9.

Il est bon de s’arrêter périodiquement pour réfléchir sur les bénéfices du système moderne d’éducation supérieure.

Je pense qu’il faut déposer toutes les offrandes aux pieds de mon saint patron, Éliot, président de Harvard. Ce fut lui qui, dans le dernier tiers du XIXe siècle, trouva qu’il serait bon de desserrer un peu la camisole de force universitaire. Ce qu’il fit, en oubliant de fermer la porte derrière lui en sortant. Pendant près de treize ans, je lui ai rendu grâces une fois par mois, à cet instant, chargé d’émotion, où j’ouvrais l’enveloppe contenant le chèque de ma rente. Ce fut lui qui introduisit le système des options, tonique modeste à l’époque, dans un programme d’études d’une rigidité insurmontable jusque-là. Et, comme c’est souvent le cas en ce qui concerne les toniques, les résultats furent contagieux. Et sujets à mutation. Leur incarnation actuelle, par exemple, m’a permis de rester l’esprit éveillé, sans tomber dans la monotonie, en suivant l’étoile scintillante de la culture. En d’autres termes, s’il n’avait pas existé, je n’aurais jamais eu le temps ni l’occasion d’explorer des choses aussi délicieuses et instructives que les coutumes de l’Ophrys speculum et de la Cryptostylis leptochila, dont je pris connaissance lors d’un séminaire de botanique qu’on aurait, autrefois, refusé de me laisser suivre. Il faut voir les choses comme elles sont. Je dois à cet homme le style de vie que je mène et nombre de choses agréables qui le remplissent. Et je ne suis pas un ingrat. Comme devant toute forme de dette impossible à payer de retour, je le reconnais librement.

Et qui est cette Ophrys ? Qui est-elle ? Pour que tous nos jeunes pastouraux chantent ses louanges ? Et Cryptostylis ? Je suis content que vous posiez la question. En Algérie, vit un insecte qui ressemble à la guêpe, et qu’on appelle Scolia ciliata. Le mâle dort pendant un certain temps dans un trou, dans le sable, puis se réveille et émerge vers le mois de mars. La femelle, suivant une coutume qui n’est pas particulière à l’hyménoptère, reste endormie un mois de plus. Son compagnon, d’une façon bien compréhensible, commence à s’agiter et à explorer de son regard myope le paysage. Et voilà ! Qu’est-ce qui est en pleine floraison à cette époque de l’année, dans son proche voisinage, si ce n’est la délicate orchidée, l’Ophrys speculum, dont les fleurs ressemblent étonnamment au corps de la femelle de l’insecte. Le reste est prévisible. Et c’est de cette manière que s’accomplit la pollinisation de l’orchidée, tandis que l’insecte va, de fleur en fleur, leur rendre hommage. Une pseudo-copulation, voilà comment Oakes Ames appelle ça : l’association symbiotique de deux systèmes de reproduction différents. L’orchidée Cryptostylis leptochila séduit la guêpe ichneumonide, la Lissopimpla semipunctata de la même manière, dans le même but, avec une adresse encore plus subtile, car le parfum qu’elle dégage ressemble à l’odeur de la guêpe femelle. Insidieux. Délicieux. Moralité à gogo, dans le sens philosophique le plus strict. Voilà ce qu’est l’éducation. Si mon cher oncle Albert, tout raide, et le président Eliot n’avaient pas existé, je n’aurais jamais bénéficié de ces expériences et de la lumière qu’elles jettent continuellement sur ma propre condition.

Par exemple, tandis que j’étais allongé là, sans savoir encore exactement où se situait ce « là », quelques cours sur les orchidées traversèrent ainsi mon esprit, entremêlés de bruits non identifiables et de formes et de couleurs indéfinissables. J’arrivai rapidement à la conclusion que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être, et que quelquefois, ça n’a pas d’importance. Et qu’on peut se faire baiser de la pire des façons, le plus souvent avec implication des muscles spinaux.

Je testai mon environnement à tâtons.

« Ouille ! Ouille ! » et « Ouille ! » dis-je – pendant combien de temps, je n’en sais rien – quand finalement l’environnement répondit en m’enfonçant un thermomètre dans la bouche et en prenant mon pouls.

– Vous êtes réveillé, Monsieur Cassidy ? s’enquit une voix dont le registre pouvait aller du féminin au neutre.

– Ouais, répondis-je, en ouvrant un œil et en le refermant aussitôt, après avoir examiné le visage de l’infirmière.

– Vous avez beaucoup de chance, Monsieur Cassidy, dit-elle en retirant le thermomètre. Je vais aller chercher le docteur maintenant. Il meurt d’envie de vous parler. Restez tranquille. Ne vous fatiguez pas.

Comme je ne me sentais pas un besoin particulier de faire des galipettes ou des tractions, ce ne me fut pas difficile d’obéir à ces ordres. Je refis le truc de l’œil, et cette fois, tout resta clair. Ce tout se composait de ce qui semblait être une chambre d’hôpital, avec moi dans un lit, près d’un mur, près d’une fenêtre. J’étais allongé sur le dos et découvris rapidement que toute ma poitrine était enveloppée de gaze et de sparadrap. Je tressaillis à l’idée de l’éventuel retrait de ce costume. Celui qui n’a pas été mutilé n’a pas le monopole de l’anticipation.

Quelques moments plus tard, semble-t-il, un jeune homme costaud, revêtu de l’inévitable blouse blanche, un stéthoscope débordant de sa poche, poussa un sourire dans la pièce et s’approcha plus près. Il transféra un carnet de notes d’une main à l’autre et se saisit d’une des miennes. Je crus qu’il voulait prendre mon pouls, mais non, c’était pour me la serrer.

– Monsieur Cassidy, je suis le docteur Drade, dit-il. Nous nous sommes rencontrés plus tôt, mais vous ne vous en souvenez pas. C’est moi qui vous ai opéré. Je suis content de voir que votre poignée de main est vigoureuse. Vous avez beaucoup de chance.

Je toussai, et cela me fit mal.

– Content de l’apprendre, dis-je.

Il leva son carnet.

– Puisque votre main va si bien, dit-il, puis-je avoir votre signature sur quelques papiers que j’ai là ?

– Attendez une minute, dis-je, je ne sais même pas ce qu’on m’a fait. Je ne vais pas signer comme ça.

– Oh ! ce n’est pas cela, dit-il. On vous fera signer ce genre de papier quand vous sortirez. Non, c’est simplement pour me donner la permission d’utiliser votre dossier médical et quelques photos que j’ai eu la chance d’obtenir pendant l’opération, en vue d’écrire un article.

– Quel genre d’article ? demandai-je.

– Sur la raison pour laquelle je vous ai dit que vous avez de la chance. Vous avez reçu une balle dans la poitrine, vous savez.

– Je suis parvenu à cette conclusion tout seul.

– N’importe qui, à votre place, en serait mort. Mais pas notre bon vieux Cassidy. Vous savez pourquoi ?

– Dites-moi.

– Votre cœur est inversé.

– Oh !

– Comment avez-vous fait pour vivre jusqu’ici sans vous apercevoir de l’anatomie particulière de votre système sanguin ?

– Ce n’est pas exactement cela, dis-je. Mais il faut bien dire que c’est la première fois que je reçois une balle en pleine poitrine.

– Eh bien, votre cœur est l’image inversée d’un cœur ordinaire. La veine cave est à gauche et l’artère pulmonaire reçoit le sang de votre ventricule gauche. Vos veines pulmonaires amènent le sang oxygéné à l’oreillette droite et le ventricule droit le propulse par la crosse aortique qui est orientée vers la droite. Votre myocarde, en conséquence, est hypertrophié non plus à gauche mais à droite. N’importe qui, à votre place, aurait été touché au ventricule gauche, ou peut-être aurait eu l’aorte sectionnée. Dans votre cas, la balle est entrée sans faire de dégâts à côté de la veine cave inférieure.

Je toussai encore une fois.

– Sans faire trop de dégâts, corrigea-t-il. Il y a quand même un trou. Mais je vous l’ai refermé très proprement. Vous serez sur pied en très peu de temps.

– Formidable.

– Maintenant, à propos de ces papiers…

– Ouais. O. K. ! N’importe quoi pour la science et le progrès.

Pendant que je signais ses papiers en me demandant sous quel angle la balle était entrée, je l’interrogeai :

– Comment m’a-t-on amené ici ?

– La police vous a amené à la salle des urgences, dit-il. Ils ne nous ont pas donné d’explications quant à la, euh, nature des circonstances dans lesquelles les coups de feu ont été tirés.

– Les coups de feu ? Combien y a-t-il eu de blessés ?

– Eh bien, sept en tout. Je ne suis pas censé discuter des autres patients, vous savez.

Je m’arrêtai au milieu d’une signature.

– Hal Sidmore est mon meilleur ami, dis-je, en levant le stylo et en regardant les formulaires d’une façon significative, et sa femme s’appelle Mary.

– Ils n’ont pas été sérieusement touchés, dit-il rapidement. M. Sidmore a eu le bras cassé et sa femme quelques égra-tignures. Voilà tout. En fait, il attend avec impatience de vous voir.

– Je veux le voir, dis-je. Je me sens très bien.

– Je vais vous l’envoyer dans un moment.

– Très bien.

Je terminai ma tâche et lui rendis son stylo et ses papiers.

– Ne pourrait-on pas me soulever un peu ? demandai-je.

– Je ne vois pas de contre-indication.

Il ajusta le lit.

– Et pourriez-vous être assez aimable pour me donner un verre d’eau…

Il me versa un verre d’eau, attendit pendant que je le buvais presque entièrement.

– O. K. ! dit-il. Je vous verrai plus tard. Cela vous ennuierait-il que je vienne avec quelques internes pour leur faire écouter votre cœur ?

– Non, si vous m’envoyez une copie de votre article.

– Très bien, répondit-il, je n’y manquerai pas. Ne vous fatiguez pas.

– J’y veillerai.

Il remballa son sourire et sortit. Je fis une grimace en voyant le signal lumineux DÉFENSE DE FUMER.

Un peu plus tard, je suppose, Hal s’aventura dans ma chambre. Entre-temps, une autre couche d’abrutissement et de confusion s’en était allée. Il était habillé et avait le bras droit – attendez une minute, non, excusez-moi – le bras gauche en écharpe. Il avait aussi un bleu sur le front.

Je lui souris pour lui montrer que la vie était belle et comme je savais déjà qu’il allait bien, je demandai :

– Comment va Mary ?

– Bien, dit-il. Vraiment bien. Un peu secouée et égratignée, mais rien de sérieux. Et toi, comment te sens-tu ?

– Il paraît qu’un imbécile m’a tiré dans la poitrine, dis-je, mais le docteur m’a dit que ça aurait pu être pire.

– Oui, il ne cesse de dire que tu as beaucoup de chance. D’ailleurs, il est tombé amoureux de ton cœur. Si c’était le mien, je me sentirais un peu mal à l’aise – allongé, comme ça, sans défense, et lui qui écrit toutes ces ordonnances…

– Merci. Je suis rudement content que tu sois venu me remonter le moral. Vas-tu me dire ce qui s’est passé ou faut-il que j’achète un journal ?

– Je n’avais pas réalisé que tu étais si pressé, dit-il. Je serai bref, alors : nous avons tous été blessés.

– Je vois. Maintenant, sois moins bref.

– Très bien. Tu as sauté sur le type au revolver…

– Jamie. Oui. Continue.

– Il t’a tiré dessus. Tu es tombé. Il a mis une croix sur ton nom. Puis, il a visé Paul.

– Enregistré.

– Mais pendant que Jamie était tourné vers toi, Paul avait réussi à se débarrasser en partie de ce qui lui était tombé dessus. Il a tiré sur Jamie à peu près en même temps que Jamie tirait sur lui. Et il l’a touché.

– Ils se sont donc tiré dessus. Enregistré.

– Je me suis occupé de l’autre type, quand tu as bondi sur Jamie.

– Zeemeister. Oui.

– Il avait eu le temps de prendre son revolver et de tirer plusieurs fois. Il m’a raté la première fois. Puis nous nous sommes battus. A propos, il est sacrément fort.

– Je le sais. À qui le tour, après ?

– Je n’en suis pas certain. Une balle ou un ricochet a éraflé le crâne de Mary et la seconde ou troisième balle – je n’en suis pas sûr – m’a touché au bras.

– Ça fait deux autres, de toute façon. Qui a tiré sur Zeemeister ?

– Un flic. C’est à peu près à ce moment-là qu’ils sont arrivés.

– Pourquoi étaient-ils là ? Comment savaient-ils ce qui se passait ?

– Je les ai entendus discuter après. Ils suivaient Paul…

–… qui nous suivait peut-être ?

– Il semble bien.

– Mais je croyais qu’il était mort. C’était dans les journaux.

– Là, j’en suis au même point que toi. Je ne connais toujours pas toute l’histoire. Sa chambre est gardée et personne ne veut parler.

– Il est encore en vie, alors ?

– Aux dernières nouvelles, oui. Mais c’est tout ce que j’ai pu apprendre à son sujet. Il semble que nous nous en soyons tous sortis.

– Dommage – pour deux en tout cas. Attends une minute, le docteur Drade a dit qu’il y avait eu sept blessés.

– Oui, c’est un peu embarrassant pour eux : un des flics s’est tiré une balle dans le pied.

– Oh ! Les sept sont là, alors. Quoi d’autre ?

– Quoi d’autre quoi ?

– As-tu appris quelque chose avec tout ça ? Par exemple, ce qu’il est advenu de la pierre ?

– Non. Rien. Tu sais tout ce que je sais.

– Dommage.

Je me mis à bâiller sans pouvoir me contrôler. C’est à peu près à ce moment-là que l’infirmière entra prendre de mes nouvelles.

– Je dois vous demander de partir, dit-elle à Hal. Il ne faut pas le fatiguer.

– Oui, d’accord, dit Hal. Je rentre chez moi, Fred. Je reviendrai dès qu’on me dira quand je peux te voir. As-tu besoin de quelque chose ?

– Y a-t-il un masque à oxygène ici ?

– Non. Il est dans le couloir.

– Alors, des cigarettes. Et dis-leur d’éteindre ce foutu signal. Non, ce n’est rien. Je le ferai. Excuse-moi. Je ne peux pas m’arrêter. Tous mes vœux de rétablissement à Mary. J’espère qu’elle n’a pas de maux de tête. Est-ce que je t’ai jamais parlé des fleurs qui baisaient avec des guêpes ?

– Non.

– Je crois qu’il serait temps de partir, répéta l’infirmière à Hal.

– Très bien.

– Dis à cette dame qu’elle n’a rien d’une orchidée, dis-je, même si elle me donne envie d’être une guêpe.

Je glissai dans ce doux néant où la vie est, de loi, plus simple, et sentis qu’on abaissait mon lit.

Somnolence. Somnolence. Somnolence.

Lueur ?

Lueur. Reflets et luminosité aussi.

J’entendis qu’on entrait dans ma chambre et ouvris les yeux juste le temps de constater qu’il faisait encore jour.

Encore ?

J’essayai d’évaluer le temps écoulé. Un jour et une nuit et une moitié d’un autre jour avaient passé. J’avais mangé plusieurs fois, parlé avec le docteur Drade et été ausculté par les internes. Hal était revenu, plus en forme, m’avait apporté des cigarettes, Drade m’avait dit que je pouvais les fumer contre ses indications. Ce que j’avais fait. Puis, j’avais dormi encore. Ah ! oui, j’y étais…

Deux silhouettes passèrent dans l’entrebâillement de mon champ de vision, se mouvant lentement. Le toussotement que j’entendis provenait de la gorge de Drade.

Finalement : « Monsieur Cassidy, êtes-vous réveillé ? » sembla-t-il se demander tout haut.

Je bâillai, m’étirai et fis semblant de m’éveiller au monde, tout en estimant la situation. À côté de Drade, se tenait un autre individu, grand, à l’air sévère. Le costume sombre et les lunettes fumées qu’il portait y étaient pour quelque chose. Je supprimai un jeu de mots à propos des croque-morts, quand je vis que la main droite de l’homme était enroulée autour de la laisse d’un harnais attaché à un chien malingre, qui essayait de se mettre au garde-à-vous à ses pieds. Dans la main gauche, l’homme tenait la poignée d’une petite valise qui avait l’air d’être lourde.

– Oui, dis-je, en m’accrochant à la barre pour me redresser. Que se passe-t-il ?

– Comment vous sentez-vous ?

– Très bien, je suppose. Oui. Reposé.

– Bon. La police a envoyé ce gentleman pour discuter avec vous. Il a demandé à ce que l’entretien soit privé. Aussi, avons-nous préciser de ne pas vous déranger. Il s’appelle Nadler, Theodore Nadler. Je vais vous laisser, maintenant.

Il guida Nadler jusqu’à la chaise réservée aux visiteurs, l’assit et sortit, en fermant la porte derrière lui.

Je bus un verre d’eau et regardai Nadler.

– Que voulez-vous ? demandai-je.

– Vous le savez très bien.

– Essayez de mettre une annonce, suggérai-je.

Il enleva ses lunettes, me sourit.

– Essayez d’en lire quelques-unes. Du genre « On demande de l’aide. »

– Vous devriez être dans le corps diplomatique, dis-je, et son sourire se tendit, son visage vira au pourpre.

Je souris en l’entendant soupirer.

– Nous savons que vous ne l’avez pas, Cassidy, dit-il finalement, et ce n’est pas ce que je vous demande.

– Alors, pourquoi m’avoir agressé comme vous l’avez fait ? Pour le simple plaisir ? Vous m’avez vraiment tué, vous savez en m’obligeant à avoir ce doctorat. Si j’avais quelque chose qui vous intéressait, ce serait le prix fort maintenant, croyez-moi.

– Combien ? dit-il un peu trop rapidement.

– Pour quoi ?

– Pour m’assurer vos services.

– Dans quel domaine ?

– Nous pensons à vous offrir un job qui pourrait vous intéresser. Que diriez-vous de devenir spécialiste de la culture extra-terrestre à la mission américaine de l’O. N. U. ? Le poste exige un doctorat en anthropologie. »

– Depuis quand existe-t-il, ce job ? demandai-je.

De nouveau, il sourit.

– C’est assez récent.

– Je vois. Et quelles en seraient les fonctions ?

– La première consisterait en une mission spéciale, une sorte d’enquête.

– Une enquête sur quoi ?

– La disparition de la pierre des étoiles.

– Oh ! Oh ! Eh bien, je dois admettre que le sujet titille ma curiosité, dis-je, mais pas au point de me donner envie de travailler pour vous.

– Vous ne travaillerez pas pour moi, en fait.

Je pris mon paquet de cigarettes, en allumai une avant de demander :

– Pour qui, alors ?

– Donnez-m’en donc une, dit une voix familière, et le chien malingre se leva pour s’approcher de mon lit.

– Tiens, le Lon Chaney de la haute société interstellaire, observai-je. Vous n’êtes pas à votre mieux en chien, Ragma.

Il décortiqua plusieurs morceaux de son déguisement et accepta du feu. Je n’arrivais pas à voir de quoi il avait l’air sous ses poils.

– Alors, vous avez encore réussi à vous faire blesser, reprit-il, vous ne pouvez pas dire qu’on ne vous a pas averti.

– C’est exact, dis-je, je l’ai fait les yeux grand ouverts.

– Et inversés, répliqua-t-il, en repoussant ma couverture et en regardant dessous. Les cicatrices des blessures que vous avez subies en Australie sont maintenant sur l’autre jambe.

Il laissa retomber la couverture et vint s’asseoir près de ma table de chevet.

– Non pas que j’avais besoin de regarder pour m’en assurer, ajouta-t-il. J’ai entendu parler de votre merveilleux cœur inversé en venant ici. Et j’avais comme l’impression que c’était vous l’idiot qui s’était amusé avec l’unité d’inversion. Ça vous dérangerait de me dire pourquoi ?

– Oui, répondis-je.

Il haussa les épaules.

– Très bien. Il est encore un peu tôt pour que vous atteignez le stade de la malnutrition. J’attendrai.

Je tournai les yeux vers Nadler.

– Vous n’avez toujours pas répondu à ma question, dis-je. Pour qui travaillerai-je ?

Cette fois, il sourit largement.

– Pour lui, dit-il.

– Vous voulez rire ? Depuis quand le Département d’État engage-t-il des faux wombats et des chiens d’aveugle ? Des résidents extra-terrestres, de surcroît ?

– Ragma ne fait pas partie du Département d’État. Il prête ses services aux Nations unies. Si vous travaillez avec nous, vous serez immédiatement attaché à une équipe spéciale des Nations unies, dont il est le chef.

– On vous prête comme une sorte de livre de bibliothèque, alors, dis-je en me retournant vers Ragma. Si vous m’expliquiez ?

– C’est pour cette raison que je suis ici, répondit-il. Comme vous le savez, évidemment, l’objet, généralement connu sous le nom de pierre des étoiles, a disparu. Vous en avez été, apparemment, en. possession pendant un temps et, en conséquence et pour diverses raisons, vous étiez le centre d’intérêt d’un certain nombre de personnes concernées par le recouvrement de la pierre.

– Paul l’a-t-il eue en main ?

– Oui. On lui avait demandé d’en faire une copie pour l’exposer.

– Alors, il a plutôt fait preuve de négligence.

– Oui et non. Un homme très particulier, ce professeur Byler, et l’instrument d’une coïncidence qui a compliqué les choses d’une façon absolument imprévisible. Vous voyez, on lui a demandé de faire ce travail, parce qu’on le considérait comme la personne la plus qualifiée dans ce domaine. Dans le passé, il a travaillé beaucoup sur les synthétiques et les cristaux, et sur ce genre de choses. Et il a construit un très beau spécimen, au point qu’un comité de spécialistes a été, en fait, incapable de le distinguer de l’original. Un tribut à l’habileté de cet homme ? C’est ce qu’il semblait, au début. Je ne sais pas comment vos gens auraient pu déceler le faux dans des circonstances ordinaires.

– Il a gardé l’original et leur a rendu une copie, avec une copie de la copie ?

– Rien d’aussi simple, dit Ragma. Ainsi qu’il s’est avéré, l’objet qu’on lui a donné à copier n’était pas la pierre des étoiles. La substitution avait eu lieu beaucoup plus tôt autant que nous le savons maintenant, quelques minutes après la réception officielle de la pierre par le secrétaire général des Nations unies. Peut-être avez-vous eu l’occasion de voir cet événement à la télévision ?

– Tout le monde l’a vu. Que s’est-il passé ?

– L’un des gardiens l’a échangée contre une fausse pierre pendant qu’on la convoyait jusqu’au coffre. L’échange n’a pas été décelé. Il est parti avec la pierre authentique et le professeur Byler a reçu la contrefaçon à copier.

– Alors, comment Paul est-il impliqué dans… ?

– Coïncidence, dit-il, coïncidence dont il faut tenir compte dans toute histoire. Je suis surpris que vous ne me demandiez pas où le gardien s’était procuré la copie.

Je m’affaissai un peu. Je me demandai si ça me ferait mal de rire.

– Pas… Paul ? dis-je. Dites-moi que ce n’est pas lui qui a fait la première copie.

– Mais si, dit Ragma. Sur la base de quelques photos et d’une description écrite. Voilà qui est vraiment tout à son honneur. Dans le domaine technique, c’est vraiment le meilleur.

Je mâchouillai ma cigarette.

– Alors, il a reçu sa propre copie pour en faire une copie ?

– Précisément. Ce qui le plaçait dans une position pour le moins désagréable. Il lui fallait travailler à partir d’une contrefaçon, alors qu’il avait maintenant à sa disposition beaucoup mieux que quelques photos et une description de l’objet. Et les Nations unies qui lui demandaient de recopier son propre travail !

– Mais attendez ! C’est lui qui avait la véritable pierre ? Je croyais que le gardien l’avait emportée ?

– J’y arrivais justement. Le gardien l’a apportée au professeur Byler. Il avait peur que la première copie ne soutienne pas un examen approfondi, surtout de la part de visiteurs extraterrestres qui auraient pu l’avoir vue autre part et connaître sa composition chimique – une chose que, peut-être seul, un extraterrestre aurait pu déceler. En tout cas, son intention était de produire une meilleure copie, cette fois, et de l’échanger, par le même gardien, contre son ancien modèle. La seconde version, pensait-il, pourrait soutenir l’examen plus longtemps. Il était donc confronté au dilemme suivant : rendre la première version et une copie, ou rendre deux pierres de la deuxième génération, dont il était assez fier. Il l’a résolu en rendant la première ver-sion et une copie, parce qu’il craignait qu’entre-temps les autorités n’aient fait une étude détaillée de ses propriétés et enregistré ses coordonnées.

Je secouai la tête.

– Mais pourquoi ? Pourquoi, diable, tout ce galimatias, pour commencer ?

Ragma éteignit sa cigarette et soupira.

– L’homme est profondément attaché à la monarchie britannique.

– Les bijoux de la couronne ! m’exclamai-je.

– Exactement. Quand la pierre des étoiles est arrivée sur Terre, les bijoux en sont partis. Il était obsédé par cette perte, par ce qu’il considérait comme un marché injuste, une insulte à la souveraine.

– Mais ils sont toujours à elle, en fait, et toujours disponibles. Les Anglais ont approuvé leur prêt ad infinitum sous ces conditions.

– Il semble que nous voyons tous deux les choses de cette façon, dit Ragma. Mais pas lui. Comme bien d’autres d’ailleurs, le gardien, par exemple, qui ont coopéré avec lui dans cette aventure.

– Que comptaient-ils faire exactement ?

– Ils avaient l’intention d’attendre un moment, que vos relations avec les autres races s’élargissent et que les bénéfices de cette association soient fermement ancrés dans l’esprit du public. À ce moment-là, ils auraient annoncé que la pierre des étoiles était un faux – fait aisément vérifiable par les autorités extraterrestres – puis qu’ils détenaient l’original contre rançon. Le prix, bien entendu, étant le retour sur Terre des bijoux de la couronne.

– Ainsi, c’est une bande de cinglés qui était derrière tout cela. Ce qui explique même un certain toast dont j’ai eu vent dans mon appartement. Ils m’attendaient, sans aucun doute, pour me demander où elle était.

– Oui. Ils vous cherchaient. Mais nous les surveillions nous aussi. Ils représentaient plus un désagrément qu’une menace, en réalité, et ils pouvaient même nous aider à retrouver la pierre si nous les laissions faire. Ce qui nous semblait suffisant pour contrebalancer les inconvénients que cela pouvait présenter.

– Que se serait-il passé si tout s’était déroulé selon leurs plans ?

– Si le plan avait réussi, alors, la Terre aurait été exclue du cycle d’échanges et probablement mise au ban du commerce, du tourisme et des échanges culturels et scientifiques. Cela aurait également minimisé sérieusement vos chances d’être invités à vous joindre à la confédération officielle que nous avons établie, une organisation, en gros, équivalente à celle des Nations unies ici.

– Et un homme intelligent comme Paul ne peut pas comprendre ça ? On se demande, dans ce cas, si nous sommes prêts pour une chose de cette envergure.

– Oh ! il a compris, maintenant. C’est lui qui nous a donné tous les détails sur ce qui s’était passé. Ne soyez pas trop dur avec lui. Les sentiments échappent souvent à l’intellect

– Mais que lui est-il arrivé ? J’ai entendu dire qu’il avait été tué.

– Il a été attaqué et sérieusement blessé. Mais la police est arrivée sur les lieux au moment même où ses assaillants partaient. Ils possédaient un équipement médical d’urgence, et ils l’ont transporté aussitôt à l’hôpital où on lui a fait un certain nombre de transplantations d’organes, qui ont toutes réussi. Après cela, il s’est mis en contact avec les autorités et leur a raconté toute l’histoire. Son changement de sentiments a été d’autant plus rapide que ses assaillants étaient de ses anciens associés.

– Zeemeister et Buckler ne me semblent pas être le genre d’individus dont l’intellect est dirigé par les sentiments, dis-je.

– Exact. Ce sont, fondamentalement, des bandits. Encore récemment, leur principale activité consistait à faire le trafic d’organes. Avant cela, ils se sont livrés à toutes sortes de commerces illicites, mais il semble que le marché des organes était en plein boom. Ils se sont engagés dans le vol de la pierre des étoiles plus par appât du gain que par idéalisme. Aucun autre membre de la conspiration n’était un criminel dans le sens professionnel du terme. C’est pour cette raison qu’ils ont engagé Zeemeister – pour s’occuper du vol de la pierre. Son dessein ultime, cependant, était de tripler tout le monde.

– Doubler, dis-je, en lui allumant une autre cigarette.

– Oui, c’est cela. Il avait l’intention de s’approprier la pierre à un moment donné et de la rendre aux autorités contre une certaine somme d’argent et l’assurance de l’impunité de leur crime.

– Si c’était arrivé ainsi, quel effet cela aurait-il eu sur nos chances d’entrer dans la confédération ?

– Cela n’aurait pas été aussi grave que de l’utiliser pour l’échanger contre les bijoux de la couronne, dit-il. Dans la mesure où vous pouvez la rendre quand on vous le demande, tout problème intérieur concernant sa sécurité vous regarde.

– Alors, quel est votre véritable rôle dans cette affaire ?

– Je n’aime pas considérer les choses d’une manière aussi terriblement stricte, répondit-il. Vous êtes nouveau dans le jeu, et j’essaie de vous donner toutes les chances. J’aimerai qu’on retrouve la pierre et que l’indicent soit oublié.

– Très gentil à vous, dis-je. Aussi vais-je essayer d’être raisonnable. Je suppose donc que Paul avait la véritable pierre et qu’il vous a dit qu’il croyait qu’elle était passée entre notre possession lors d’une certaine partie de cartes dans son labo.

– C’est exact.

– Ainsi, il est possible et même probable que Hal et moi l’ayons eue dans notre appartement pendant un certain temps. Et puis, elle a disparu.

– Il semblerait, en effet, que les choses se soient passées ainsi.

– Que voulez-vous donc que je fasse, réellement si j’accepte votre job ?

– Une chose absolument prioritaire, dit-il. Puisque vous n’avez pas voulu quitter la Terre pour être examiné par un analyste télépathe, et dans la mesure où les qualifications de Sibla n’ont pas obtenu votre approbation, j’aimerai obtenir votre consentement au projet que nous avons conçu, et dans ce cas, j’amènerai sur Terre une personne qualifiée.

– Vous pensez donc toujours que je détiens une piste au fin fond de mon cerveau ?

– Il nous faut bien en admettre la possibilité, n’est-ce pas ?

– Oui, en effet. Et Hal ? Peut-être possède-t-il aussi des informations au niveau du subconscient ?

– C’est également une possibilité qu’il faut envisager. Bien que je sois enclin à le croire quand il affirme péremptoirement qu’il a laissé la pierre chez vous quand il a déménagé. Cependant, il vient d’accepter, a-t-il dit à M. Nadler, de se soumettre à n’importe quelle technique de sondage de l’esprit pour nous aider.

– Alors, moi aussi. Amenez votre analyste. Mais qu’il connaisse son boulot et qu’il ne m’enlève pas vers un autre monde.

– Très bien. L’affaire est conclue alors. Cela signifie-t-il que vous acceptez notre job ?

– Pourquoi pas ? Autant qu’on me paie pour cela – surtout si les chèques viennent de ceux qui m’ont privé de mes moyens d’existence.

– Alors, nous allons en rester là pour l’instant Le voyage de l’analyste que j’ai trouvé demandera plusieurs jours. Entre-temps, il vous suffit de remplir certains formulaires et de les signer, pour Monsieur Nadler. Pendant que vous vous occupez de cela, je vais aller assembler l’équipement que nous avons apporté.

– Quel équipement ?

– Votre jambe s’est cicatrisée très vite, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Je suis prêt à faire la même chose pour votre blessure à la poitrine. Vous pourrez ainsi quitter l’hôpital ce soir même.

– Voilà qui serait une très bonne chose. Et après ?

– Après, il vous faudra rester à l’abri de tout ennui possible pendant quelques jours. Ce qui peut être fait soit en vous enfermant, soit en vous faisant surveiller, étant bien entendu que vous chercherez à éviter toute situation dangereuse. Je suppose que vous préférez cette seconde solution ?

– Votre supposition est correcte.

– Alors, remplissez les papiers. Je vais aller faire chauffer l’unité et vous endormirai d’ici peu.

Et c’est ce qui se passa.

Plus tard, comme ils se préparaient à partir – après avoir remballé tout leur équipement médical et les formulaires standards – Nadler ayant réintégré son rôle d’aveugle et Ragma son harnais – ce dernier se tourna vers moi et me demanda d’un ton presque trop désinvolte : « À propos, maintenant que nous sommes parvenus à un certain accord, consentiriez-vous à me dire pourquoi vous vous êtes fait inverser ? »

J’étais sur le point de le lui dire. Il n’y avait aucune raison que je lui cache le moindre détail de cette affaire, maintenant que nous étions du même côté tous les deux, pour ainsi dire.

Je décidai que je pouvais tout aussi bien lui confier le pourquoi de la chose.

J’ouvris la bouche, mais les mots ne s’assemblèrent pas pour se former correctement. Je sentis une minuscule contraction dans ma gorge, une certaine lourdeur de la langue et une flexion spontanée des différents muscles faciaux, tandis que je souriais faiblement, hochais la tête et dis :

– J’aimerai mieux qu’on parle de ça une autre fois, d’accord ? Disons demain ou après-demain ?

– Très bien, dit-il, ça n’a rien d’urgent. Quand il le faudra, nous pourrons inverser l’inversion. Reposez-vous maintenant, mangez tout ce qu’on vous donnera et voyez comment vous vous sentez. M. Nadler ou moi-même vous contacterons à la fin de la semaine. Bon après-midi.

– Salut.

– À bientôt, dit Ragma.

Ils laissèrent la porte légèrement entrouverte derrière eux. Je ne doutais pas un moment qu’il me manquait un morceau du puzzle. Mais à eux aussi. J’avais voulu tout leur dire mais mon corps m’avait « triplé ». Je trouvais cela particulièrement effrayant parce que cela me rappelait mon expérience dans le bus qui me ramenait chez moi. Je voyais encore les rides soucieuses sur le front du vieil homme quand il m’avait demandé si tout allait bien. Était-ce quelque chose de similaire qui venait de m’arriver, une répercussion bizarre sur mon système nerveux ? Un effet de l’inversion ? Tout avait été si bien calculé, pourtant… Je n’aimais pas ça du tout. Rien de ce que j’avais appris sur l’homme et ses multiples caractéristiques ne m’était d’utilité dans ce cas.

Président Eliot, nous avions des problèmes à résoudre.

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