6.

Ce fut le bruit de la vapeur, sifflant, crachotant dans la vieille tuyauterie qui me fit traverser la frontière subtile au-delà de laquelle l’identité se surprend elle-même. Je me rebiffai immédiatement et essayai de me rendormir, mais le système de chauffage s’obstinait dans sa tâche. Dans un état de préconscience, les yeux fermés, je m’accrochai au plaisir éphémère de n’avoir pas de mémoire. Puis je me rendis compte que j’avais soif. Puis, que quelque chose de dur et d’inconfortable s’enfonçait dans mon côté droit. Je ne voulais pas me réveiller.

Mais le cercle des sensations s’élargit, les choses reprirent leur place, le centre tint bon. J’ouvris les yeux.

Oui…

J’étais allongé sur un matelas, par terre, dans le coin d’une pièce en désordre, toute bariolée. Le désordre se composait de magazines, de bouteilles, de mégots et de vêtements divers. Le bariolage provenait de tableaux et de posters accrochés aux murs comme des timbres multicolores et froissés sur un paquet venant de l’étranger. Un rideau de perles de verre accroché au chambranle d’une porte, sur ma droite, renvoyait ce qui me parut être la lumière du matin s’engouffrant par une large fenêtre directement en face de moi. Les rayons de soleil éclairaient un nuage de poussière dorée, peut-être soulevé par l’âne qui grignotait dans une mangeoire sur la banquette près de la fenêtre. De l’appui de fenêtre, un chat orange me lança un clin d’œil d’appréciation de ses yeux jaunes qu’il referma aussitôt.

Quelques bruits de circulation me parvenaient d’un point, au-delà et en dessous de la fenêtre. À travers les dessins de la vitre saie, j’aperçus le toit d’un building de briques, suffisamment distant pour indiquer qu’une rue nous séparait. Je tentai mon premier déglutissement du matin et réalisai encore une fois à quel point j’avais soif. L’air était rance et sec, rempli d’odeurs, certaines familières, d’autres exotiques.

Je remuai doucement pour tester les courbatures de mon corps. Pas si mal. Un léger battement au niveau des sinus frontaux, insuffisant pour annoncer un futur mal de tête. Je m’étirai alors, sentant un léger mieux.

Je découvris que l’objet pointu qui s’enfonçait dans mes côtes était une bouteille. Vide. Je tressaillai en me rappelant comment elle était arrivée là. La soirée, oh ! oui… Il y avait eu une soirée…

Je m’assis. Vis mes chaussures. Les enfilai. Me mis debout.

De l’eau… Il y avait une salle de bains au-delà du rideau de perles, dans le fond. Oui.

Avant que je puisse me diriger dans cette direction, l’âne se retourna, me regarda fixement et s’avança vers moi.

En une fraction de seconde, pourrais-je dire, je vis ce qui allait arriver avant que cela n’arrive.

– Vous avez encore l’esprit embrumé, dit l’âne, ou sembla-t-il dire, ses paroles résonnant étrangement dans ma tête. Alors, allez apaiser votre soif et vous laver la figure. Mais n’allez pas prendre la fenêtre là-bas pour une sortie de secours. Cela pourrait vous en coûter. Revenez ici quand vous aurez fini, s’il vous plaît, j’ai des choses à vous dire.

Imperturbable, je dis : « Très bien », me rendis dans la salle de bains, et fis couler de l’eau.

Il n’y avait rien de spécialement dangereux par-delà la fenêtre de la salle de bains. Personne en vue pour moucharder, personne pour m’empêcher de sortir si je décidais de passer sur le building voisin, de monter, monter et m’enfuir. Je n’avais aucune intention de le faire à ce moment-là, mais je me demandais si l’âne n’était pas plutôt du genre alarmiste.

La fenêtre… Mon esprit revint à cette poutre noire, au claquement du coup de feu, aux éclats de verre. J’avais accroché ma veste à l’encadrement de la fenêtre et m’étais éraflé l’épaule en tombant. J’avais roulé, m’étais remis sur mes pieds et pris mon élan, courbé…

Une heure plus tard, j’étais dans un bar du Village, exécutant la deuxième partie de mes instructions. Pas trop vite, toutefois, car j’avais encore le cœur battant et je voulais garder toutes mes facultés pour rassembler mes esprits. En conséquence, je commandai une bière et la bus lentement.

Des rafales de vent faisaient tourbillonner des morceaux de papier dans les rues. Quelques flocons de neige s’étaient aventurés à tomber, se transformant en petites flaques humides sur les trottoirs. Plus tard, l’état intermédiaire omis, des gouttes de pluie froide avaient d’abord arrosé les rues, puis s’étaient raréfiées, avaient cessé brusquement pour se transformer en nappes de brouillard.

Le vent sifflait sous la porte, et même avec ma veste, je n’avais pas chaud. Aussi dix ou quinze minutes plus tard, quand j’eus terminé ma bière, je me mis à la recherche d’un bar plus confortable. Ce fut ce que je me dis à moi-même, alors qu’à un niveau plus primaire, l’impulsion de fuite était toujours là, me poussant à cette décision.

Je m’arrêtai dans trois autres bars pendant l’heure qui suivit, en buvant une bière à chaque fois. Le long du chemin, je m’arrêtai dans un débit de boissons et achetai une bouteille, parce qu’il était tard et que je ne voulais pas être complètement rétamé en public. Je me mis à chercher où je pourrais passer la nuit. Je décidai de prendre un taxi plus tard et de laisser au chauffeur le soin de me trouver un hôtel où j’achèverais mon intoxication. Inutile de spéculer sur les résultats et nul besoin de précipiter les choses. À cet instant, j’avais besoin de gens autour de moi, de bruit de voix, de murs renvoyant une musique assourdie. Alors que mes derniers souvenirs d’Australie étaient embrouillés et flous, j’avais encore clairement à l’esprit mon départ précipité du hall, et j’étais tendu comme une raquette de tennis. J’entendais encore le claquement du coup de feu et le cliquetis aigu du verre. Ce n’est pas spécialement agréable de penser qu’on vous a tiré dessus.

Le cinquième bar avait été le bon. Trois ou quatre marches au-dessous du niveau de la rue, chaud, confortablement obscur, il contenait suffisamment de clients pour satisfaire mon besoin de bruits sociaux mais pas trop non plus pour qu’on m’empêche de m’installer à une table contre le mur du fond. J’enlevai ma veste et allumai une cigarette. J’allais rester un moment.

C’est là qu’il m’avait trouvé une demi-heure plus tard, environ. J’avais réussi à me détendre considérablement, en oubliant un peu mes aventures et avais atteint un certain degré de chaleur et de confort, en laissant le vent siffler derrière la porte, quand une silhouette qui passait à côté de moi, s’arrêta, se retourna et s’installa sur la chaise en face de moi.

Je ne levai même pas le yeux. Ma vision périphérique m’avait dit que ce n’était pas un flic et je n’avais pas envie de reconnaître une présence non sollicitée, surtout celle d’un individu probablement bizarroïde.

Nous restâmes ainsi – sans bouger – pendant près d’une minute de silence rempli d’électricité. Puis quelque chose tomba sur la table et je regardai d’un geste automatique.

Trois photos totalement explicites s’étalaient devant moi : deux brunes et une blonde.

– Que diriez-vous de vous réchauffer avec quelque chose comme ça, par une nuit si froide ? me parvint une voix qui frappa mon esprit à travers les années et me fit lever les yeux de quarante-cinq degrés.

– Docteur Merimee ! m’exclamai-je.

– Chut ! siffla-t-il. Faites semblant de regarder les photos !

Le même vieux trench-coat, l’écharpe en soie et le béret… Le même fume-cigarette immense… Des yeux d’une profondeur incroyable derrière des lunettes qui me donnaient encore maintenant l’impression de regarder à travers un aquarium. Combien d’années s’étaient écoulées ?

– Que diable faites-vous ici ? demandai-je.

– Je rassemble du matériel pour un livre, évidemment. Sacré bon Dieu ! Regardez les photos, Fred ! Faites semblant de les étudier. Sérieusement. Des ennuis en perspective. Pour vous, il me semble.

Je regardai donc les dames sur papier glacé.

– Quel genre d’ennuis ? demandai-je.

– On dirait qu’il y a un type qui vous suit.

– Où est-il en ce moment ?

– De l’autre côté de la rue. Enfoncé dans le recoin d’une porte, la dernière fois que je l’ai vu.

– À quoi ressemble-t-il ?

– Je ne peux pas vraiment dire. Il est habillé en fonction du temps. Gros manteau. Chapeau sur les yeux. Tête baissée. Taille moyenne ou un peu plus petit Du genre costaud, probablement.

J’étouffai un ricanement.

– Ça pourrait être n’importe qui. Comment savez-vous qu’il me suit ?

– Je vous ai aperçu il y a une heure environ, plusieurs bars en arrière. Celui-là était plutôt encombré. Juste au moment où je me dirigeai vers vous, vous vous êtes levé pour partir. Je vous ai appelé mais dans tout ce bruit vous ne m’avez pas entendu. Le temps que je paie et que je sorte, moi aussi, vous étiez déjà loin dans la rue. Au moment où je me mettais en marche pour vous rattraper, j’ai vu ce type sortir de l’encoignure d’une porte et faire de même. Au début, je n’y ai pas prêté attention. Mais vous avez tournicoté un bon moment et il suivait exactement le même chemin. Quand vous êtes entré dans un autre bar, il s’est arrêté, puis s’est abrité sous un porche. Il a allumé un cigare, toussé plusieurs fois et attendu là, en surveillant l’entrée du bar. Je suis allé jusqu’au coin de la rue. Il y avait une cabine téléphonique, j’y suis entré et je l’ai observé tout en faisant semblant de téléphoner. Vous n’êtes pas resté très longtemps dans ce lieu et, quand vous êtes sorti et avez repris votre marche, il vous a emboîté le pas. J’ai attendu deux autres bars, juste pour être certain. Et je suis absolument convaincu maintenant Vous êtes suivi.

– Okay, dis-je. C’est concluant

– Votre désinvolture à accepter la chose me porte à croire que ce n’est pas entièrement une surprise pour vous.

– Exactement.

– La situation implique-t-elle que je puisse vous être de quelque secours ?

– Pas pour les causes des maux de tête. Mais sans aucun doute pour les symptômes immédiats…

– Comme de vous faire sortir d’ici sans qu’il vous voie ?

– C’est exactement ce à quoi je pensais.

Il fit un grand geste d’une main bandée.

– Pas de problème. Prenez le temps de finir votre verre. Détendez-vous. Considérez la chose comme faite. Feignez d’examiner la marchandise.

– Pourquoi ?

– Pourquoi pas ?

– Qu’est-il arrivé à votre main ?

– Accident. Enfin, une sorte. Avec un couteau de boucher. Est-ce qu’on vous a donné votre licence ?

– Non. Ils y travaillent toujours.

Un serveur vint à notre table, posa une serviette en papier et un verre devant Merimee, prit son argent, jeta un coup d’œil sur les photos, me fit un clin d’œil et se retira derrière le comptoir.

– Je pensais vous avoir acculé en histoire, quand je suis parti, dit-il en levant son verre, avalant une gorgée, faisant la moue, prenant une autre gorgée. Que s’est-il passé ?

– Je me suis réfugié en archéologie.

– Dangereux. Vous aviez trop d’UV en anthropo et histoire ancienne pour que ça puisse tenir très longtemps.

– Exact. Mais cela m’a permis de trouver un havre pour le second semestre. C’était tout ce qu’il me fallait En automne, ils ont créé une licence de géologie. J’ai exploité ça pendant un an et demi. Entre-temps, d’autres licences avaient été créées.

Il secoua la tête.

– Exceptionnellement absurde, dit-il.

– Merci.

J’avalai une grande gorgée, bien fraîche.

Il s’éclaircit la gorge.

– À quel point la situation est-elle sérieuse, dites donc ?

– À brûle-pourpoint, je dirai qu’elle est assez sérieuse – bien qu’elle semble fondée sur une erreur d’interprétation.

– Je veux dire, est-ce que les autorités sont impliquées – ou bien s’agit-il de particuliers ?

– Les deux, semble-t-il. Pourquoi ? Vous revenez sur votre proposition ?

– Non ! Il n’en est pas question ! J’essayais d’estimer les forces ennemies.

– Excusez-moi, dis-je. Je suppose, en effet, que je vous dois une estimation des risques…

Il leva la main, comme pour m’arrêter, mais je poursuivis :

– Je n’ai aucune idée de l’identité de ce type, dehors. Mais il y a quelques personnes impliquées dans l’affaire qui semblent dangereuses.

– Très bien, ça me suffit, dit-il. Je suis, comme toujours, totalement responsable de mes actes, et je choisis de vous aider. Assez !

Nous bûmes à cette décision. Il manipula les photos en souriant.

– Je pourrais vraiment vous arranger quelque chose pour ce soir avec l’une d’entre elles, si vous le désirez, dit-il.

– Merci. Mais cette nuit est réservée à la beuverie.

– Ce ne sont pas des passe-temps qui s’excluent.

– Cette nuit, si.

– Eh bien, dit-il, en haussant les épaules. Il n’est pas dans. mes intentions de vous obliger à faire quoi que ce soit. C’est simplement que vous éveillez mon sens de l’hospitalité. Le succès a souvent cet effet.

– Le succès ?

– Vous êtes l’une des rares personnes que je connaisse qui ait réussi.

– Moi ? Pourquoi ?

– Vous savez exactement ce que vous voulez et vous le faites bien.

– Mais je ne fais précisément pas grand-chose.

– Et comme de juste, la quantité n’a aucune valeur pour vous, ni l’opinion que les autres peuvent avoir de vous. À mes yeux, c’est le signe de votre réussite.

– Parce que je m’en fous ? Mais je ne m’en fous pas, vous savez.

– Bien sûr que vous ne vous en foutez pas, bien sûr !

Mais c’est une question de style, de prise de conscience du choix.

– Okay, dis-je. Observation reconnue et acceptée dans l’état d’esprit approprié. Maintenant…

–… et c’est cela qui nous rapproche, poursuivit-il. Car je suis exactement comme ça.

– Naturellement, je le savais depuis toujours. Maintenant, si nous nous occupions de me faire sortir de là…

– Il y a une cuisine, derrière, et une porte, dit-il. On y sert des repas pendant la journée. C’est par là que nous sortirons. Le barman est un de mes amis. Pas de problème de ce côté-là. Puis je vous emmènerai jusque chez moi par des chemins détournés. Il doit y avoir une fête ce soir. Vous en prendrez ce que vous voudrez et dormirez là où vous trouverez un petit coin chaud.

– Ça m’a l’air très tentant. Surtout le petit coin chaud. Merci.

Nos verres terminés, il rempocha les dames puis alla parlementer avec le barman. Je vis que l’homme hochait la tête d’un air entendu. Merimee se retourna et me fis signe des yeux de me diriger vers le fond de la salle. Je le rejoignis à la porte de la cuisine.

Il me guida à travers l’arrière-salie jusqu’à la porte de derrière qui donnait dans une allée sombre. Je remontai mon col pour me protéger de la bruine tenace et le suivis. Après avoir tourné à droite, nous nous engageâmes sur la gauche, dans une autre allée sombre, nous frayant un chemin parmi les silhouettes noires de poubelles, pataugeâmes dans une mare de boue qui trempa jusqu’à mes chaussettes et émergeâmes à peu près au milieu du pâté de maisons suivant.

Trois ou quatre rues et quelques dix minutes plus tard, je le suivais dans l’escalier du building où se trouvaient ses appartements. L’humidité faisait monter une odeur de moisi et les marches craquaient sous nos pas. Au fur et à mesure que nous montions, j’entendais de faibles bruits de musique, mêlés à des voix et des rires.

Nous guidant à l’oreille, nous arrivâmes enfin devant sa porte. Entrâmes. Il opéra une douzaine de présentations environ et prit mon manteau. Je trouvai un verre, des glaçons, du soda, une chaise et m’installai, moi et ma bouteille, pour parler, observer et espérer que la gaieté soit contagieuse, pendant que je buvais jusqu’à atteindre le grand espace vide qui m’attendait quelque part.

Je le trouvai finalement, bien sûr, mais pas avant d’avoir assisté au final de la fête. Comme tout le monde ici présent se dirigeait, par ses propres moyens, dans la même direction que moi, je ne me sentais pas trop en dehors de la chose. Dans la fumée, le bruit et l’alcool, tout en venait à paraître normal, conforme et inhabituellement lumineux, même l’entrée de Merimee, uniquement revêtu d’une couronne de lauriers et monté sur un petit âne gris qui habitait dans l’une des chambres de derrière. Un nain grimaçant les précédait avec une paire de cymbales. Pendant un moment, personne ne parut les remarquer. La procession s’arrêta devant moi.

– Fred ?

– Oui ?

– Avant que j’oublie, s’il vous arrive de dormir tard et que je sois déjà parti, le bacon se trouve dans le tiroir du bas, à droite, dans le réfrigérateur et le pain dans le placard, à gauche. Les œufs sont pleinement visibles. Servez-vous.

– Merci, je m’en souviendrai.

– Ah ! autre chose…

Il se pencha et, baissant la voix,

– J’ai beaucoup réfléchi, dit-il.

– Ah ?

– A propos des ennuis que vous avez.

– Ouais ?

– Je ne sais pas tout à fait comment le dire… Mais… Pensez-vous que vous pourriez être tué dans le processus final ?

– Je pense que oui.

– Eh bien – uniquement au cas où cela deviendrait extrêmement pressant – figurez-vous que j’ai quelques connaissances un peu douteuses. Si… S’il devenait nécessaire, pour votre propre bien, qu’un individu quelconque vous précède dans la mort, je voudrais que vous vous souveniez de mon numéro de téléphone. Appelez-moi s’il le faut, en me donnant l’identité de la personne et l’endroit où elle se trouve. On me doit quelques faveurs. Ce peut être fait.

– Je… je ne sais vraiment pas quoi dire. Merci, bien entendu. J’espère ne pas avoir besoin de vos services. Je ne me serais jamais attendu…

– C’est le moins que je puisse faire pour protéger l’investissement de votre oncle Albert.

– Vous connaissez oncle Albert ? Son testament ? Vous ne m’en avez jamais parlé.

– Si je connaissais votre oncle Albert ! Al et moi suivions les mêmes cours à la Sorbonne. L’été, nous faisions du trafic d’armes en Afrique, et la même chose à l’Est. J’ai claqué tout mon argent. Il s’est accroché au sien et l’a fait fructifier. Mi-poète, mi-coquin. Il semble que ce soit de famille. Des Irlandais dingues classiques. Tous. Oh ! oui, je connaissais Al.

– Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?

– Parce que vous auriez pensé que je vous disais ça pour vous obliger à passer votre licence. Ça n’aurait pas été juste d’essayer de vous influencer. À présent, toutefois, vos problèmes actuels l’ont emporté sur ma réticence.

– Mais…

– Assez ! dit-il. Que les divertissements se poursuivent !

Le nain fit claquer ses cymbales de toutes ses forces, et Merimee tendit la main. Quelqu’un y plaça une bouteille de vin. Il renversa la tête et but à longs traits. L’âne se mit à caracoler. Une fille à l’œil endormi, assise près du rideau de perles, bondit soudain sur ses pieds, et se mit à arracher ses cheveux et les boutons de son chemisier en criant, « Evoé ! Evoé ! »

– À bientôt, Fred.

– Santé.

En tout cas, c’était ainsi que je m’en souvenais. L’inconscience s’était approchée de moi, d’une manière perceptible, jusqu’à toucher presque mon col. Je m’allongeai et la laissai faire son travail.

Le sommeil, qui défroisse tous les plis des soucis, me trouva plus tard, à l’heure où les gens s’en vont un par un. Je me traînai jusqu’au matelas, dans un coin, m’y étendis et souhaitai bonne nuit au plafond.

Alors…

L’eau coulant dans le lavabo, du savon plein la figure, le rasoir de Merimee à la main et mon reflet dans le miroir, les brouillards s’évanouirent et je vis le mont Fuji. De cette altitude, j’aperçus, tapi au centre de mon trou noir le plus récent, l’objet de mes recherches, libéré par je ne sais quel mystère.

VOUS M’ENTENDEZ, FRED ?

OUI.

BIEN, L’UNITÉ EST CORRECTEMENT PROGRAMMÉE. NOS BUTS PEUVENT ÊTRE ATTEINTS.

QUELS SONT NOS BUTS ?

UNE SEULE TRANSFORMATION. C’EST TOUT CE DONT NOUS AVONS BESOIN MAINTENANT.

QUEL GENRE DE TRANSFORMATION ?

LE PASSSAGE À TRAVERS LE MOBILATOR DE L’UNITÉ D’INVERSION AXIALE-N.

VOUS VOULEZ DIRE L’ÉLÉMENT CENTRAL DE LA MACHINE DE RHENNIUS ?

AFFIRMATIF.

QUE VOULEZ-VOUS QUE JE FASSE PASSER LÀ-DEDANS ?

VOUS.

MOI ?

VOUS.

POURQUOI ?

TRANSFORMATION VITALE.

DE QUEL GENRE ?

INVERSION BIEN SÛR.

POURQUOI ?

NÉCESSAIRE. CELA REMETTRA TOUT EN ORDRE.

EN M’INVERSANT ?

EXACTEMENT.

EST-CE DANGEREUX POUR MA SANTÉ ?

PAS PLUS QUE BEAUCOUP DE CHOSES AUXQUELLES VOUS VOUS LIVREZ DANS VOS ACTIVITÉS QUOTIDIENNES.

QUI ME L’ASSURE ?

MOI.

SI MES SOUVENIRS SONT EXACTS, VOUS ÊTES UN ENREGISTREMENT ?

JE XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXJE XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXJE XXXSPEICUSPEICUSPEICUSPEICUSPE CUSPEICUSXXXXXXXXXXXXXPEICXXXUSPEIXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

BON, TANT PIS.

XXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX M’ENTENDEZ-VOUS, FRED ? M’ENTENDEZ-VOUS, FRED ?

TOUJOURS LÀ.

LE FEREZ-VOUS ?

SEULEMENT UNE FOIS ?

CORRECT. SURTOUT PAS PLUS D’UNE FOIS.

POURQUOI ? QUE SE PASSERAIT-IL SI JE RÉPÉTAIS L’OPÉRATION ?

IL ME MANQUE UNE SOLUTION ALGÉBRIQUE D’UNE ÉQUATION DU CINQUIÈME DEGRÉ.

DITES-MOI ÇA EN LANGAGE CLAIR.

CE SERAIT DANGEREUX POUR VOUS.

À QUEL POINT ?

MORTEL.

JE NE SUIS PAS CERTAIN D’AIMER CETTE IDÉE.

NÉCESSAIRE. CELA REMETTRA TOUT EN ORDRE.

VOUS ÊTES CERTAIN QUE CE SERA L’EFFET ATTEINT ? QUE CELA CLARIFIERA LES CHOSES, APPORTERA DE L’ORDRE DANS L’IMBROGLIO ACTUEL ?

OH ! OUIXXXXX. XXXOUIOUIXXX OUIOUIOUIOUI. OUIOUIOUIOUI. OUIOUIOUIOUI. XXXXXXXXXOUI.

JE SUIS RAVI DE VOUS VOIR SI SÛR DE VOUS.

ALORS, LE FEREZ-VOUS ?

C’EST SUFFISAMMENT BIZARRE POUR ÊTRE LE SEUL REMÈDE À LA GUEULE DE BOIS.

EN LANGAGE CLAIR, S’IL VOUS PLAÎT ?

OUI. AFFIRMATIF. JE LE FERAI.

VOUS NE LE REGRETTEREZ PAS.

ESPÉRONS-LE. QUAND DOIS-JE ME LIVRER À CETTE OPÉRATION ?

DÈS QUE POSSIBLE.

D’ACCORD. JE VAIS ESSAYER DE TROUVER UN MOYEN DE M’EN APPROCHER ENCORE UNE FOIS.

ALORS C’EST TOUTOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOUOU

Voilà, c’était là. Dans son intégralité. Enregistrement instantané – en moins de temps qu’il me fallut pour lever la main, armée du rasoir, et dessiner une autoroute dans la mousse à raser. Mon correspondant anonyme avait réussi à passer son message, et cette fois, il m’avait promis un résultat satisfaisant. Je me mis à chantonner. Même l’assurance incertaine d’une illumination valait mieux que l’incertitude assurée.

Quand j’eus terminé, j’évitai la pièce principale et me dirigeai vers la cuisine. Elle était petite, l’évier était rempli d’assiettes sales et l’air sentait le curry. Je me mis en devoir de me préparer un petit en-cas.

Dans le tiroir de droite, en bas, dans le réfrigérateur, au-dessus du paquet de bacon, je découvris un mot, qui disait simplement : « Souvenez-vous du numéro et de ce que je vous ai dit, s’il se révélait nécessaire de l’appeler. »

Je me répétai les chiffres dans la tête, encore et encore, tandis que je brouillais les œufs, faisais frire le bacon et griller les toasts. Puis, alors que j’allais m’asseoir pour manger, l’âne fit irruption dans la cuisine et me regarda.

– Café ? suggérai-je.

– Arrêtez ça !

– Quoi ?

– Ces chiffres. C’est extrêmement irritant.

– Quels chiffres ?

– Ceux auxquels vous pensez. On dirait un essaim d’abeilles.

J’étalai de la confiture sur un toast et mordis dedans.

– Allez vous faire foutre, dis-je. L’utilité que je peux avoir d’un âne télépathe est extrêmement restreinte, et ce que je fais dans l’intimité de mon cerveau, c’est mon affaire.

– L’esprit humain, Monsieur Cassidy, vaut rarement la peine qu’on le visite. Je vous assure que je ne me suis pas porté volontaire pour me mettre à l’écoute du vôtre. Il est évident, maintenant, que je me suis égaré en faisant état d’une courtoisie que vous ne pouvez pas apprécier. Je suppose que je devrais vous présenter mes excuses ?

– Allez-y.

– Allez vous faire foutre !

J’attaquai les œufs au bacon. Une ou deux minutes s’écoulèrent.

– Je m’appelle Sibla, dit l’âne.

Je décidai que ça ne m’intéressait pas vraiment et continuai à manger.

– Je suis un ami de Ragma – et de Charv.

– Je vois, dis-je, et ils vous ont envoyé pour m’espionner, pour explorer les derniers retranchements de mon esprit.

– Ce n’est pas vrai. J’ai reçu mission de vous protéger jusqu’à ce que vous soyez en mesure de recevoir un message et que vous agissiez en conséquence.

– Comment devez-vous me protéger ?

– En faisant en sorte que votre présence soit la plus discrète possible.

– Avec un âne qui me suit partout ? Et qui vous a envoyé ?

– J’ai parfaitement conscience de l’étrangeté de mon costume. J’étais sur le point de vous expliquer que ma tâche consistait à pourvoir à votre silence mental. En tant que télépathe, je suis capable d’amortir le bruit de vos pensées. Cela n’a pas été vraiment nécessaire jusqu’ici, toutefois, en ce sens que l’alcool les réduit considérablement Mais je suis ici pour vous protéger, vous empêcher de trahir prématurément vos coordonnées à un autre télépathe.

– Quel autre télépathe ?

– Pour être plus honnête qu’il est nécessaire, je n’en sais rien. Il a été décidé à un niveau plus élevé que le mien qu’il se pourrait qu’un télépathe soit impliqué dans cette affaire. On m’a envoyé ici à la fois pour vous empêcher de faire trop de bruit et pour bloquer toute action qu’un télépathe hostile pourrait entreprendre pour vous contacter. Il entre également dans ma mission de tenter de déterminer l’identité et les coordonnées de cet individu.

– Eh bien, que s’est-il passé ?

– Rien. Vous étiez ivre, et personne n’a essayé de communiquer avec vous.

– Alors, l’hypothèse était fausse ?

– Peut-être que oui, peut-être que non.

Je repris mes activités nutritives. Entre deux bouchées, je demandai :

– Quel est votre niveau, ou votre rang, enfin ce genre de choses ? Le même que celui de Charv ou Ragma ? Ou bien êtes-vous mieux placé ?

– Ni l’un ni l’autre, répliqua l’âne. Je suis dans l’analyse budgétaire et la comptabilité prévisionnelle. J’ai été détaché parce que j’étais le seul télépathe disponible capable d’assumer cette mission.

– Avez-vous des instructions de sécurité concernant ce que vous avez le droit de me dire ?

– On m’a dit d’exercer mon jugement et mon bon sens.

– Étrange. Tout ce qui touche à cette affaire ne me semble pas particulièrement rationnel. Ils n’ont pas dû avoir le temps de vous mettre entièrement au courant.

– Exact. C’était un problème urgent. Il fallait prendre en considération le temps du voyage et de la substitution.

– Quelle substitution ?

– Le véritable âne est enfermé là-bas derrière.

– Ouh-ouh.

– Je lis vos pensées, et je ne vais pas vous dire des informations que Ragma vous a refusées.

– Okay. Si votre jugement et votre bon sens vous disent de ne pas me donner des informations qui pourraient être vitales pour ma sécurité, faites preuve d’un peu d’intelligence, alors. J’avalai la dernière bouchée. Quel est ce message dont vous avez parlé ?

L’âne détourna les yeux.

– Vous avez exprimé une certaine volonté de coopérer à l’enquête, n’est-ce pas ?

– Oui – plus tôt, dis-je.

– Vous n’avez pas voulu quitter la Terre pour être examiné par un analyste télépathe, pourtant ?

– C’est exact.

– Nous nous sommes demandés si vous seriez prêt à me permettre d’essayer – ici, maintenant.

J’avalai une gorgée de café.

– Possédez-vous de bonnes références dans ce domaine ?

– Comme n’importe quel télépathe digne de ce nom. Et, bien entendu, j’ai une longue expérience de la télépathie.

– Vous êtes dans la comptabilité prévisionnelle, n’essayez pas d’impressionner les autochtones, dis-je.

– Très bien. Je n’ai pas grande expérience. Mais je pense que je peux le faire. Les autres aussi. Sinon, ils ne m’auraient pas demandé d’essayer.

– Qui sont « les autres » ?

– Et bien… Oh ! diable ! Charv et Ragma.

– J’ai comme l’impression qu’ils ne procèdent pas selon les règles là-dedans. Exact ?

– Les agents sur le terrain possèdent dans leur domaine une grande autonomie de décision. Il le faut.

Je soupirai et allumai une cigarette.

– De quand date l’organisation qui vous emploie ? demandai-je. Comme je détectai une hésitation, j’ajoutai, il n’y a certainement aucun mal à me dire cela.

– Je suppose que non. Plusieurs milliers d’années. Selon vos critères de mesure.

– Je vois. En d’autres termes, c’est une des plus vieilles, une des plus grandes bureaucraties existantes ?

– Je lis dans votre esprit à quoi vous voulez en venir, mais…

– Laissez-moi quand même le formuler. En tant qu’étudiant en gestion d’entreprises, je sais qu’il existe une loi d’évolution en ce qui concerne les organisations, aussi rigoureuse et inévitable que toutes les lois de la vie. Plus elle est ancienne, et plus elle sécrète des restrictions qui ralentissent son propre fonctionnement. Elle atteint l’entropie au stade du narcissisme total. Seuls, les individus suffisamment éloignés des centres de décisions parviennent à faire quelque chose, et chaque fois qu’ils le font, ils violent une demi-douzaine de règles dans le processus. »

– Je vous accorde que cette opinion n’est pas sans mérite. Mais dans votre cas.

– Votre proposition viole une certaine règle. Je le sais. Je n’ai pas besoin de lire vos pensées pour savoir que toute cette affaire vous met mal à l’aise. N’est-il pas vrai ?

– Je n’ai pas le droit de discuter des politiques et des procédures opérationnelles intérieures.

– Naturellement, dis-je, mais il fallait que je le dise. Maintenant, parlez-moi un peu de cette histoire d’analyse. Comment allez-vous procéder ?

– C’est un peu semblable au simple test d’associations d’idées que vous connaissez. La différence réside en ce que je le ferai de l’intérieur. Je n’ai pas besoin de deviner vos réactions. J’en prends connaissance à un niveau primaire.

– Cela semble indiquer que vous ne pouvez pas examiner directement mon subconscient.

– C’est exact. Je n’en suis pas là. Ordinairement, je ne peux lire que vos pensées superficielles. Toutefois, s’il m’arrive de tomber sur quelque chose d’intéressant, je suis capable de me concentrer sur la sensation et de remonter jusqu’à ses racines les plus profondes.

– Je vois. Dans ce cas, cela exige une coopération considérable de ma part ?

– Oh ! oui. Il faudrait un véritable professionnel pour y parvenir contre votre volonté.

– Je suppose que j’ai de la chance qu’aucun d’eux ne soit disponible.

– J’aurais souhaité qu’ils le fussent. Je suis certain que je ne vais pas aimer cela du tout.

Je terminai ma tasse de café et m’en versai une autre.

– Que diriez-vous si nous essayions cet après-midi ? demanda Sibla.

– Pourquoi pas maintenant ?

– Je préférerais attendre que votre système nerveux retourne à la normale. Les breuvages que vous avez absorbés ont encore des effets secondaires. Ce qui rend ma tâche plus difficile.

– Est-ce toujours le cas ?

– En général.

– Intéressant.

J’avalai encore une gorgée de café.

– Vous le faites encore !

– Quoi ?

– Ces chiffres ! Ça n’arrête pas !

– Désolé. Difficile de les ignorer.

Ce n’est pas la raison !

Je me levai, m’étirai.

– Excusez-moi. Il faut que j’aille dans la salle de bains.

Sibla se déplaça pour me barrer le chemin, mais je fus plus rapide.

– Vous ne pensez pas à partir, n’est-ce pas ? Est-ce cela que vous essayez de masquer ?

– Je n’ai jamais dit ça.

– Vous n’avez pas besoin de le dire. Je le sens. Vous allez commettre une erreur si vous faites cela.

Je me dirigeai vers la porte. Sibla se retourna rapidement pour me suivre.

– Je ne vous permets pas de partir – pas après les indignités que j’ai dû souffrir pour atteindre ce misérable nœud d’activité cérébrale !

– Voilà une jolie façon de parler ! dis-je. Surtout quand on demande un service.

Je traversai le couloir comme une flèche et m’enfermai dans les chiottes. Sibla trottina derrière moi.

– C’est nous qui vous rendons service ! Seulement, vous êtes trop stupide pour le comprendre !

– Manquant d’informations serait plus juste – et c’est de votre faute !

Je claquai la porte et tournai la clé.

– Attendez ! Écoutez ! Si vous partez, vous allez vraiment au-devant d’ennuis !

Je ris.

– Je suis désolé. Vous y êtes allé trop fort.

Je me tournai vers la fenêtre, l’ouvris toute grande.

– Alors, allez-y, singe ignorant ! Jetez donc à la poubelle votre chance de parvenir à la civilisation !

– Que voulez-vous dire ?

Silence.

Puis :

– Rien, excusez-moi. Mais il faut que vous compreniez que c’est important.

– Je le sais déjà. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi ?

– Je ne peux pas vous le dire.

– Alors, allez-vous faire foutre ! dis-je.

– Je savais bien que vous n’en valiez pas la peine, répondit Sibla. À ce que j’ai pu voir de votre race, vous n’êtes qu’une bande de barbares et de dégénérés.

Je bondis sur le rebord de la fenêtre, restai accroupi un moment pendant que j’estimai la distance.

– On n’aime pas non plus les sales prétentieux, dis-je. Puis je sautai.

Загрузка...