7.

Ce satané Dennis Wexroth ne proférait pas un seul mot. S’il l’avait fait, je l’aurais sans doute tué sur place. Il était là, les mains pressées contre le mur derrière lui, une rougeur grandissante autour de l’œil, qui finirait par gonfler et devenir pourpre. Le combiné de son téléphone débranché pendait, à cheval sur le bord de la corbeille à papiers où je l’avais lancé.

J’avais à la main un beau morceau de parchemin qui me disait que Frederick Cunningham Cassidy était titulaire d’un doctorat d’etat en anthropologie.

Luttant pour garder un reste de sang-froid, je le remis dans son enveloppe et refoulai un flot d’obscénités.

– Comment ? dis-je. Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? C’est… c’est illégal !

– C’est parfaitement légal, dit-il doucement. Croyez-moi, cela a été fait sur avis.

– Nous verrons si cet avis tient devant un tribunal, dis-je. Je n’ai jamais été admis en licence, je n’ai jamais rendu de mémoire, je n’ai jamais passé un examen, écrit ou oral, et je n’ai rempli aucune demande. Maintenant, dites-moi comment vous justifiez cet octroi d’un doctorat, j’aimerais bien le savoir.

– En premier lieu, vous êtes inscrit ici, dit-il, ce qui vous rend admissible à un diplôme.

– Admissible, oui. Admis, non. Il existe une distinction.

– Exact. Mais les eléments d’admission sont déterminés par l’administration.

– Qu’avez-vous fait ? Tenu une réunion spéciale ?

– Figurez-vous qu’il y en a eu une, précisément. Au cours de laquelle il a été décidé qu’une inscription en tant qu’étudiant à plein temps déterminait l’intention d’obtenir une licence. En conséquence, si les autres facteurs étaient réunis…

– Je n’ai jamais eu toutes mes UV dans une matière principale.

– Les exigences officielles sont moins rigides quand il s’agit d’un diplôme d’études spécialisées.

– Mais je n’ai jamais passé mon bac !

Il sourit, se reprit et effaça ce mouvement de ses lèvres.

– Si vous voulez bien prendre la peine de lire le règlement soigneusement, dit-il, vous verrez que nulle part il n’est exigé qu’on ait le baccalauréat pour obtenir un diplôme d’études supérieures. Un « équivalent adéquat » suffit pour que « le candidat soit qualifié ». Ce sont des expressions dignes d’un artiste, Fred, et l’administration se charge de les interpréter.

– Même comme ça, le règlement exige bien qu’il faut écrire une thèse. J’ai lu cet article.

– Oui. Mais il y a Terrain sacré : Une étude des aires rituelles, le livre que vous avez soumis aux presses universitaires. C’est amplement suffisant pour une thèse d’anthropologie.

– Je ne l’ai jamais soumis au département.

– Non, mais l’éditeur a demandé l’avis du docteur Lawrence à ce propos. Et entre autres, à son avis c’est que cet ouvrage peut être considéré comme une thèse de doctorat.

– Je vous aurai sur ce point quand nous irons devant les tribunaux, dis-je. Mais continuez. Je suis fasciné. Dites-moi ce que j’ai fait à l’oral.

– Eh bien, dit-il, en détournant les yeux, les professeurs qui auraient fait partie de votre jury ont accepté à l’unanimité de vous dispenser des oraux. Vous êtes ici depuis si longtemps et ils vous connaissent si bien qu’ils ont décidé que c’était une formalité inutile. En outre, deux d’entre eux étaient vos camarades de cours en première année et ils trouvaient cela un peu curieux.

– J’en suis bien certain. Laissez-moi finir l’histoire moi-même. Les directeurs des départements de littérature concernés ont décidé que j’avais suivi suffisamment de cours dans leur domaine pour certifier que je savais lire. C’est ça ?

– En gros, c’est cela en effet.

– C’était plus facile de me donner un doctorat que le bac ?

– Oui.

J’eus envie de le frapper encore, mais ce n’était pas la solution. Je martelai la paume de ma main plusieurs fois.

– Mais pourquoi ? dis-je. Maintenant, je sais comment vous avez fait, mais ce qui est vraiment important, c’est pourquoi vous l’avez fait.

Je me mis à marcher de long en large.

– J’ai payé tous les droits d’inscription à cette université, tous les frais, depuis treize ans maintenant – une somme rondelette, quand on additionne le tout – Je n’ai jamais fait de chèque sans provision, ni autre chose de ce genre. J’ai toujours été en bons termes avec la faculté, l’administration, les autres étudiants. À l’exception de mon goût pour l’escalade, je n’ai jamais causé de sérieux ennuis ni fait quoi que ce soit qui aurait pu laisser des stigmates sur l’honneur de cette université… (Puis regardant son œil) Oh ! mille pardons. Ce que j’essaie de dire, c’est que j’ai toujours été un client modèle pour votre marchandise. Alors, que s’est-il passé ? Il suffit que je tourne le dos, que je m’en aille quelque temps, pour que vous me colliez un doctorat Est-ce que je mérite ce genre de traitement après tant de constance ? Je trouve cela dégueulasse, et je veux une explication. J’en veux une ! Maintenant ! Vous me haïssez tant que ça ?

– Les sentiments n’ont rien à voir là-dedans, dit-il, en tâtant sa pommette. Je vous ai dit que je voulais vous voir partir d’ici parce que je n’approuvais pas votre attitude, votre style. C’est toujours vrai. Mais cela n’est en aucune façon le résultat de mes agissements. En fait, je m’y suis opposé. Il y a eu – eh bien, disons que nous avons subi quelques pressions.

– Quel genre de pressions ? demandai-je.

Il se détourna.

– Je ne pense pas que ce soit à moi d’en parler.

– Si, insistai-je. Je vous assure. Racontez-moi toute l’affaire.

– Eh bien, l’université est fortement subventionnée par le gouvernement, vous le savez. Prêts, contrats de recherches…

– Je sais. Et alors ?

– En général, ils ne fourrent pas leur nez dans nos affaires.

– Ce qui est normal.

– De temps en temps, toutefois, ils ont leur mot à dire. Quand c’est le cas, nous écoutons généralement.

– Essayez-vous de me dire qu’on m’a donné un doctorat à la requête du gouvernement ?

– En bref, oui.

– Je ne vous crois pas. Ils ne font pas des choses comme ça.

Il haussa les épaules, se retourna pour me regarder en face.

– Il y a quelque temps, je ne l’aurais pas cru non plus, me dit-il. Mais maintenant, je le sais.

– Pourquoi feraient-ils une chose pareille ?

– Je n’en ai toujours aucune idée.

– Je trouve cela difficile à avaler.

– On m’a dit que la nature de la requête était d’ordre confidentiel. On m’a dit aussi que c’était une question urgente, et on nous a jeté le mot « sécurité » à la figure. C’est tout ce que je sais.

Je cessai d’arpenter le bureau, fourrai mes mains dans mes poches, puis les ressortis, parce que j’avais trouvé une cigarette que j’allumai. Elle avait un drôle de goût. Mais elles avaient toutes un drôle de goût ces temps-ci. Tout avait un drôle de goût d’ailleurs.

– C’était un type nommé Nadler, poursuivit-il. Théodore Nadler. Du Département d’État. C’est lui qui nous a contacté et qui a suggéré euh… les arrangements.

– Je vois, dis-je. Est-ce lui que vous essayiez d’appeler quand je vous ai enlevé les moyens de le faire ?

– Oui.

Il jeta un coup d’œil sur son bureau, s’y dirigea, prit sa pipe et sa blague à tabac.

– Oui, répéta-t-il, en la bourrant. Il m’a demandé de l’appeler si j’entendais parler de vous. Puisque vous avez fait en sorte que je ne le puisse pas, je suggère que vous le fassiez vous-même si vous voulez de plus amples informations.

Il mit sa pipe entre ses lèvres, se pencha pour gribouiller un numéro sur un bloc-notes. Puis il arracha la feuille et me la tendit.

Je la pris, jetai un coup d’œil sur son gribouillage et l’enfonçai dans ma poche. Wexroth alluma sa pipe.

– Et vous ne savez vraiment pas ce qu’il me veut ? dis-je.

Il remit sa chaise en place et s’assit.

– Je n’en ai aucune idée.

– Eh bien, dis-je, je me sens quand même mieux après avoir assouvi mes nerfs sur vous. À bientôt, au tribunal.

Je me retournai pour partir.

– Je ne crois pas qu’on ait jamais vu une université assignée en justice parce qu’elle a délivré un diplôme, dit-il. Ce sera intéressant. En attendant, je ne peux pas dire que je suis mécontent de voir la fin de votre parasitisme.

– Gardez vos réjouissances pour plus tard, lui répliquai-je, Je n’ai pas encore fini.

– Vous et le Hollandais Volant, marmonna-t-il, juste avant que je claque la porte.

En quittant l’appartement de Merimee, j’avais pris une petite allée, remonté une rue, tourné un coin. Quelques minutes plus tard, j’étais dans un taxi qui m’emmenait au centre ville. Je le fis arrêter devant un magasin de vêtements, entrai et achetai un manteau. Il faisait froid et j’avais laissé ma veste chez Merimee. De là, j’allai à pied jusqu’au Hall d’Exposition. J’avais tout mon temps, et je voulais, dans la mesure du possible, vérifier si j’étais suivi.

Je passai presque une heure dans cette immense salle où était exposée la machine de Rhennius. Je me demandais si ma première visite avait fait la une des journaux. Aucune importance. Je prêtai attention aux mouvements des visiteurs, fixai dans ma mémoire la position des quatre gardiens – il n’y en avait que deux avant – vis-à-vis des différentes entrées, vis-à-vis de n’importe quoi. Je ne pouvais pas voir si on avait installé un nouveau grillage sur la lucarne du plafond. Non pas que ce soit important. Je n’avais aucunement l’intention de refaire le même tour. J’essayais de trouver un autre moyen, rapide, différent.

Je sortis en flânant, à la recherche d’un endroit où je pourrais avaler un sandwich et une bière, cette dernière pour le bénéfice de n’importe quel télépathe dans le voisinage. Pendant que j’y étais, je regardai bien autour de moi et décidai que, pour l’instant, je n’étais pas l’objet d’une surveillance particulièrement voyante. Je trouvai ce que je cherchais, entrai, commandai, et m’attachai à la tâche de manger et de réfléchir.

L’idée me frappa en même temps qu’une bouffée d’air froid qu’un client en perspective avait laissée entrer avec lui. Je la rejetai immédiatement et continuai à m’acharner sur mon steack et ma bière. Mais je n’arrivais pas à en trouver de meilleure.

Je la ressortis de derrière les fagots, l’époussetai un peu et la considérai sous tous ses angles. Ce n’était pas une merveille, mais j’avais bien peur de n’avoir rien d’autre en réserve.

Je l’imaginai dans son entier, puis réalisai qu’il se pouvait qu’elle ne marche pas à cause d’un effet secondaire du processus lui-même. Je rejetai un moment de frustration puis repris depuis le début. Cela frisait le ridicule, les petits détails auxquels je devais m’attacher à cause de quelque chose d’aussi accessoire.

Je me rendis alors jusqu’à la gare des autobus et achetai un billet pour rentrer chez moi. Je le mis dans la poche de mon manteau. J’achetai aussi un magazine et un paquet de chewing-gum, demandai un sac en plastique pour les metre dedans, jetai le magazine, mis un chewing-gum dans ma bouche et gardai le sac. Puis je me mis en quête d’une banque, en trouvai une, entrai, et changeai tout mon argent en billets de un dollar, que je fourrai dans le sac – cent quinze en tout.

Je revins dans le quartier du Hall d’Exposition, cherchai un restaurant possédant un vestiaire, laissai mon manteau et de nouveau me glissai dehors. J’utilisai le chewing-gum pour fixer le ticket de mon vestiaire sous le banc sur lequel je m’assis pendant un moment. Puis je fumai une dernière cigarette et revint vers le Hall, le sac de billets dans une main et un seul billet dans l’autre.

À l’intérieur, je me promenai lentement, en attendant que la foule atteigne une densité et une distribution adéquates, repassai en revue mes souvenirs du mouvement des courants d’air à l’ouverture et à la fermeture des portes extérieures. Je décidai du meilleur emplacement pour mon entreprise et m’y dirigeai. J’avais déchiré le sac sur le côté pendant ce temps, tout en le maintenant fermé.

Envrion cinq minutes plus tard, il me sembla que la situation était aussi idéale qu’elle pouvait l’être. La foule était vraiment dense et les gardiens suffisamment éloignés. J’écoutai les commentaires standards du genre : « Mais qu’est-ce que ça fait ? », « Ils n’en sont pas vraiment certains », et un occasionnel : « C’est une sorte de truc qui inverse. Ils sont en train de l’étudier », jusqu’à ce qu’il y ait un puissant courant d’air et un individu assez corpulent près de moi.

Je lui donnai un coup de coude dans les côtes et le poussai un peu. En retour, il me donna un échantillon de Middle-English – la plupart des gens semblent penser que c’est de l’anglais courant, mais j’ai eu l’occasion de vérifier une fois, lors d’un cours de linguistique – et il me rendit la pareille.

J’exagérai ma réaction, trébuchai en arrière, bousculant quelqu’un d’autre, tout en prenant soin que le sac se déchire dans un grand mouvement, au-dessus de ma tête.

– Mon argent ! criai-je, en bondissant en avant et en sautant par-dessus la barrière de sécurité. Mon argent !

J’ignorai les murmures, les cris et le désordre qui éclatèrent soudain derrière moi. J’avais actionné aussi, de ce fait, le système d’alarme, mais ce n’était pas particulièrement essentiel pour le moment. J’étais sur la plate-forme et courais vers l’endroit où la courroie s’enfonçait dans l’unité centrale. J’espérais qu’elle allait supporter mon poids.

Je contrai un mugissement : « Descendez de là ! » en criant plusieurs fois : « Mon argent ! », tandis que je me jetais à plat ventre sur la courroie en avançant la main d’un geste qui, je l’espérais, pouvait vraisemblablement faire croire que j’essayais d’attraper un billet, et je m’enfonçai lentement et sûrement dans le tunnel du mobilator.

De minuscules picotements me parcoururent des pieds à la tête tandis que je passais dans le truc et que ma vision se brouillait provisoirement. Ce qui ne m’empêcha pas de déplier le dollar que j’avais dans la main, de sorte que j’émergeai en le tenant bien haut. Je me laissai tomber immédiatement de la courroie et, malgré une vague d’étourdissement, sautai de la plate-forme et me précipitai vers la foule, essayant toujours de faire croire que j’étais à la poursuite des billets qui s’étaient envolés, bien qu’ils aient tous disparu apparemment.

« Mon argent… », dis-je en sautant par-dessus la barrière et atterrissant à quatre pattes.

« En voilà quelques-uns », me fit remarquer une honnête âme, agitant une poignée de billets devant mes yeux.

UN par UN, un certain nombre de billets me furent rendus. Heureusement, j’avais anticipé cet effet dans mes méditations antérieures, de sorte que mon visage inversé ne montra aucun signe de surprise, tandis que je me relevais et les remerciais. Le seul billet qui me paraissait normal était celui que j’avais gardé à la main pendant toute l’opération.

– Vous êtes passé dans ce truc ? demanda un homme.

– Non, je suis passé par-derrière.

– On aurait bien dit pourtant que vous êtes entré dedans.

– Non, pas du tout.

Tandis que j’acceptais les billets et faisais semblant de chercher le reste, j’examinai le hall d’un coup d’œil rapide. Les types les moins honnêtes, quelques-uns de mes billets dans leurs poches, se dirigeaient vers les portes, qui étaient, maintenant, à l’opposé de l’endroit qu’elles occupaient quand j’étais entré. Mais à cela aussi, je m’étais préparé – en tout cas, intellectuelle ment. Mais j’étais quand même étonné. C’était psychologiquement déconcertant de voir le hall tout entier à l’envers, comme ça. Les gens sortaient sans difficulté car les gardes étaient occupés ailleurs : deux d’entre eux étaient coincés dans la foule et les deux autres ramassaient les billets. Je me demandai un instant si je devais m’enfuir.

Au début, j’étais tout prêt à me payer d’effronterie envers les gardes ou quiconque, en opposant à la rudesse ou à l’excès de zèle une attitude encore plus odieuse et en insistant sur le fait que j’avais fait le tour de la machine et non que j’étais passé dedans. J’avais décidé qu’il fallait que je m’accroche à cette histoire, quitte à en supporter toutes les conséquences. Après tout, je ne pensais pas avoir commis un acte vraiment illégal – et quoi qu’il puisse arriver, ils ne pouvaient pas inverser mon inversion.

Mais au contraire, ils se montraient tous d’une gentillesse désarmante. L’un des gardes alla fermer le signal d’alarme, et un autre cria à la ronde de donner en sortant les billets qu’ils auraient trouvés. Puis deux d’entre eux se mirent de nouveau en faction près des portes et celui qui avait fait l’annonce me chercha des yeux, me trouva, et, élevant la voix encore une fois, me cria :

– Ça va ?

– Oui, répondis-je, ça va très bien. Mais mon argent.

– Nous sommes en train de le ramasser ! Ne vous en faites pas !

Il se fraya un chemin jusqu’à moi, mit sa main sur mon épaule. J’empochai hâtivement le billet qui me semblait normal.

– Vous êtes certain que tout va bien ?

– Bien sûr. Mais il me manque.

– Nous essayons de rassembler les billets, dit-il. Êtes-vous passé dans la partie centrale de la machine ?

– Non, répondis-je, mais un des billets s’est envolé dedans et j’ai essayé d’aller le chercher.

– On aurait dit que vous étiez passé dedans.

– Il est passé par-derrière, dit l’un des hommes auxquels j’avais raconté ça, au moment même où il le fallait, comme s’il avait tenu la chandelle, un monocle vissé à son œil. Qu’il soit béni !

– Oui, dis-je.

– Oh ! Vous n’avez pas reçu de choc ou un truc de ce genre ?

– Non, mais j’ai eu mon dollar.

– C’est bien. Il soupira. Je suis content que nous n’ayons pas à remplir de constat d’accident. Mais que s’est-il passé ?

– Un type m’a bousculé et mon sac s’est déchiré. Il y avait dedans la recette du matin. Mon patron va le déduire de ma paie si…

– Voyons ce que nous avons pu rassembler.

C’est ce que nous fîmes et je rentrai en possession de quatre-vingt-dix-sept dollars, somme suffisante pour me faire penser du bien de mon prochain et louer la providence par-dessus le marché, parce que tout avait marché comme sur des roulettes. Je leur donnai un faux nom et une fausse adresse pour qu’ils puissent me contacter au cas où d’autres billets feraient leur réapparition, les remerciai abondamment, me confondis en excuses pour toutes leurs peines, et je sortis.

La circulation, comme je le remarquai aussitôt, montait et descendait dans l’autre sens. Okay ! Je pouvais m’y habituer. Les enseignes des magasins étaient toutes écrites à l’envers. Okay ! à cela aussi, je pouvais m’habituer.

Je me dirigeai vers le banc où j’avais attaché le reçu de mon vestiaire mais m’arrêtai net au bout de quelques pas.

Ce devait être la mauvaise direction puisqu’elle me semblait la bonne.

Immobile, j’essayai d’imaginer tout le plan de la ville à l’envers. C’était plus difficile que je ne l’aurais cru. Mon steack et ma bière – maintenant inversés – grouillaient dans mon estomac et me donnaient envie de m’agripper à quelque chose de toutes mes forces. J’obligeai tout cela à se remettre en place, ou ce qui me semblait être en place, et rebroussai chemin. Oui, c’était mieux. Ce qu’il fallait faire, c’était m’orienter par rapport à certains repères et faire comme si je me rasais. Penser à toutes choses comme si je les voyais dans une glace. Je me demandai si un dentiste s’en tirerait mieux que moi ou si ses capacités dans ce domaine se limitaient à l’intérieur de la bouche. Aucune importance. J’avais compris où le banc se trouvait.

Je fus pris de panique quand je ne trouvai pas le reçu, puis me rappelai qu’il fallait chercher de l’autre côté. Oui. Il était là…

J’avais bien sûr collé le reçu pour qu’il ne soit pas inversé et que je récupère mon manteau sans difficultés. Et j’avais mis mon manteau au vestiaire pour que le billet de bus ne soit pas inversé et que je puisse rentrer chez moi sans problème.

Je dressai, dans ma tête, la carte du chemin pour retrouver le restaurant. Je m’étais bien préparé à le trouver de l’autre côté de la rue, mais je m’embrouillai encore pour trouver la poignée de la porte.

La fille dénicha rapidement mon manteau mais :

– On n’est pas le 1er avril, dit-elle, alors que je m’apprêtais à sortir.

– Hein ?

Elle agita le billet qu’elle tenait à la main. N’ayant pas de monnaie, je m’étais décidé à lui donner un dollar de pourboire. Je réalisai à cet instant que je lui avais donné le dollar qui me semblait normal, le billet qui était passé avec moi dans le mobi-lator.

– Oh ! dis-je, en ajoutant un sourire rapide. C’était pour la fête. Voilà, je vous l’échange.

Je lui en donnai UN et elle décida qu’elle pouvait sourire aussi.

– Il a l’air d’un vrai, dit-elle. Pendant une seconde, je me suis demandée ce qui n’allait pas.

– Ouais. Excellent gag.

Je m’arrêtai pour acheter un paquet de cigarettes, puis me mis en quête de la gare des autobus. Comme j’avais tout le temps devant moi avant le départ, je décidai qu’un peu de médicament antitélépathique ne me ferait pas de mal. J’entrai dans un bar anonyme et commandai une chope de bière.

Elle avait un goût étrange. Pas mauvais. Je déchiffrai la marque à l’envers sur le tonneau et demandait au barman si c’était vraiment ce qu’il m’avait donné. Il me répondit que c’était bien ça. Je haussai les épaules et bus. Puis ce fut la cigarette que j’allumai qui me parut avoir un drôle de goût Au début, j’attribuai la chose au goût de la bière que j’avais encore dans la bouche. Quelques instants plus tard, cependant, une idée encore à l’état embryonnaire, me fit appeler le barman encore une fois pour lui demander un verre de bourbon.

Il avait une saveur riche, fumée, qui ne ressemblait en rien à celle du liquide de cette marque que j’avais goûté dans le temps. De cette marque ou de n’importe quelle marque, d’ailleurs.

C’est alors que quelques souvenirs de chimie organique I et II me revinrent soudain à l’esprit. Tous mes acides aminés, à l’exception de la glycine, étaient lévogyres, en ce qui concerne la direction de mes hélices protéiques. Même chose pour les nucléotides, étant donné la torsion imposée aux spirales de l’acide nucléique. Mais ça, c’était avant mon inversion. Je me torturai les méninges pour rafraîchir mes connaissances sur les stéréo-isomères et la nutrition. L’organisme acceptait quelquefois des substances orientées dans un sens et rejetait la version inverse de la même substance. Dans certains cas, il assimilait les deux mais il lui fallait plus de temps dans un cas que dans l’autre. J’essayai de me souvenir d’exemples spécifiques. La bière et le bourbon que j’avais ingurgités contenaient de l’alcool éthylique, C2H5OH… O. K. ! C’était une molécule symétrique, avec ses deux atomes d’hydrogène liés au carbone central. Inversé ou pas, dans ce cas, je serai ivre de toute façon. Alors, pourquoi ces liquides avaient-ils un goût différent ? Ah ! oui, les composés. C’était des esters asymétriques et ils titillaient mes papilles gustatives d’une façon différente. Mon appareil olfactif avant dû me jouer les mêmes tours avec la fumée de cigarette. Je me dis qu’il faudrait que je vérifie sans tarder certains détails quand je serais chez moi. Dans la mesure où je ne savais pas combien de temps j’allais rester un Spiegelmensch, je voulais me prémunir contre la malnutrition, dans le cas où ce serait un véritable danger.

Je terminai ma bière. J’avais une longue route devant moi, et pourrais réfléchir au phénomène tout à loisir. En attendant, il me semblait prudent de me promener un peu pour m’assurer que je n’étais pas suivi. Je sortis donc et me livrai à cette occupation pendant les quinze ou vingt minutes suivantes, mais fus incapable de découvrir si quelqu’un me suivait ou non. Je pris alors le chemin de la gare des autobus pour prendre le stéréo-isobus qui me ramènerait chez moi.

En contemplant le paysage, la paupière lourde, je fis défiler mes ennuis dans les méandres de mon esprit, attisant certaines pensées entre les barreaux de leur cage, écoutant les clowns battre du tambour dans mes tempes. J’avais accompli la tâche qui m’avait été assignée. Mais assignée par qui ? En bien, il avait dit qu’il était un enregistrement mais il m’avait également donné l’article 7224, section C, au moment où j’en avais eu besoin – et n’importe quelle créature qui vient à mon aide quand j’en ai besoin est automatiquement du côté des anges jusqu’à plus amples informations. Je me demandai s’il fallait que je me soûle pour obtenir d’autres instructions ou s’il avait trouvé une autre idée pour notre prochain contact. Il fallait qu’il y en ait un, bien sûr. Il avait indiqué que ma coopération dans cette aventure mènerait à la clarification et à l’élucidation de tous les mystères. Bon. Je voulais bien. J’étais prêt à assumer, sur la foi de cette promesse, les conséquences de mon inversion. Tout le monde voulait quelque chose que je ne pouvais pas donner, sans rien m’offrir en échange.

Si je me laissais aller au sommeil, y aurait-il un autre message ? Ou bien mon degré d’alcool dans le sang était-il trop bas ? D’ailleurs, quel était le rapport ? À en croire Sibla, l’alcool agissait comme un soporifique plutôt qu’un stimulant dans le cas de la télépathie. Alors, pourquoi mon correspondant avait-il pu communiquer avec moi le plus clairement au cours des deux occasions où j’étais ivre ? Il me vint soudain à l’esprit que si ce n’était l’effet évident de l’article 7224, section C, je n’aurais aucun moyen de savoir que les communications établies n’étaient pas tout simplement des hallucinations d’ivrogne, peut-être les plus beaux efforts réalisés jusqu’à présent par une pulsion morbide extrêmement imaginative. Mais c’était certainement plus important que cela. Même Charv et Ragma soupçonnaient l’existence de mon complice extra-sensoriel. Je sentais qu’il y avait urgence. Qu’il fallait faire ce qu’il y avait à faire le plus rapidement possible, avant que les extra-terrestres ne comprennent toute l’histoire – quelle qu’elle soit. J’étais certain qu’ils désapprouveraient mes projets et essaieraient probablement d’intervenir.

Combien étaient-ils, qui me poursuivaient ou m’observaient ? Où étaient Zeemeister et Buckler ? Quelles étaient les intentions de Charv et Ragma ? Qui était l’homme au manteau sombre que Merimee avait découvert ? Que faisait le représentant du Département d’État ? Puisque je n’avais la réponse à aucune de ces questions, je consacrai quelque temps à tirer mes propres plans en imaginant le pire. Je ne pouvais pas rentrer dans mon appartement pour des raisons évidentes. La maison de Hal me semblait un peu risquée, vu toutes les activités qui s’y déroulaient. Je décidai que la meilleure solution était de m’abriter chez Ralph Warp pendant quelque temps. Après tout, j’étais propriétaire de la moitié de Woof & Warp, son magasin d’artisanat, et j’avais déjà couché dans l’arrière-salle. Oui, voilà ce que j’allais faire.

Tambour battant, le fantôme des efforts passés me tomba dessus, de toute sa hauteur et m’écrasa de tout son poids. Espérant une future illumination, je ne luttai pas contre son emprise. Mais assoupi dans mon fauteuil, je ne fus pas récompensé par un autre message. Au contraire, ce fut un cauchemar qui me submergea tout entier.

Je rêvai que j’étais étendu, pieds et poings liés, en plein soleil encore une fois, transpirant, brûlant, achevant de me transformer en raisin sec. Ce rêve atteignit un paroxysme infernal, puis s’évanouit, disparut. Je me retrouvai, alors, échoué sur un iceberg, claquant des dents, les membres de plus en plus engourdis par le froid. Puis ce rêve passa aussi, mais vague après vague, des tics musculaires me secouèrent de la tête aux pieds. Puis la peur m’envahit. Puis la colère. La joie. La lubricité. Le désespoir. À tour de rôle, toute la gamme des émotions défila, sous des formes qui m’échappaient. Ce n’était pas un rêve…

– Ça va, monsieur ?

Une main sur mon épaule – dans ce rêve ou dans un autre ?

– Ça va ?

Je frissonnai. Me passai la main sur le front L’en retirai moite.

– Oui, dis-je, merci.

Je jetai un coup d’œil sur l’homme. D’un certain âge. Proprement habillé. Sans doute allant rendre visite à ses petits-enfants.

– J’étais assis de l’autre côté de la rangée, dit-il. J’ai cru que vous aviez une crise cardiaque.

Je me frottai les yeux, me passai la main dans les cheveux, tâtai mon menton et découvris que j’avais bavé.

– Un cauchemar, dis-je. Je vais très bien maintenant Merci de m’avoir réveillé.

Il m’adressa un petit sourire, hocha la tête et se retira.

Sacré bon Dieu ! Il semblait qu’il fallait en déduire que l’inversion avait des effets secondaires. J’allumai une cigarette au drôle de goût et jetai un coup d’œil sur ma montre. Après avoir déchiffré les heures à l’envers et considérant que, toute façon, elle n’avait jamais marché, je décidai que je devais sommeiller depuis à peu près une demi-heure. Regardant par la fenêtre et contemplant les kilomètres qui défilaient, je commençai vraiment à avoir peur. Et si toute l’affaire n’était qu’un horrible jeu, une erreur ou un malentendu ? Le petit épisode dont je venais d’être la victime me portait à croire que je m’étais fait avoir à un niveau que je n’avais pas envisagé, que des dommages subtils, irrémédiables, avaient pu se produire en moi. Un peu tard pour y penser, quand même. Je fis un effort pour garder foi en mon ami, l’enregistrement. J’étais certain que la machine de Rhennius était capable d’inverser l’inversion si cela s’avérait nécessaire. Il suffisait simplement que quelqu’un sache s’en servir.

Je restai ainsi un long moment, espérant qu’une réponse allait me parvenir. Mais la seule chose qui s’abattit sur moi, ce fut la somnolence. Et finalement, le sommeil. Cette fois, ce fut le grand néant, sombre, calme, tel qu’il est censé être, sans toutes les vicissitudes et l’angoisse. La paix. Je dormis toute la nuit jusqu’à ma station. Frais et dispos pour changer, j’atterris sur le pavé familier, remodelai le monde autour de moi et me faufilai à travers un parking, une allée et quatre pâtés de maisons et magasins fermés.

Je m’assurai que je n’étais pas suivi, entrai dans un snack-bar ouvert jour et nuit, et mangeai un repas au goût étrange. Étrange, parce que l’endroit était infect et que la nourriture était délicieuse. Je mangeai deux de leurs célèbres hamburgers et des masses de frites pâteuses. Une gerbe de salade flétrie et quelques tranches de tomates trop mûres accompagnèrent le festin. J’avalai tout goulûment, sans me préoccuper si cela satisfaisait vraiment mes besoins nutritionnels. C’était le meilleur repas que j’avais jamais mangé. Sauf le milkshake. Il était imbuvable et je le laissai.

Puis je me mis en route. Ce n’était pas tout près, mais j’avais tout mon temps, j’étais reposé et mon postérieur en avait assez des transports publics pour un temps. Cela me prit près d’une heure pour arriver jusqu’à Woof & Warp, mais c’était une nuit propice à la marche.

Le magasin était fermé naturellement, mais au-dessus j’aperçus de la lumière dans l’appartement de Ralph. Je fis le tour, époussetai la gouttière en grimpant et jetai un coup d’œil par la fenêtre. Il était assis, en train de lire, et je pouvais entendre le bruit léger des cordes d’un quartet – je n’arrivais pas à discerner de qui. Bien, dis-je, qu’il soit seul. J’ai horreur d’importuner les gens.

Je frappai au carreau.

Il leva les yeux, regarda fixement un moment dans ma direction et se leva.

La fenêtre s’ouvrit.

– Hello, Fred. Entre donc.

– Merci, Ralph. Comment ça va ?

– Très bien, dit-il. Les affaires aussi.

– Formidable.

J’entrai, fermai la fenêtre, m’installai. J’acceptai un verre dont je ne pus reconnaître le contenu : d’après la cruche sur la table, ce devait être du jus de fruit. Je m’assis. Je ne me sentais pas spécialement désorienté : Ralph changeait si souvent la disposition de ses meubles que, de toute façon, je ne m’y reconnaissais jamais. Ralph est un grand type nerveux, qui se tient mal, avec beaucoup de cheveux noirs. Il sait tout sur l’artisanat. Il enseignait même le tressage de paniers à l’université.

– Ça t’a plu, l’Australie ?

– Oh ! à part quelques mésaventures, j’aurais pu m’y plaire. Je n’ai pas encore décidé.

– Quel genre de mésaventures ?

– Plus tard, plus tard, dis-je. Une autre fois, peut-être. Dis-moi, serait-ce trop te demander de me laisser dormir dans l’ar-rière-salle, ce soir ?

– Pas du tout. À moins que Woof et toi ayez des mots.

– Nous avons conclu un accord, dis-je. Il dort le nez sous sa queue et je prends les couvertures.

– La dernière fois que tu as dormi ici, c’était le contraire.

– C’est ce qui nous a conduit à conclure un accord.

– Nous verrons ce qui va se passer cette fois-ci. Tu viens d’arriver ?

– Eh bien, oui et non.

Il entoura ses genoux de ses bras et sourit.

– J’admire ton approche directe des choses, Fred. Rien d’éva-sif ni de trompeur à ton sujet.

– On ne me comprendra jamais, répondis-je. C’est le fardeau de l’honnête homme dans ce monde de coquins. Oui, je viens d’arriver ici, mais pas directement d’Australie. Ça, je l’ai fait il y a quelques jours, et puis je suis reparti, et je viens de revenir. Non, je ne viens pas d’arriver d’Australie. Tu comprends ?

Il secoua la tête.

– Tu as aussi un style de vie simple, presque classique. Dans quel merdier t’es-tu fourré, cette fois-ci ? Un mari jaloux ? Un terroriste ? Un secrétaire syndical ?

– Rien de ce genre, répondis-je.

– Pire ou mieux ?

– Plus compliqué. Qu’est-ce que tu as entendu dire ?

– Rien. Mais ton directeur d’études m’a téléphoné.

– Quand ?

– Il y a un peu plus d’une semaine. Et puis, ce matin.

– Que voulait-il ?

– Il voulait savoir où tu étais. Si j’avais eu de tes nouvelles. Je lui ai répondu non aux deux questions. Il m’a dit qu’un type allait venir pour me poser des questions. Que l’université apprécierait ma coopération. Ça, c’était la première fois. Le type est venu un peu plus tard, m’a posé les mêmes questions, a obtenu les mêmes réponses.

– Est-ce qu’il s’appelait Nadler ?

– Oui. Un gars du gouvernement. Département d’État. En tout cas, c’est ce que disait sa carte d’identité. Il m’a laissé un numéro pour que je l’appelle si j’entendais parler de toi.

– Ne le fais pas.

Il tressaillit.

– Tu n’as pas besoin de me le dire.

– Excuse-moi.

J’écoutai un moment les cordes du quartet.

– Je n’ai plus entendu parler de lui depuis, acheva-t-il, quelques instants plus tard.

– Que voulait Wexroth, ce matin ?

– Il m’a posé les mêmes questions, remises au goût du jour, et il a laissé un message.

– Pour moi ?

Il hocha la tête. Prit une gorgée de son verre.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Que si j’avais de tes nouvelles, je devais te dire que tu avais été reçu. Que tu pouvais aller prendre ton diplôme à son bureau.

– Quoi ?

J’étais debout, une partie du contenu de mon verre renversé sur ma manche.

– C’est ce qu’il a dit « reçu ».

– Ils ne peuvent pas me faire ça !

Il leva les épaules, les laissa retomber.

– Est-ce qu’il plaisantait ? Ou il était ivre ? Il a dit pourquoi ? Comment ?

– Non – pour tout, dit-il. Il avait l’air sobre et sérieux. Il me l’a même répété.

– Sacré bon Dieu ! Je me mis à arpenter la pièce. Pour qui se prennent-ils ? Ils ne peuvent pas obliger un type à être diplômé comme ça !

– Il parait qu’ils étaient forcés de le faire.

– On voit bien qu’ils n’ont pas un oncle congelé ! Sacré bon Dieu ! Je me demande ce qui a bien pu arriver ? Je ne vois pas comment ils ont pu le faire. Je ne leur en ai jamais donné la moindre occasion. Comment diable ont-ils pu faire cela ?

– Je n’en sais rien. Il faudrait que tu lui demandes.

– C’est ce que je vais faire ! Crois-moi ! C’est la première chose que je vais faire demain matin, et il va recevoir mon poing dans la gueule !

– Est-ce que cela résoudra quelque chose ?

– Non, mais la revanche fait partie du style de vie classique.

Je me rassis et bus mon verre. Le disque tournait, et tournait.

Plus tard, après avoir rappelé au setter irlandais aux yeux malicieux qui faisait fonction de gardien de nuit au rez-de-chaussée que nous avions conclu un accord concernant les queues et les couvertures, je m’installai sur le divan de l’arrière-salle. Là, un rêve d’une profondeur et d’un symbolisme douteux s’abattit sur moi.

Quelques années plus tôt, j’avais lu un petit livre amusant, intitulé Sphereland, écrit par un mathématicien, nommé Burger. C’était la contrepartie du vieux classique, Flatland, d’Abbott et l’histoire de l’inversion d’êtres bidimensionnels par une créature de l’espace. Les chiens à pedigree et les bâtards étaient l’image renversée les uns des autres, symétrique mais non congruente. Les corniauds à pedigree étaient plus rares, plus chers, et il y avait une petite fille qui en voulait absolument un. Son père avait tout fait pour accoupler son bâtard avec un chien à pedigree, dans l’espoir que cette union donnerait naissance à une portée de chiots des plus désirables. Mais hélas ! bien que cette union fût féconde, tous les chiots étaient des bâtards. Plus tard, cependant, un visiteur de l’espace des plus obligeants les avait transformés en chiens de race en les faisant tourner dans la troisième dimension. La morale géométrique de l’histoire, bien que je l’eusse comprise, n’était pas ce qui m’avait néanmoins fasciné à propos de l’incident. J’essayais sans cesse d’imaginer le croisement qui avait eu lieu : deux chiens symétriques mais non congruents s’accouplant dans deux dimensions. Le seul processus disponible impliquait une sorte de position canis observa, que je visualisais, puis imaginais comme une rotation, une espèce de manège, dans un espace bidimensionnel. Après cela, j’avais pendant quelque temps, choisi le « mandala » ainsi composé pour m’aider à méditer lors de mes cours de yoga. À présent, l’image me revenait à travers les corridors du sommeil : j’étais entouré et submergé par des couples de chiens d’un sérieux extrême, qui tournaient et copulaient, faisant leur chose en silence, tournoyant et à l’occasion se mordillant le cou. Puis un vent glacé m’enveloppa, moi et les chiens. J’avais froid, j’étais seul, j’avais peur.

Je me réveillai pour découvrir que Woof avait volé les couvertures et qu’il dormait dessus, dans un coin, près du four à poterie. En grognant, j’allai les récupérer. Il fit comme si tout cela n’était qu’un malentendu, le fils de pute, mais je n’étais pas aussi stupide et le lui dis. Quand je jetai un coup d’œil plus tard, tout ce que je pus voir, ce fut une queue et des yeux mélancoliques, parmi la poussière et les tessons de poterie.

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