Quinzième partie

1

Dans la chambre, Mary Schmeck dormait toujours d’un sommeil agité. Heller jeta ses achats sur le lit, souleva ses deux valises, les posa sur un grand bureau, côte à côte, et défit les sangles.

Il allait examiner leur contenu ! La plaque était peut-être sur le dessus !

Espoir ridicule. Il n’y avait pas le moindre caillou à l’intérieur mais tout un attirail de petits tubes, de boîtes et de circuits. Qu’est-ce que c’était que tous ces machins ?

Il prit une petite boîte à outils et deux fioles. Il posa les deux caméras Nikon démodées sur la table, examina l’étiquette, déposa quelques gouttes de liquide sur le bord. Le label noir et or Nikon se détacha ! Il répéta l’opération sur l’autre caméra.

Il sortit ensuite deux étuis et les ouvrit. Les chrono-viseurs ! Les deux ! Oui, le remorqueur n’avait pas la moindre chance de quitter cette planète ! Je savais que l’Appareil ne pourrait jamais s’en procurer d’autres auprès de la Flotte !

Il prit dans la deuxième fiole ce qui devait être probablement de la colle, en enduisit les deux étiquettes et, l’instant d’après, chaque viseur portait le label noir et or de Nikon.

L’un et l’autre ressemblaient tout à fait à une caméra 8 mm !

Il les remit en place dans leurs étuis, puis déposa les étuis dans la valise avant d’y ajouter également les deux caméras.

Ensuite il sortit les bonbons qu’il avait fabriqués sur le vaisseau. Le papier dans lequel il les avait enveloppés était à peine différent. Il devait bien en avoir un kilo et demi ! Il déversa le tout dans les sacs de bonbons qu’il venait d’acheter et les mit dans la deuxième valise. En vrac.

Il ajouta au hasard les bobines de fil et les lignes cassées, ainsi que les leurres et les plombs qu’il dispersa un peu partout.

Quel méli-mélo !

Et moi qui avais toujours cru que les types de la Flotte étaient des modèles d’ordre !

Il lui fut impossible de fermer les courroies des valises à cause de la surcharge. Il remit un peu d’ordre dans son sac de sport, et il fut prêt.

Pendant que je priais avec mon sira, il était allé chercher un petit pain, du lait et du café et il essayait à présent de réveiller Mary Schmeck, avec douceur. Elle le repoussa. Il était évident qu’elle voulait encore dormir. Je voyais ses pupilles contractées. Le café, le lait ou le petit pain ne l’intéressaient absolument pas.

— Il faut partir, dit Heller.

Cela la fit réagir.

— On va à Washington ?

— Oui, on va passer par Washington, DC.

— Il y a sûrement de la came à Washington, marmonna-t-elle. Il y en a toujours. Plein. Bon Dieu, il faut qu’on y aille. (Elle voulut se lever et poussa un cri :) Mes jambes ! Oh, mon Dieu, mes jambes !

Ses muscles se nouaient et elle se laissa retomber en arrière en gémissant.

Heller prit les bagages et sortit pour aller les poser sur la banquette arrière de la Cadillac. Puis il revint, souleva Mary Schmeck et alla la déposer avec douceur sur le siège du passager. Il posa les chaussures de la jeune femme sur le plancher, à côté de ses pieds, et installa le café, le lait et le pain sur le plateau à boissons.

Il avait la clé de la chambre dans la main et ne savait pas quoi en faire. Il était incapable de comprendre qu’il suffisait de la mettre dans la serrure et de filer. Une femme noire approchait, venant de la chambre voisine ;

Oh, mes Dieux ! Il se dirigea droit sur elle et lui tendit la clé ! Le moyen parfait d’attirer l’attention sur lui ! Mais on ne fait JAMAIS ça en mission ! Et, pour rajouter encore à ce comportement de traître, il lui demanda :

— Est-ce que vous savez quelle route conduit à Washington ?

Non seulement elle l’avait vu, mais elle savait où il allait !

Et la police commence toujours par chercher dans les motels quand elle est sur la piste d’un criminel !

— Y a qu’à prendre l’US 29 jusqu’à Charlottesville, puis Culpeper et Arlington, ensuite vous traversez le Potomac et vous y êtes. Ma sœur, elle habite à Washington et je m’ demande pourquoi je suis pas avec elle alors qu’ici, en Virginie, on nous traite encore comme des vrais esclaves !

Je me fis la réflexion qu’elle ne se serait jamais permis de dire ça à un Virginien adulte. L’esclavage a ses avantages ! Mes pensées dérivaient vers Utanc quand il se passa quelque chose qui me ramena fermement dans le chemin du devoir.

Heller fit reculer la voiture, se pencha par la portière et lança :

— En tout cas, merci pour le séjour. C’était super !

La femme noire sourit et resta là à le regarder, appuyée sur son balai. Je la voyais nettement dans le rétroviseur, qui regardait la voiture s’éloigner. Pire encore : le journal qui était censé dissimuler la plaque d’immatriculation s’était envolé. Elle ne risquait pas d’oublier cette Cadillac. Ce (bip) d’Heller !

Mais non, il ne fallait pas que je le voue aux Enfers ! Il fallait au contraire prier pour qu’il s’en sorte !

Il trouva sans difficulté l’US 29 et partit en direction de Charlottesville. La Cadillac bourdonnait doucement, harmonieusement sur l’autoroute à quatre voies et Heller admirait le magnifique paysage de Virginie dans la lumière du matin.

Cette journée d’août promettait d’être particulièrement torride et Heller se mit à tripoter l’air conditionné. Il le régla sur 22 degrés, le mit en automatique et, après un moment, quand l’air chaud eut été chassé de l’intérieur, il remonta les vitres. Tout cela dans un silence surprenant !

Ils suivaient une clôture blanche. Un panneau annonça :

Jackson Horse Ranch

Quelques chevaux s’ébattaient dans la prairie. Heller dut faire une association d’idées car il se mit à rire :

— Alors, ce sont des chevaux ! (Il tapota le tableau de bord d’un air idiot.) Mais ne t’en fais pas, ma Cadillac Brougham Coupé d’Elegance à moteur chimique : je t’aime bien, même si tu n’as aucune de ces bêtes sous ton beau capot !

Je ne comprendrai jamais les types de la Flotte. Comparé à un aircar voltarien, n’importe lequel de ces véhicules terriens est nul ! Et Heller le savait ! Brusquement, je compris : c’était un jouet pour lui. Pour les officiers de la Flotte, n’importe quoi pouvait être un jouet, des engins d’atterrissage jusqu’aux planètes elles-mêmes en passant par les vaisseaux de guerre. Ils n’ont pas le moindre respect pour la force ! Non, je me trompais. En fait, c’était juste du fétichisme.

Il s’aperçut qu’il pouvait conduire d’un genou et il se laissa aller en arrière, les bras croisés sur le haut du siège. Cela me rendit nerveux – jusqu’à l’instant où je pris conscience qu’il y avait quand même 105 degrés de longitude qui nous séparaient.

Mais j’eus bientôt droit à un autre choc. Heller venait de jeter un coup d’œil au compteur. Il faisait du 100 ! La vitesse est limitée à 90 sur les autoroutes américaines et elles sont toutes sous contrôle-radar. C’est du moins ce qu’indiquent régulièrement les panneaux.

Il ne conduisait pas par rapport au compteur mais en s’alignant sur le flot de la circulation : voitures et camions. Ce qui faisait, évidemment, qu’il dépassait la vitesse limite. Les flics adorent arrêter une voiture au hasard. Comme ça. Ils pouvaient coffrer Heller d’un instant à l’autre. Constatant cela, j’allai me verser un peu de sira.

Il passa Charlottesville sans ennuis. Mary, qui était demeurée jusque-là dans une sorte de coma agité, se réveilla.

— Oh, qu’est-ce que je me sens mal ! Mes jambes ! Je souffre dans toutes les articulations ! On est encore loin de Washington ?

— On est presque arrivés à Culpeper.

— Ça nous fait encore du chemin ! gémit-elle.

— Disons une heure environ.

— Seigneur, qu’est-ce que je déguste ! Mets-nous un peu de musique. Peut-être que ça me remettra les yeux en place !

Heller tripota les touches de la radio et capta une station de jazz.

As I passed by the Saint James Infirmary,

I saw my sweetheart there.

Stretched out on a long white table.

So pale, so cold, so bare.

— Oh, mes pauvres jambes ! pleurnicha Mary.

Went up to see the doctor.

« She’s very low », he said.

Went back to see my woman.

Good God, she’s lying there dead !

SHE’S DEAD !

— Oh, Seigneur ! fit Mary.

Sixteen coal-black horses,

All hitched to a rubber-tired hack,

Carried seven girls to the graveyard.

Only six of them comin’back ![5]

— Arrête ça ! cria Mary.

Heller éteignit la radio. Dommage. C’était la première chose plaisante que j’entendais depuis des jours ! Mary avait la chair de poule.

— Je suis gelée ! geignit-elle.

D’un geste rapide, Heller régla le thermostat sur 26.

Mais, avant même que cela ait pu avoir de l’effet sur la température, Mary lança :

— Je crève de chaud !

Heller redescendit le thermostat.

Et elle continua comme ça, se plaignant tantôt du froid, tantôt de la chaleur. Pour moi, c’était évident. Elle était entrée dans la troisième phase des symptômes de manque. Très pénible.

— Je n’arrive plus à respirer, fit-elle en haletant.

C’était normal, vu l’état de son cœur. Les troubles respiratoires sont généralement la cause première des issues mortelles dans l’intoxication à la morphine et les effets de son dérivé, l’héroïne, sont les mêmes. Les muscles respiratoires cessent de fonctionner. Dans le cas de Mary, qui avait dit qu’elle avait le cœur en mauvais état, je me demandai si elle allait mourir là, dans la voiture, ou bien dans le prochain motel.

Du coup, c’est moi qui faillis avoir des troubles respiratoires. Que se passerait-il si jamais Heller se retrouvait avec le cadavre d’une prostituée droguée sur les bras ? Avec la fausse identité qu’il avait !

Oh, par les Dieux ! Il serait à la une de tous les torchons d’Amérique ! Et la réaction de Rockecenter serait terrible !

Je ne pouvais pas compter sur Heller pour se tirer d’une telle situation. Un espion normal se serait fondu dans la nature après l’avoir balancée.

Mais lui, comme d’habitude, il collectionnait tout ce qu’il ne fallait pas faire ! Il essayait de la sauver !

Ils traversaient Culpeper. Tout à coup, elle dit :

— Trouve des toilettes ! Regarde, il y a une station-service là-bas ! Arrête-toi ! Vite !

Quatrième phase : la diarrhée !

Heller s’arrêta pile dans la station déserte et Mary sortit en trombe et courut vers les toilettes des dames. Je priai pour qu’ils ne s’attardent pas là, exposés à tous les regards.

Le pompiste apparut. C’était un gamin de la campagne à l’air gauche et Heller lui demanda de « remplir le magasin à carburant chimique ». L’autre comprit qu’il devait faire le plein d’essence en se disant qu’Heller avait sans doute négligé pas mal ses études.

Avec force détails, il expliqua comment on entretenait une voiture : le liquide pour les freins, pour le radiateur, l’huile moteur, l’huile pour le pont, pour la boîte de vitesses, le détergent qu’on devait mettre dans le lave-glace du pare-brise, les bonnes et les mauvaises huiles, la bonne et la mauvaise essence. Apparemment, le gamin n’avait jamais eu un auditeur aussi attentif et il passa un bon moment à faire l’éducation de cet autre « gosse » de Virginie, plus jeune que lui, même s’il parut déçu d’apprendre qu’Heller n’avait pas volé la Cadillac.

Ayant épuisé la rubrique pneumatiques, il annonça que la voiture avait besoin d’un graissage et qu’il fallait jeter un coup d’œil au différentiel. Il ajouta que ça ne prendrait pas longtemps. Il mit la voiture sur un pont élévateur. Effectivement, le carter du liquide de différentiel était à moitié vide et le moteur avait besoin d’être graissé. Heller prit soigneusement note de tous les éléments et de toutes les pièces, puis s’inquiéta soudain de l’absence prolongée de la fille. Il partit à sa recherche.

Il la retrouva évanouie sur une cuvette de W.-C. Tant bien que mal, il la redressa et l’obligea à se lever.

J’entendis des voix à l’extérieur. Heller risqua un coup d’œil par une fenêtre.

Une voiture de police ! De l’État de Virginie !

J’augmentai le son. Le flic était en train de dire :

— … un homme et une femme. Ils ont pris cette route la nuit dernière.

— Quelle marque, la voiture ? demanda le gamin.

Le flic consulta sa feuille.

— Une Cadillac. De la même couleur que celle que tu as sur la plate-forme.

Je devins blême. Heller était cuit et je n’avais toujours pas cette plaque !

— Ils ont dû passer pendant que j’étais pas de service.

— Écoute, Bedford, si t’entends parler d’eux, tu me préviens. Ils sont vachement dangereux !

— A ton service, Nathan.

Le flic redémarra en direction de Cupeper et le gamin ajouta :

— Tu peux compter sur moi, espèce d’(enbipé) de fils de (bip).

Il fit redescendre la Cadillac. Heller réapparut, portant Mary qu’il installa sur le siège avant.

Le gamin était tout sourire.

— J’étais sûr que tu l’avais volée ! (Il regarda Heller avec admiration.) J’allais enlever les roues pour graisser le roulement, mais ça peut attendre. Je crois que tu ferais bien de t’arracher !

Le plein de la Cadillac n’avait pas dépassé 40 litres. J’étais éberlué. Et puis je compris que la fille, en protestant que c’était un vrai gouffre à essence, n’avait fait qu’employer une ruse psychologique.

La note n’était pas très dure. Heller laissa vingt dollars de pourboire. C’était bien de lui ! Il n’allait pas tarder à être complètement fauché et il allait falloir que je m’en occupe. Je ne pouvais quand même pas demander à Raht et Terb d’aller le trouver pour lui refiler de l’argent. Ils devaient être quelque part dans le coin mais je n’avais pas la possibilité de les joindre quand ils se déplaçaient.

Mary dut encore une fois retourner aux toilettes. Le gamin en profita pour apprendre à Heller comment nettoyer les glaces : jamais avec un chiffon, rien que du papier. Et pas de produits spéciaux. C’était assez étonnant, vu qu’il avait déjà empoché son pourboire !

Heller répéta son manège avec Mary qui se retrouva sur le siège.

— La prochaine fois que tu passes dans le coin, dit le gamin, viens me voir et je te montrerai comment régler ton moteur.

Heller le remercia et agita la main par la portière. Puis il klaxonna deux fois et démarra en direction de Washington.

Et Washington, pensai-je en me lamentant, c’est la ville la plus bourrée de flics de toute cette planète !

Je me demandai un instant si je ne devrais pas commencer à rédiger mon testament. J’avais plusieurs biens : l’or, qui allait arriver, les pots-de-vin qu’allait me rapporter l’hôpital, et Utanc. L’ennui, c’est que je ne voyais pas à qui léguer tout ça.

Jamais je ne m’étais senti aussi seul, aussi ballotté par les vents de la destinée qu’en cette heure où je roulais vers Washington par les yeux d’Heller.

2

Heller suivait les indications complexes des panneaux qui avaient été visiblement installés pour empêcher les Américains d’atteindre le siège de leur gouvernement. Il refusa tour à tour des invitations aberrantes à prendre l’autoroute fédérale 236, l’US , la fédérale 123, ce qui l’aurait fait plonger droit dans le Potomac. Il ignora l’US 495 – qui est en réalité la 95 et contourne Washington. Il ne se laissa pas non plus abuser par le complot consistant à faire croire aux usagers qu’ils circulent sur l’US 50 alors qu’ils sont toujours sur la 29. Non, il ne fit pas un détour, ne se laissa pas troubler par l’entrelacs des bretelles d’autoroute aux abords du Potomac, il ne vira pas sur le Pentagone comme la plupart des gens non avertis. Il traversait maintenant Memorial Bridge. Il avait magistralement navigué ! Le (bip) !

Le Potomac était d’un bleu merveilleux. Et le pont d’un blanc somptueux. Le Lincoln Memorial, à l’autre extrémité, était un impressionnant monument d’inspiration grecque, éblouissant sous le soleil de l’après-midi.

Il n’était pas tiré d’ennui. Mary gigotait tellement qu’il avait beaucoup de mal à conduire. Elle était tordue de douleur sous l’effet des crampes et poussait de petits cris en agitant les bras. Et elle répétait sans arrêt :

— Oh, Seigneur, mon cœur ! Mon pauvre cœur ! Jésus, il me faut cette piqûre !

Mais ses prières ne semblaient guère attirer l’attention des divinités de sa planète.

Heller la surveillait et s’occupait plus de la soutenir que de conduire. Le tourbillon des voitures et des camions autour du Memorial ainsi que leurs folles audaces ne sauraient troubler le calme majestueux du Lincoln géant, mais il en est tout autrement avec les nerfs des mortels.

Il était évident que circuler dans ces conditions, avec Mary dans cet état, c’était trop pour Heller. Il repéra un des accès au parc qui se trouve au sud-est du Memorial.

C’est un très bel endroit. La route, peu fréquentée, doublée d’un chemin pédestre, suit le Potomac, bordé d’une étendue de gazon. C’est l’un des lieux les plus calmes de Washington. Le seul inconvénient, c’est que la CIA y entraîne ses agents récemment recrutés !

Je frémis ! Heller allait s’arrêter ! Mais au nom de quoi m’avait-on mis sur les bras un espion qui n’avait pas la plus petite idée de l’espionnage ? Il aurait dû savoir que les agents de Voltar ont reçu l’ordre exprès de ne pas mettre les pieds dans ce parc !

Il avait aperçu les fontaines publiques qui sont placées tous les trente mètres sur la promenade et auxquelles on peut se désaltérer. Il avait probablement perçu aussi la fausse impression de paix que dispensaient les grands saules, entre la route et le bord de l’eau. Il avait pu aussi être attiré par les nombreux emplacements de parking libres. Il faisait très chaud sur Washington, mais les pelouses étaient désertes à cet endroit.

Il s’écarta. Mary était tombée dans un coma momentané. Il sortit avec un gobelet de café vide qu’il remplit à la fontaine. Il avait tout de suite compris comment ouvrir l’eau. Il retourna à la voiture et secoua Mary.

— Un peu d’eau Vous fera du bien, dit-il.

Il ne se trompait pas. Le manque provoque un état grave de déshydratation. Il l’ignorait mais il avait dû le comprendre en voyant les lèvres desséchées et gonflées de la fille.

Elle réussit à absorber quelques gorgées. Puis, tout à coup, elle se tourna sur le côté, posa les pieds sur le sol et, toujours assise, se mit à vomir.

Il lui maintint la tête et se mit à lui parler à mi-voix, d’un ton grave, pour l’apaiser.

A la limite de son champ de vision, je surpris le flanc d’un cheval et une selle, sur la route.

Heller leva la tête. Un garde monté de la police des parcs venait de s’arrêter à une vingtaine de mètres. Il fit pivoter sa monture et resta là, à observer Heller et la Cadillac.

Je me dis : mon vieux Gris, tu aurais vraiment dû faire ton testament parce que cette fois, c’en est fini d’Heller !

Le policier venait de sortir une radio et il se mit à parler dans le micro.

Rapidement, j’augmentai le son.

— … je sais, oui, je suis censé utiliser des numéros pour chaque rapport.

Apparemment, à l’autre bout, le contrôleur devait lui secouer les puces.

Mary essayait en vain de vomir, elle avait maintenant l’estomac vide.

— Mais il n’y a pas de numéro de code pour signaler un impact de balle dans une plaque d’immatriculation ! protestait le policier. Bon, d’accord ! D’accord ! Alors disons que c’est 201 : voiture suspecte !

Heller décida que Mary ne pouvait plus rester sur le siège avant. Il repoussa les bagages à l’arrière et l’y assit.

— Ouais, continuait le policier. Un gamin et une femme. Non, je ne sais pas qui conduisait. Ils étaient déjà garés quand je les ai repérés… Mais non, bon sang ! Je ne vais quand même pas… Mais je suis TOUT SEUL ! Je suis censé surveiller le parc. Je ne suis pas James Bond ! Ces deux gus pourraient très bien être des agents de la CIA… Non ! Les coups de feu effraieraient mon cheval… Eh bien, Envoyez-moi une (bip) de voiture de patrouille, dans ce cas !

Je priai pour qu’Heller se décide à démarrer en vitesse. Mais il était occupé à passer de l’eau fraîche sur le front de Mary. Il avait humecté son (bip) de chiffon rouge d’ingénieur. J’étais tellement agité que j’omis de noter cette violation évidente du Code.

Quelques secondes après, une voiture de police à l’emblème du district de Columbia stoppa à la hauteur du policier à cheval. Deux flics en descendirent et s’adressèrent à voix basse à leur collègue. Je ne parvins qu’à distinguer : « …c’est cette immatriculation de Virginie qu’on nous a demandé d’arrêter. Il faut appeler le QG pour vérifier. »

L’un des deux flics alla jusqu’à la radio. Puis ensemble, séparés de quelques pas, ils se dirigèrent vers la Cadillac.

A cinq mètres, le flic le plus proche dégaina son arme et lança :

— Hé, vous, là ! On ne bouge plus !

Heller se redressa. Il se tenait très droit et je l’implorai : Non, non, Heller ! Ne fais rien ! A cette distance, ils peuvent te descendre ! Et je n’ai toujours pas la plaque !

Le flic agitait son arme.

— D’accord, petit ! Approche et étends-toi sur le gazon ! Sur le ventre !

Heller marcha jusqu’à l’endroit qu’on lui désignait et s’exécuta. Il gardait les yeux fixés sur le flic.

— D’accord. Tu as ton permis ?

Mary surgit en hurlant.

— Il est dans mon sac ! J’ai pris ce gamin en stop ! Cette voiture est à moi !

Cet effort fut trop pour elle et elle s’affaissa sur le siège, le souffle court, les mains sur la poitrine.

Je réalisai qu’elle n’était pas réellement une bonne psychologue. La psychologie, ça consiste à rejeter la suspicion ou la responsabilité sur les autres afin de se protéger ou de les mettre en difficulté – ce qui équivaut à la même chose. Mais, même si son comportement violait toutes les règles du comportement d’un psychologue, je lui fus reconnaissant de cette aide inespérée.

Le premier flic se déporta vers la voiture et finit par trouver son sac et, à l’intérieur, le permis.

— Oh, Seigneur ! gémit Mary à cet instant. Je vous en prie ! Trouvez-moi une dose !

Ce fut comme un choc électrique sur le flic.

— Hé, une morphinomane !

Il fit signe à son collègue de tenir Heller en joue et commença à décharger les bagages. Il voulait trouver la drogue !

Il ouvrit le sac de sport, fouilla un instant, puis le jeta de côté. Il prit ensuite une des valises d’Heller, défit les courroies et leva le couvercle.

— C’est au gamin, geignit Mary.

Le flic plongea une main à l’intérieur et fit entendre un : « Aïe ! (Bip) ! »

Il avait un hameçon triple planté dans la main. Il saignait et suça son doigt. Plus prudemment, il souleva un vieux moulinet et se débattit avec une pelote de fil.

— Des caméras et du matériel de pêche… Doux Jésus ! Mon garçon, on peut dire que tu sais vraiment pas faire tes bagages ! Tu ne sais pas comment tu vas retrouver tout ça.

Il referma la valise.

L’autre flic tenait toujours son arme braquée sur Heller. Il s’empara de l’autre valise d’Heller.

— Bon Dieu ! implora Mary. Trouvez-moi une dose ! Est-ce que personne ne m’entend !

Elle se pencha au-dehors et vomit de la bile.

— Hé ! Des bonbons ! s’écria le flic. C’est dans des bonbons qu’ils ont planqué la came ! (Il se tourna vers son collègue.) Je l’aurais juré qu’il y avait de la came ici !

Avec des gestes plus calmes, il écarta encore quelques hameçons et décrocha un sachet de bonbons. Il l’ouvrit et déplia un bonbon. Avec un canif, il le coupa en deux et goûta du bout de la langue.

Déçu, il jeta le tout sur la pelouse. Alors qu’un écriteau proclamait : Interdiction de jeter des détritus ! Il répéta la même opération avec un autre sachet.

— Merde, des bonbons ! Des vrais bonbons.

— Joe, je pense que s’il y avait de la came là-dedans, cette petite dame ne serait pas en manque.

Le premier flic referma la valise d’Heller, prit celle de Mary et l’ouvrit.

— Gagné ! Je le savais ! Une trousse complète ! (Il montra sa prise à son collègue et au garde à cheval.) Même s’il n’y a pas un gramme de came, c’est une infraction ! Je savais que je les aurais !

Je priais. Heller, reste où tu es ! Bien tranquille ! Ne tente rien.

Mary avait eu de nouveaux spasmes à vide. Elle voulut arrêter le flic.

— C’est ma trousse ! Je suis docteur ! Mon diplôme est dans mon sac !

Il ne prit même pas la peine de la repousser et elle s’affaissa à demi hors de la Cadillac.

Le flic chercha dans son sac et ne tarda pas à trouver ses papiers.

— Elle a raison, dit-il, d’un air écœuré. Ah (bip) ! Rien à faire !

L’autre flic, de son arme, fit signe à Heller.

— Tu peux te lever, petit. Tu es libre.

Sous l’effet du soulagement, je m’effondrai. Je savais maintenant ce que les prisonniers éprouvaient quand on leur disait qu’ils pouvaient partir.

Heller se remit debout. Puis il alla aider Mary à se réinstaller sur le siège.

A cet instant, il vit une grosse voiture verte s’arrêter à leur hauteur.

— Oh (bip) ! fit le premier flic. Voilà le FBI !

Deux types à l’air dur descendirent. Ils portaient de grands manteaux et étaient coiffés d’un chapeau de gangster.

D’un seul et même geste, ils brandirent leur insigne.

Le premier avait un visage bouffi et la lèvre molle.

— Agent Spécial Cretinsky du Bureau Fédéral, dit-il.

— Agent Spécial Cassglutch, du Bureau Fédéral, fit l’autre en écho.

Il était du genre sombre brute. Énorme.

Cretinsky s’approcha des deux flics et du garde.

— Ceci est une affaire fédérale. Elle n’est pas de votre ressort ! Dégagez !

Cassglutch fit le tour de la voiture et lut la plaque.

— Oui, c’est bien elle. La plaque a un trou !

Cretinsky sortit un Colt. 457 Magnum qui ressemblait à un canon et le brandit sous le nez d’Heller.

— Lève-toi, gamin. Face à la voiture. Pose les mains sur le toit, les jambes écartées. Oui, comme ça.

Heller s’exécuta. Un seul projectile l’aurait réduit en bouillie !

Le premier flic du district de Columbia intervint :

— Mais il faisait du stop, c’est tout ! La bagnole est à la fille.

— Et elle est bourrée de came, dit Cassglutch.

— Non, dit le collègue du premier flic. Y a rien. Rien que des caméras et du matériel de pêche. J’ai même pas trouvé de came dans les bonbons.

— Tu te gourres complètement, mon pote, fit Cretinsky. C’est pour ça qu’on est toujours là pour vous donner un coup de main. Si on n’était pas là, vous passeriez votre journée à vous (biper).

— Les mecs de Virginie nous ont rencardés sur ces deux zigs, fit Cassglutch.

Je me dis : Gris, maintenant, il est trop tard pour faire ton testament ! Ils vont liquider Heller si vite que tu n’en auras pas le temps !

Cretinsky braquait son arme sur Heller.

— Comment tu t’appelles, gamin ? demanda-t-il.

Mary sursauta.

— Ne leur parle pas, petit ! cria-t-elle.

Heller ne répondit pas à la question de Cretinsky.

L’autre insista.

— Petit, est-ce que tu as conscience que tu te mets en infraction en ne déclinant pas ton identité à un officier fédéral ?

Heller demeura silencieux.

Cretinsky adressa alors un signe à son comparse. Cassglutch sortit son Magnum et le braqua sur Heller. Pendant ce temps, Cretinsky le fouillait.

J’étais sûr de ce qui allait se passer maintenant. Et il était trop tard pour faire une autre prière.

Cretinsky trouva les papiers dans la veste d’Heller et les lut.

Brusquement, il recula, s’éloignant d’Heller et des autres flics. Il fit un geste frénétique à son collègue Cassglutch qui vint vers lui sans cesser de tenir Heller en respect.

Je montai nerveusement le niveau du son, encore une fois. J’entendais maintenant le vent dans les arbres. Et des chants d’oiseaux. Et la sirène d’une ambulance dans le lointain. Elle se rapprochait.

Mais je n’arrivais pas à saisir ce que marmonnaient Cretinsky et Cassglutch en examinant les papiers d’Heller. Ils conversaient en bougeant les lèvres comme les criminels, prisonniers, de façon qu’on ne puisse rien comprendre.

L’ambulance arriva.


HOPITAL DE GEORGETOWN


Les infirmiers débarquèrent avec leur civière dans un froissement de blouses blanches. Ils ouvrirent la portière opposée de la Cadillac, jetèrent un coup d’œil à Mary et la prirent entre leurs bras. Elle était dans un état tel qu’elle ne leur opposa pas la moindre résistance. Elle parvint seulement à murmurer :

— Adieu, petit.

Heller, en dépit des ordres des agents du FBI, se précipita vers eux et hurla :

— NON ! Ne la tuez pas !

L’un des infirmiers, qui était occupé à tenter d’installer Mary sur la civière, leva la tête.

— La tuer ? Ça va pas, fiston ? Elle a besoin de soins. On va bien s’occuper d’elle.

— Vous promettez de ne pas la tuer ? insista Heller.

— Mais oui, petit.

Mary était à présent étendue sur la civière. Cretinsky se pencha vers l’infirmier pour lui murmurer quelque chose à l’oreille tout en montrant sa plaque. L’infirmier haussa les épaules.

Heller se tourna vers Cassglutch.

— Est-ce que je peux mettre sa valise dans l’ambulance ?

Cassglutch bougea à peine son arme. Heller prit le sac à main et la valise de Mary et les déposa dans l’ambulance qui démarra presque aussitôt. Il la suivit du regard.

Cretinsky revint. Il montra la voiture verte.

— Monte là-dedans, petit.

Heller parut ne pas l’avoir entendu. Il alla refermer ses valises, les remit dans le coffre de la Cadillac, et garda la clé. Cretinsky le força alors à monter dans la voiture fédérale.

Cassglutch, lui, s’installa au volant de la Cadillac et démarra.

— Non ! C’est notre voiture ! cria Heller.

— Faut pas t’en faire, fit Cretinsky. Il va juste la conduire au garage du FBI.

Les flics du district et le garde du parc marmonnaient en secouant la tête.

Tout comme moi !

Cretinsky démarra et la voiture fédérale s’élança sur l’avenue.

Jettero Heller était dans la gueule du FBI à présent. Et le pire, ce qui était typique, c’est qu’ils ne réalisaient même pas qu’ils tenaient le destin de ce monde entre leurs dents féroces ! Sales (bips) !

3

Ils descendirent devant l’immeuble du FBI, dans Pennsylvania Avenue, et quelqu’un se chargea de conduire la voiture au garage.

— N’essaie pas de t’enfuir, gamin, dit Cretinsky. Tu risquerais de te faire tirer dessus.

Mais Heller n’essayait pas de fuir. Il contemplait l’immense façade de marbre vert-de-gris en déchiffrant les gigantesques lettres dorées :


J. EDGAR HOOVER


Elles mesuraient plusieurs mètres de haut et elles étaient si larges qu’il dut se tordre le cou pour tout lire.

— On rend visite à J. Edgar Hoover ? demanda-t-il.

— N’essaie pas de jouer au (bip).

— Je vous jure que je n’ai jamais entendu parler de lui.

Ça fit un sacré choc à Cretinsky.

— Bon sang ! On dirait qu’ils n’apprennent plus l’histoire à l’école, ma parole !

Il s’approcha d’Heller et leva sa grosse bouille.

— Écoute, tu as entendu parler de George Washington, hein ? (Il leva un doigt tremblant vers l’immense inscription dorée.) Eh bien, J. Edgar Hoover le vaut dix fois ! C’est LUI le véritable SAUVEUR de ce pays ! Parce que sans LUI, le gouvernement ne pourrait pas gouverner !

Il poussa Heller en direction de l’entrée et marmonna entre ses dents :

— Seigneur, on n’apprend plus rien aux gosses, de nos jours !

D’ascenseur en escalier, Cretinsky poussant parfois Heller, ils arrivèrent bientôt dans deux petits bureaux adjacents. Cretinsky fit asseoir Heller dans le premier, avec un : « Assieds-toi ! » tout à fait superflu.

Cassglutch entra. Cretinsky dévisagea durement Heller :

— Tu es dans de sales draps. Tu ferais mieux de ne pas t’imaginer que tu vas pouvoir te tirer d’ici, parce qu’il y a des gardes armés de tous les côtés. Reste tranquille, c’est tout ce qu’on te demande.

Ils passèrent dans le bureau voisin mais la porte resta entrebâillée. Ils murmuraient. Je montai le son. Mais je n’arrivais pas à saisir ce qu’ils se disaient parce que, dans un autre bureau, on tapait sur quelqu’un qui s’était mis à hurler.

Heller pouvait apercevoir en partie Cretinsky par l’entrebâillement. L’agent spécial était derrière un bureau, au téléphone. Cassglutch se tenait derrière lui, attentif, énorme.

— Oui, je veux parler à Delbert John Rockecenter en personne. Ici le FBI… Alors, passez-moi son secrétaire particulier. (Il couvrit le combiné de la main et dit à l’intention de Cassglutch :) Rockecenter est en Russie pour discuter d’un prêt. Les Russes n’ont plus rien à bouffer. (Il reprit sa conversation téléphonique.) Oui, c’est le FBI, à Washington. Nous avons un problème…

Des hurlements s’échappèrent à nouveau du bureau voisin et couvrirent ce qu’il disait. Une fois encore, il commenta à l’adresse de Cassglutch :

— Il vont me passer Mr Trapp, l’un des avocats de leur firme, Flooze et Plank. C’est Trapp qui traite ce genre d’affaire.

Ils attendaient. Puis Cretinsky eut son correspondant au bout du fil.

— Monsieur Trapp ? J’ai une sacrée surprise pour vous. Est-ce que cette ligne est absolument sûre ? Oh, vous l’avez testée ce matin et il n’y a pas d’écoute ? Très bien. Écoutez-moi bien. Nous sommes les agents spéciaux Cretinsky et Cassglutch (il déclina toute une série de numéros d’identification et d’adresses). Vous avez tout noté ?

Apparemment, la réponse fut positive. Cretinsky mit alors les papiers d’Heller devant lui et entreprit d’en donner lecture à Mr Trapp. Date de naissance, études, diplômes…

Vous avez bien tout ? Je voulais seulement qu’il n’y ait pas d’erreur, vous comprenez… Oui, le garçon est ici. Je vais vous le décrire, pour vous donner une preuve… Voilà… Non, non, il n’a parlé à personne. On a fait le nécessaire pour ça.

Cretinsky adressa un sourire ravi à Cassglutch avant d’ajouter :

— Monsieur Trapp, ne vous en faites pas. Mais il est recherché par la police de Fair Oakes, en Virginie, pour voie de fait sur la personne de deux officiers de police. Ils ont été tous deux hospitalisés… Oui, il semble qu’il les ait eus par surprise avec une barre de fer… Oui, ça équivaut à une tentative de meurtre. Il est également soupçonné de vol de voiture, d’excès de vitesse, de refus d’obtempérer. Délit de fuite… Exact. Il aurait aussi été en possession de drogue… Oui. Il y a également délit fédéral pour trafic entre États… C’est ça… Ah oui, et en tant que mineur, il est accusé d’association avec une prostituée notoire… Exact. Il y a aussi la Loi Mann : franchissement des limites inter-États dans des intentions immorales… Exact. Et aussi refus de décliner son identité à un officier fédéral.

Je réalisai qu’Heller pourrait avoir droit à la perpétuité, exactement ce qui avait été prévu pour lui par Lombar.

Apparemment, ça bardait à l’autre bout du fil. Après un moment, Cretinsky reprit :

— Écoutez, monsieur Trapp. Vous êtes le seul à qui nous avons parlé de tout ça. La femme ne dira rien. Nous avons les constats, la voiture, le garçon… Non, aucun journaliste n’a eu vent de l’histoire. Personne n’a entendu son nom à Fair Oakes… Non. Nous sommes les seuls à être au courant.

Maintenant, c’était au tour de Cretinsky d’écouter attentivement Mr Trapp s’exprimer vite et sans détour.

— Oui, monsieur Trapp… Oui, monsieur Trapp… Mais bien entendu…

Le discours n’en finissait pas. Cretinsky eut un sourire méchant à l’adresse de Cassglutch et hocha la tête. Puis il dit :

— Non. Il n’y a aucune copie de ce rapport où que ce soit. La police locale ne sait rien et nous n’aviserons pas le Directeur.

Il acquiesça comme si Trapp pouvait le voir. Puis il redonna tous les détails concernant son identité et celle de Cassglutch. Il termina la communication en disant :

Oui, monsieur Trapp. Et vous pouvez être sûr que le fils de D.J.R. est parfaitement en sûreté avec nous. On ne dira pas un mot à la presse ou à qui que ce soit. Comme toujours, nous sommes totalement dévoués à Delbert John Kockecenter. Monsieur Trapp, vous avez parfaitement compris. Au revoir.

Rayonnant, il reposa le combiné. Cassglutch et lui se mirent à danser autour de la pièce en riant.

Cassglutch déclara :

— Et dire que nous allions prendre notre retraite dans quelques années avec notre maigre pension !

— Oui, il va nous prendre à son service. Il n’a pas le choix !

J’étais abasourdi. Ces deux pourris se servaient de cette affaire pour leur avancement ! Ils faisaient chanter Delbert John Rockecenter ! Et ce qui rendait cette manœuvre encore plus criminelle, c’est que le FBI appartenait pratiquement à D.J. Rockecenter !

Et ce qui rendait tout ça encore plus stupide, c’est qu’ils étaient convaincus de détenir le vrai fils de Delbert John Rockecenter !

Le plan de Lombar prenait un tournant nouveau !

Il y avait un hic, pourtant. Heller n’était toujours pas tiré d’affaire. Je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je savais une chose : d’ici peu, Heller serait mort.

4

Le téléphone sonna et les deux agents pourris cessèrent instantanément leur danse de guerre. Cretinsky décrocha, répliqua brièvement, puis raccrocha.

Ils allèrent retrouver Heller dans le bureau d’à côté. Il était calmement assis, promenant le regard sur les taches de sang qui décoraient le mur. Je doutais qu’il ait entendu la conversation téléphonique aussi clairement que moi et il devait se demander ce qu’ils allaient faire de lui.

— Écoute, Junior, dit Cretinsky, j’ai eu au bout du fil l’avocat personnel de ta famille, Mr Trapp, de Flooze et Plank, à New York. Ton père est en Russie. On le régale, là-bas, et il ne sera pas de retour avant quinze jours.

— Tu dois rester tranquille, Junior, ajouta Cassglutch. Il va falloir attendre un peu avant de partir.

Cassglutch s’installa derrière son bureau et examina les rapports qui encombraient sa corbeille. Je compris alors seulement que ce bureau était le sien et que Cretinsky occupait l’autre. Ils devaient être assez haut placés dans la hiérarchie du FBI pour avoir droit à un bureau particulier.

Cretinsky se dirigea vers la porte.

— Je vais m’occuper de la suite, déclara-t-il à Cassglutch. Tu ne perds pas le gamin de vue. (Il allait sortir quand il se ravisa et lança à Heller :) Hé, ne t’en fais plus pour cette morue. Elle est morte !

J’eus l’impression que mon écran sautait.

— Pourquoi l’avez-vous tuée ? lança Heller.

— La tuer ? Elle est morte pendant son transfert à Georgetown. Crise cardiaque. (Puis, avec une expression de totale innocence, il ajouta :) T’as de la veine qu’elle soit morte dans l’ambulance, sinon t’avais une inculpation de meurtre sur le dos.

— C’est l’héro qui l’a tuée, Junior, ajouta Cassglutch.

— Je voulais savoir… Qu’est-ce que c’est qu’une « dose » ?

Cretinsky secoua la tête en passant dans son bureau.

— Ce gosse est vraiment trop pour moi ! Cass, tu t’en occupes. Moi, je fais le reste du boulot. OK ?

Et il disparut. Avec un geste las, en direction de sa corbeille de courrier, Cassglutch se laissa aller en arrière, fixa Heller d’un regard fatigué.

— Écoute, gamin. Tu ne (bipes) pas ? Tu ne sais pas ce que c’est qu’une dose ? Mais qu’est-ce qu’ils t’ont appris, bon sang, à… (il se pencha sur les papiers d’Heller et ses diplômes)… à l’Académie Militaire de Saint Lee ? A tricoter ? (Il jeta un coup d’œil à sa montre et repoussa sa corbeille de courrier avec un geste de dégoût.) Tu sais qu’on a pas mal de temps à tuer et, comme c’est toi qui sera le chef ici un de ces quatre, je ferais aussi bien de commencer ton éducation pour que tu deviennes un vrai petit Américain ! Allons-y !

Poussant Heller devant lui, Cassglutch descendit une volée d’escalier et traversa plusieurs salles.

— Ne parle à personne, dit-il. C’est moi qui répondrai à toutes les questions qu’on pourrait te poser.

A l’évidence, le bâtiment était gigantesque. Les couloirs n’en finissaient pas. Les chaussures d’Heller faisaient clic-clac sur le sol.

Bon sang, Junior, dit enfin Cassglutch, irrité par ce bruit, pourquoi tu portes des godasses de base-ball ?

C’est plus confortable. J’ai des ampoules.

Ah, je comprends. Moi aussi, j’en ai. Voilà, on y est.

Il s’était arrêté devant une porte marquée Laboratoire de toxicologie. Il fit entrer Heller d’une poussée.

Dans la salle, il y avait des centaines de flacons alignés sur des mètres et des mètres d’étagères. Un technicien était penché sur une table. Il faisait chauffer un mélange. Il y avait près de lui une cuiller et des aiguilles.

— C’est la DEA, la brigade des stups, qui s’occupe du trafic de drogue, fit Cassglutch d’un ton irrité, mais on a quand même notre labo à nous. En fait, c’est nous qui dirigeons le gouvernement et nous sommes parfois obligés de remanier la DEA. Dans ces flacons que tu vois, il y a pratiquement toutes les drogues qui peuvent exister.

— Et vous les vendez ?

Le technicien, inquiet, avait levé la tête.

— Chchtt ! fit-il. (Puis il dévisagea Heller plus attentivement et dit à Cassglutch :) Qu’est-ce que tu fais avec ce (bip) de gosse ici ? On ne fait pas visiter.

Ferme ça, Sweeney !

En grommelant, le technicien retourna à son bec Bunsen.

Tu vois, gamin, reprit Cassglutch, le truc, c’est de reconnaître chaque drogue à son aspect, à son goût et à son odeur. Commence par ici, et continue de flacon en flacon. Lis bien les étiquettes. Mais si jamais tu goûtes, pour l’amour de Dieu, recrache immédiatement ! J’ai pas l’intention qu’on m’accuse d’avoir fait de toi un camé !

Heller parcourut les étagères en faisant ce qu’on lui avait dit. Plusieurs fois, Cassglutch le prit par la peau du cou et l’obligea à se rincer la bouche à un lavabo.

Heller, ce n’était pas surprenant de sa part, faisait des progrès rapides. Mais j’étais inquiet. Il était évident qu’il était leur prisonnier et, connaissant le FBI, il était aussi évident qu’il y avait une entourloupe là-dessous. Stupide, peut-être, mais une entourloupe quand même.

Tiens, tiens, tiens ! fit Heller en soulevant un gros bocal qui contenait une poudre brune. Qu’est-ce que c’est ?

Oh, il n’y a plus d’étiquette. C’est de l’opium, môme.

D’Asie… (Cassglutch se pencha un peu plus près et renifla :) Non. De Turquie.

Normalement, j’aurais dû être horrifié. Mais le choc de ces événements successifs m’avait fait sombrer dans l’apathie.

— Et Afyonkarahisar, ça signifie quoi ? demanda encore Heller, ce qui me fit sursauter.

— (Bip), j’en sais rien, dit Cassglutch. Où est-ce que c’est marqué ?

— Là, sur le côté. C’est à demi effacé.

— J’ai pas mes lunettes. Sweeney, qu’est-ce que ça veut dire, Afyonkarahisar ?

— Le château de l’opium noir, dit Sweeney. C’est en Turquie orientale. Pourquoi ?

— C’est marqué sur ce bocal.

— Vraiment ? Il y a d’autres boules d’opium noir dans le flacon à côté. Et cette substance blanche, au bout de l’étagère, c’est de l’héroïne de même provenance. Oh (bip) ! Voilà que je joue les profs !

Il se replongea dans sa tâche.

— Tu vois, continua Cassglutch d’un ton docte, il existe une fleur qui s’appelle le pavot. Si tu grattes le centre, qui est noir, tu obtiens une espèce de gomme. Si tu la fais bouillir, tu as de l’opium. Ensuite on le traité chimiquement et on obtient de la morphine. Et après, par un autre traitement chimique, on a de l’héroïne. L’héroïne blanche vient de Turquie et d’Extrême-Orient. La brune, du Mexique… Sweeney, où sont ces bouquins sur les drogues ? Je vais y perdre ma salive. C’est idiot.

Sweeney lui montra une armoire et Cassglutch l’ouvrit.

— Oh (bip) ! Ils s’en sont servis comme papier hygiénique ! (Il parut déconcerté un instant, puis plongea la main dans sa poche.) Sweeney, tu veux aller jusqu’au kiosque et me ramener un de ces bouquins de poche sur la drogue ?… Mais qu’est-ce que je fais, moi ? J’allais raquer de ma poche alors qu’on a la banque des États-Unis sous la main ! T’as de l’argent, môme ?

Heller plongea la main dans sa poche et en sortit sa liasse de billets. A la façon dont il le fit, j’eus la confirmation de ce que j’avais soupçonné : il perdait son contrôle. Il réagissait selon un conditionnement préétabli. Les joueurs de Voltar – et il comptait parmi leur nombre, je l’avais appris à mes dépens – ont une certaine façon de manipuler l’argent. Ils insèrent un doigt au centre du rouleau de billets et laissent dépasser les deux extrémités des billets entre leurs doigts de façon à donner l’illusion qu’ils tiennent exactement deux fois plus d’argent.

Cassglutch regarda la liasse.

— Seigneur ! souffla-t-il. Je suppose que c’est ton argent de poche pour t’acheter des sucreries. (Il tendit la main vers la liasse.) Voyons voir… Le bouquin doit coûter trois dollars. On en rajoute deux pour Sweeney. Bon, je prends ce billet de cinq. Non, tu dois certainement avoir faim et Sweeney peut te ramener quelque chose. J’en prends dix. Mais Sweeney et moi, il faut aussi qu’on casse la croûte. Donc, je vais prendre ces deux billets de vingt.

Il lança l’argent à Sweeney dont l’hostilité initiale semblait s’être évaporée, tout à coup.

— Qu’est-ce que tu veux manger, gamin ? demanda-t-il.

— Un hamburger avec de la bière, dit Heller, se souvenant apparemment du régime prescrit par le docteur Crobe.

— Oh, mon garçon ! fit Cassglutch, t’es un filou. Tu sais très bien qu’on peut pas acheter de la bière pour un gosse de ton âge. Tu veux qu’on se fasse arrêter ? Sweeney, tu lui rapportes du lait avec son burger. Pour moi, ça sera un steak sandwich et une bière.

Sweeney disparut et Heller reprit l’exploration des quelque deux cents flacons et bocaux qu’il y avait sur les étagères.

Je m’étais résigné à ce qu’Heller soit au courant de ce que nous faisions à Afyon. Ce qui me préoccupait, c’était la raison pour laquelle ils le retenaient comme ça. Tout ça ne ressemblait guère au FBI. Conclusion : ils tramaient quelque chose. Quelque chose de spécial.

Sweeney revint avec ce qu’on lui avait commandé et, peu après, Cassglutch et Heller étaient de retour dans le bureau. Cassglutch avala son sandwich en deux bouchées et engloutit sa bière.

Heller grignotait son hamburger tout en feuilletant le livre. Le titre était Les Drogues d’évasion et le sous-titre proclamait : « Tout ce que vous devez savoir sur les drogues ! » Il était recommandé par le magazine Psychologie et je me dis qu’il devait par conséquent faire autorité. On y trouvait tout, de l’aspirine aux xylophènes.

Heller, à qui l’idée ne serait certainement pas venue de jouer la comédie comme tout espion qui se respectait, Heller se comporta comme d’habitude et se mit à « lire ».

Ce qui consistait pour lui à digérer une page dans le temps qu’il aurait fallu à un Terrien pour assimiler un mot. Quand il atteignit la dernière ligne de la page 245, il lui restait encore un peu de lait dans son verre. Il mit le livre dans sa poche et but les dernières gorgées.

— Eh, qu’est-ce que tu as ? s’inquiéta Cassglutch. Oh, je comprends : tu es trop nerveux pour lire. (Il regarda sa montre, parut inquiet, puis il lui vint apparemment une nouvelle idée.) Je vais te dire, Junior. Dans ce bâtiment, il y a des visites organisées toutes les heures à peu près. Mais on n’a pas besoin d’attendre. Suis-moi.

Mais pourquoi le retenaient-ils comme ça ? Ils se servaient de la technique « faire traîner les choses sans éveiller les soupçons du sujet ».

Cassglutch précéda Heller jusqu’à la salle d’exposition des armes de gangsters. Moi aussi, ça m’intéressait. Je pourrais peut-être repérer quelques flingues. Cassglutch alla même jusqu’à retirer certaines armes de leur coffret.

— Ce sont toutes des armes chimiques ? demanda Heller.

— Chimiques ? fit Cassglutch en écarquillant les yeux.

— Je veux dire : il n’y en a aucune d’électrique ?

— Ah, ces crétins de gosses ! T’as dû lire un tas de comic books, des machins à la Buck Rogers, hein ? Si tu veux dire que les gangsters ont des pistolets à laser, je te réponds non. Il y a quelques années, un type a essayé de nous vendre des trucs comme ça et je crois qu’il est encore en taule. Elles sont pas légales, petit. Et puis, la poudre, c’est mieux. Regarde ce fusil à canon scié : ça peut te couper un type en deux ! Vraiment en deux, mon gars ! Est-ce que c’est pas formidable ? (Il prit une mitraillette.) Et ça : tu arroses une rue à l’heure de pointe et tu dégringoles au moins une vingtaine de citoyens innocents d’une seule giclée. Très efficace.

Ils passèrent ensuite à diverses scènes d’attaques de banques récentes et Heller s’y intéressa beaucoup. Cassglutch lui montra l’emplacement des caméras de surveillance, lui expliqua comment on marquait les liasses de billets, où étaient les boutons et les systèmes d’alarme et lui dévoila les diverses techniques employées par la police. Il ajouta que le FBI attrapait tous les braqueurs de banque. L’intérêt d’Heller était éveillé à tel point que Cassglutch prit un système d’alarme pour lui montrer les circuits et comment les neutraliser.

— Mais ton papa, ajouta-t-il, s’intéresse énormément à tout ça et j’espère que tu piges tout.

Heller avait tout pigé, comme disait l’autre. Ça ne faisait pas le moindre doute !

Ensuite, Cassglutch lui fit visiter le labo du FBI où l’on voyait toutes les techniques modernes d’enquête scientifique, y compris celles qui étaient inscrites sur le tableau. Ça ne me plaisait guère : on était à la limite des choses que Lombar nous avait interdit d’enseigner à Heller. Je lus soulagé quand ils quittèrent le labo.

La « visite » de Cassglutch n’était certainement pas celle prévue pour le public. Il se permit même d’écarter d’un coup d’épaule quelques touristes pour montrer à Heller quelque chose de spécialement intéressant.

Finalement, ils se retrouvèrent devant « les dix fugitifs les plus recherchés ». Cassglutch fit un cours à Heller sur la façon dont les gens étaient repérés et suivis. Et sur le fait que, bien sûr, le FBI mettait invariablement la main sur eux.

Ensuite il lui montra les gangsters des années 30.

— Ça, lui dit-il, c’étaient les vrais. Rien à voir avec les espèces de femmelettes qu’on trouve de nos jours. C’étaient des vrais de vrais. Et tu ne sais pas à quel point c’était difficile de les avoir. C’est Hoover qui a résolu le problème.

Il désignait un masque mortuaire et un jeu de photos.

— Tiens, prends Dillinger, par exemple. Il n’avait pas de casier judiciaire. Juste une petite charge insignifiante. Mais Hoover en a fait une célébrité.

Il se carra devant Heller et leva un index menaçant.

— Hoover était le plus imaginatif de tous les grands hommes. En vérité (Cassglutch se rengorgea fièrement), il avait un don pour fabriquer des dossiers en béton ! Il inventait tout ! De A jusqu’à Z. Tout était dans sa tête ! Un vrai génie ! Après, il n’avait plus qu’à aller abattre ses victimes ! Dans de glorieuses fusillades ! Un maître, je te dis ! Il nous a tout appris et il nous a laissé ce lourd fardeau et cette magnifique tradition !

Heller agita la main vers les portraits de tous les criminels célèbres.

— Et il a eu tous ceux-là de la même manière ?

— Tous, un par un, déclara Cassglutch fièrement. Et il s’en est pris aussi à la population, alors ne considère pas ce tableau comme complet.

— Hé ! s’écria soudain Heller. Celui-là, il a vraiment l’air méchant !

Cassglutch explosa littéralement.

— Bon Dieu de (bip), gamin ! Mais c’est HOOVER LUI-MÊME !

Il était tellement bouleversé qu’il quitta la salle. Heller lui emboîta le pas dans le clic-clac de ses semelles de base-ball. Brusquement, Cassglutch changea d’idée et lui fit franchir une nouvelle porte. Ils étaient à présent dans une salle de tir !

J’eus une appréhension. Je savais qu’ils préparaient quelque chose. J’espérais qu’ils n’allaient pas abattre Heller sur place !

A l’autre extrémité de la salle, il y avait des cibles. Des revolvers et des casques étaient posés sur le comptoir. Je retins mon souffle. Je priai pour qu’Heller n’aie pas l’idée de s’emparer d’une arme et de se frayer un chemin jusqu’à l’extérieur !

— Où est l’agent chargé de la démonstration ? demanda Cassglutch au vieil homme qui nettoyait les armes.

— Oh… Il n’y a plus de démonstration prévue pour la journée.

Cassglutch obligea Heller à mettre un casque et choisit un revolver. Il vida son chargeur sur les cibles et parut se sentir un peu mieux.

— Je suppose que tu as réussi l’examen de tir au revolver, dit-il à Heller.

— Je n’ai jamais tiré avec ça.

— Ah, l’école militaire ! gronda Cassglutch. C’est bien ce que je disais : tout ce qu’on t’y apprend, c’est à tricoter ! (Mais il n’en continua pas moins l’éducation d’Heller.) Voici un Colt .357 Magnum. Il crache des balles qui peuvent traverser un bloc-moteur de voiture.

Il montra à Heller comment basculer le chargeur, le vérifier, le charger, et même comment porter l’arme sur lui. Il choisit ensuite un Colt .45 de l’Armée et répéta sa démonstration.

Il regarda sa montre et fronça les sourcils. De toute évidence, il devait retenir Heller encore un peu plus longtemps.

— Tu sais quoi, Junior ? Je vais te faire une démonstration de tir. Tout d’abord, je jette un coup d’œil sur l’affiche d’un suspect, là-bas. Ensuite, plusieurs cibles vont surgir et il faudra que j’identifie le suspect et que je lui tire une balle en plein cœur. Si ce n’est pas le bon type, j’ai droit à une autre chance.

Il prit une affiche, la regarda brièvement. Puis il dégaina son arme professionnelle. Le technicien appuya sur divers boutons. Des photos surgirent. Cassglutch fit l’eu. Il se trompa d’homme.

— Cass, je t’ai déjà dit de consulter un ophtalmo, dit le vieux.

— Ta gueule. Refais-moi ça, dit Cassglutch.

Il serrait la crosse de son revolver à deux mains. Il visa longuement. Et il tira en plein dans la cible.

— A toi, Junior. Tu vas voir : c’est pas si facile.

Par tous les Dieux, tout ce qu’il restait à faire à Heller, c’était de les abattre tous les deux et de se tirer. C’est la solution préconisée dans tous les manuels.

Il regarda une affiche avant de la reposer. Les cibles montèrent. Il tira et il eut celle qu’il fallait, en plein centre. Rien de surprenant pour un champion d’éclateur de la Flotte.

— Non, non, non ! s’écria Cassglutch. Seigneur ! On n’appuie jamais sur la détente avant que l’arme soit à hauteur des yeux. Mais ce n’est pas de ta faute : tu es nerveux. Et commence pas à frimer sous prétexte que tu as fait mouche. C’était un coup de pot. Ça n’arrive jamais dans les vraies fusillades. Regarde, il faut tenir ton flingue avec les deux mains. Et écarter les jambes. Je vais te laisser une deuxième chance. Murphy, vas-y : appuie !

Heller, tant bien que mal, fit ce qu’on lui avait dit. Et il toucha à nouveau la bonne cible. En plein dans le mille.

— Tu vois ? fit Cassglutch. Voilà ce qui arrive quand on a un bon instructeur. Tu veux essayer ce Colt de l’Armée ?

Heller s’entraîna avec tout un assortiment d’armes et, finalement, Cassglutch, après avoir consulté sa montre, déclara avec un soupir de soulagement :

— Bon, il est temps de retourner à mon bureau.

Ils quittèrent le stand de tir mais Cassglutch prit le chemin le plus long pour faire à Heller un cours sur le pouvoir et la noblesse du FBI. Il ajouta que le FBI régnait sur le monde entier. Mais ce n’était qu’une comédie destinée à masquer ce qu’ils préparaient. Je savais que le piège était prêt.

5

Cassglutch, quelque peu essoufflé après son cours sur les mérites du FBI, avait à peine regagné son bureau lorsque le téléphone de Cretinsky sonna. Cassglutch désigna un siège à Heller en lui faisant le signe que les agents du FBI utilisent pour forcer leurs chiens à s’asseoir, aux ordres.

Je n’eus pas besoin de monter le son, cette fois.

— Cassglutch, brailla-t-il. (Puis, d’un ton soudain extrêmement poli, il continua :) Mais non. Vous pouvez me parler. Je suis le collègue de l’agent spécial Cretinsky. Je crois qu’il vous a donné mon nom. (Il prit un bloc-notes et se mit à écrire avant de reprendre :) Oui, monsieur Trapp Tout va bien de notre côté… On est en pleine forme… Non, il n’a parlé à personne… Oui, monsieur Trapp… Merci, monsieur Trapp.

Et il raccrocha.

A cet instant, Cretinsky entra, et Cassglutch lui parla, brièvement.

Ils placèrent alors Heller dans un autre fauteuil et s’installèrent devant lui. Cretinsky alluma une lampe de flood qu’il braqua droit sur le visage d’Heller.

— D’abord à moi, déclara Cretinsky. Junior, on a dit aux gens de Virginie qu’une Cadillac défoncée avec ta plaque d’immatriculation avait été découverte dans le Maryland. Et aussi qu’il y avait à l’intérieur un cadavre calciné et non identifiable correspondant à ton signalement. Les gens mêlés à cette affaire n’ont pas ton nom. La fille est morte. Bref, tu es libre. Donc, ne mentionne plus jamais cet incident, autrement on passera pour des menteurs. Tu comprends ? ajouta-t-il d’un ton sévère.

Heller était ébloui par la lampe. Mais je compris soudain avec soulagement qu’ils n’étaient pas en train de l’interroger. Ils lui donnaient un briefing ! La lampe, c’était juste de la déformation professionnelle !

— Voilà ta carte d’immatriculation, dit Cretinsky. A présent, tu es du district de Columbia. Le numéro de série du moteur ainsi que celui de la carrosserie ont été changés. Tout est à ton nom à présent. On sait que c’est toi qui as payé le vendeur, au départ, alors ne te mets pas dans la tête qu’on est en train de faire quelque chose d’illégal. OK ?

Heller prit la carte. Une petite étiquette était agrafée en haut :

A toute police : en cas de contact avec le sujet, appelez les Agents Cretinsky et Cassglutch, du FBI, DC, exclusivement.

— On ne s’occupe pas de l’assurance, poursuivit Cretinsky, mais si jamais tu as un accident, avec le nom que lu portes, on pourrait te saigner à coups de dommages et intérêts. Alors, conduis prudemment. Fini les poursuites à deux cents à l’heure. Compris ?

Heller hocha la tête.

— Voilà ton permis.

Heller le prit et vit qu’il avait, lui aussi, une petite étiquette :

A toute police : en cas de contact avec le sujet, appelez les Agents Cretinsky et Cassglutch, du FBI, DC, exclusivement.

Je compris tout à coup ce qu’ils avaient fait : ils avaient placé des « plaques de poursuite » sur la Cadillac. Lorsqu’on interrogerait les ordinateurs de la police sur ces plaques, ils diraient : « Ce véhicule est sous la surveillance du FBI. S’il est repéré, signalez la chose aux agents Cretinsky et Cassglutch, du FBI, à Washington, DC. » Le FBI avait un mouchard sur la voiture maintenant !

— Et maintenant, dit Cretinsky, je te rends tes papiers.

Il tendit à Heller son certificat de naissance, ses attestations et ses diplômes. Heller mit le tout dans sa poche.

Cassglutch se leva pour aller prendre une vieille carte routière de l’Octopus Oil Company dans un tiroir encombré. Il se rassit.

— Bien, fit-il en inscrivant des numéros de téléphone. MrTrapp voulait s’assurer que tu avais de l’argent et je lui ai dit que tu en avais. Il a dit aussi que tu serais sans doute fatigué : il se préoccupe beaucoup de ta santé. Il faut donc que tu descendes au motel Howard Johnson de Silver Spring, dans le Maryland. Tu sors d’ici, tu remontes la Seizième Avenue, tu franchis la limite du district et le motel est tout de suite de l’autre côté, vu ?

Heller étudiait la carte. Je sus brusquement pourquoi ils l’avaient retenu. Ce n’était pas à cause du FBI, mais de Mr Trapp. Il avait arrangé un coup quelque part sur la route ! J’essayai frénétiquement d’imaginer où et dans quelles conditions Heller allait mourir.

Heller avait tout repéré. En fait, il devait avoir le réseau routier de la Côte Est inscrit dans la tête, maintenant.

— Parfait, reprit Cassglutch. Maintenant, il paraît que quelques journalistes ont eu vent de ta décision de refuser de rentrer à la maison cet été. Une histoire idiote selon laquelle tu aurais dit que tu voulais vivre ta vie. T’engager peut-être dans une équipe de base-ball ou un truc de ce genre. Mr Trapp exige donc qu’en aucun cas tu ne descendes dans un motel ou un hôtel sous ton vrai nom parce qu’il veut que rien ne filtre jusqu’à ce que tu te sois réconcilié avec ta famille et que tu aies parlé à ton père qui, pour le moment, est à l’étranger. Compris ?

— Je ne dois pas me servir de mon vrai nom, répéta Heller. Compris.

Oh, ce (bip) de Trapp ! Il savait très bien qu’il n’existait pas de Delbert John Rockecenter Junior ! Il allait éviter tout écho dans la presse en liquidant l’imposteur, tout simplement ! Rockecenter disposait certainement de tous les moyens et il n’allait pas perdre de temps. Mais comment allait-il s’y prendre ? Et où ?

— Bien, fit Cassglutch. Demain matin, tu prendras l’US 495, l’autoroute périphérique, et tu tourneras sur la gauche pour enfiler l’US 95. Tu la suivras à travers tout le Maryland, puis à travers le Delaware jusqu’ici et là, tu tourneras à droite et tu prendras l’US 295, tu traverseras le Delaware et tu te retrouveras sur l’autoroute à péage du New Jersey. Après, tu continueras. En fait, t’auras pas le choix, vu qu’y a pas de sorties. Maintenant regarde : là, juste au nord de Newark, l’autoroute se partage. Vu ? Il y a un motel Howard Johnson juste ici. (Il fit un X sur la carte.) Tu devras y être aux environs de seize heures trente. En tout, le trajet ne devrait te prendre que quatre heures. Et pas d’excès de vitesse ! En arrivant au motel, ne t’inscris pas. Va directement dans la salle à manger, assieds-toi et commande un repas. Un vieux serviteur de la famille t’attendra et c’est lui qui te conduira chez toi. Tout est clair ?

Heller répondit que oui, tout était clair.

— Mr Trapp a dit aussi que tu ne courais aucun danger et que tu ne devais rien faire de stupide. En fait, il a précisé que Slinkerton te suivrait constamment et que tu n’avais pas à avoir peur.

— Slinkerton ? demanda Heller.

— Oui. L’Agence de Détectives. Celle dont ton père utilise les services. La plus célèbre de tout le pays. Tu ne les verràs jamais, mais ils seront toujours là. (Cassglutch eut un rire soudain.) Je pense qu’il veut s’assurer que tu ne vas pas faire une autre fugue, même si tu rencontres d’autres greluches !

— On va à la voiture, maintenant ? demanda Cretinsky.

Ils descendirent jusqu’au garage du FBI. La Cadillac était bien là. Heller ouvrit le coffre et vit que ses bagages n’avaient pas été touchés. Il jeta un coup d’oeil sur les nouvelles plaques DC, puis s’installa au volant.

— Au revoir, Junior, fit Cretinsky.

— Merci, dit Heller. (Est-ce que je n’avais pas perçu une note d’émotion dans sa voix ?) Merci de m’avoir permis de rentrer dans le droit chemin.

Cassglutch se mit à rire.

— Junior, garde tes remerciements pour le jour où tu toucheras le fric de papa.

Ils explosèrent de rire, à la façon américaine qui consiste à parler devant les enfants comme s’ils n’étaient pas là, et Cretinsky dit à Cassglutch :

— Cass, c’est un bon garçon. Un peu fou, mais bien.

— Ouais. On sent qu’il tient de la famille. Mais tous ces gosses, de nos jours, sont beaucoup plus dociles qu’on l’était à leur âge.

Ça les fit mourir de rire et ils agitèrent la main tandis que la Cadillac s’éloignait.

Je n’attendis pas de voir Heller se débattre dans la circulation de l’heure de pointe à Washington. Je me ruai dans le tunnel qui conduisait au bureau de Faht. Il est très long et j’avais le souffle court quand je poussai la porte dérobée.

— Il faut que je contacte Terb ! criai-je.

Faht ouvrit un tiroir et me tendit un rapport. C’était la transcription de leur liaison radio quotidienne. Avec l’hyperbande, la vitesse de communication était de cinq mille mots/seconde. Mais le message contenait beaucoup moins de cinq mille mots. Il était très succinct. Heller avait eu son certificat de naissance, il avait rossé deux flics, Terb l’avait retrouvé à Lynchburg grâce aux mouchards. Ensuite Heller s’était rendu à Washington, où il avait été arrêté par le FBI et il était à présent entre leurs mains, sans doute sur le point d’être emprisonné comme prévu.

Tu parles ! J’en savais drôlement plus long que Terb et Raht !

— Il faut que je contacte nos gens ! hurlai-je à la face de Faht.

Heller allait être tué ! Demain ou dans deux jours. Et je n’avais pas la plaque de décodage ! Il fallait absolument que j’ordonne à Terb d’aller dans ces chambres de motel et de fouiller les bagages d’Heller !

Faht haussa les épaules.

— Ils ne disposent pas de récepteur à imprimante. Ils sont trop gros et vous n’avez pas donné d’instructions pour qu’ils en aient un.

Oh, mes Dieux ! Je m’affalai sur une chaise. Le pire était que je ne pouvais rien dire à Faht ou à qui que ce soit. Ils ne devaient surtout pas savoir comment j’étais au courant, autrement ils pourraient s’en mêler et faire n’importe quoi !

— Je peux leur faire passer le message à New York, reprit Faht d’un ton conciliant. S’ils n’ont plus d’argent, ils se présenteront sûrement au bureau de New York à la fin de la semaine.

Mais ils ne risquaient pas d’être à court. Ils avaient de l’argent à la pelle !

J’étais au moins certain de trois choses. Un : Trapp ferait exécuter Heller, quels que fussent ses plans. Deux : Soltan Gris serait exécuté si cela arrivait. Trois : la population de la Terre serait anéantie si la communication entre Voltar et Heller était coupée et, jusqu’à preuve du contraire, je faisais partie de cette population !

J’étais sur le point de demander à Faht s’il y avait une bonne entreprise de pompes funèbres à Afyon. Je voulais au moins des funérailles décentes. Mais, au moment d’ouvrir la bouche, je me dégonflai.

Je repris péniblement le long, long chemin du retour par le tunnel. Mon avenir était encore plus sombre que ce tunnel et, tout au bout, il n’y avait pas de chambre pour moi. Non, rien qu’une tombe, la tombe d’un inconnu.

6

Sans le moindre espoir, je regardai Heller entrer dans le motel Howard Johnson de Silver Spring, Maryland. J’aurais normalement dû être soulagé car cela signifiait qu’avec un peu de chance je pourrais bientôt interrompre pendant quelques heures ce marathon de surveillance sans sommeil qu’il m’avait fait subir.

Bien sûr, il ne regardait pas derrière lui comme il aurait dû le faire. Et il n’inspecta pas le comptoir ni le hall d’entrée pour détecter une présence suspecte. Non. Il ne prenait aucune des précautions que tout agent prend normalement.

Il s’approcha en cliquetant des talons et demanda une chambre pour la nuit. Il régla trente dollars et inscrivit son numéro d’immatriculation, bien lisiblement, sur le registre. Bien sûr, il ne fit pas la moindre tentative pour le trafiquer ou rendre l’inscription indéchiffrable. Puis il fit quelque chose qui me rendit ivre de rage.

D’un geste noble, il signa « JOHN DILLINGER ! » Il ajouta même un point d’exclamation ! Il en avait appris un rayon au quartier général du FBI ! John Dillinger avait été l’un des plus célèbres gansters des années 30 ! Sacrilège !

Il lança ses valises dans la chambre avec désinvolture, comme s’il n’avait pas le plus petit souci au monde. Puis il prit une douche et sortit. Sans même jeter un regard aux ombres alentour. Il fit le tour du bâtiment et entra dans le restaurant.

Il s’assit à une table. Une serveuse d’âge mûr s’approcha pour lui dire qu’il ne devait pas s’asseoir là. Elle le fit s’installer dans un autre box, devant un grand mur blanc. Elle régla ensuite la lumière jusqu’à ce qu’il soit violemment éclairé. Et il n’eut même pas conscience que c’était presque comme si elle traçait une cible sur lui ! Non, il était occupé à lire le menu d’un air perplexe. Les menus des Howard Johnson sont pourtant sans mystère : tous les mêmes, avec les mêmes chiffres et les mêmes photos, de la Côte Est à la Côte Ouest.

La serveuse avait disparu un instant, mais elle était de retour. Elle lui ôta sa casquette de base-ball et la posa à côté de lui en disant :

— Les jeunes gentlemen ne mangent pas avec leur chapeau sur la tête.

— Je vais prendre une glace au chocolat, dit-il.

Elle resta imperturbable.

— Vous allez prendre le numéro 3. Salade verte, poulet frit, patates douces et biscuits. Et si vous mangez tout, on reparlera de votre glace au chocolat.

Croyant qu’Heller allait protester, elle ajouta :

— J’ai des fils et vous vous ressemblez tous. Vous ne comprenez pas qu’il faut bien manger pour grandir !

Elle ne m’abusait pas. Elle voulait tout simplement désigner Heller à quelqu’un. Désespérément, je me demandai si ce serait une balle, un couteau ou même de l’arsenic dans le poulet. Ou alors, me dis-je avec un rien d’espoir, elle n’était là que pour qu’on l’identifie. Mais, en tout cas, elle avait fait du bon boulot et elle jouait merveilleusement son rôle de serveuse. On sait reconnaître un bon agent dans notre métier.

Le repas arriva. Heller regarda autour de lui pour voir ce que ses voisins mangeaient. Il parut rassuré et se mit à manger. Il réussit même à se servir correctement de ses couverts et il mangea le poulet avec les doigts, chose qu’il n’aurait jamais faite sur Voltar ! Mais, s’il assimilait très vite la culture locale, il commettait aussi des erreurs. J’avais déjà réalisé cela à Washington. Il s’exprimait à présent avec un accent Ivy League. Il semblait croire qu’il avait quitté le Sud, ce qui n’était pas le cas. Le Maryland est aussi sudiste que le poulet frit. La Nouvelle-Angleterre se trouve au nord de New York. Il était d’une incroyable maladresse.

Il avait fini son repas et s’essuyait les doigts et la bouche quand son attention fut attirée par un mouvement de l’autre côté de la salle. Il était difficile de bien voir avec cette lumière violente qui lui arrivait en plein dans les yeux. On ne discernait qu’une ombre.

Je me figeai. Le personnage levait quelque chose devant son visage. Un revolver ?

Il y eut un éclair bleu, très bref !

Mon écran devint blanc.

Puis je vis des points noirs. Je ne voyais plus ce qu’Heller voyait. Si toutefois il voyait encore quelque chose.

La scène s’éclaircit. Les points noirs disparurent. Heller était toujours assis. Il n’y avait plus personne en face de lui.

La serveuse s’approcha.

— Regardez-moi ça. Il a tout mangé. Vous êtes un bon garçon qui a mérité sa glace au chocolat.

— Cet éclair, c’était quoi ? demanda-t-il.

— Oh, c’est la lampe de la caissière qui a pété. Ça vous a fait mal aux yeux ?

Avec une attention toute maternelle, elle régla les lampes pour qu’elles ne l’éblouissent plus. Et en effet, là-bas, la caissière remplaçait sa lampe.

Heller avala sa glace, régla la note en laissant un pourboire généreux et regagna sa chambre dans le cliquetis de ses talons, toujours, bien entendu, sans inspecter les recoins d’ombre. Un idiot parfait !

Il entra dans sa chambre sans pousser la porte avec violence, sans plonger au ras du sol. Il ne vérifia pas non plus ses bagages pour voir si on ne les avait pas visités.

Il se contenta de régler l’air conditionné – sans vérifier l’éventuelle présence d’une capsule de gaz –, s’assit dans un fauteuil et prit un livre sur les drogues.

Ce qu’il fit ensuite me plongea dans un conflit d’idées. D’un côté, il ne FALLAIT PAS qu’il soit tué avant que j’aie la plaque. De l’autre, il FALLAIT qu’il soit tué s’il comprenait à quoi servait la base de l’Appareil sur la Terre.

Il se leva et prit deux cendriers. Il versa le contenu de sa poche droite dans le premier et celui de sa poche gauche dans le second. Il transportait DE LA DROGUE !

Je ne comprenais plus. Et puis je réalisai qu’il l’avait prélevée dans les deux flacons « turcs », sur l’une des étagères du labo du FBI !

Il ouvrit une valise et en sortit une petite fiole. Il n’y avait dedans que quelques grains de poudre. Une autre encore, toujours avec une quantité minime.

Mais alors ? Quand le flic avait fouillé ses bagages dans le district de Columbia, ils contenaient bel et bien de la drogue ! En quantités infinitésimales, certes, mais c’était quand même de la drogue ! D’où venait-elle, celle-là ?

Il examina les fioles. Puis il versa le contenu de la première dans un cendrier, et celui de la seconde dans l’autre.

Il s’approcha de la lampe et porta un cendrier à hauteur de son regard.

Les granules devinrent ÉNORMES sur l’écran !

De l’opium turc !

Il répéta son manège avec l’autre cendrier.

De l’héroïne turque !

Il se dirigea alors vers la porte-fenêtre, qui donnait sur un perron, et l’ouvrit après avoir quelque peu tâtonné.

Il prit une boîte d’allumettes et en craqua une. Il la posa dans le cendrier. Bien sûr, l’opium se mit à brûler et à fumer terriblement.

Heller toussa et recouvrit le cendrier d’un dessous-de-plat en plastique.

Il alluma l’héroïne de la même manière.

Il toussa encore et couvrit le cendrier.

Pendant un instant, la pièce parut tanguer sur mon écran. Naturellement. Il avait pris coup sur coup une bouffée d’opium et une d’héroïne.

Il sortit et inspira profondément l’air frais. Puis il courut sur place en respirant bruyamment. Et l’image redevint stable.

Il regagna la chambre et jeta le contenu des cendriers dans les toilettes, tira la chasse, nettoya les fioles et les cendriers, épousseta soigneusement le fond de ses poches et remit tout en place.

Il vérifia consciencieusement qu’il né restait pas la moindre trace.

Mais, tout bien considéré, ç’avait été une performance d’amateur. Aucun drogué n’aurait gaspillé comme ça une marchandise aussi précieuse. On peut certes brûler l’héroïne et respirer la fumée mais c’est du gaspillage. Pour en tirer le maximum, il faut la prendre en injection intraveineuse.

La nuit était probablement chaude, mais il laissa la porte-fenêtre ouverte. Il se mit ensuite en quête de quelque chose à faire et opta pour la lecture de L’Art de la pêche à l’usage des débutants, qu’il acheva rapidement pour enchaîner sur L’Art du base-ball à l’usage des débutants.

Il n’était pas encore huit heures. Heller s’intéressa à la télévision. Il alluma le poste et l’image apparut sur l’écran. Mais il continua à tourner les boutons. Finalement, il réussit à tout dérégler puis retrouva l’image. Je ne comprenais pas quel défaut il trouvait à ce poste. Tout marchait, image et son.

Avec des gestes impatients, il recommença. Un écriteau prévenait qu’en cas de panne de la télévision, il fallait appeler la réception. Heller tendit la main vers le téléphone, se ravisa et se laissa tomber dans le fauteuil. Il s’adressa au téléviseur :

— D’accord. Tu es le premier visionneur que je n’arrive pas à régler. Tu me caches ton contrôle de relief. Je te regarderai quand même !

Un film commençait. Le titre en était Le FBI.

Il regarda jusqu’au bout les poursuites en voitures, les mitraillages, les accidents. Le FBI liquida tous les agents rouges d’Amérique. Puis toute la Mafia. Puis l’ensemble du Congrès. Heller était impressionné, visiblement. Il bâillait sans cesse, ce qui, psychologiquement, est le signe certain d’une montée de tension puis de son relâchement.

Suivirent les informations locales de Washington et du district. Des Blancs avaient été attaqués. Des Noirs avaient été attaqués. Des Blanches avaient été violées. Des Noires avaient été violées. On avait tué des Blancs. On avait tué des Noirs.

Ils ont une loi, en Amérique, qui veut que la télévision traite de tout impartialement, sans parti pris, ce qui fait que, sur le plan racial, le programme était plutôt équilibré.

Il n’avait pas été fait la plus petite mention de l’incident du Potomac Park. Il n’y avait pas eu un mot à propos de Mary Schmeck, droguée, morte pendant son transfert à l’hôpital. De telles morts sont si communes que personne ne les évoque.

Heller soupira et éteignit la télé.

Il alla se coucher.

En Turquie, il était six heures du matin. Moi aussi je décidai qu’il était temps de me coucher. Mais je ne trouvai pas le sommeil. Heller n’avait pas mis la chaîne de sécurité de sa porte, pas plus qu’il n’avait fermé la porte-fenêtre. Il n’avait pas d’arme sous son oreiller.

On allait l’attaquer. C’était sûr. Trapp avait prévu quelque chose. Il n’y avait pas le moindre doute à cet égard. Mais ce serait pour QUAND ?

J’étais enchaîné à un crétin qui m’entraînait tout droit vers ma mort ! Je partirais peut-être anonyme et dans l’indifférence générale comme Mary Schmeck. Cette pensée m’attrista.

7

Pour un homme qui était sur le point d’être abattu, Heller, le lendemain matin, était particulièrement détendu.

Il y avait un petit bourdonneur sur mon écran, qui se déclenchait quand la réception s’intensifiait. Si l’on n’oubliait pas de le régler, et je n’avais pas oublié ! A deux heures de l’après-midi, je fus arraché à mon sommeil. Dans le Maryland, il était sept heures du matin et Heller prenait sa douche. Au moins, il était encore vivant, quoique je doutais que ce fût pour longtemps.

Il s’ébrouait sous le jet. Sa passion pour la propreté, typique des gens de la Flotte, me portait sur les nerfs. J’étais sûr qu’il faisait aussi chaud en Turquie qu’à Washington. Je n’avais pas l’air conditionné et j’étais certainement plus sale, en sueur et fatigué que lui, pourtant, je n’avais pas pris de douche, moi ! Ce type était fou.

Je sortis, attrapai un des garçons par une oreille, le traînai vers la cuisine et, peu de temps après, j’étais de retour devant mon écran, me gavant de kavun – une variété de melon – arrosé de kahve, autrement dit de café, une boisson voisine du s’coueur chaud. J’étais tellement pris par ce qui se passait sur l’écran que j’oubliai de mettre du sucre et de boire régulièrement de l’eau minérale entre chaque gorgée de café, ce que l’on est censé faire en Turquie. Je ne pris conscience de la chose que lorsque mes nerfs déjà à vif se mirent à vibrer encore plus fort. Je mis du sucre dans ma tasse et engloutis rapidement un quart d’eau fraîche. Mais mes nerfs étaient toujours secoués.

Car c’était atroce d’observer ce que faisait Heller. Ou plutôt, ce qu’il ne faisait pas !

Il ne vérifia pas ses bagages. Il en sortit tout simplement du linge et des chaussettes de rechange et s’habilla, m’interdisant de regarder de plus près dans ses valises.

Bien entendu, quand il sortit, il n’inspecta pas le hall. Il regardait à peine en tournant dans les couloirs. Dans le parking, évidemment, il ne s’inquiéta pas de la présence possible de véhicules nouveaux. En entrant dans le restaurant, il ne jeta pas le moindre coup d’œil autour de lui. Avec désinvolture, il alla s’installer dans un box.

Une jeune fille avec une queue-de-cheval s’approcha.

— Où est la dame âgée qui m’a servi hier soir ? lui demanda-t-il.

A l’évidence, ce crétin avait fait une sorte de fixation maternelle !

La fille à la queue-de-cheval et à l’air stupide alla s’enquérir auprès du directeur ! Elle revint bientôt.

— Elle était ici à titre temporaire. Vous n’avez pas idée du brassage de personnel dans ces chaînes de motels. Qu’est-ce que vous prendrez ?

— Une glace au chocolat, dit Heller. Pour commencer. Ensuite… c’est quoi, ça ?

Il montrait une photo sur le menu.

— Des gaufres, dit la fille. Des gaufres, c’est tout.

— Alors donnez-m’en cinq. Et trois tasses de s’cou… de café.

Je pris note de cette bévue. Bien qu’il fût évident qu’il arrivait à imiter les accents de ses interlocuteurs, il avait failli violer le Code. Quand j’aurais enfin la plaque, tout ça servirait à le faire pendre haut et court !

Elle revint bientôt avec une énorme glace au chocolat bien dégoulinante et il n’en fit qu’une bouchée. Puis elle apporta les gaufres, dans cinq assiettes séparées, et il les liquida aussi vite que la glace. Ensuite, vinrent les trois tasses de café. Il y déversa le contenu du sucrier et les vida l’une après l’autre.

La fille tournait autour de lui. Elle retardait le moment de lui donner sa note.

— T’es mignon, comme mec, dit-elle. C’est bientôt la rentrée d’automne. Tu vas rentrer à la fac du coin ?

— Non, je suis seulement de passage.

— Oh (bip) ! fit-elle, et elle s’éloigna.

Elle lui rapporta la note. Elle avait maintenant un air glacé et hautain et elle n’avait absolument rien oublié sur l’addition. Même le dollar de pourboire n’y fit rien. Quand il quitta la table, sa voix se fit entendre, nette et claire :

— Pourquoi j’arrive jamais à tirer le bon numéro ?

Heller s’adressa à la caissière :

— Je crois savoir que votre lampe a éclaté hier soir.

— Laquelle ?

— Celle-ci, fit-il en tapotant la lampe.

La caissière interrogea son directeur, qui était occupé à recharger le distributeur de cigarettes et qui dit :

— Ah, oui. C’était le fusible extérieur. Mais elle n’a pas sauté. Quelqu’un a viré le fusible.

Heller acheta toute une rame de journaux et regagna sa chambre. Je pris conscience que je venais de manquer une occasion en or. Je maudis Raht et Terb. Ils devaient être dans un rayon de trois cents kilomètres, sinon je n’aurais pas eu d’image. Ils n’avaient que les mouchards placés dans ses vêtements et ses bagages pour garder sa trace. Je les aurais bouffés ! Pourquoi Diables n’avaient-ils pas exigé un récepteur à imprimante ! Oui, bien sûr, je savais que c’était illégal pour eux de transporter plus que l’habituel émetteur qui ressemblait à un petit réveil. Mais ils auraient dû dire : « Rien à (biper) des règlements ! Ce qui compte, c’est servir Gris ! »

Mais non ! Quel duo de (bips) j’avais là ! Ils avaient loupé une occasion magnifique de fouiller les bagages d’Heller ! Sans cette (bip) de plaque, je n’en aurais pas été là !

Il sortit une brosse à dents tournoyante, remplit le réservoir de dentifrice et se brossa les dents. J’étais tellement perturbé par cette histoire de bagages que je faillis ne pas noter cette authentique violation du Code. Son obsession de propreté, en tout cas, finirait par causer sa perte. Personnellement, je n’ai pas de brosse tournoyante : elles coûtent trois crédits.

Une valise à chaque main, son sac de sport sous un bras, les journaux sous l’autre, il se dirigea vers sa voiture.

Croyez-vous qu’il la passa au peigne fin pour voir si on n’y avait pas placé une bombe ? Que non ! Il rangea ses bagages à l’arrière, posa les journaux sur le siège avant et démarra. J’avais brusquement baissé le son de crainte qu’il n’y ait une explosion.

Il remonta l’US 495, lentement, prit la 95 et, à 80 à l’heure, s’engagea dans le vert paysage forestier du Maryland. Il était tellement perdu dans l’admiration du panorama qu’il ne se donnait même pas la peine de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pour voir si on le suivait. Mais cette beauté naturelle était traîtresse. La mort l’attendait quelque part sur la route !

Il entra dans le Delaware, dévorant des yeux la moindre grange nue. Je me demandais pourquoi il observait avec autant d’attention tous ces bâtiments d’élevage de poulets avec leurs grands panneaux. Impossible à des flingueurs de s’y dissimuler. Et puis, tout à coup, un camion qui portait en lettres aveuglantes la mention Société des poulets du Delaware le doubla et surgit devant lui. Il le rattrapa et roula presque pare-chocs contre pare-chocs pendant un moment. Le camion était plein de poulets vivants et Heller était fasciné.

— C’est donc ça, un poulet ! marmonna-t-il.

Son cas était désespéré ! Absolument désespéré !

Lorsqu’il eut dépassé l’aéroport principal de Wilmington, il s’engagea sur la droite pour prendre le gigantesque pont sur la Delaware. Mais pensez-vous qu’il avait la tête à sa mission ? Non, bien sûr que non !

Il s’arrêta ! Au beau milieu du pont, comme ça, sans s’occuper des klaxons et des coups de freins !

Un énorme poids lourd se déporta en catastrophe sur le côté, bloquant toutes les voies !

Il sortit, abandonnant sur la voie de droite la Cadillac dont le moteur tournait toujours. Il jeta à peine un regard au pandémonium qu’il venait de déclencher !

Il s’approcha de la rambarde et se pencha au-dessus de la Delaware.

— Par tous les éclateurs ! s’écria-t-il en voltarien. C’est bien ça !

Et que regardait-il ? Les eaux brunes et bouillonnantes, et qu’y avait-il à voir ? Des flaques d’huile, des vieux pneus emportés à la dérive, des chats crevés. Bien sûr, je reconnais que la Delaware est plutôt grande, surtout à l’endroit où se trouvait Heller, puisqu’elle devient la baie de la Delaware qui fait en quelque sorte partie de l’Atlantique.

Le conducteur du poids lourd qui avait failli bousiller la Cadillac ne pouvait plus redémarrer à cause de la circulation. Il s’approcha d’Heller en hurlant et en agitant le poing. Je le distinguais à la limite du champ de vision car Heller ne le regardait pas. Non, il avait les yeux fixés sur le nord-est, vers l’amont du fleuve. Le bruit était à présent assourdissant. Tout le monde klaxonnait, tout le monde criait, et il y avait en plus les hurlements de ce chauffeur de poids lourd. Je dus encore baisser le son.

Heller, quant à lui, ignorait les insultes et les poings levés. Au beau milieu des vociférations de l’autre, il demanda :

— Est-ce qu’il y a une ville par là ?

Seigneur ! éclata le conducteur du poids lourd. Mais de quel trou tu sors ?

Et Heller, plongé dans ses réflexions, répondit :

— Manco.

Et comme l’autre se lançait dans une tirade du style : « Qu’est-ce que j’en ai à (biper) de l’endroit d’où tu viens ! », il ajouta :

— Je vous ai posé une question : est-ce qu’il y a une ville en amont de ce fleuve ?

Foutre ! Il avait employé le ton cinglant, haut perché, des officiers de la Flotte ! Rapidement, je baissai encore le son.

— Philadelphie, espèce de (bip) de crétin !

Mais Heller demanda aussitôt :

— C’est l’égout alors ?

— Bien sûr que oui, c’est leur (bip) d’égout !

— Mon Dieu ! fit Heller.

Ignorant l’homme, la foule, les poings menaçants, il remonta dans la Cadillac et redémarra.

Il secouait la tête.

— Il doit bien y avoir cent millions d’habitants dans cette ville et ils n’ont pas de tout-à-l’égout. Seigneur ! Quelle PO-LLU-TION !

Comme je l’ai déjà fait remarquer, il n’avait vraiment pas la tête à sa mission. N’importe quel tireur embusque l’aurait abattu sans problème.

Mais je le tenais à présent. Il venait de révéler à un Terrien de quel endroit il était originaire ! Je me mis à noter soigneusement cette violation, puis je me dis que je ferais tout aussi bien de relire une fois encore le Code, article a-36-544 M Section B. Je ne me souvenais pas vraiment si cela pouvait être interprété comme le fait de « faire connaître à un étranger qu’on a débarqué sur sa planète ». Je n’en étais pas certain. Est-ce que le chauffeur du poids lourd avait vraiment compris la réponse d’Heller ? Mais je ne réussis pas à remettre la main sur le Code.

Quand je revins devant l’écran, Heller était sur l’autoroute du New Jersey, roulant tranquillement à 80. Il avait retrouvé tout son calme. Les vitres de la Cadillac étaient remontées et il avait mis l’air conditionné. Il devait faire très chaud.

La circulation était particulièrement dense. L’échangeur du New Jersey est certainement l’une des voies les plus surchargées de la planète Terre. Elle draine trois fois plus de véhicules qu’elle ne peut en contenir, et Heller était littéralement cerné par des chargements d’oranges de Floride.

Il roula comme ça un moment, puis, sans doute parce qu’il pensait que les oranges avaient un parfum – un poids lourd avait répandu une partie de son chargement sur la chaussée à la suite d’une collision – il baissa sa glace.

Il renifla.

Et soudain, il secoua la tête.

Il renifla de nouveau.

Puis éternua !

L’État du New Jersey, surtout aux abords de l’échangeur, a le taux de pollution d’air le plus élevé de la planète. J’aurai pu le lui dire. Tout le monde sait cela.

Camions ou pas, il sortit un calepin et inscrivit quelques chiffres sur le taux de bioxyde de soufre, plus quelques autres symboles dont j’ignorais le sens. Ils concernaient tous sans doute les miasmes de l’atmosphère.

Il remonta ensuite sa glace. Et il s’adressa à la planète tout entière :

Dans cette atmosphère, il va bientôt falloir une hache pour frayer un chemin aux avions ! Comment faites-vous pour tout polluer aussi vite ? Depuis ma dernière mission d’observation, le taux a augmenté de 0,06 pour cent !

Quelques minutes après, il ajouta :

Il est temps que je me mette au travail.

Mais ce ne fut que quelques kilomètres plus loin qu’il entra en action. Et ce qu’il fit n’avait aucun sens.

Il accéléra comme un idiot. S’il comptait semer comme des poursuivants, je n’avais jamais vu pire !

En tout cas, il avait dû dépasser les convois d’oranges île Floride. Devant lui, il y avait deux voies absolument libres. Tout était plat, sans la moindre bosse, le plus petit virage.

Et puis, brusquement, malgré les avertissements solennels de Cretinsky et Cassglutch, il écrasa l’accélérateur et la Cadillac atteignit bientôt le 140 ! Je me dis : Ça y est, il a enfin retrouvé un peu de bon sens ! Il essaie de les semer !

Mais il était loin de sa vitesse maximum ! S’il voulait vraiment leur échapper, il avait intérêt à garder le pied au plancher !

Mais il continua à cette allure, tout en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur de temps à autre.

Il était parfaitement visible ! Comment comptait-il leur échapper comme ça ?

Puis, cinq kilomètres plus loin, toujours parfaitement repérable, comme s’il désirait vraiment qu’on le voie, il se présenta à un péage, paya, et sortit de l’autoroute. Il fit une marche arrière et se gara sur le côté, hors de vue cette fois. Il resta assis au volant, observant le péage.

Au bout d’un moment, il prit un des journaux à côté de lui et se mit à lire, non sans jeter régulièrement un regard en direction du péage.

Il trouva un article qui parut le fasciner. C’était dans le New York Daily Scum[6] :

LE JOURNALISTE EXPLOSIF EXPLOSE !


Mucky Hack, vétéran des journalistes en affaires criminelles du Daily Délation, s’est éclaté sur toute lu chaussée de la 34e Rue la nuit dernière. Sa Mercedes Benz Phaeton, un modèle spécial, était piégée et a fait BOUM !

Selon le Boyd’s, la seule compagnie d’assurances qui avait accepté de garantir le véhicule, celui-ci était assuré pour la somme de 89 000 dollars. On a prétendu que c’était un présent de l’I.G. Barben Pharmaceutical Co, à Hack. Tous les fans de voitures regretteront de ne plus voir la Mercedes Benz Phaeton à l’habituelle Parade Annuelle d’Atlantic City.

Cinq magasins ont été soufflés par l’explosion.

L’inspecteur Bulldog Grafferty, chargé de l’enquête, a fait aujourd’hui une déclaration soigneusement préparée : « C’était un véhicule de valeur. La bombe a été placée de façon experte. Un travail de pro. Le Boyd’s avait exigé que la voiture soit protégée par un Tilt et cinq autres systèmes d’alarme indépendants.

« La seule personne qui sache piéger une voiture de cette façon est Bang-Bang Rimbombo.

« Bang-Bang est un ex-expert en démolition des Marines, survivant de la dernière guerre.

« On lui a attribué de nombreuses voitures piégées dans le passé, bien qu’on n’ait jamais réussi à l’inculper,

« Bang-Bang est un membre important du célèbre gang Corleone que Muck Hack a souvent dénoncé dans ses innombrables articles.

« La pègre de New York et du New Jersey est sous les ordres de la charmante et très entreprenante Babe Corleone, ex-compagne de feu « Saint Joe » Corleone.

« Il est bien connu qu’il avait été surnommé “Saint Joe” parce qu’il a toujours refusé de se livrer au trafic de la drogue, et que Faustino “la cravate” Narcotici a fait de fréquentes incursions dans les anciens territoires de Corleone à Manhattan.

« Donc, il y avait bien un motif pour que Bang-Bang pose cette bombe. L’expertise fait apparaître son style sans le moindre doute.

« Si Bang-Bang n’a pas été arrêté, c’est parce qu’il n’a pas fini de purger sa peine à Sing Sing et qu’il ne sortira que demain. Au moment de l’explosion, il était encore en prison.

« Plusieurs commerçants ont été placés en état d’arrestation pour avoir autorisé le stationnement du véhicule à cet endroit de la 34e Rue.

« Néanmoins, on peut considérer l’affaire comme classée. »

C’est son secrétaire de rédaction et sa vieille Ford qui succèdent à Mucky Hack.

Vraiment, je ne voyais pas quel intérêt Heller pouvait trouver à cette histoire. Lui qui lisait à toute vitesse, comment se faisait-il qu’il passe dix minutes sur cet article ?

Mais, pour être honnête, mon irritation venait peut-être du fait qu’il gardait obstinément le journal plié. Il y avait une bande de Bugs Bunny dont je ne voyais qu’une moitié : Bugs avait mis Elmer Fudd dans un bain de jus de carotte mais, comme je ne pouvais pas discerner le début, il m’était impossible de savoir comment Elmer s’était retrouvé dans une telle situation. Peut-être était-il tombé malade ? Ou peut-être le bain avait-il été un piège préparé par Elmer et dans lequel il était lui-même tombé ? Malheureusement, je n’avais aucun moyen de demander à Heller de déplier la page pour que je puisse lire. C’était affreusement frustrant !

Finalement, il regarda sa montre. Mes Dieux, il portait une montre d’ingénieur de combat ! Au vu et au su de tout le monde ! Ça, c’était une violation flagrante du code ! Mais… Elle ne ressemblait qu’à un disque plat, avec un petit trou au centre. N’importe quel Terrien prendrait ça pour un bracelet d’identité ou quelque chose de ce genre.

Il retourna son poignet, dirigeant la montre vers le sol, et la toucha, j’avais déjà remarqué ce geste – c’était une sorte d’habitude nerveuse qu’il avait. Mais c’était la première fois que je constatais vraiment qu’il avait des nerfs lui aussi.

Il bâilla. Autre symptôme de nervosité. Il regarda en direction du péage. Pas un seul véhicule ne l’avait franchi depuis qu’il était sorti.

— Bien, fit-il. Pas de Slinkerton à l’horizon !

Je compris alors en un éclair ce qu’il faisait là. Il mettait en œuvre une des tactiques de combat de la Flotte. Il avait monté une embuscade. Mais il n’avait pas d’arme. Il avait donc obéi à un réflexe conditionné sous l’effet de la tension nerveuse.

Oui, ce devait être ça, car maintenant il redémarrait, visiblement déçu que sa ruse n’ait pas marché. Il se réinséra dans le flot complexe de l’échangeur, prit un autre ticket et roula en direction du nord-est.

La circulation était très dense et avec tous ces camions qui essayaient de se dépasser, n’importe quel conducteur normal aurait été crispé au volant. Mais Heller était détendu et il prenait même le temps de lire un article à propos du « Chaos Économique qui nous guette, selon les experts financiers de Merrill Bull, Inc. »

L’expert qui le regardait devant son écran savait, lui, que le chaos qui le guettait n’était pas uniquement économique ! L’agneau que l’on mène à l’abattoir avait plus de chances de s’en tirer, à mon avis, que cet idiot !

8

Heller arriva au lieu du rendez-vous à seize heures vingt. Il avait dix minutes d’avance. Pourtant il avait roulé lentement et il s’était même arrêté à de nombreuses reprises.

Il gara la Cadillac n’importe comment dans le parking encombré et se fraya un chemin à travers la meute bruyante d’enfants fatigués et de parents enragés qui peuplent généralement ces aires d’autoroute.

Il entra dans le restaurant et s’installa à une table. Puis il regarda autour de lui.

Je me figeai ! De l’autre côté de la salle, directement vis-à-vis d’Heller, j’avais aperçu un visage qui ne m’était pas inconnu. Le regard d’Heller glissa sur lui, mais moi je le vis très nettement ! Je recouvrai mon sang-froid, branchai mon deuxième écran, fis revenir la bande enregistrée en arrière et fis un arrêt sur image.

A en juger par son faciès, le gars devait être sicilien. Il avait un visage vérolé, et une cicatrice, vestige d’un coup de couteau, lui barrait la joue gauche, de l’oreille jusqu’à la bouche. Il avait des yeux de reptile. Bien que ma mémoire des visages soit infaillible, je n’arrivais pas à le remettre.

En toute hâte, j’ai saisi un appareil photo sur une étagère, j’ai fait le point sur sa figure en faisant très attention à ne pas avoir le cadre de l’écran dans l’objectif, et j’ai pris un cliché en gros plan puis, très vite, j’ai fait un tirage sur du papier terrien.

Tout en travaillant, j’avais gardé un œil sur le premier écran. Un homme de haute taille aux cheveux gris avait rejoint le Sicilien. Celui-ci lui montrait quelque chose qu’il tenait dans le creux de la main. Une photo ? Le Sicilien désigna Heller d’un mouvement de tête imperceptible.

Il était là pour identifier Heller !

L’homme aux cheveux gris s’éloigna et alla s’adosser contre un mur. Il portait un chapeau melon et un impeccable complet gris. Sur le nez, il avait un binocle rattaché au revers de son veston par un cordon noir. Il tenait un parapluie.

Heller commanda un hamburger, l’avala et le fit descendre avec du Seven Up. Il prit son addition. C’est le moment que choisit l’homme aux cheveux gris pour aller jusqu’à sa table.

Il salua Heller en portant un doigt à son chapeau melon et dit :

— Je suis Buttlesby, jeune maître. Mr Trapp voulait être sûr de vous rencontrer dans un endroit tranquille. J’ai pour mission de vous dire où vous devez vous rendre. Si vous êtes prêt, je suggère que nous nous mettions en route.

Il avait parlé avec déférence et avec un accent anglais irréprochable. Le parfait majordome – sauf qu’il n’était pas plus majordome que vous et moi.

Heller se leva, régla son addition et suivit Buttlesby.

Le Sicilien les dépassa et monta dans une voiture. Ils gagnèrent le parking.

Buttlesby ouvrit la porte de la Cadillac et aida Heller à s’installer dans le siège du conducteur. Puis il fit le tour du véhicule et s’installa à côté d’Heller.

— Veuillez prendre l’autoroute, dit Buttlesby. Je vous dirai où vous devrez tourner.

Heller vit dans son rétroviseur que la voiture du Sicilien les suivait, mais il sembla aussitôt s’en désintéresser.

— Nous laisserons votre voiture dans un garage, à Weehawken, dit Buttlesby.

— Pourquoi ?

— Mon cher… Jamais on ne circule à New York dans son propre véhicule ! Dieu nous en préserve !… La circulation à Manhattan vous dévore, vous cabosse, vous démoli votre voiture. N’importe quel conducteur sensé laisse sa voiture dans le New Jersey, de l’autre côté du fleuve, et prend un taxi pour rentrer dans New York. (Il eut un petit rire.) Votre voiture sera tout à fait en sécurité dans ce garage du New Jersey.

Heller demeura silencieux, les yeux fixés sur la route.

Buttlesby reprit la parole après un moment.

— Mr Trapp est terriblement navré, mais il est retenu en ville. Il a réservé une chambre à l’hôtel Brewster pour le jeune maître, dans la 22e Rue. Voici la carte de l’hôtel. (Il la glissa dans la poche intérieure d’Heller.) Mr Trapp a donné des instructions très précises. Le jeune maître est attendu. Il ne doit sous aucun prétexte s’inscrire sous son vrai nom, mais sous un nom qui préserve son incognito, comme le ferait n’importe quel jeune gentleman de bonne famille. C’est ce que font tous les jeunes gens excités quand ils viennent faire la fête en ville.

« Mr Trapp vous rendra visite à votre hôtel demain matin à huit heures précises. Il m’a demandé de vous rassurer sur votre sort et de vous faire savoir que personne n’est le moins du monde fâché contre vous et que tout le monde désire votre bien, rien que votre bien. Donc, vous l’attendrez à l’hôtel, n’est-ce pas ?

— Pas de problème. »

L’idiot ! C’est l’endroit qu’ils avaient choisi pour le descendre ! A moins bien sûr qu’ils n’aient projeté de se débarrasser de lui pendant le trajet.

Obéissant aux instructions de Buttlesby, Heller quitta l’autoroute et prit la direction du Lincoln Tunnel comme l’indiquaient plusieurs panneaux. Mais lorsqu’il arriva au panneau J.F. Kennedy Bd, Buttlesby lui dit de bifurquer et ils pénétrèrent bientôt dans la petite ville de Weehawken, New Jersey, agglomération à l’aspect minable. Ils remontèrent la 34e Rue et le faux majordome guida Heller à travers un dédale de rues. Quelques instants après, ils étaient sur la rampe d’accès d’un énorme garage aux murs sales.

Buttlesby sortit de la voiture, frappa à la porte – trois coups secs, suivis de deux autres donnés avec le manche du parapluie – et, le moment d’après, la gigantesque porte mécanique se leva, révélant l’intérieur immense et sombre du bâtiment.

Un homme jeune et grassouillet se tenait sur le seuil. Il avait de grands yeux effrayés et portait une combinaison de travail kaki maculée de peinture. Il pointait un doigt vers le fond du garage.

Heller lança l’automobile dans la direction indiquée.

Le sol était couvert de taches de peinture. Il passa à côté de quelques machines de body-building usées et fatiguées. Il n’y avait pas d’autres voitures.

Tout au fond du garage, il y avait un espace propre sans la moindre tache de peinture. Heller s’arrêta et coupa le moteur.

Il sortit et ouvrit le coffre. Buttlesby l’avait déjà rejoint et l’aida avec ses bagages. Mais il ne pouvait pas les porter tous et Heller prit une valise.

Le jeune homme grassouillet tendit la main et dit :

— Les clés. On devra peut-être la déplacer.

Heller enleva plusieurs clés de son anneau et je remarquai pour la première fois qu’il possédait deux jeux de clés. Il remit le premier au jeune homme grassouillet. Quel imbécile !

Ils sortirent.

Un taxi attendait. Le chauffeur avait rabattu sa casquette, sans doute pour cacher son visage. Buttlesby déposa les bagages dans le taxi, puis il fit un pas en arrière et tint la porte pour Heller. Celui-ci s’installa dans la voiture, mais Buttlesby resta dehors.

Vous ne venez pas avec moi ? demanda Heller.

Oh non ! Impensable. Traverser Manhattan alors que je n’y suis pas obligé ?… C’est un endroit terrible. Aucune voiture n’en ressort intacte. Quelqu’un va venir me prendre. Chauffeur, conduisez ce jeune gentleman à l’hôtel Brewster dans la 22e Rue. Et pas d’accident, s’il vous plaît.

Le taxi avait à peine démarré que le Sicilien arrivait dans sa vieille voiture bosselée et que le faux majordome y montait.

Quelques minutes plus tard, le taxi s’engageait dans le Lincoln Tunnel. Heller semblait davantage intéressé par le carrelage des parois que par le piège fatal qui l’attendait à l’hôtel.

La voiture émergea du tunnel, de l’autre côté du fleuve, et entra dans New York. Heller dévorait tout du regard. Il ne tarda pas à porter son attention sur les pare-chocs, Et c’est vrai : les pare-chocs des véhicules new-yorkais sont probablement les plus défoncés du monde. Il examina aussi les bosses des carrosseries et j’en déduisis qu’il devait sans doute être satisfait de l’explication de Buttlesby. Mais c’était loin d’être mon cas. Trapp avait bien manœuvré : le faux Delbert John Rockecenter Junior avait été séparé d’une voiture qui était fichée au FBI.

Ils atteignirent la 22e Rue, une artère plutôt étroite, et s’arrêtèrent bientôt devant l’hôtel Brewster, qui était un édifice trapu. Dans ce quartier minable jonché de poubelles, les bâtiments ne comportent que quelques étages.

Il y a des hôtels bien pires que le Brewster à New York, mais sa clientèle se compose surtout de poivrots qui ont gagné un peu d’argent.

Heller sortit ses bagages du véhicule, paya le chauffeur – qui avait sans doute déjà été payé – pénétra dans la pièce minuscule qui faisait office de vestibule et se planta devant la réception.

Le réceptionniste, un homme au teint gris et aux yeux profondément enfoncés, regarda brièvement Heller et tendit la main vers le tableau des clés. Tout avait été préparé à l’avance ! Même la chambre était déjà attribuée !

Il poussa une fiche d’inscription vers Heller qui la remplit : Al Capone. Adresse : Sing Sing.

Le réceptionniste lui donna une clé, sans même prendre la peine de lire la fiche.

Heller entassa ses bagages dans l’ascenseur, devina d’après la clé qu’il devait se rendre au quatrième étage, appuya sur le bouton. Quelques instants après, il était dans sa chambre.

Une chambre minable ! Un lit double collé contre le mur du fond. Une chaise et un fauteuil auprès duquel on avait placé une table de chevet. Une télévision. Une salle de bains datant de 1890.

Heller posa ses bagages sur le lit et alla jusqu’à la double fenêtre. De l’autre côté de la rue, juste en face, il y avait un immeuble de la même hauteur que l’hôtel, avec un toit plat et un parapet – l’emplacement idéal pour un tireur isolé.

Mais le regard d’Heller ne s’y arrêta pas. Il alluma la télé. L’image était en noir et blanc et le son mono.

Heller lui donna plusieurs tapes sur le côté. Comme rien ne se produisait, il se mit à tripoter les boutons, mais il ne réussit qu’à la dérégler. Puis, il ouvrit un panneau et aperçut d’autres boutons qu’il tourna dans tous les sens à l’aide d’un instrument qu’il avait sorti de sa trousse à outils.

Je ne comprenais pas ce qu’il essayait de faire. Est-ce qu’il voulait installer une bombe ou quelque chose de ce genre ? C’était évidemment la chose sensée à faire.

Brusquement je compris. Comme cette télé n’était pas stéréo et que l’image n’était pas en couleur, il croyait qu’elle ne marchait pas !

Il remit tous les boutons de réglage dans leur position initiale. L’image et le son revinrent.

Puis il poussa le poste de télé, monté sur une table à roulettes, vers le centre de la pièce, avant de placer le fauteuil face à l’écran. Le dossier du fauteuil était maintenant contre la fenêtre ! Mes Dieux, ne comprenait-il donc pas que c’était par là que les balles arriveraient ?

Et ce parfait idiot s’installa alors dans le fauteuil et se mit à feuilleter tranquillement le journal du soir et ses reportages tous plus sanglants les uns que les autres.

Ensuite, il changea de chaîne et regarda en bâillant un film dans lequel la Mafia gagnait la Deuxième Guerre mondiale en Italie. Mais je n’attendis pas la fin du film, je saisis mon cliché et, empruntant le tunnel, je courus jusqu’au bureau de Faht.

Je lui collai la photo devant le nez et demandai : Qui est cet homme ?

Il haussa les épaules et désigna le meuble-classeur qui portait la mention Dossiers étudiants. On y trouve, entre autres choses, des photo-portraits de nos clients, ce qui nous évite de commettre des bourdes et de vendre notre came à des gens considérés par nous comme persona non grata.

Je dus farfouiller dans les dossiers pendant une demi-heure. J’aurais donné cher pour un ordinateur normal, voltarien, même s’il était illégal d’en installer un sur cette planète.

Je finis par trouver mon bonhomme.

Aucun doute, c’était bien lui.

Il était venu en Turquie à deux reprises pour superviser le travail des acheteurs de la Mafia new-yorkaise.

Ce n’était autre que Razza Salopi ! Consigliere de la bande à Faustino Narcotici, dit « la cravate ». C’était la bande de mafiosi qui écoulait la marchandise de la Société de Produits Pharmaceutiques I.G. Barben !

Bref, des gens importants.

L’organisation qui traitait directement avec Rockecenter et qui lui permettait de contrôler en secret l’industrie des médicaments et des drogues.

Et c’était le consigliere, le conseiller et chef administratif de la pègre la plus puissante de New York, qui s’était déplacé en personne pour identifier et désigner Heller !

L’un de nos meilleurs clients avait reçu pour mission d’abattre Heller !

Bien entendu, c’était tout à fait justifié. Et personne, dans la bande, ne saurait pourquoi Heller devait mourir. Lombar avait vu juste. Il avait parfaitement compris que le camp Rockecenter serait en ébullition si jamais un imposteur se manifestait. Le nom de Rockecenter est sacré !

Je ressentis une espèce de respect craintif pour Lombar. Il avait jeté Heller aux fauves. Lorsque j’avais assisté à l’épisode du FBI, à Washington, je m’étais dit que Lombar avait commis une erreur. Mais non ! Le pouvoir du chef de l’Appareil s’étendait jusqu’ici. Des pantins exécutaient sans le savoir les plans qu’il avait mis au point !

Mais le respect céda aussitôt la place à la nausée. Heller avait un contact au Grand Conseil – chose que nous n’avions pas prévue. Et je n’avais pas la plaque !

Il n’y avait aucun moyen d’arriver à temps et de fouiller les bagages d’Heller.

La Terre était condamnée !

Mais je me fichais pas mal de la Terre. Une chose, une seule, comptait : lorsque la balle fatale traverserait la fenêtre de cette chambre d’hôtel, moi, Soltan Gris, je serais un homme mort !

9

Le lendemain à sept heures dix, heure de New York, quelqu’un frappa à la porte de la chambre d’hôtel d’Heller. Un coursier dépenaillé entra et tendit un sac à Heller. Sur la veste du gars, je lus : Gulpinkle Delicatessen – Plats à emporter.

Heller prit le sac !

— Ça fera deux dollars cinquante de pourboire, fit le coursier.

Heller compta la somme, paya, et ferma la porte. Il ouvrit le sac et en sortit deux roulés à la confiture et un container en plastique avec du café.

Dans ce genre d’hôtel, on ne servait jamais, jamais, jamais de petit déjeuner ! Est-ce qu’on y avait injecté du poison ? Ou un sédatif ?

Heller huma le café. Puis il prit un bout de roulade qu’il renifla, avant de se mettre tranquillement à boire et il manger ! Le (bip) !… Il ne tomba pas raide mort. Il ne s’évanouit pas. J’en conclus que les autres avaient juste voulu s’assurer qu’il ne quitte pas la chambre ou qu’il ne se promène pas dans des endroits où on aurait pu le voir.

Il enfila un maillot de base-ball propre, finit de s’habiller, passa un peigne dans ses cheveux et se lava les dents.

Ensuite, il s’occupa de la chambre. Il amena le fauteuil contre la fenêtre et plaça la table de chevet juste à gauche du fauteuil. Il saisit la chaise et la mit en face du fauteuil. Il prit deux cendriers qu’il posa sur la table de chevet.

Puis il parut remarquer que la poignée de la porte avait du jeu et, trouvant sans doute le temps long, il sortit un instrument de sa trousse à outils et se mit au travail. Quand il eut terminé, il tourna la clé afin que la porte soit ouverte.

Ensuite il fit son lit et y déposa ses deux valises qu’il ouvrit en grand !

Il vida son sac de voyage et en tria le contenu sur le lit.

Son attention se porta sur le petit transistor qu’il avait acheté. Il tourna quelques boutons et obtint une ou deux stations. Le son n’était pas stéréophonique et cela parut l’amuser. A quoi s’attendait-il ? Les Terriens sont nuls en électronique. Ce genre d’engin était fait simplement pour pendouiller au bout du poignet. Il l’emporta jusqu’au fauteuil, s’assit et se mit à écouter les informations. Ah, cette manie des jouets ! Tous les mêmes, ces gars de la Flotte. Il était sur le point d’être troué comme une passoire et tout ce qu’il trouvait à faire, c’était de s’amuser ! A quoi bon écouter les informations ? Les agressions, les meurtres et la corruption politique sont monnaie courante à New York.

Il était presque huit heures. Il se leva, se mit devant la fenêtre et regarda la rue, probablement pour guetter l’arrivée de Trapp.

Mais je vis autre chose ! Dans le champ de vision d’Heller, j’aperçus sur le toit d’en face un homme qui émergeait d’une porte ! Un homme portant un étui à violon !

Heller alla se rasseoir. A la radio, les informations étaient terminées.

J’entendis les portes de l’ascenseur s’ouvrir au fond du couloir. Heller dut tripoter un peu le transistor avant de réussir à l’éteindre, sans doute parce qu’il n’était pas encore très bien familiarisé avec son nouveau jouet. Il le jeta dans l’une des valises ouvertes et se rassit dans le fauteuil.

On frappa à la porte et Heller dit :

— Entrez. C’est ouvert.

Un homme tiré à quatre épingles entra dans la chambre. Un avocat de Wall Street, impossible de s’y méprendre. Leur aspect est légendaire. Costume trois pièces gris foncé. Pas de chapeau. Desséchés comme des pruneaux, à cause des innombrables péchés qu’ils cachent dans le fond de leur âme.

Il portait un gros attaché-case.

— Je suis monsieur Trapp, de chez Flooze et Plank dit-il avec un accent Ivy League prononcé.

Heller désigna la chaise. Trapp s’assit et plaça l’attaché-case à côté de lui. Il alla droit au but.

— Où avez-vous péché cette idée ?

— Tout le monde a des idées, dit Heller.

— Est-ce qu’il y a quelqu’un derrière tout ça ?

— Je ne connais pas grand monde dans le coin.

— Combien de fois avez-vous utilisé le nom de Delbert John Rockecenter Junior ?

— Je ne l’ai jamais utilisé !

— Est-ce que vous vous êtes présenté sous ce nom aux hommes que vous avez vus hier ?

Aha ! Razza Salopi et Buttlesby n’avaient été mis au courant de rien ! On les avait engagés pour escorter une personne anonyme. Mr Trapp avait maintenu l’affaire secrète !

— Non, dit Heller. Personne ne m’a appelé par ce nom et je ne me suis jamais présenté à qui que ce soit sous cette identité.

Trapp parut se détendre.

— Ah, je vois que j’ai affaire à un jeune homme très discret.

— Très.

— Vous avez les papiers ?

— Là-bas, dans ma veste.

Trapp alla les prendre. Il en profita pour examiner le contenu des poches. Il se rassit.

— Bien, est-ce que le FBI les a photocopiés ? demanda-t-il.

— Ils les ont pris quand ils ont passé le coup de fil. Mais le reste du temps, les papiers sont restés sur le bureau, retournés.

Trapp semblait de plus en plus content. Il avait presque le sourire – encore que le seul sourire dont un avocat de Wall Street soit capable consiste en une légère crispation des lèvres.

— Et vous n’avez aucune copie de ces papiers ?

— Fouillez la chambre. Si vous y tenez, regardez dans ma veste, mes tenues de base-ball et mes bagages.

Trapp se leva à nouveau et examina soigneusement chaque vêtement. Il cherchait des étiquettes ! A présent, je devinais ce qu’il avait en tête.

Il s’attaqua aux valises. Il s’emmêla dans du fil de pêche et s’égratigna à un doigt avec un gros hameçon. Il recula prudemment et se contenta de scruter le contenu des valises.

Il alla se rasseoir. Les commissures de ses lèvres étaient agitées d’une légère contraction.

— J’ai un marché à vous proposer, dit-il. Vous me donnez ces papiers et, en échange, je vous fournis une identité parfaitement authentique, plus vingt-cinq mille dollars.

— Faites voir.

Trapp ouvrit un côté de son attaché-case et en sortit un bulletin de naissance émis dans le comté de Bibb, Géorgie. Il était au nom de JEROME TERRANCE WISTER, né à l’Hôpital général de Maçon dix-sept ans plus tôt. Les parents étaient Agnes et Gerald Wister. Suivait la description du bébé : sexe masculin, race blanche, cheveux blonds.

— Ce document est parfaitement valide. Les parents sont tous les deux morts et il n’y a ni frères et sœurs ni famille.

Heller fit un geste indiquant qu’il désirait voir les autres papiers. Trapp sortit un carnet scolaire de l’Académie Militaire de Saint Lee. La moyenne générale était de 5 sur 20 !

— Je ne vois pas mon certificat d’entrée à l’université ici, dit Heller.

— Vous avez mal lu. Ce papier dit que vous êtes déjà étudiant depuis un an. Autrement dit, il ne vous reste plus qu’un an d’études à faire et vous aurez votre licence. Je suppose que vous allez terminer vos études, n’est-ce pas ?

— Les gens ne vous écoutent pas si vous n’avez pas de diplôme.

— Comme c’est vrai. Je n’aurais pas pu mieux dire moi-même. Vous voyez donc que vous êtes gagnant. Plus qu’une année d’université et vous avez votre diplôme.

Je me mis à réfléchir rapidement pour trouver où était le mensonge dans ce que venait de dire Trapp. La réponse me vint en un éclair. Avec tous ces 5 sur 20 ; Heller aurait du mal à s’inscrire dans une université. De plus, il lui manquait une année d’études – mais, bien entendu, Trapp ne pouvait pas savoir qu’Heller n’avait jamais fréquenté d’école terrienne. Mais tout cela n’était que du sadisme gratuit de la part de Trapp. Il savait très bien qu’Heller ne présenterait jamais ce carnet universitaire. Je venais d’apprendre autre chose sur le caractère de Trapp : il avait un esprit tortueux. Il tenait compte de l’échec possible de ses plans même quand ils ne pouvaient pas échouer !

— Ce papier vous donne un avantage que vous n’aviez pas, dit Trapp. Vous voyez que je suis parfaitement honnête avec vous.

Honnête comme un avocat de Wall Street, ajoutai-je intérieurement.

Heller fit signe à Trapp de lui montrer les autres papiers.

— Voici votre permis de conduire. Émis dans le New Jersey et tout ce qu’il y a de valide à New York. Vous remarquerez que c’est un permis tous véhicules, y compris les motos. Je vous le donne en échange du permis émis dans le district de Columbia que vous venez de me remettre. Vous ne pouvez pas dire que je ne suis pas généreux.

Heller l’examina.

— Voici une nouvelle carte grise pour votre voiture. Et de nouvelles plaques minéralogiques. De l’Etat du New Jersey. Parfaitement valides à New York. Mais je vais les emporter avec moi et les faire mettre sur votre voiture. Vous comptez récupérer votre voiture, n’est-ce pas ?

Heller hocha la tête et Trapp parut soulagé. Mais Heller fit un nouveau geste afin que Trapp lui remette le reste des papiers,

— Voici votre carte de sécurité sociale. Elle est toute neuve vu que vous n’avez encore jamais travaillé. Vous aurez l’occasion de constater que c’est une pièce d’identité vitale.

Pour identifier son cadavre, songeai-je.

Heller fit signe à Trapp de lui donner le document d’identité manquant. Les lèvres de l’avocat furent à nouveau agitées d’un léger tremblement. Il tendit un passeport américain à Heller. Celui-ci l’ouvrit et regarda fixement la photo.

— Comment vous êtes-vous procuré cette photo ? demanda-t-il.

— Hier soir. C’est pour ça que vous avez eu pour instructions de vous arrêter à Silver Spring.

— Le flash pendant que je dînais…

— Je vois que rien ne vous échappe. En fait, rien ne s’oppose à ce que vous gardiez les autres exemplaires. Je n’en ai plus besoin.

Et il lui tendit une dizaine de photos d’identité.

— Qu’est-ce qui me prouve que ce passeport est valide ? demanda Heller.

— Mon cher ami, le gouvernement est constamment obligé de fournir des papiers d’identité authentiques et contrôlables. Il doit souvent cacher des témoins, des gens qui ont risqué leur vie en venant témoigner devant un tribunal. Le Département d’État se livre continuellement à ce genre de pratique. Et le Département d’État est, si l’on peut dire, notre propriété. Vous avez fait preuve d’une très grande imagination en nous forçant à agir comme nous l’avons fait. Mais je puis vous assurer que nous sommes la bienveillance même.

Rockecenter bienveillant ?… Oh, mes Dieux !

— Vous n’avez aucun souci à vous faire, tous ces documents sont valides. Pour tout vous dire, je me retrouverais en fâcheuse posture s’ils étaient faux.

Ça vous pouvez le dire, Mr Trapp, songeai-je en grinçant des dents. On examine de très près les papiers retrouvés sur un cadavre !

— Venons-en à l’argent maintenant, dit Mr Trapp. (Et il sortit plusieurs liasses de billets du compartiment gauche de son attaché-case.) Vingt-cinq mille dollars, en billets usagés. Ils n’ont aucune marque et leurs numéros n’ont jamais été relevés.

Heller posa les liasses sur la table de chevet, derrière les cendriers.

— Une chose encore, reprit Trapp. Il est illégal de s’inscrire à l’hôtel sous un faux nom à New York. C’est un délit. (Oh, quel MENSONGE !) Aussi j’ai apporté une fiche d’inscription vierge. Signez-la de votre nouveau nom, comme adresse inscrivez Maçon, Géorgie, et nous en aurons terminé.

Heller prit la fiche et la posa sur son genou.

— Un petit détail encore, dit-il.

— Oui ?…

— Le reste de l’argent, dans votre attaché-case.

— Oh ! fit Trapp comme s’il venait de prendre un coup en pleine poitrine.

Aha, en plus le type était un escroc. Il avait sans doute eu l’intention de garder la moitié pour lui !

— Vous êtes un homme d’affaires redoutable, jeune homme, soupira Trapp.

Mais Heller resta muet, se contentant de tendre la main. Trapp sortit plusieurs liasses du compartiment droit de son attaché-case.

— Vingt-cinq mille dollars de plus, dit-il.

Heller les ajouta aux billets qui se trouvaient sur la table. Ça faisait une sacrée pile ! Puis il remplit la fiche d’inscription : Jerome Terrance Wister, Maçon, Géorgie, signant en quelque sorte son arrêt de mort !

— Vous êtes un homme d’affaires redoutable, répéta Trapp. Mais ce n’est pas une mauvaise chose. Vous irez très loin. Ça se voit tout de suite.

Oui, très loin… pendant encore dix minutes, pensai-je. Dès que vous serez sorti de cette chambre, Mr Trapp, et que vous vous serez procuré votre alibi, une balle traversera cette fenêtre et adieu Heller ! Et adieu Soltan Gris !

Trapp se leva et dit :

— Bon, est-ce que je n’oublie rien ?

Avec un petit rire, il montra à Heller que l’attaché-case était vide et y déposa les papiers d’identité qu’il était venu récupérer, ainsi que les nouvelles plaques minéralogiques. Il devait exulter intérieurement. Il explora la pièce du regard et se dirigea vers la porte.

— Une dernière chose encore, dit Heller. Décrochez ce téléphone et demandez au réceptionniste de sortir dans la rue et de dire au tireur qui se trouve posté sur le toit de venir dans cette chambre.

Trapp se figea. Puis saisit brusquement la poignée de la porte.

Elle lui resta dans la main !

Il la regarda pendant un bref instant.

Il la laissa tomber par terre et plongea la main à l’intérieur de son veston. Il allait sortir un revolver !

Heller tendit la main vers la petite table.

Il saisit l’un des cendriers et le lança – si vite que je ne pus suivre son geste.

Le cendrier traversa la chambre en sifflant, frappa violemment le bras de Trapp avant de dévier et de se fracasser contre la porte. Une pluie de verre s’abattit sur l’avocat.

Trapp fit un pas en arrière et regarda fixement Heller. Son bras semblait paralysé. Heller tenait le deuxième cendrier dans sa main.

— Celui-ci vous décapitera ! annonça-t-il.

Trapp se tenait le bras et tremblait comme une feuille. Il alla jusqu’au téléphone. Il ordonna au réceptionniste de sortir dans la rue et d’appeler l’homme qui se trouvait sur le toit d’en face pour lui dire de rappliquer dare-dare.

Le coin-fenêtre mis à part, la pièce était plongée dans une semi-obscurité et il était difficile de voir ce qui se passait à l’intérieur. Heller s’avança nonchalamment et prit le revolver de Trapp.

— Asseyez-vous sur le lit, pour qu’on vous voie depuis la porte. Et prenez une attitude plus détendue.

— Je crois que vous m’avez cassé le bras, dit Trapp.

— Ça vaut mieux qu’avoir la tête défoncée. Quand il frappera à la porte, dites-lui d’entrer d’une voix normale.

Ils attendirent. Heller était adossé contre le mur, près de la porte. Cinq minutes s’écoulèrent. On frappa à la porte.

— Entrez, fit Trapp.

La porte s’ouvrit et le tueur entra.

Heller frappa le cou de l’homme du tranchant de la main, le catapultant droit sur Trapp !

L’étui à violon tomba par terre.

Au moment où l’homme était passé devant lui, Heller l’avait délesté du revolver, un Colt Cobra, qu’il portait dans sa ceinture.

Heller tenait deux revolvers à présent. Il mit le Cobra dans sa poche, se précipita sur le tueur qui se tortillait sur le sol et, du pied, le retourna sur le dos. Le gars était maigre et ressemblait à une fouine. A en juger par son faciès, il avait probablement passé par mal d’années dans un pénitencier. Heller cueillit une liasse de billets dans la poche intérieure du gangster. Il les compta rapidement.

Le tueur regarda Trapp avec des yeux furibonds.

— Je croyais que vous m’aviez dit que c’était juste un gamin !

Il était furieux. Heller s’avança sur lui et leva la main, comme s’il allait le gifler. L’assassin eut un mouvement de recul. Heller s’empara de son portefeuille et de sa carte d’identité.

Du pied, Heller amena l’attaché-case jusqu’à lui. Il l’ouvrit et prit les plaques minéralogiques.

— Je respecte toujours mes engagements, monsieur Trapp. Vous m’avez acheté ces papiers et vous pouvez les garder. Vous m’en avez donné d’autres en échange et je vais les garder. Un marché est un marché.

Heller leur fit signe de se lever et de se placer contre le mur.

— Mais comme je doute fort que vous soyez un homme d’honneur, monsieur Trapp…

Heller prit le radio-cassette dans sa valise et appuya sur un bouton. La bande se rembobina. Sa voix retentit dans le minuscule haut-parleur : « Entrez. C’est ouvert. » Puis celle de l’avocat : « Je suis monsieur Trapp, de chez Flooze et Plank. » Heller vérifia rapidement si l’enregistrement était complet. Oui, tout y était.

— Aussi, poursuivit-il, nous allons mettre cette bande dans un endroit sûr, juste au cas où il m’arriverait certaines mésaventures.

— Les bandes magnétiques ne constituent pas une preuve valide, ricana Trapp.

— Alors il nous reste un petit détail à régler, dit Heller.

— J’en ai assez de vos « petits détails », grogna Trapp.

Heller sortit un calepin, ouvrit le portefeuille du tueur et en recopia tout le contenu. Puis il lut le nom du gangster à voix haute : « Torpédo Fiaccola » et récita son adresse et son numéro de sécurité sociale.

Il prit les billets qu’il avait confisqués à l’assassin et dit :

— A vue d’œil, il y a environ cinq mille dollars ici. (Il glissa la liasse dans le portefeuille. Il y avait maintenant une grosse bosse à l’endroit où se trouvaient les billets.) C’est probablement la moitié de la somme que vous deviez toucher pour ce contrat. (Il donna le portefeuille au gangster.) Je ne voudrais pas qu’on m’accuse de priver les gens de leur pain quotidien. Aussi je vous engage pour vous occuper de Mr Trapp et je vous remets cette somme pour sceller le contrat.

Trapp et le tueur se dévisagèrent puis regardèrent Heller.

— Mais je ne veux pas que vous exécutiez ce contrat tout de suite, continua Heller. S’il s’avère que mes nouveaux papiers ne sont pas valides ou si Mr Trapp s’arrange pour que des balles sifflent à mes oreilles, je vous téléphonerai et vous pourrez vous acquitter du contrat. Vous recevrez cinq mille dollars de plus en liquide si vous réussissez.

Heller avait sans doute souri car, visiblement, le tueur ne savait pas quoi penser.

— Oh, je sais où vous joindre, fit Heller. J’ai noté le numéro de téléphone et l’adresse de votre mère.

Le gangster tressaillit. Mais à mon avis, Heller n’avait probablement pas compris que le tueur était maintenant persuadé que sa mère mourrait s’il n’exécutait pas le contrat. Visiblement, c’était comme ça que l’assassin avait pris la chose.

Quant à Trapp, c’était une autre paire de manches. Tandis qu’Heller le considérait, je perçus que l’avocat était loin de s’avouer vaincu.

— Vous n’avez rien à craindre de moi, monsieur Trapp, déclara Heller. Vous avez récupéré les papiers. Tant que vous respecterez votre part du marché, je respecterai la mienne. Je propose donc que nous en restions là.

Il ôta les balles des deux revolvers. Un frisson parcourut mon corps ! Il n’avait plus aucune arme pointée sur eux !

Il ouvrit l’étui à violon, examina le fusil démonté et confisqua les projectiles. Il leur rendit les revolvers, l’étui et l’attaché-case. Ensuite, il introduisit un tournevis dans l’emboîture de la poignée et ouvrit la porte.

Il s’inclina avec courtoisie et leur fit signe qu’ils pouvaient partir.

— J’espère ne jamais avoir l’occasion de vous revoir, dit-il.

Le regard que Trapp lui lança aurait transformé une statue de bronze en une coulée de lave.

Ils sortirent.

Heller était un imbécile ! Ses manières de gentleman auraient peut-être pu convenir en un autre lieu et à une autre époque, mais pas à New York !… New York, Planète Terre – Blito-P3 !

Il aurait dû les tuer tous les deux. C’est ce qu’aurait fait un professionnel !

Il avait humilié l’un des hommes de loi les plus influents de la planète. Pire : il avait remporté une victoire contre Rockecenter et ça c’était une chose que ce dernier ne tolérait pas.

Mais Heller se conduisait comme s’il ne s’était jamais fait le moindre ennemi : il remit la poignée en place, bien comme il faut, puis il fit ses valises et rangea la chambre. Et tandis qu’il mettait sa casquette de base-ball devant le miroir, je l’entendis dire :

— Rien ne vaut un stage au FBI pour se tirer d’affaire.

Il éclata de rire.

Mais on ne lui en avait pas appris suffisamment au FBI. Trapp avait tout de suite compris qu’Heller considérerait tout attentat contre le dénommé Jerome Terrance Wister comme ayant été ordonné par le sieur Trapp. Bref, l’avocat n’avait qu’une solution : utiliser une méthode beaucoup plus adroite pour éliminer Jerome Terrance Wister, soit immédiatement, soit à un moment plus approprié. Les avocats de Wall Street n’abandonnent jamais : ils repoussent l’échéance.

Trapp avait à sa botte non seulement chacun des organismes gouvernementaux du pays, mais aussi ceux des gouvernements du monde entier. Un claquement de doigts de sa part et ils le débarrasseraient d’Heller. Et l’argent ne comptait pas pour lui. En cet instant précis, il proposait sans doute à Torpedo Fiaccola trois fois la somme qu’Heller lui avait offerte. Et Fiaccola, affolé par cette menace insensée lancée contre sa mère et rendu fou furieux par l’affront qu’il avait subi aujourd’hui, était probablement prêt à écouter n’importe quelle proposition.

Oui, Heller avait vraiment mis les pieds dans un domaine dont il ne savait pas grand-chose. Et il en faisait trop ! Les espions sont des personnages sans pitié et constamment à l’affût, tels des scorpions. Ils ne sortent pas par la porte en chantonnant, surtout lorsqu’ils viennent de mettre en branle la machine la plus impitoyable et la plus puissante de la planète – la machine Rockecenter.

J’étais déprimé. Je ne voyais aucun moyen de m’emparer de la plaque avant qu’Heller ne soit tué. Pas étonnant que l’espérance de vie d’un ingénieur de combat ne dépasse pas deux ans. Quant à l’espérance de vie d’un manipulateur qui supervisait un ingénieur de combat tel qu’Heller, elle devait être encore beaucoup plus courte !…

J’étais assis là, remuant de sombres pensées, quand un messager envoyé par Faht Bey surgit avec le rapport journalier de Raht et de Terb. Il disait :

Il s’est inscrit à l’hôtel Brewster et vient de le quitter.

Mes Dieux, même mes propres hommes m’abandonnaient ! Je me dis qu’un séjour dans les Enfers serait mille fois préférable au sort qui m’attendait !

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