouais ?

– Hal ?

– Ouais. Qui c’est ?

– Ton vieux copain qui grimpe sur les trucs.

– Oh ! là ! Dans quelle galère t’es-tu fourré ?

– Si je le savais, je serais récompensé de toutes mes peines. Peux-tu me donner quelques indications là-dessus ?

– Probablement rien d’important. Mais il y a quelques petits trucs qui pourraient…

– Ecoute, est-ce que je peux venir ?

– Sûr, pourquoi pas ?

– Je veux dire maintenant. Je ne voudrais pas être indiscret mais…

– Pas de problème. Viens.

– Et toi, ça va ?

– Eh bien, non. Mary et moi avons eu des mots et elle est allée passer le week-end chez sa mère. Je suis à moitié rond, ce qui me laisse à moitié sobre. C’est suffisant. Tu me raconteras tes ennuis et je te raconterai les miens.

– D’accord. J’arrive dans une minute.

– Formidable. Je t’attends, alors.

Je reposai le combiné, marchai jusque chez lui, sonnai en bas et fus admis. Quelques instants plus tard, je frappai à sa porte.

– C’est du rapide, dit-il, en ouvrant largement la porte et en me laissant passer. Entre, toi et toutes tes bénédictions.

– Dans quel ordre ?

– Oh ! tes bénédictions d’abord. Ça ne ferait pas de mal à cette maison.

– Je bénis, alors, dis-je en entrant. Désolé d’apprendre que tu as des ennuis.

– Ça passera. Tout a commencé avec un dîner brûlé et un retard éventuel à un spectacle, c’est tout. Stupide. Je croyais que c’était elle quand le téléphone a sonné. Je suppose qu’il faudra que je présente mes excuses demain matin. La gueule de bois devrait me rendre exceptionnellement repentant. Qu’est-ce que tu veux boire ?

– En fait… Oh ! allez merde ! N’importe quoi. Ce que tu as.

– Une goutte de soda dans une mer de scotch.

– Fais-moi le truc dans le sens contraire, dis-je en entrant dans le living-room et m’installant dans un grand fauteuil moelleux à l’inclinaison idéale.

Quelques minutes plus tard, Hal revint, me tendit un grand verre, dont j’avalai une bonne gorgée, s’assit en face de moi, prit une gorgée du sien et dit :

– As-tu commis quelques actes monstrueux récemment ?

Je secouai la tête négativement.

– Toujours la victime, jamais le vainqueur. Qu’est-ce que tu as entendu ?

– Rien, en vérité. Ce ne sont qu’implications et déductions. On m’a beaucoup demandé de tes nouvelles, mais on ne m’a pas dit grand-chose.

– On ? Qui ça ?

– Eh bien, ton directeur d’études, Dennis Wexroth, pour commencer…

– Que voulait-il ?

– Des informations plus détaillées sur ton projet en Australie.

– Comme quoi, par exemple ?

– Où tu étais. Il voulait savoir exactement où tu fouillais.

– Qu’est-ce que tu lui as dit ?

– Que je ne savais pas, ce qui était raisonnablement vrai. Ça, c’était au téléphone. Puis il est venu en personne, avec un type – un certain Nadler. Le type avait une carte d’identité disant qu’il était du Département d’État. Il a fait comme si on avait peur que tu ramènes des objets de là-bas et que tu crées un incident.

Je dis quelque chose de vulgaire.

– Ouais, c’est ce que j’ai pensé aussi, dit-il. Il m’a demandé de fouiller dans ma mémoire pour y trouver un détail quelconque concernant ton itinéraire. J’ai été tenté de leur raconter des bobards, comme la Tasmanie, par exemple. Mais j’ai eu la frousse. Je ne savais pas ce qu’ils pouvaient faire. Alors, j’ai simplement dit que tu ne m’avais pas mis au courant de tes projets.

– Bien. Quand est-ce que ça s’est passé ?

– Oh ! tu devais être parti depuis plus d’une semaine. J’avais reçu ta carte postale de Tokyo.

– Je vois. C’est tout ?

– Oh ! loin de là ! C’était seulement le commencement.

J’avalai une autre lampée.

– Nadler est revenu le lendemain pour me demander si je ne me souvenais pas d’autre chose. Il m’avait déjà laissé son numéro de téléphone pour que je l’appelle au cas où ça m’arriverai ou si j’avais des nouvelles de toi. J’étais irrité. Je lui ai dit non et l’ai foutu à la porte. Puis il est revenu ce matin même pour bien me faire comprendre qu’il était dans ton intérêt que je me montre coopératif. Que tu avais peut-être des ennuis et que je pouvais t’aider en étant honnête. Le temps qu’ils apprennent l’histoire de tes ennuis à l’Opéra de Sydney, m’a-t-il dit, tu avais disparu dans le désert. Qu’est-ce qui s’est passé à l’Opéra de Sydney, dis donc ?

– Plus tard, plus tard. Continue. Ou bien c’est fini ?

– Non, non. Je me suis remis en colère, lui ai dit encore une fois non, et c’est tout en ce qui le concerne. Mais il y a les autres. J’ai reçu au moins une demi-douzaine de coups de téléphone de gens qui affirmaient qu’il fallait absolument qu’ils te contactent, que c’était très important. En revanche, aucun n’a dit pourquoi. Ni ne m’a donné une indication pour retrouver sa trace.

– Que veux-tu dire ? Tu as essayé de retrouver leurs traces ?

– Non, pas moi. Le détective.

– Quel détective ?

– J’y arrivais justement. Mon appartement a été cambriolé et fouillé de fond en comble trois fois au cours de ces deux semaines. Naturellement, j’ai appelé les flics. Je ne voyais là aucun lien avec les coups de téléphone. Mais la troisième fois, le détective m’a demandé de lui dire tout ce qui s’était passé d’inhabituel ces derniers temps. Alors, je lui ai parlé de ces étranges individus qui n’arrêtaient pas de m’appeler pour avoir des nouvelles d’un ami qui était parti. Plusieurs d’entre eux avaient laissé leur numéro et il a trouvé que ça valait la peine de chercher par là. Mais je l’ai eu au téléphone hier et il m’a dit qu’il n’avait rien trouvé. Tous les appels venaient de cabines publiques.

– Est-ce qu’on t’a volé quelque chose ?

– Non. C’est ce qui l’ennuyait aussi.

– Je vois, dis-je en sirotant mon verre. Est-ce que quelqu’un t’a posé des questions qui ne me concernaient pas. En particulier, au sujet de la pierre de Byler ?

– Non. Mais ça t’intéressera peut-être aussi d’apprendre qu’on a cambriolé son labo, pendant que tu n’étais pas là. Personne n’a pu dire exactement s’il manquait quelque chose. Pour en revenir à ta question, alors que personne ne m’a demandé quoi que ce soit au sujet de la pierre, quelqu’un s’intéressait à moi pour une raison ou une autre. Peut-être est-ce lié avec les cambriolages de l’appartement. Je n’en sais rien. Mais toujours est-il que pendant quelques jours, il semble bien que j’ai été suivi. Je n’y ai pas prêté attention au début. En fait, ce n’est que lorsque tous ces trucs sont arrivés que j’ai pensé à lui. Le même homme, pas spécialement importun, mais toujours là – quelque part. Il ne s’est jamais suffisamment approché de moi pour que je puisse bien le voir. Au début, j’ai simplement pensé que je devenais névrosé. Après, bien sûr, il m’est revenu à l’esprit. Mais c’était trop tard. Il a disparu quand la police a commencé à tourner autour de moi et de ce building.

Il avala d’un trait ce qui restait dans son verre et je terminai le mien.

– Voilà à peu près le résumé des événements, dit-il. Laisse-moi le temps de remplir nos verres et tu me diras ce que tu sais.

– Vas-y.

J’allumai une cigarette et réfléchis. Il devait y avoir un fil conducteur dans tout cela et il était probable que la pierre des étoiles en était la clé. Mais il y avait trop de phénomènes subsidiaires pour essayer de les classer, de les analyser, de les poursuivre individuellement. Cependant, j’avais l’impression que si j’en savais plus sur cette pierre, les événements récents prendraient une nouvelle perspective. C’est ainsi que devait commencer ma liste de priorités.

Hal revint avec les verres, me donna le mien et se rassit.

– Très bien, dit-il, étant donné ce qui est arrivé ici, je suis prêt à croire tout ce que tu me diras.

Je lui racontai donc en gros ce qui s’était passé depuis mon départ.

– Je ne te crois pas, dit-il quand j’eus terminé.

– Je n’ai pas de meilleurs souvenirs à t’offrir que ceux-là.

– Okay, okay, dit-il. C’est bizarre. Mais tu l’es aussi. Sans vouloir t’offenser. Laisse-moi m’embrumer un peu plus le cerveau et j’essaierai d’y réfléchir. Je reviens tout de suite.

Il se leva pour remplir encore une fois nos verres. Je m’en foutais royalement. J’avais perdu la notion du temps pendant que je parlais.

– Tu étais sérieux ? demanda-t-il, finalement.

– Oui.

– Alors, ces types sont encore probablement chez toi.

– C’est possible.

– Pourquoi ne pas appeler les flics ?

– Tu parles ! Si ça se trouve, ce sont des flics !

– Des flics qui portent des toasts à la Reine ?

– Il se pourrait que ce soit la reine de Beauté de leur vieille Alma Mater. Je n’en sais rien. De toute façon, je préfère que personne ne sache que je suis rentré tant que je n’en sais pas plus, et que je n’ai pas réfléchi vraiment à la chose.

– Okay. Tu peux compter sur moi : motus et bouche cousue. Que puis-je faire pour t’aider ?

– Penser. Tu es célèbre pour avoir des idées de temps en temps. C’est le moment d’en trouver une.

– Très bien, dit-il. J’y ai réfléchi. Tout semble converger vers le fac-similé de la pierre des étoiles. Qu’a-t-il de si important ?

– Je donne ma langue au chat. Dis-moi.

– Je ne sais pas. Mais considérons tout ce que nous savons à ce sujet.

– Okay. L’original nous a été prêté dans le cadre de ce traité d’échanges culturels que nous avons signé. On l’a décrit comme une relique, un objet d’utilité inconnue – mais probablement d’ordre décoratif – trouvé parmi les ruines d’une civilisation morte. Elle semble être synthétique. Dans ce cas, c’est peut-être l’objet le plus ancien façonné par l’intelligence dans toute la galaxie.

– Ce qui la rend inestimable.

– Naturellement.

– Si nous la perdions ou la détruisions, nous pourrions être exclus du programme d’échanges.

– Je suppose que c’est possible…

– Tu supposes, tu parles ! C’est possible. J’ai vérifié. La bibliothèque possède maintenant une traduction complète de l’accord, et j’ai eu la curiosité d’aller voir ce qu’elle disait. Tous les membres tiendraient une réunion pour voter notre expulsion.

– Alors, encore heureux qu’elle n’ait été ni perdue ni détruite.

– Ouais. Formidable.

– Comment se fait-il que Byler ait pu l’avoir entre les mains ?

– À mon avis, par l’O. N. U. – on lui a demandé de faire une copie pour l’exposer. Il l’a faite et c’est là qu’il y a eu maldonne.

– Je n’arrive pas à croire qu’il ait pu y avoir maldonne dans une affaire aussi importante.

– Alors, suppose que c’est intentionnel.

– Comment ça ?

– Disons qu’on lui ait prêté la pierre, mais qu’au lieu de redonner l’original et une copie, il leur ait rendu deux copies. C’est très possible qu’il ait voulu la garder plus longtemps pour l’étudier en long et en large. Il pouvait se dire qu’il la rendrait quand il aurait fini ou si on le prenait sur le fait. Il n’y aurait pas eu de scandale dans une entreprise aussi clandestine. Ou peut-être que j’ai l’esprit trop tortueux. Peut-être qu’on la lui avait prêtée légalement tout le temps, pour qu’il l’étudié à leur demande. Quoi qu’il en soit, supposons qu’il avait l’original récemment encore.

– D’accord, supposons.

– Puis l’original a disparu. Qu’il ait été mélangé ou jeté avec les copies de qualité inférieure, ou que ce soit la pierre qu’il nous ait donnée par erreur…

– Qu’il t’a donnée, qu’il t’a donnée, dis-je. Et pas par erreur.

– Paul est arrivé à cette conclusion aussi, poursuivit-il, ignorant mon intervention. Il a paniqué, s’est mis à la recherche de la pierre, ce qui nous a valu d’être passé à tabac.

– Comment s’en est-il aperçu ?

– Quelqu’un a remarqué que c’était une copie et lui a demandé où était la vraie. Quand il l’a cherchée, elle n’était plus là.

– Et il est mort.

– Tu as dit que les deux hommes, qui t’ont interrogé en Australie, ont admis, pour le moins, être responsables de sa mort.

– Zeemeister et Buckler. Oui.

– Le wombat-détective t’a dit que c’étaient des brigands.

– Des branguits, mais continue.

– L’O. N. U. en a informé les pays membres – et c’est là que le Département d’État intervient dans notre cas. Mais quelque chose a foiré et Zeemeister a décidé de retrouver la pierre le premier pour en tirer une coquette rançon. Excuse-moi, une récompense.

– Dans le surréalisme, ce n’est pas idiot. Continue.

– Ainsi, il se peut que nous ayons eu la pierre en notre possession et tout le monde le savait. Mais nous, nous ne savons pas où elle se trouve et personne ne nous croit

– Qui, personne ?

– Les fonctionnaires de l’O. N. U., les types des Étranges Affaires, les branguits et les extra-terrestres.

– Eh bien, si les extra-terrestres en ont été informés et prêtent leur assistance dans cette enquête, l’histoire de Charv et Ragma devient un peu plus compréhensible – avec leur truc de sécurité et tout ça. Mais il y a autre chose qui me tracasse. Ils avaient l’air terriblement convaincus que j’en savais plus que je ne le pensais au sujet des coordonnées de la pierre. Ils croyaient même qu’un analyste télépathe pourrait découvrir des pistes utiles dans mon subconscient. Je me demande ce qui leur a donné cette idée ?

– Là, je n’ai pas d’explications à t’offrir. Peut-être ont-ils éliminé toutes les autres possibilités. Et peut-être aussi qu’ils ont raison. La pierre a bien disparu d’une façon étrange. Je me demande… ?

– Quoi ?

– Si tu ne sais pas quelque chose, quelque chose que tu aurais supprimé de ta mémoire pour une raison quelconque ? Peut-être qu’un bon analyste non-télépathe pourrait aussi obtenir des résultats. Hypnose, drogues… que sais-je ? Et ce docteur Marko que tu allais souvent voir ?

– C’est une idée, mais il faudrait beaucoup de temps pour le convaincre de la réalité des préliminaires qu’il lui faut connaître avant de se mettre au travail. Il pourrait même croire que j’ai perdu la boule, me faire interner et m’administrer la fausse thérapie. Non, je ne me rangerais pas à cet avis maintenant

– Où cela nous mène-t-il ?

– A l’ivresse, dis-je. Mes centres cérébraux les plus élevés sont en train de se décentrer.

– Tu veux que je fasse du café ?

– Non. L’état de conscience est en train de perdre six à zéro et j’aimerais me retirer gracieusement. Tu permets que je dorme sur le divan ?

– Bien sûr. Je vais aller te chercher une couverture et un oreiller.

– Merci.

– Peut-être que nous aurons quelques idées neuves demain matin, dit-il en se levant.

– Les penser représentera une opération douloureuse, quelles qu’elles soient, dis-je, en me dirigeant vers le divan et retirant mes chaussures. Que la pensée s’éteigne. Je réfute Descartes.

Je m’affalai sur le divan, sans un cogito ni un sum attaché à mon nom.

Trou…

Il y avait un télex dans une pièce au fin fond de mon cerveau. Qui n’avait jamais été utilisé. Dans la non-réalité où le non-moi n’existe pas pendant un intervalle reposant de non-temps, il bredouillait et crachotait, essayant d’opérer une synthèse avec un réceptacle qui me ressemblait étrangement, dans le dessein de le tourmenter…

M’ENTENDEZ-VOUS, FRED ?

– M’ENTENDEZ-VOUS, FRED ?

OUI

BIEN

QUI ÊTES-VOUS ?

JE SUIS XXXXXX : M’ENTENDEZ-VOUS, FRED ?

OUI. QUI ÊTES-VOUS ?

JE SUIS XXXXXX ARTICLE 7224 SECTION C. C’EST MOI QUI VOUS EN FAIT PART

TRÈS BIEN

POUVEZ-VOUS PROCURER UNE UNITÉ D’INVERSION AXIALE N°?

NON

C’EST IMPORTANT

C’EST AUSSI TRÈS VAGUE

NÉCESSAIRE

QU’EST-CE QUE C’EST QUE VOTRE SACRÉE UNITÉ D’INVERSION AXIALE N ?

CORRESPONDANCES TEMPS NOMS XXXXXXXXXXX LA MACHINE DE RHENNIUS. CE M֤ÉCANISME

JE SAIS OÙ ELLE EST. OUI

ALLEZ TESTER LE PROGRAMME D’INVERSION DE LA MACHINE DE RHENNIUS

COMMENT ?

OBSERVEZ LES TRANSFORMATIONS PROGRESSIVES D’UN OBJET PASSÉ DANS SON MOBILATOR

QU’EST-CE QU’UN MOBILATOR ?

L’UNITÉ CENTRALE OÙ PASSE LA COURROIE

IMPOSSIBLE DE S’APPROCHER DE LA MACHINE, ELLE EST GARDÉE

VITAL

POURQUOI ?

POUR REFORMULER XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

– POUR REFORMXXXXXXXXXXXX POUR XXXXXX

– VOUS M’ENTENDEZ, FRED ?

OUI

ALLEZ TESTER LE PROGRAMME D’INVERSION DE LA MACHINE DE RHENNIUS

EN SUPPOSANT QUE J’Y ARRIVE, ET APRÈS ?

APRÈS, ALLEZ VOUS SOÛLER

RÉPÉTEZ S’IL VOUS PLAÎT

TESTEZ LE PROGRAMME D’INVERSION ET ALLEZ VOUS INTOXIQUER

AUTRE CHOSE ?

ACTIONS ULTÉRIEURES DÉPENDENT D’ ֤ÉVÉNEMENTS INDÉTERMINÉS

– LE FEREZ-VOUS ?

QUI ÊTES-VOUS ?

JEXXXXXXXXXXXXXXXXSPEICUSXXXXXXXXXXXXXXXXSPEICUSXXXXXXXXXXSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEISCUSPEICUSPEICUSXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXSPEICUSSPEICUSPEIXXCUSPEICUSXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXSPECXXXUPEIXXXXCUSPEICUSPEICUSPEICUSPEIÇUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPECUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUPEICUSXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX JE SUIS UN ENREGISTREMENTXXXSPEICUS XXXXXXXXXXXXXXXJE SUIS UN ENREGISTREMENTXXXSPEICUSXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXJE SUIS UN ENREGISTREMEN XXXXXXXXXXXXXXXXXXXIL REPRÉSENTE

– FEREZ-VOUS CE QUE JE VOUS AI DEMANDÉ ?

POURQUOI PAS ?

VOUS INDIQUEZ UNE AFFIRMATION ?

TRÈS BIEN, ENREGISTREMENT, TRÈS BIEN, AFFIRMATIF. JE SUIS PROGRAMME CURIEUX

TRÈS BIEN, ALORS, C’EST TOUT OU OU OU OU OUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUO

noir.

De même qu’il pleut sur le juste comme sur l’injuste, le soleil brille. Je me réveillai alors que ce dernier se livrait à cette occupation en plein dans mes yeux. Et il fallait que je sois un juste – ou juste chanceux – car non seulement je n’avais pas la gueule de bois mais je me sentais même en pleine forme. Je restai allongé pendant quelque temps, écoutant les ronflements de Hal, venant de l’autre pièce. Après avoir décidé où j’étais et qui j’étais, je me levai, posai la cafetière à chauffer sur la cuisinière et me rendis dans la salle de bains, dans le dessein de trouver du savon et un rasoir, et de me livrer à d’autres occupations.

Plus tard, j’avalai un jus de fruit, mangeai des toasts et quelques œufs, puis emmenai une tasse de café dans le living-room. Hal ronflait toujours. Je m’affalai sur le canapé, allumai une cigarette, bus mon café.

Caféine, nicotine, jeu des sucres dans le sang – je ne sais pas ce qui perça la bulle sombre, tandis que j’étais assis là, essayant de rassembler les morceaux de la matinée et de moi-même.

Quel que soit ce qui déclencha le mécanisme, la chose qui avait pris la place de mes rêves, non sollicités, me revint entre une bouffée de tabac et une gorgée de café, bien plus clairement que les derniers spectacles monstrueux montés par mon ça ne l’avaient jamais fait.

Ayant décidé plus tôt d’accepter sans sourciller les choses les plus bizarres, je limitai mes considérations au contenu. Ce n’était ni plus ni moins sensé que mes dernières expériences et cela possédait au moins la vertu d’exiger une action positive de ma part au moment où j’en avais assez d’être le jouet des événements.

Je pliai donc les couvertures et en fis un beau tas bien net, surmonté de l’oreiller. Je terminai mon café, me versai une seconde tasse et remis la cafetière à feu doux. Je découvris un morceau de papier au-dessus d’une commode fourre-tout et gribouillai un mot : « Hal – Merci. J’ai un truc à faire. Ça m’est venu cette nuit. Assez bizarre. Appellerai dans un jour ou deux et te ferai savoir ce qu’il en est. Espère que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes d’ici-là – Fred. PS : le café est prêt. » Ce qui recouvrait à peu près tout ce que j’avais à dire. Je laissai le mot à l’autre bout du canapé.

Je sortis et me dirigeai vers la gare des autobus. J’avais un long chemin devant moi, j’arriverais trop tard, mais le lendemain, j’irais voir la machine de Rhennius pendant les heures de visite et essaierais de trouver un moyen de la voir en privé plus tard.

Et c’est ce que je fis.

Voilà ! Lincoln me présentait de nouveau son profil droit et tout le reste semblait à sa place. Je mis le penny dans ma poche, me redressai et commençai à grimper.

À mi-chemin, des gongs de cuivre se mirent à résonner dans mes oreilles, mon système nerveux se déchira comme une fermeture éclair et mes bras se transformèrent en mastic. Le bout de la corde qui pendait dans le vide était agité de forts soubresauts. Peut-être avait-elle touché quelque chose ou était-elle entrée dans le champ de vision d’une caméra. Questions purement théoriques, toutefois.

Quelques secondes plus tard, j’entendis un hurlement : « Haut les mains ! », expression qui, probablement, devait venir plus rapidement à l’esprit que : « Cessez de grimper à cette corde et redescendez sans toucher la machine ! »

Je les levai, en effet, rapidement et d’une manière répétée.

Le temps qu’il en vienne aux sommations d’usage, j’étais sur la poutre en train d’examiner la fenêtre. Si je pouvais sauter, trouver une prise, me hisser, passer horizontalement par l’ouverture de quarante-cinq centimètres que je m’étais fait et retomber sur le toit, j’aurais un tour d’avance et le choix de plusieurs chemins pour fuir. J’aurais une chance.

Je bandai mes muscles.

« Je vais tirer ! » répéta la voix, presque directement en dessous de moi maintenant.

J’entendis le coup de feu et des éclats de verre volèrent autour de moi au moment où je bondissais.

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