12.

Temps qui passe.

Encore des fragments, des morceaux, des lambeaux… Temps qui passe.

Épiphanie en noir et blanc. Scénario en Vert, Or, Pourpre et Gris…

Il y a un homme. Il est en train de grimper, dans la lumière du crépuscule, de grimper sur la tour de Cheslerei, dans un lieu appelé Ardel, à côté d’une mer dont il n’arrive pas encore tout à fait à prononcer le nom. La mer est aussi sombre que du jus de raisins fermenté, pétillant comme du Chianti, dans le clair-obscur de la lumière des étoiles lointaines et des derniers rayons de Canis Vibesper, le soleil de ce système, légèrement en dessous de l’horizon, éveillant un autre continent, poursuivi par les brises qui viennent de la terre pour s’enrouler autour des balcons, des tours, des murs et des allées de la ville, apportant les odeurs de la terre chaude vers sa campagne plus ancienne, plus froide…

Grimpant d’une pierre verte à l’autre, sur le mur de la structure donnant sur la mer, il est parvenu à soutenir le rythme de la course des derniers rayons du jour, qui s’envole, se penche, se prépare à sauter. Dans la lumière fantastique du crépuscule, le haut de la tour de Cheslerei est le dernier endroit touché par l’or des rayons du jour avant son départ du capitole. Il s’est donné le temps pour poursuivre les derniers rayons qui balaient la Tour de bas en haut, et être au sommet quand la nuit s’installera complètement.

Ce sont des ombres qu’il poursuit maintenant, la sienne est déjà floue. Ses mains s’élancent comme des poissons argentés au-dessus de l’obscurité qui monte. Dans l’espace sidéral, au-dessus de sa tête, la nuit continue à forger les étoiles. À travers l’écran cristallin de l’atmosphère, il entrevoit leur scintillement, tandis qu’il poursuit son escalade. Il est hors d’haleine, maintenant, et la touche dorée a encore diminué. Les ombres commencent à le dépasser.

Mais cette tache minuscule, dorée, s’attarde sur le vert. Pensant peut-être à un autre lieu tout en vert et or, il se met à grimper plus vite, sur les pas de son ombre, gagnant du terrain. Les lumières s’évanouissent un instant, reviennent le temps d’un autre.

Cette seconde lui permet de s’agripper au parapet et de se hisser dessus, comme un nageur sortant de l’eau.

Il fait un rétablissement, se met debout, tourne la tête vers la mer, vers la lumière. Oui…

Il assiste au dernier clignotement doré qu’elle lance. Pendant un bref instant seulement, il le contemple.

Puis il s’assied sur la pierre et regarde les milliers d’autres lumières de la nuit, comme il ne les a jamais vues. Pendant un long moment, il reste là, perdu dans sa contemplation…

Je le connais bien, évidemment.

Portrait d’un Garçon et d’un Chien s’ébattant sur la plage, Tic-Toc, la Tempête Passée, Fragment –

– Allez le chercher, mon garçon ! Allez le chercher !

– Bon Dieu, Ragma ! Apprenez à lancer un frisbee correctement si vous voulez jouer ! Je commence à en avoir assez d’aller le chercher ! »

Il étouffa un rire. J’allai chercher le frisbee et le lui lançai. Il l’attrapa et le relança, pour qu’il retombe encore une fois dans les buissons.

– Ça suffit, dis-je. J’abandonne. C’est sans espoir. Vous l’attrapez bien mais vous ne savez pas le lancer.

Je me détournai et me dirigeai vers l’eau. Quelques instants plus tard, j’entendis un bruit de pas étouffés : il était à mes côtés.

– Nous avons un jeu un peu semblable chez nous, dit-il. Je n’y ai jamais excellé non plus.

Nous regardâmes les vagues s’affaler sur la plage, tirant du vert au gris, qui se bousculaient et moussaient en refluant.

– Donnez-moi donc une cigarette, dit Ragma.

Je lui en donnai une et en pris une.

– Si je vous dis ce que je sais que vous voulez savoir, je briserai le règlement de sécurité, dit-il.

Je ne répondis rien. Je l’avais déjà deviné.

– Mais je vais quand même vous le dire, poursuivit-il. Sans tous les détails. Seulement l’image générale. Je vais mettre à l’épreuve mon discernement. C’est en réalité un secret assez connu, et puisque vos compagnons commencent à voyager à travers d’autres mondes et recevoir des visiteurs, vous en entendrez parler tôt ou tard. J’aime mieux que vous l’entendiez de la bouche d’un ami. C’est un élément qui peut vous apporter quelques éclaircissements avant de prendre une décision à propos de la proposition qui vous a été faite. Je trouve que nous vous devons bien cela.

– Mon chat de Cheshire…, commençai-je.

– Était un Willowhim, dit-il. Un représentant d’une des plus puissantes cultures de la galaxie. La concurrence entre les différents peuples qui composent toute la civilisation a toujours été dure en ce qui concerne le commerce et l’exploitation des nouveaux mondes. Ce sont de grandes cultures et des supersuperpuissances. Et puis, il y a, pourrait-on dire, les mondes en voie de développement – tels que le vôtre, nouvellement arrivé au seuil de la grande civilisation. Un jour, vous siégerez probablement à notre Conseil, avec droit de vote. Quelle force aurez-vous, à votre avis ?

– Pas énormément, dis-je.

– Et que fait-on dans ces circonstances ?

– On recherche des alliances, on signe des marchés. On tente de trouver d’autres gens ayant les mêmes problèmes et les mêmes intérêts.

– Vous pourriez vous allier aussi à l’une des superpuissances. Elle vous apporterait toutes sortes de choses en échange de votre soutien.

– Dans ce cas, on risque de devenir des marionnettes, de perdre beaucoup de notre autonomie.

– Oui et non. Ce n’est pas aussi simple. D’autre part, vous pouvez vous allier avec des groupes plus petits dont la situation, comme vous l’avez dit, ressemble à la vôtre. Il y a des risques là aussi, bien entendu, mais les choix ne sont jamais aussi tranchés. Voyez-vous où je veux en venir ?

– Peut-être. Y a-t-il beaucoup de… mondes en voie de développement… tel que le mien ?

– Oui, dit-il. Il y en a pas mal. Et on en découvre toujours de nouveaux. Bonne chose – pour tout le monde. Nous avons besoin de cette diversité, de tous ces points de vue et de ces approches uniques des problèmes que la vie pose, où qu’ils se produisent.

– Est-il correct d’assumer qu’un nombre important de ces jeunes mondes partagent le même point de vue sur des problèmes fondamentaux ?

– C’est correct.

– Existent-ils en nombre suffisant pour faire pencher l’équilibre des forces ?

– Nous commençons à arriver à ce stade.

– Je vois, dis-je.

– Oui. Certaines puissances plus anciennes, plus établies, n’hésiteraient pas à limiter leur force. Empêcher leur nombre de croître est une façon d’y parvenir.

– Si nous avions fait les idiots avec les objets échangés, est-ce que cela nous aurait banni de la Confédération à jamais ?

– À jamais, non. Vous existez. Vous êtes suffisamment développés. Il aurait fallu vous reconnaître tôt ou tard. Même si on vous avait écarté initialement. Mais vous en porteriez l’opprobre et vous y seriez entré plus tard, forcément. Cela aurait considérablement retardé les choses.

– Soupçonniez-vous les Whillowhims depuis le début ?

– Je pensais bien que ce devait être l’œuvre d’une des superpuissances. Il y a déjà eu un certain nombre d’incidents de ce genre – et c’est la raison pour laquelle nous surveillons les nouveaux. Dans votre cas, c’était facile pour eux – la situation était là, il suffisait de l’exploiter. En fait, je m’étais trompé sur l’identité de ceux qui étaient derrière tout ça. Je ne l’ai vraiment compris que cette nuit dans le Hall, quand Speicus a réussi à communiquer son message et que vous vous êtes mis à la poursuite du Whillowhim. Non pas que cela soit important. Si nous leur présentions nos découvertes et que nous leur demandions des explications – ce que nous ne ferons pas –, les Whillowhims répondraient simplement que leur agent n’était pas patenté, que c’était un simple particulier déséquilibré agissant sans ordres et qu’ils regrettaient les inconvénients qu’il nous avait causés. Non, le fait de savoir qu’ils ont perdu la partie est amplement suffisant. Nous les avons épinglés ici. Ils savent que nous sommes là et que vous êtes sur le qui-vive – puisque vos hauts fonctionnaires le sont. Je ne pense pas qu’un incident de cette nature se reproduira à l’avenir.

– Je suppose que la prochaine fois, ils arriveront avec des cadeaux plein les bras ?

– C’est tout à fait probable. Mais là encore, vous êtes prévenus. D’autres viendront aussi. Ce ne devrait pas être difficile d’équilibrer leurs propositions.

– Ainsi, on en revient toujours à la cigarette…

– Ou à la pipe. Ou bien à d’autres choses, dit-il. Je ne vous suis pas tout à fait…

– La politique, c’est un vice aussi.

– Oh ! oui. L’une des petites choses fondamentales de la vie.

– Ragma, je voudrais vous poser une question personnelle.

– Allez-y. Si cela est trop embarrassant, je n’y répondrai pas tout simplement.

– Alors, dites-moi, comment caractériseriez-vous votre propre culture, votre race, votre peuple – quel que soit le terme que vos sociologues appliquent à votre groupe (vous voyez ce que je veux dire) – parmi les grandes civilisations galactiques ?

– Oh ! nous nous définissons comme tout à fait pratiques, efficaces, éliquibrés.

– Équilibrés, dis-je.

– Oui, c’est ça. Et en même temps, idéalistes, inventifs, pleins de diversité culturelle et…

Je toussai.

–… et possédant un grand potentiel, acheva-t-il, ainsi que les rêves et la vigueur de la jeunesse.

– Merci.

Nous rebroussâmes chemin et marchâmes le long de la plage à la limite où venaient s’écraser les vagues.

– Vous avez réfléchi à la proposition ? demanda-t-il au bout d’un moment.

– Oui, dis-je.

– Et vous avez pris une décision ?

– Pas encore. Je vais m’en aller un moment pour y réfléchir tranquillement.

– Vous avez une idée du temps que cela vous prendra ?

– Non.

– Très bien, très bien. Vous nous en avertirez bien sûr, immédiatement, quelle que soit votre réponse…

– Bien sûr.

Nous dépassâmes un écriteau décoloré qui disait BAIGNADE INTERDITE et je m’arrêtai pour réfléchir sur l’amélioration du BAIGNADE INTERDITE que j’aurais vu à la place il n’y a pas si longtemps. Ma collection de cicatrices était également à sa place. Les cigarettes avaient repris leur goût normal. Je regrettais quand même les versions inversées des frites pâteuses, des hamburgers dégoulinant de graisse, des salades confites de la veille et du café de la cafétéria du campus, décidai-je. Et par-dessus tout, le souvenir de la stéréo-isognole, ce nectar, ce Spiegel-schnapps, me hanterait toujours comme une brise venue des collines du royaume des fées…

– Je crois que nous ferions bien de rentrer, dit Ragma. La fête chez Merimee doit commencer bientôt.

– Exact, dis-je. Mais dites-moi encore autre chose. Je pensais justement aux inversions qui ne se font qu’au niveau moléculaire, mais pas au niveau atomique, subatomique…

– Et vous voulez savoir si l’invertisseur ne pourrait pas produire de jolies piles d’antimatière pour vous ?

– Eh bien, oui.

Il haussa les épaules.

– On peut le faire mais entre autres choses on perd beaucoup de machines de cette façon. Et celle-ci est ancienne. Nous y tenons. C’est la deuxième unité d’inversion axiale-N jamais construite.

– Qu’est-il arrivé à la première ?

Il rit tout bas.

– Elle ne possédait pas de programme d’excepteur de particules.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il secoua la tête.

– Il y a des choses que l’homme ne doit pas savoir.

– C’est sacrément rude de s’entendre dire ça, arrivé à ce stade du jeu.

– En fait, je n’y comprends rien moi-même.

– Oh !

– Allons boire la gnole de Merimee et fumer ses cigarettes, dit-il. Je voudrais aussi parler un peu plus longuement à votre oncle. Il m’a offert un job, vous savez ?

– Ah ! oui ? Pour faire quoi ?

– Il a quelques idées intéressantes concernant le commerce galactique. Il veut monter une modeste entreprise d’import-export. Vous voyez, je suis presque à la retraite, et il voudrait quelqu’un avec mon expérience pour le conseiller. Il se peut que nous parvenions à un accord.

– C’est mon oncle favori, dis-je, et je lui dois beaucoup. Mais je vous dois aussi suffisamment de choses pour me sentir obligé de vous avertir que sa réputation n’est pas sans tache.

Ragma haussa les épaules.

– La galaxie est grande, répondit-il. Il y a des lois et des marchés pour tous les genres et toutes les situations. Voilà à quoi mes conseils pourraient lui servir.

Je hochai lentement la tête, en repensant aux fragments apocalyptiques du folklore familial qui s’étaient récemment mis en place dans ma tête, à la lumière des révélations de Merimee et des souvenirs d’oncle Albert lui-même, lors de notre petite réunion de famille, la veille.

– À propos, le docteur Merimee serait associé à l’entreprise, ajouta Ragma.

Je continuai à hocher la tête.

– Quoi qu’il arrive, dis-je, je suis certain que vous trouverez cette expérience intéressante et stimulante.

Nous allâmes jusqu’à la voiture, y montâmes, démarrâmes et nous dirigeâmes vers la ville. Derrière moi, la plage était brusquement pleine de portes ouvertes et j’imaginais les dames, les tigres, les chaussures, les vaisseaux, les tubes de colle et autres merveilles qui allaient s’entasser sur le seuil. Bientôt, bientôt, bientôt…

Variations sur un Thème par la Troisième Gargouille à partir de la Fin : Les Étoiles et le Rêve du Temps…

Ce fut finalement dans une petite ville, à l’ombre des Alpes, que je le rattrapai, méditant sur le toit de l’église locale, contemplant l’énorme horloge sur le beffroi de la maison, en face.

– Bonsoir, professeur Dobson.

– Hé ? Fred ? Eh bien ça alors ! Faites attention à la pierre suivante, le mortier s’est un peu écaillé… Voilà. Très bien. Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce soir. Ravi que vous soyez là, toutefois. J’allais vous envoyer une carte postale, demain matin, pour vous parler de cet endroit. Pas seulement pour l’escalade, mais pour la perspective. Regardez la grosse horloge, voulez-vous.

– Très bien, dis-je en m’installant sur une poutre et calant un pied contre une projection ornementale et en lui tendant un paquet, je vous ai apporté quelque chose.

– Eh bien, merci. Absolument inattendu. Une surprise… Ça glougloute, Fred.

– Oui, en effet.

Il enleva le papier qui l’entourait.

– En vérité ! Je n’arrive pas à lire la marque, je ferais donc mieux de le goûter.

Je contemplai l’horloge sur la tour.

Au bout d’un moment.

– Fred ! dit-il. Je n’ai jamais bu un truc pareil. Qu’est-ce que c’est ?

– Le stéréo-isomère d’un bourbon ordinaire, dis-je. On m’a permis d’en faire passer quelques bouteilles dans la machine de Rhennius récemment, parce que le comité spécial des Nations unies des Objets extra-terrestres ne peut rien me refuser en ce moment. Ainsi, dans un sens, vous venez de goûter à quelque chose de très rare.

– Je vois. Oui… Quelle est l’occasion ?

– Les étoiles ont enfin atteint leur apogée pour se disposer en formation élégante, porteuses d’un noble présage.

Il hocha la tête.

– Très bien dit. Mais quelle est la signification ?

– Pour commencer avec un départ, j’ai un doctorat.

– Je suis désolé d’apprendre ça. Je commençais à croire qu’ils ne vous auraient jamais.

– Moi aussi. Mais ils y ont réussi. Je travaille maintenant pour le Département d’État ou les Nations unies, selon l’angle de perspective.

– Quel genre de travail ?

– C’est ce à quoi je suis en train de réfléchir en ce moment même. Vous voyez, j’ai le choix.

Il prit une gorgée et me passa la bouteille.

– Toujours un grand moment, dit-il. Tenez.

Je hochai la tête. Avalai une gorgée.

– C’est la raison pour laquelle je voulais vous parler avant de me décider.

– Toujours une grande responsabilité, dit-il en reprenant la bouteille. Pourquoi à moi ?

– Il y a quelque temps, alors qu’on me torturait dans le désert, dis-je, j’ai pensé aux nombreux directeurs d’études que j’avais eus. Ce n’est que récemment que j’ai compris ce qui rendait les uns meilleurs que les autres. Les meilleurs, je le vois maintenant, furent ceux qui ne m’ont jamais obligé à emprunter les sentiers battus. Ce n’est pas qu’ils signaient ma carte sans faire de difficultés. Ils me parlaient toujours un moment. Mais ce n’était pas le baratin habituel. Ils ne m’ont jamais conseillé de la façon dont le rituel le prescrit dans de telles occasions. Je ne me souviens même pas très bien de ce qu’ils disaient. En général des trucs qu’ils avaient appris sur le tas. Des trucs qu’ils considéraient comme importants, je suppose. En général, des trucs qui n’avaient aucun rapport avec les études. Ce sont ceux-là qui m’ont appris quelque chose. Et peut-être qu’ils m’ont influencé d’une manière indirecte. Pas pour faire ce qu’ils voulaient, mais pour voir ce qu’ils avaient vu, eux. Un peu de leur philosophie, qu’on la prenne en considération ou pas. N’importe comment, au fil des années, j’en suis venu à penser que vous avez été mon seul véritable conseiller.

– Ce ne fut jamais intentionnel…

– Exactement. C’était la meilleure façon de procéder dans mon cas. L’unique manière, probablement. Vous m’avez fait découvrir des choses qui m’ont aidé. Souvent. En ce moment, je pense en particulier à notre dernière conversation, au campus, juste avant que vous preniez votre retraite.

– Je m’en souviens très bien.

J’allumai une cigarette.

– La situation est particulièrement difficile à expliquer, dis-je. Je vais essayer de simplifier les choses : la pierre des étoiles, cet objet extra-terrestre dont nous sommes dépositaires est douée d’intelligence. Elle a été créée par une race à présent éteinte, quelque peu semblable à la nôtre. On l’a retrouvée parmi les ruines de leur civilisation, des siècles après leur destruction, et personne n’a compris ce que c’était. Ce n’est pas spécialement étrange, parce que aucun signe ne pouvait indiquer que c’était le Speicus dont il était fait mention dans quelques écrits conservés et traduits. On pouvait supposer, d’après les références, qu’il s’agissait d’une sorte de comité d’investigation ou d’un procédé, ou d’un programme, utilisé pour rassembler et évaluer les informations dans le domaine des sciences sociales. Mais en fait, c’était de la pierre des étoiles dont on parlait. Pour qu’elle puisse fonctionner convenablement, il lui faut un hôte, bâti un peu comme nous. Elle vit alors comme un symbiote à l’intérieur de cette créature, obtenant des faits par le truchement de son système nerveux. Elle opère sur ce matériel un peu comme un ordi-nateur sociologique. En retour, elle conserve indéfiniment son hôte en bonne santé. Sur demande, elle fournit l’analyse de tout ce qu’elle a expérimenté directement ou d’une manière périphérique, chiffres à l’appui, qui ne peuvent être déformés parce qu’elle est, d’une manière unique, étrangère à toutes formes de vie, tout en étant orientée vers les êtres vivants de par la nature du mécanisme d’in put. Elle préfère un hôte mobile, avec un cerveau rempli de faits.

– Fascinant. Comment avez-vous appris tout cela ?

– Par un hasard que j’ai partiellement provoqué. Elle s’est installée en moi et m’a persuadé de la mettre en état d’agir. Ce que j’ai fait. Dans le processus, cependant, je me suis rendu incapable de communiquer avec elle, si ce n’est d’une façon très rudimentaire. Plus tard, on me l’a enlevée et j’ai repris mon état normal. Mais elle fonctionne en ce moment, et des analystes télépathes parviennent à converser avec elle. Maintenant, le Conseil galactique et les Nations unies veulent tous deux la faire fonctionner de nouveau. Et voilà ce qui a été proposé : qu’elle continue son rôle dans la chaîne du koula, en visitant tous les mondes et en leur fournissant un rapport détaillé de ses activités. Au fil des années, les générations passant, cette base s’élargira. Elle pourrait dans ce cas fournir au conseil des rapports sur des secteurs entiers de la galaxie civilisée. C’est un enregistreur d’informations vivant, légèrement télépathe – car elle a absorbé des bribes d’informations au fil des siècles qu’elle a vécus, de sorte qu’elle a pu me conseiller sur une clause du code galactique et qu’elle savait comment faire fonctionner une certaine machine. Elle représente une combinaison unique d’objectivité et d’empathie, et à cause de cela, ses rapports seraient inestimables.

– Je commence à voir la situation, dit-il.

– Oui. Mais Speicus semble s’être pris d’amitié pour moi et voudrait me faire l’honneur de l’abriter.

– Une chance unique.

– Exact. Cependant, si je décline l’offre, je pourrais quand même continuer à étudier nombre de ces trucs en tant que spécialiste de la culture extra-terrestre, ici, sur Terre.

– Pourquoi choisir cette situation, si on vous offre l’autre ?

– J’ai réfléchi sur la vitesse de notre progression et sur son accélération. Un moment auparavant, nous étions là-bas, maintenant, nous sommes ici. Tout ce qui s’est passé entre-temps me semble un peu irréel – entre nos deux tours. Quand je suis ici, et que je regarde en bas ou en arrière, je remarque pour la première fois que mes sommets se rapprochent de plus en plus. Il y a une accélération notable du tempo du temps et des temps. Tout ce qui est en bas, tout ce qui est entre, devient de plus en plus frénétique, absurde. Vous m’avez dit que lorsque j’en arriverais là, il fallait que je me souvienne du cognac.

– Oui, en effet. Tenez.

Je jetai ma cigarette. Je me souvins du cognac et lui portai un toast.

– Si la distance n’était pas si grande, vous pourriez cracher à la figure du Temps, observa-t-il, tandis que je lui repassais la bouteille. Oui, j’ai dit tout ça, et c’était vrai sur le moment. Pour moi.

– Et où cela nous mène-t-il ? dis-je. Au sommet d’une spirale particulièrement torturée, dont nous savons déjà qu’elle a été occupée par d’autres. Ils nous considèrent comme un monde en voie de développement, vous savez – primitif, barbare. Ils ont probablement raison, d’ailleurs. Regardons les choses en face. Nous avons été battus sur la ligne d’arrivée. Si j’accepte ce job, c’est moi qui serai l’objet exposé, plus que Speicus.

– Statistiquement parlant, dit-il, il était fort improbable que nous occupions la première place, comme il est aussi improbable que nous soyons à la fin de la liste. Je croyais tout ce que j’ai dit quand je l’ai dit, et certaines choses tiennent encore maintenant. Mais il faut vous souvenir des circonstances. Je parlais à la fin d’une carrière, non pas au début, et à ce moment-là je parlais quand ce genre de sujets me préoccupait. J’ai eu d’autres idées depuis. Nombreuses. J’ai réfléchi sur les notions du professeur Kuhn sur la structure des révolutions scientifiques – une grande idée nouvelle naît et bouleverse tous les modèles traditionnels de pensée, on reprend tout depuis le début. Pas à pas. Morceau par morceau. Au bout d’un moment, les choses semblent de nouveau en ordre, à l’exception de quelques petits fragments. Puis quelqu’un jette une autre brique dans la fenêtre. Cela s’est toujours passé ainsi pour nous, et depuis ces dernières années, les briques sont de plus en plus rapprochées. On n’avait plus tellement le temps de nettoyer. Puis nous avons rencontré les extra-terrestres, et c’est tout un camion de briques qui nous est tombé sur la tête. Il est bien naturel que notre intellect en soit ébranlé. Mais qui que nous soyons, nous sommes différents de toutes les autres races existantes. C’est normal. Aucun individu, aucun peuple n’est semblable. Ne serait-ce que pour cette seule raison, je sais que nous avons quelque chose à apporter. Cela reste à trouver, mais il faut le trouver. Il faut que nous survivions à l’orage de briques que nous subissons, car il est évident maintenant que d’autres l’ont fait. Si nous ne le pouvons pas, alors, nous ne méritons pas de survivre et de prendre place parmi eux. Je n’avais pas tort de vouloir être le plus fort, le meilleur, mais j’avais tort de souhaiter être le seul. L’ennui, avec vous autres anthropologues, avec tous vos discours sur la relativité des cultures, c’est que l’acte même de l’évaluation vous fait automatiquement sentir supérieurs à l’objet évalué. Et vous évaluez tout. C’est nous qu’on évalue maintenant, y compris les anthropologues. Je suppose que cela vous choque plus que vous ne voulez l’admettre. Je dirais dans ce cas : supportez le choc et tirez-en quelque chose, ne serait-ce que l’humilité. Nous sommes au seuil d’une renaissance si je lis correctement les signes. Mais un jour, les briques ne tomberont plus, le Temps avancera à pas feutrés et il faudra commencer à nettoyer les dégâts. Nous aurons l’occasion de nous sentir seuls avec nous-mêmes, une fois de plus. Quand ce jour viendra pour vous, quel genre de compagnie aurez-vous ?

Il s’arrêta. Puis :

– Vous êtes venu me demander conseil, poursuivit-il, et je vous en ai offert plus que vous n’en vouliez. Je le dois à votre compagnie et à ce breuvage parfait. Je bois à votre santé maintenant, et au Temps qui m’a transfiguré. Continuez à grimper. C’est tout. Continuez à grimper, et puis, allez un peu plus haut.

J’acceptai une gorgée. Je regardai le bâtiment en face de nous et allumai une autre cigarette.

– Pourquoi faut-il regarder l’horloge ? demandai-je.

– Pour le carillon, à minuit. Dans quelques secondes maintenant, je pense.

– Ça semble terriblement moralisateur, même si c’est bien programmé.

Il rit tout bas.

– Ce n’est pas moi qui ai campé la situation et j’ai usé toutes mes idées moralisatrices, Fred, Je veux simplement contempler le spectacle. Les choses peuvent être intéressantes en elles-mêmes.

– Exact. Désolé. Et merci aussi.

– Les voilà ! dit-il.

Deux petites portes de chaque côté de l’horloge s’ouvrirent. De l’une, sortit un cavalier étincelant. De l’autre, un fou à la peau foncée. L’un portait une épée et l’autre un bâton. Ils s’avancèrent avec des mouvements saccadés, le chevalier droit et fier, le fou en bondissant ou en boitant, je n’en étais pas certain. Ils s’avançaient vers nous, l’expression figée, les sourcils froncés pour l’un, un rictus pour l’autre. Ils atteignirent la fin de leur rail, pivotèrent de quatre-vingt-dix degrés et se firent face. Une cloche les séparait. Ils reprirent leur progression. Premier arrivé, le chevalier leva son arme et frappa le premier coup. Le son était plein et profond. Quelques instants après, le fou leva son bâton pour donner le second coup. Le ton était légèrement plus aigu, de volume à peu près semblable.

Chevalier, fou, chevalier, fou… Les coups nous parvenaient clairement à cette distance et je sentais leurs vibrations en même temps que je les entendais. Fou, chevalier, fou, chevalier… Ils coupaient l’air, ils tuaient le jour. Ce fut le fou qui frappa le dernier coup.

Pendant un instant, ils semblèrent se regarder. Puis, comme d’un commun accord, ils se retournèrent, revinrent à leur coin, pivotèrent et réintégrèrent leurs portes respectives. Quand elles se refermèrent, même les échos étaient éteints.

– Les gens qui n’escaladent pas les cathédrales manquent certains beaux spectacles, dis-je.

– Gardez donc votre sacrée morale pour un autre jour, dit-il, puis : À la dame au sourire !

– Aux cailloux de l’empire ! répliquai-je, quelques instants après.

Morceaux et Fragments Perdus dans l’Espace de Hilbert, Affleurant pour Décrire de Lentes Symphonies & l’Architecture de la Passion Persistante.

Il regarde la nuit comme il ne l’a jamais fait, du haut de la tour de Cheslerei, dans un lieu appelé Ardel, à côté d’une mer au nom imprononçable. Quelque part, Paul Byler découpe des morceaux de mondes pour en faire des choses remarquables. Les Entreprises Ira, président-directeur-général Albert Cassidy, vont ouvrir des bureaux sur quatorze planètes. Un livre, intitulé Le Vomissement de l’Esprit, écrit sous un pseudonyme par un auteur qui cite parmi ses collaborateurs, une fille, un nain et un âne, vient d’atteindre le statut de best-seller. La Gioconda continue de recevoir les louanges et les critiques avec une bonne humeur silencieuse et sa sérénité traditionnelle. Dennis Wexroth se traîne sur des béquilles, une jambe dans le plâtre, après une tentative pour escalader la cafétéria du campus.

Il pense à cela et à bien d’autres choses, sous le ciel, dans le ciel. Il se souvient de son départ.

Charv avait dit : « Vous fumez trop, vous savez. Peut-être devriez-vous profiter de ce voyage pour vous restreindre ou abandonner complètement cette habitude. De toute façon, amusez-vous bien, surtout. Ça et un dur et honnête labeur, voilà ce qui fait tourner le monde.

Nadler lui avait fermement serré la main, avec un sourire parfait et dit : « Je suis certain que vous ferez toujours honneur à notre Organisation, docteur Cassidy. Dans le doute, faites appel à la tradition et improvisez. Souvenez-vous toujours de ce que vous représentez.

Merimee lui avait adressé un clin d’œil et dit : « Nous allons ouvrir une chaîne de bordels à travers la galaxie, pour les voyageurs humains et les extra-terrestres aventureux. Ce ne sera pas long. Cultivez la philosophie pendant ce temps. Et si vous avez des ennuis, souvenez-vous de mon numéro.

« Fred, mon garçon, avait dit son oncle, jetant son gourdin pour le prendre par les épaules, c’est un grand jour pour les Cassidy ! J’ai toujours pensé que tu rencontrerais ton destin, quelque part, parmi les étoiles. Double vue, tu sais. Voilà Godspeed et un exemplaire de Tom Moore pour te tenir compagnie. Je reste en contact avec le bureau sur Vibesper, et peut-être que j’y enverrai Ragma bientôt. Je suis fier de mon investissement, mon garçon ! »

Il sourit devant l’absurdité, les traditions, les intentions. Il est ému.

Je suis désolé pour ce spasme dans le bus, Fred. J’essayais simplement de comprendre comment fonctionnait votre corps, au cas où j’aurais à y faire quelques réparations. J’étais handicapé par la barrière du pouvoir lévogyre.

« Je m’en suis douté – plus tard. »

Ce monde a l’air intéressant, Fred. C’est le premier jour que nous sommes là et je peux déjà prédire, avec de grandes probabilités, que nous allons avoir des expériences inhabituelles.

« Quel genre de satisfaction tirez-vous de tout cela, Speicus ? »

Je suis un appareil à enregistrer et à analyser. La meilleure comparaison, je suppose, c’est que je suis à la fois un touriste et sa caméra. Quand ils fonctionnent ensemble, j’imagine que leurs sensations sont proches des miennes.

« Je suppose qu’il est bon de se connaître soi-même aussi complètement. Je doute d’y arriver un jour. »

Il allume une cigarette, fait un large geste qui embrasse le paysage.

« Eh bien, le voyage en valait-il la peine ? » demande-t-il.

Vous connaissez déjà la réponse à cette question.

« Oui, sans doute. »

Tous ceux qui avaient escaladé et décoré tous ces rochers avaient raison, affirme-t-il. Oui, ils avaient raison.

Que veut-il dire ? Je n’en suis pas certain. Je le connais bien, naturellement. Mais je doute de le connaître un jour vraiment totalement. Je suis un enregistrement…


FIN
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