4.

Suspendu là-haut, à quelque trente ou quarante mille kilomètres de la Terre, j’étais en première ligne pour apprécier le spectacle si jamais la Californie en venait à être le théâtre d’un tremblement de terre, glisser et s’évanouir dans le Pacifique. Malheureusement, l’événement ne se produisit pas. Au contraire, le monde entier continuait à tourner sous mes yeux, tandis que le vaisseau poursuivait sa course sur son orbite et que la discussion s’éternisait derrière mon dos.

Cependant, au rythme où allaient les choses, il semblait possible que la faille de San Andreas ait d’autres occasions de me faire assister au spectacle désiré, en même temps qu’elle fournirait à un futur Donnelly le matériel nécessaire pour écrire un livre traité de main de maître sur les particularités de ce monde antédiluvien et sur sa décadence. Quand on a rien de mieux à faire, on peut toujours espérer.

Tandis que, par le hublot à côté duquel je reposais, étant censé dormir, écoutant à demi le dialogue échauffé entre Charv et Ragma, je contemplais la Terre, puis le ciel clouté d’étoiles qui l’entourait, infini dans l’infini, je fus envahi d’une merveilleuse sensation, due sans aucun doute à la fois à la redécouverte de mon confort après toutes ces aventures, à la satisfaction presque métaphysique de mes tendances acrophiliaques et à une bonne fatigue qui s’infiltrait lentement, délicieusement, dans tout mon corps, comme de doux flocons de neige. C’était la première fois que je me trouvais à cette altitude, que je contemplais la Terre de cette distance, et j’essayais d’y trouver quelques repères, submergé par la notion de l’espace, l’espace, et encore de l’espace. La beauté fondamentale des choses, telles qu’elles sont et telles qu’elles peuvent être, m’atteignit alors, et je me souvins des quelques lignes que j’avais gribouillées longtemps auparavant, quand j’avais dû abandonner à regret mon UV de maths plutôt que d’obtenir une licence :

Seul Lobatchevski a contemplé la Beauté Pure,

Avec ses courbes ici, ici et là, là et là-bas.

Ses sillons parallèles convergent pour se moquer

de celui que fascine les beautés callipyges.

Son glorieux triangle compte

Moins de cent quatre-vingts degrés.

À sa symétrie hyperbolique Riemann n’a pas rendu hommage,

Lui, dont les goûts allaient aux courbes plus simples,

Telles les rondeurs teutonnes.

L’ellipse se suffit à elle-même.

Si je dois voir la Beauté toute nue

Qu’on me donne alors des hyperboles.

Le monde est tout en courbes,

du moins me l’a-t-on dit,

et de lignes droites, point n’existent en son sein.

Tel est donc mon souhait avant de mourir :

Voir par les yeux de Lobatchevski.

Je me sentais très ensommeillé. Je venais de passer par des périodes de conscience et d’inconscience et n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé. Ma montre, naturellement, ne m’était d’aucun secours. Je résistai, cependant, à l’envie de me laisser aller au sommeil, à la fois pour prolonger ces idées esthétiques et pour savoir ce qui se passait autour de moi.

Je ne savais pas si mes sauveteurs avaient compris que j’étais réveillé, parce que je ne pouvais pas les voir, allongé comme j’étais, mollement prisonnier d’une sorte de hamac de texture légère. Et même s’ils en avaient conscience, le fait qu’ils conversaient dans un langage extra-terrestre les protégeait évidemment de mon oreille indiscrète. Quelque temps plus tôt, j’avais lentement découvert que ce qui les aurait le plus surpris, probablement, me surprenait encore plus. C’était la découverte que, quand je leur accordais un moment de mon attention dispersée, je comprenais ce qu’ils disaient.

C’est un phénomène difficile à décrire, mais je vais essayer : si j’écoutais intensément leurs paroles, elles s’éloignaient de moi, aussi inaccessibles qu’un poisson dans un aquarium surpeuplé. Par ailleurs, si je contemplais simplement l’eau, je pouvais suivre les changements de couleur, le flux, les tons et les reflets. Et en même temps, je comprenais ce qu’ils disaient. Pourquoi il en était ainsi, je n’en avais aucune idée.

Et puis, au bout d’un moment, j’avais cessé de m’en inquiéter, car leur dialogue était pour le moins monotone. Il était considérablement plus satisfaisant de contempler la courbe cycloïdale du mont Chimborazo quand on se trouvait quelque part au-dessus du pôle Sud, de voir cette portion de la surface du globe reculer à mesure que le vaisseau tournait autour de son orbite.

Ces pensées me troublèrent soudain. D’où venait cette dernière idée, en réalité ? Elle était magnifique mais venait-elle de moi ? Une valve s’était-elle ouverte dans mon inconscient, libérant une rivière de libido qui découpait de gros morceaux d’idées diverses dans les berges entre lesquelles elle se déversait, pour les déposer en couches de sable fin étincelant, là où d’habitude mon esprit se reposait tout à loisir ? Ou bien s’agissait-il d’un phénomène de télépathie – moi, dans une position particulièrement vulnérable, en la seule compagnie de deux extra-terrestres sur des kilomètres et des kilomètres à la ronde ? L’un d’entre eux était-il logophile ?

Mais cette hypothèse ne me satisfaisait pas. J’étais persuadé que le fait que je comprenne leur langue, par exemple, n’avait rien de télépathique. Leur discours devenait de plus en plus clair maintenant – des mots et des phrases me parvenaient et non plus seulement dans leur sens abstrait. Je ne sais par quel miracle, je connaissais leur langue, la signification des sons. Je ne lisais pas simplement leur esprit.

Alors quoi ?

Me sentant un cran au-dessus du sacrilège, j’extirpai de moi le sentiment de paix et de plaisir transcendants et le repoussai de toutes mes forces. Réfléchis, sacré bon Dieu ! ordonnai-je à mon cortex. Fais des heures supplémentaires. Salaire doublé. Remue-toi !

Je retournai mes souvenirs dans tous les sens, essayai de remonter dans le passé, jusqu’à la soif, le froid, la douleur, le matin… Oui, l’Australie. J’y étais…

Le wombat avait réussi à convaincre le kangourou qui s’appelait, comme je l’appris plus tard, Charv, que de l’eau me ferait plus de bien pour le moment qu’un sandwich au beurre de cacahuète. Charv avait reconnu la supériorité de la sagesse du wombat dans le domaine de la physiologie humaine et avait péché une fiasque dans sa poche. Le wombat qui s’appelait, je l’appris alors, Ragma, enleva ses pattes – ou plutôt ses gants en forme de pattes – exhibant des mains à six doigts, pouce opposé, et m’administra le liquide à petites doses. Pendant qu’il se livrait à cette occupation, j’étais arrivé à la conclusion que ce devait être des détectives extra-terrestres, déguisés en faune locale. Leurs raisons étaient loin d’être claires.

– Vous avez beaucoup de chance, m’avait dit Ragma.

Quand j’eus finis de m’étrangler, je dis :

– Je commence à apprécier l’expression « autre pays, autres mœurs ». Je suppose que vous êtes un membre de la race des masochistes.

– En général, on remercie ceux qui vous ont sauvé la vie, répliqua-t-il. Vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase : vous avez eu beaucoup de chance que nous passions par là.

– Je suis d’accord avec le premier terme de la proposition. Merci. Mais les coïncidences sont comme des élastiques. Tirez dessus trop fort et elles craquent. Pardonnez-moi si, en ces circonstances, je suspecte quelque dessein dans notre rencontre.

– Je déplore que vos soupçons se portent sur nous, dit-il, alors que tout ce que nous avons fait, c’est de vous prêter secours. Votre indice de cynisme doit être encore plus élevé qu’on nous l’avait indiqué.

– Indiqué ? Par qui ? demandai-je.

– Je n’ai pas la permission de vous le dire, répondit-il.

Il coupa court à toute réponse acerbe de ma part en me versant de l’eau dans la gorge. À moitié étouffé, je réfléchis pourtant et modifiai ma première pensée en un « C’est ridicule ! »

– Je suis d’accord, dit-il. Mais maintenant que nous sommes ici, tout va rentrer dans l’ordre.

Je me levai, étirai tous mes membres, enlevai quelques crampes de mes muscles noués et m’assis sur un rocher proche pour combattre un petit étourdissement.

– Très bien, dis-je, voulant prendre une cigarette et les trouvant toutes écrasées. Que diriez-vous de réfléchir à ce qu’il vous est permis de dire et de me le dire ?

Charv sortit un paquet de cigarettes – ma marque préférée – de sa poche et me le passa

– S’il vous le faut absolument, dit-il.

Je hochai la tête d’un signe affirmatif, ouvris le paquet, allumai une cigarette.

– Merci, dis-je en lui rendant le paquet.

– Gardez-le, je préfère la pipe, disons. À ce propos, il me semble que vous avez plus besoin de repos et de nourriture que de nicotine. Selon le petit appareil que je porte sur moi et qui contrôle votre cœur, votre tension et votre métabolisme basai…

– Ne vous laissez pas impressionner, dit Ragma, prenant lui-même une cigarette et produisant du feu de quelque part. Charv est un hypocondriaque. Mais je pense quand même que nous devrions retourner à notre vaisseau avant de parler. Vous n’êtes pas encore hors de danger.

– Vaisseau ? De quel genre ? Où est-il ?

– À cinq cents mètres d’ici, à peu près, offrit Charv, et Ragma a raison. Il serait plus sage de quitter ces lieux immédiatement.

– Il faut bien que je vous fasse confiance, dis-je. Mais vous me cherchiez – moi, en particulier – n’est-ce pas ? Vous connaissiez mon nom. Vous semblez savoir pas mal de choses à mon sujet…

– Vous avez donc répondu à votre propre question, répliqua Ragma. Nous avions des raisons de croire que vous étiez en danger et il semble que nous ne nous soyons pas trompés.

– Comment ? Comment le saviez-vous ?

Ils se regardèrent.

– Désolé, dit Ragma. C’en est une autre.

– Une autre quoi ?

– Chose qu’il ne nous est pas permis de dire.

– Qui vous dit ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ?

– Encore une.

Je soupirai.

– O. K. ! Je pense que je peux me traîner jusque-là. Si je ne le peux pas, vous le saurez tout de suite.

– Très bien, dit Charv, tandis que je me mettais debout.

Je me sentais plus assuré sur mes jambes, cette fois, et cela devait se voir. Il hocha la tête, se retourna et se mit en route, d’une démarche qui n’avait rien de celle d’un kangourou. Je le suivis, Ragma à mes côtés. Il avait opté pour la progression bipède, cette fois.

Le terrain était assez plat et nous allions bon train. Au bout de quelques minutes de mouvements, je fus même capable de penser avec un certain enthousiasme au sandwich au beurre de cacahuète. Toutefois, avant que je puisse faire quelque commentaire sur l’amélioration de mon état, Ragma cria quelque chose en extra-terrestre.

Charv répondit et accéléra le pas, trébuchant presque sur les extrémités inférieures de son déguisement.

Ragma se tourna vers moi. « Il va en avant pour faire chauffer les moteurs, m’expliqua-t-il, pour décoller rapidement. Si vous vous sentez capable d’aller plus vite, de grâce, faites-le. »

J’accédai à son désir du mieux que je pus et :

– Pourquoi doit-on se presser ? demandai-je.

– J’ai l’ouïe extrêmement sensible, dit-il, et je viens de détecter que Zeemeister et Buckler ont pris l’air. Ce qui indique soit qu’ils vous cherchent, soit qu’ils s’en vont. Et il vaut toujours mieux prévoir le pire.

– J’en déduis que ce sont mes invités inattendus et que leurs noms font partie des choses qu’il vous est permis de dire. Qui sont-ils ?

– Ce sont des branguits.

– Des branguits ?

– Des individus antisociaux, des briseurs intentionnels de loi.

– Oh ! des bandits. Oui, c’est la conclusion à laquelle je suis parvenu moi-même. Que savez-vous d’eux ?

– Morton Zeemeister, dit-il, se livre à de nombreuses activités de ce genre. C’est le gros aux cheveux clairs. Normalement, il reste à l’écart de la scène et engage des sous-fifres pour exécuter ses projets. L’autre, Jamie Buckler, est l’un d’eux. Il a fait pas mal de travaux pour Zeemeister au cours de ces dernières années et a été récemment promu garde du corps.

Mon propre corps était en train de protester contre l’accélération de notre allure, à ce stade, aussi n’étais-je pas absolument certain que le bourdonnement dans mes oreilles était le produit d’un raz de marée du sang qui coulait dans mes veines ou le bruit de l’oiseau sinistre. Ragma se chargea d’ôter tous mes doutes.

– Ils viennent par ici, dit-il. Assez rapidement Êtes-vous capable de courir ?

– Je vais essayer, dis-je en ramassant mes forces.

Le terrain descendit, puis remonta et je vis apparaître, devant moi, ce que je supposais être leur vaisseau : une cloche aplatie de métal gris, avec des carrés plus foncés qui devaient être des hublots, parsemant irrégulièrement la surface, un panneau ouvert… Mes poumons soufflaient comme un accordéon à un mariage polonais et je sentis la première vague d’obscurité envahir ma tête. J’allais encore m’enfoncer dans le noir, je le savais.

Puis vint ce clignotement familier, comme si je faisais un pas en arrière dans la réalité. Je sentais que mon sang refluait dans mes tripes, me laissant sans forces, et je m’en voulus d’être soumis à ces pompes hydrauliques. J’entendis des coups de feu par-dessus le bourdonnement grandissant, comme sur une bande sonore d’un film lointain. Même ça ne fut pas suffisant pour me redonner des forces. Quand votre propre adrénaline vous laisse tomber, à qui peut-on se fier ?

Je désirais du plus profond de mon cœur atteindre ce panneau ouvert et disparaître à l’intérieur. Il n’était pas si loin. Mais je savais maintenant que je n’y arriverais pas. Absurde façon de mourir. Si proche du but, sans comprendre de quoi il s’agissait..

– J’arrive ! criai-je à la forme bondissante à côté de moi, sans savoir si les mots étaient vraiment sortis dans cet ordre.

Le bruit des coups de feu continuait, aussi léger que du pop-corn d’elfes. Il restait moins de dix enjambées à parcourir, j’en étais certain, moi qui estimais les distances pas à pas. Levant les bras pour me protéger la figure, je tombai, ignorant si j’avais été touché, à peine capable de m’en soucier. Je tombai, dans une bienheureuse inconscience, qui abolit le sol, le bruit, les ennuis, mon envol.

Ainsi, ainsi et ainsi : m’éveillant, tel une créature de tissus et d’ombres ; avançant et reculant le long d’une échelle graduée de douceur/obscurité, bien-être/ombre, lueur/brillance ; tout le reste transposé et traduit en couleurs et sons, dont j’essayais d’équilibrer les fonctions.

Avance dans la lumière crue. Recul dans la douceur de l’obscurité…

– M’entendez-vous, Fred ? – le velours du crépuscule.

– Oui, – mes graduations lumineuses.

– Mieux, mieux, mieux…

– Quoi/qui ?

– Plus près, plus près, que pas un son ne trahisse…

– Comme ça ?

– C’est mieux ; comme ça, impossible de percevoir les conversations intérieures…

– Je ne comprends pas.

– Plus tard. Une chose surtout, une chose à dire : Article 7224, section C. Répétez.

– Article 7224, section C. Pourquoi ?

– S’ils veulent vous enlever – et ils le veulent – dites-leur. Mais pas pourquoi. Rappelez-vous.

– Ouis, mais…

– Plus tard…

Une créature de tissus et d’ombres, brillante, plus brillante, lisse, plus lisse. Dure. Claire.

Étendu sur ma couchette pendant la période d’éveil N° 1 :

– Comment vous sentez-vous maintenant ? demanda Ragrna.

– Fatigué, faible, toujours assoiffé.

– C’est compréhensible. Tenez, buvez ça.

– Merci. Dites-moi ce qui s’est passé. Est-ce que j’ai été touché ?

– Oui, deux fois. Assez superficiellement. Nous avons réparé les dommages. La cicatrisation devrait être terminée dans les heures qui suivent.

– Les heures ? Depuis combien de temps sommes-nous partis ?

– Trois heures environ. Je vous ai porté à bord, quand vous êtes tombé. Nous avons décollé, en laissant derrière nous vos assaillants, le continent, la planète. Nous sommes en orbite autour de votre monde maintenant, mais nous allons partir bientôt.

– Vous devez être plus robuste que vous n’en avez l’air pour m’avoir porté jusqu’ici.

– Apparemment.

– Où avez-vous l’intention de m’emmener ?

– Sur une autre planète – une planète plus appropriée. Son nom ne vous dirait rien.

– Pourquoi ?

– Sécurité et nécessité. Il semble que vous soyez en mesure de nous fournir des informations qui pourraient nous être très utiles dans l’enquête que nous menons. Nous ne sommes pas les seuls à souhaiter obtenir ces informations, c’est pour cette raison que vous seriez en danger sur votre planète. Ainsi, dans le but d’assurer votre sécurité et en même temps de faire avancer notre enquête, la solution la plus simple est de vous faire disparaître de la Terre.

– Posez-moi des questions. Je ne suis pas ingrat. Vous m’avez sauvé la vie. Que voulez-vous savoir ? Si c’est ce que voulaient Zeemeister et Buckler, j’ai bien peur de ne pas pouvoir vous être de grand secours.

– En effet, nous opérons à partir de cette hypothèse. Mais nous pensons que l’information que nous voulons obtenir de vous existe à un niveau inconscient. Le meilleur moyen d’extraire ce genre de choses est de s’assurer les services d’un bon analyste télépathe. Il y en a beaucoup là où nous allons.

– Combien de temps y resterons-nous ?

– Jusqu’à ce que nous ayons achevé notre enquête.

– Et combien de temps cela prendra-t-il ?

Il soupira et secoua la tête.

– À ce stade, c’est impossible à dire.

Je sentis la douceur de l’obscurité me chatouiller comme la queue d’un chat le long de ma jambe. Pas encore ! Non… Je ne pouvais pas leur permettre de m’arracher, comme ça, pour un temps indéterminé, à toutes mes activités. Ce fut à ce moment-là que je compris l’irritation du moribond – tous les détails, les petites choses qu’il aurait fallu faire avant de s’en aller : écrire cette lettre, faire ses comptes, finir le livre sur la table de chevet… Si je ratais les cours de ce semestre, je serais fichu sur le plan universitaire comme sur le plan financier. Et qui accepterait mes explications ? Non, il fallait que je les empêche de m’enlever à ma Terre natale. Mais des ombres douces et délicates envahissaient une fois de plus mon cerveau. Il fallait faire vite.

– Je suis désolé, réussis-je à dire, mais c’est impossible. Je ne peux pas partir avec…

– J’ai bien peur qu’il le faille. C’est absolument nécessaire, dit-il.

– Non, dis-je, paniquant, luttant contre l’évanouissement avant d’avoir régler la chose. Non, vous ne pouvez pas.

– Je crois qu’il existe un concept similaire dans votre propre jurisprudence. Vous appelez ça « une mesure préventive ».

– Et que faites-vous de l’article 7224, section C ? laissai-je échapper, sentant ma langue devenir molle et mes yeux se fermer.

– Qu’avez-vous dit ?

– Vous m’avez très bien entendu, murmurai-je. Sept… deux… deux… quatre. Sec… tion C… C’est pour cela…

Et puis, de nouveau, le néant.

Les cycles de la conscience m’amenèrent à l’état de lucidité ou au bord, plusieurs fois avant que je m’accroche à quelque chose approchant le véritable éveil et que je me remplisse les yeux du spectacle de la Californie. Ce fut par degrés que je pris conscience de la discussion qui remplissait l’atmosphère, appréhendant son contenu d’une façon détachée, presque théorique. Il était question de quelque chose que j’avais dit et qui semblait les avoir bouleversés.

Ah ! oui…

L’article 7224, section C. Il devait s’agir, supposai-je, de l’enlèvement de créatures intelligentes de leur planète natale sans leur consentement. Cela faisait partie d’un traité galactique dont mes sauveteurs étaient signataires ; c’était une sorte de constitution interstellaire. Il y avait, cependant, suffisamment d’ambiguïté dans la situation présente pour qu’elle fasse l’objet d’un débat, car le traité possédait une clause qui permettait l’enlèvement sans consentement pour une série de causes fondamentales, du style quarantaine en vue de la préservation de l’espèce, représailles pacifiques contre la violation de certaines autres clauses, une sorte de fourre-tout pour protéger « la sécurité interstellaire » et quelques autres trucs de ce genre, dont ils discutaient et rediscutaient en long et en large. J’avais, de toute évidence, soulevé un point crucial, surtout étant donné la nouveauté de leurs contacts avec la Terre. Ragma affirmait que, s’ils choisissaient l’une de ces exceptions et m’enlevaient sur cette base, leur département législatif les soutiendrait. S’ils en arrivaient à devoir rendre des comptes, il trouvait que ni lui ni Charv ne pouvaient être tenus responsables de leur interprétation de la loi, parce qu’ils n’étaient que des exécutants et non pas des spécialistes des subtilités légales. Charv, lui, maintenait qu’il était évident qu’aucune des exceptions ne s’appliquait à la situation et qu’il serait encore plus évident qu’ils avaient transgressé le traité. Il valait mieux, disait-il, laisser l’analyste télépathe qu’ils emploieraient implanter le désir de coopérer dans mon esprit. Ils en connaissaient plusieurs qu’ils pourraient persuader de résoudre ainsi leur problème. Mais cela irritait Ragma. Ce serait une violation de mes droits selon une autre clause et, en outre, on pouvait les accuser d’avoir dissimulé la preuve qu’ils avaient violé cette clause-là. Il ne voulait pas être mêlé à ce genre de choses. S’ils devaient m’enlever, il préférait avoir une autre ligne de défense que la dissimulation. Aussi passèrent-ils en revue, une fois encore, toutes les exceptions, s’attardant sur chaque phrase, laissant les mots parler d’eux-mêmes, rappelant les précédents, comme de véritables talmudistes, jésuites, éditeurs de dictionnaires ou disciples de la Nouvelle Critique. Pendant ce temps, nous continuions à tourner autour de la Terre.

Ce ne fut que bien plus tard que Charv interrompit la discussion en posant une question qui m’avait troublé depuis le début : « Mais où donc a-t-il bien pu apprendre l’existence de l’article 7224 ? »

Ils revinrent vers ma couchette, interrompant ma contemplation des orages qui sévissaient sur le cap Hatteras. Voyant que j’avais les yeux ouverts, ils hochèrent la tête et firent de grands gestes dans une sorte de pantomime que j’interprétais comme un signe de bonne volonté et de préoccupation de mon état.

– Vous êtes-vous bien reposé ? s’enquit Charv.

– Tout à fait.

– De l’eau ?

– Oui, merci.

Je bus. Puis :

– Sandwich ? demanda-t-il.

– Oui, merci.

Il m’en tendit un aussitôt et je me mis à manger.

– Nous nous préoccupions beaucoup de votre état – et de la meilleure solution à adopter dans votre cas.

– C’est très gentil à vous.

– Nous étions en train de nous interroger sur quelque chose que vous avez dit un peu plus tôt, concernant notre offre de vous donner asile pendant le temps que nous passerons sur votre planète pour mener une enquête de routine. Il semble que vous avez cité une section du Code galactique juste avant de vous enfoncer dans le sommeil, la dernière fois. Mais comme vous n’avez fait que marmonner, nous ne pouvons pas en être certains. Était-ce le cas ?

– Oui.

– Je vois, dit-il en ajustant ses lunettes noires. Auriez-vous l’amabilité de nous dire comment il se fait que vous ayez connaissance de cette clause ?

– Ces choses circulent rapidement dans les cercles universitaires, offris-je en guise d’explication – la meilleure que je pus trouver dans ma provision de mensonges.

– C’est possible, dit Ragma, en revenant à la langue qu’ils utilisaient tout à l’heure. Leurs professeurs ont travaillé aux traductions. Il est possible qu’elles soient terminées maintenant et qu’on les ait mises en circulation dans leurs universités. Ce n’est pas mon département, aussi ne puis-je en être absolument certain.

– Et si on a créé un cours sur ce sujet, nous pouvons être sûrs que celui-ci l’a suivi, poursuivit Charv. Oui. Pas de chance.

– Dans ce cas, vous devez également savoir, reprit Charv, en anglais et en s’adressant à moi, que votre planète n’a pas encore signé le traité.

– Bien entendu, répliquai-je, mais vous, vous l’avez signé.

– Oui, bien entendu, dit-il, en jetant un coup d’œil à Ragma.

Ce dernier s’approcha. Ses yeux de wombat qui ne cillaient pas m’éblouissaient presque.

– Monsieur Cassidy, dit-il, permettez-moi de vous expliquer la situation le plus simplement possible. Nous sommes des agents de l’ordre public – des flics, si vous voulez – et nous sommes chargés d’un travail. Je regrette de ne pas pouvoir vous donner tous les détails de cette affaire, car il est fort probable que nous obtiendrions plus facilement votre coopération. Dans les circonstances actuelles, votre présence sur votre planète représente un obstacle de taille pour nous, alors que votre absence simplifierait énormément les choses. Comme nous vous l’avons déjà dit, si vous y restez, vous êtes en danger. En prenant cela en considération, il semble évident que nous serions tous mieux nantis si vous acceptiez de prendre quelques petites vacances.

– Je suis désolé, dis-je.

– Alors, peut-être pourrais-je faire appel à votre vénalité, poursuivit-il, ainsi qu’à votre sens de l’aventure tant loué. Un voyage de ce genre vous coûterait probablement une fortune si vous le faisiez par vos propres moyens, et vous aurez l’occasion de voir des spectacles dont aucun être de votre espèce n’a jamais été témoin.

Cet argument me toucha. À n’importe quel autre moment, je n’aurais pas hésité. Mais je venais de réfléchir. Il allait sans dire que quelque chose allait de travers et que j’étais en plein dedans. Cependant, il y avait quelque chose de plus. Quelque chose que je ne comprenais pas, et qui m’était arrivé/m’arrivait. J’étais convaincu que le seul moyen de découvrir ce que c’était, et d’y remédier ou de l’exploiter, c’était de rester chez moi et de mener ma propre enquête. Je doutais fort de trouver quelqu’un qui serve mes intérêts aussi bien que moi-même.

Aussi :

– Je suis désolé, répétai-je.

Il soupira, se détourna, regarda la Terre par le hublot.

Finalement :

– Votre race est de celle des entêtés, dit-il. Quand il vit que je ne répondais pas, il ajouta, mais la mienne aussi. Puisque vous insistez, il va falloir que nous vous ramenions. Mais je trouverai un moyen d’arriver aux résultats nécessaires sans votre coopération.

– Que voulez-vous dire ? demandai-je.

– Si vous avez de la chance, dit-il, il se peut que vous soyez encore en vie pour regretter votre décision.

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