Moins de deux heures plus tard, j’étais assis dans la chambre secrète de ma villa, à environ 105 degrés de longitude d’Heller, épiant ses moindres déplacements.
J’étais dans l’extase ! Sur l’écran, l’image était d’une netteté incroyable ! Et le son parfait : j’entendais même les criquets ! Le Relais 831 fonctionnait magnifiquement !
J’avais dû revenir en arrière jusqu’à l’instant où il avait quitté le vaisseau.
Il était là, avec ses deux grosses valises, crapahutant dans la nuit de Virginie. Devant lui, il y avait une ferme qui se précisait. Ses fenêtres allumées éclairaient une cour.
N’importe quel espion, même mal entraîné, aurait décrit une large boucle pour l’éviter. Mais pas Heller !
Il y eut un grognement.
Puis un grondement sauvage !
Un énorme chien lui barrait le chemin !
Je réalisai en pouffant de rire qu’Heller n’avait sans doute jamais vu de chien. La créature la plus proche du chien est le hondo de Flisten qui, domestiqué, est dressé à dévorer des familles entières.
Le chien retroussait les babines sur ses crocs ! Il s’aplatissait. Je savais qu’il allait bondir d’une seconde à l’autre. Eh bien, adieu Heller ! Toute cette affaire allait donc se terminer dans une nuit chaude de Virginie, par les crocs acérés d’un chien !
L’animal courut pour prendre son élan, jaillit dans les airs, la gueule ouverte, ses crocs prêts à se refermer sur la gorge d’Heller !
Heller laissa tomber ses deux valises.
Il lança les mains en un éclair, saisit le chien par sa peau flasque, de part et d’autre de la gueule, puis, pivotant sur un talon et profitant de l’élan du chien, il le projeta à plus de cinq mètres derrière lui !
La bête traversa les airs et, avec un bruit mat, heurta un arbre, glapit et resta au tapis.
Je m’attendais à ce qu’Heller s’enfuie en courant. Le bruit avait dû réveiller toute la maisonnée.
Mais il alla jusqu’au chien et se pencha pour l’examiner. Il prit l’énorme molosse dans ses bras, retourna jusqu’à ses valises et réussit à en saisir les poignées. Puis il se dirigea droit sur la maison !
La porte du devant s’ouvrit. Un fermier était sur le seuil, avec une carabine à la main !
Heller ne s’arrêta qu’en atteignant le porche. Il posa ses valises.
— J’ai peur que vot’ chien se soit payé un arbre, dit-il avec un accent virginien particulièrement épais.
Le fermier ouvrit la porte en grand et Heller entra et alla déposer le chien sur la carpette.
— On dirait qu’y saigne pas. Y va sûrement se requinquer, ajouta Heller.
Le paysan se pencha sur le chien qui tenta faiblement de se redresser. Son maître lui tapota la tête et il se détendit en agitant vaguement la queue.
— Non, dit-il. Pas de bobo. T’es du coin, gamin ?
— Ouais. J’ crois bien que j’ vais y aller, maint’nant.
— Bon Dieu, non. Pas après c’ que t’as fait ! Ça c’était bien d’un gamin du pays ! Martha, tu veux nous apporter un peu de café ?
— Non, non, dit Heller. J’ vous remercie, mais j’ai un rendez-vous en ville. Un copain m’attend au Palais de Justice. Je vous remercie encore, mais vraiment faut qu’ j’y aille. Je suis déjà à la bourre.
— Dis donc, gamin, ça fait plus de quatre bornes. Et tu boites, j’ai vu. Ça serait pas chic de ma part de pas te conduire en ville. Bouge pas, j’ vais chercher mon camion !
Le chien s’était mis sur le ventre et fixait Heller avec un regard étrange.
Le fermier alla démarrer son camion et se gara devant le seuil. Heller souleva ses deux valises, les jeta sur la plate-forme et monta. Et le camion démarra en pétaradant.
(Bip de bip ! Trois fois bip !) Ça ne s’était pas passé aussi bien que prévu. Il s’en était tiré à cause de son accent de Virginie. Maudite (bip) de comtesse Krak ! Elle aurait dû se mêler de ses affaires et rester avec ses monstres !
Heller descendit devant le Palais de Justice et le fermier lui dit :
— Tu passes nous voir quand tu veux, gamin. Quand tu retourneras chez toi, hein ?
— Sûr. Et merci.
Sur ce, le fermier redémarra.
Heller leva les yeux vers le Palais de Justice. Il n’y avait que deux fenêtres éclairées, au second étage. La porte principale était ouverte et, en boitillant, Heller grimpa les marches et poussa le battant.
Une espèce de vieux bonhomme décati, en habit noir, était penché sur un bureau, au-delà du comptoir d’accueil. Plusieurs tiroirs d’archives étaient ouverts. Le panneau posé sur son bureau annonçait :
Naissances et décès.
Prenez la file d’attente
J’espérais pour lui que ce vieux (bip) avait réglé ses affaires et pris la file d’attente parce qu’il serait mort avant cinq minutes.
Heller marcha jusqu’au comptoir et posa les deux valises.
Le vieux leva sa tête à moitié chauve.
— C’est toi l’ gars ?
— Il paraît, fit Heller.
— Je m’ demandais si ça arriverait un jour, dit alors le vieux, de façon cryptique.
Puis il s’approcha pour venir inspecter Heller de près.
— Ainsi, c’est toi Delbert John Rockecenter Junior ?
— Il paraît, répéta Heller.
— Ça fera deux cents dollars, dit le vieux en brandissant le certificat sans le lâcher.
Ah, me dis-je. Ces pourris d’Américains, tous pareils. Il a grimpé de cent dollars.
Heller porta la main à sa poche. Il était évident que l’argent ne lui était pas familier : il prit quelques billets en hésitant.
Le vieux tendit alors la main, préleva lui-même deux coupures de cent dans la liasse et les fourra dans sa poche.
Heller prit le certificat sur lequel il y avait son nom, son signalement, sa date et son lieu de naissance. Le tout scellé, attesté et portant signature du vieil employé. Heller n’avait que dix-sept ans d’après la date de naissance ! Il mit le certificat dans sa poche.
— J’ vous suis très reconnaissant.
Puis il souleva une nouvelle fois ses deux grosses valises, et redescendit les marches pour gagner la rue.
Je mis le son au minimum car je savais ce qui allait suivre.
Dans un grondement énorme et un jaillissement de flammes, toutes les fenêtres du haut de l’immeuble explosèrent !
Procédure standard !
Adieu, vieux filou de mes (bips) !
Il faut toujours saluer les morts avec une petite oraison funèbre. Ça porte chance.
Les flammes jaillissaient en gerbes de l’une des fenêtres. Quand Terb place une bombe, il ne mégote pas. Il a même tendance à exagérer. Et le plus fort, c’est qu’il utilise toujours des explosifs qu’il se procure sur place, évitant ainsi, bien sûr, de violer le Code. Un maître !
Hé, attendez ! Qu’est-ce que fabriquait Heller, par tous les Dieux ? L’explosion, sur cette colline déserte, allait attirer du monde. Même en Virginie, il y avait des pompiers. En fait, ils sont tellement fiers de leurs voitures de pompiers qu’ils font des rallyes de pompiers dans toute la région !
N’importe quel agent convenable entraîné aurait compris ce qu’il devait faire. Courir. Et vite !
Pas Heller ! Il lâcha ses valises et se précipita vers la porte principale. Il regrimpa les escaliers et fonça en direction du comptoir des Naissances et Décès. Tout était en feu ! Il y avait de la fumée partout !
Même le comptoir avait été soufflé ! Heller se baissa et se fraya un chemin à travers la fournaise, tâtant le sol devant lui.
Il trouva une main, une manche et tira. Un corps apparut.
Il y avait un tapis. Heller le prit et, en quelques gestes rapides, y enveloppa le vieux.
Il battit en retraite en tirant l’autre.
Parvenu en haut des marches, il jeta le fardeau sur son épaule et redescendit quatre à quatre.
Lorsqu’il se retrouva à ciel ouvert, il gagna en courant un carré de pelouse, sur le côté.
Bien, me dis-je. Ce n’est pas si grave que cela. Quand une bombe explose, ils arrêtent tous ceux qui se trouvent sur les lieux. C’est bien pour cette raison qu’il faut toujours s’éclipser très vite. Et Heller, ce crétin, demeurait là.
Il sortit le vieux du tapis et tapota les endroits où le tissu de ses habits fumait encore.
L’autre (bip) ouvrit les yeux.
— Du Diable…, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ça gaze ? fit Heller.
Le vieux chnoque se palpa.
— Quelques égratignures, mais on dirait bien qu’y a rien d’cassé. C’est ce (bip) de poêle, voilà ce que c’est. J’leur ai dit de l’ boucler c’ printemps ! Ça d’vait sauter. L’ brûleur a dû s’éteindre et ça s’est rempli d’gaz et…
Le vieux avait les yeux fixés sur le building. Heller leva les yeux. Les fenêtres avaient toutes explosé ainsi qu’une partie du toit et les flammes commençaient à monter en grondant dans le ciel.
Le vieux commençait enfin à réaliser ce qui était arrivé. Il se tourna vers Heller en écarquillant les yeux.
— Bon Dieu, mon gars ! T’as drôlement risqué ta peau en m’ coltinant dehors ! (Il secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées et fixa Heller un peu plus intensément.) Tu m’as sauvé la vie, môme !
Heller l’examinait et essayait de lui faire plier les doigts.
De l’autre côté de la ville, des cloches s’étaient mises à sonner. Le service des pompiers volontaires devait se mettre en branle.
— Est-ce que vous voulez que j’appelle quelqu’un ? demanda Heller. Ou une ambulance ?…
— Écoute, mon gars. Merde, tu frais mieux de te tirer d’ici ! Va y avoir des pompiers et des journalistes partout dans ce bon dieu de coin d’ici une minute. Ça va aller, fiston. J’oublierai pas, t’ sais. Mais avec le nom que tu portes, t’as intérêt à t’ casser, et vite !
— Heureux, d’vous avoir donné un coup de main, dit Heller.
Il partit en courant.
— Hé ! Si j’ peux t’aider un d’ces jours, cria le vieux, t’as qu’à demander Stonewall Biggs !
Heller dévalait la colline avec ses valises. Autour de lui, le sol était illuminé par les flammes.
Il était sur le trottoir quand la voiture des pompiers surgit. Il la suivit du regard, se retourna et observa la scène. Tout le sommet de la colline était couronné de flammes, à présent. Un monument de Virginie venait de disparaître. Je me dis que George Washington y avait probablement séjourné.
Une ambulance arriva peu après.
Heller reprit ses valises et se dirigea en boitant vers la gare routière.
Il s’arrêta soudain, posa ses bagages, sortit un calepin et écrivit : Ils ne savent pas faire de poêles.
Devant la porte du dépôt des bus, il y avait un Noir avec un vieux chapeau sur le crâne et un balai à la main. Il regardait en direction de l’incendie. J’espérais qu’il allait remarquer cet étranger et faire la relation avec l’explosion.
— Le prochain bus est pour quand ? demanda Heller.
— Ouille, ouille, ouille, fit le Noir, ça pour un feu ! Dites, patron, vous avez déjà vu un feu pareil ?
Je me dis qu’Heller, en tant qu’ingénieur de combat de la Flotte, avait dû voir des tas de villes en feu. Il avait même dû allumer certains incendies auprès desquels celui du Palais de Justice aurait ressemblé à une étincelle.
— Sûr qu’ c’est un sacré incendie ! fit-il, avant d’entrer et de poser ses valises.
La gare routière était plutôt minable. Le plastique des sièges était lacéré et des vieux journaux jonchaient le sol. Le guichet des billets était tout au fond de la salle.
Le Noir entra en secouant la tête. Il posa son balai, alla s’installer derrière le guichet et ôta son chapeau. D’un geste vif, il ouvrit le devant du guichet.
— Où est-ce que vous allez, patron ? Richmond ? Washington ? New York ? Miami ? Atlanta p’t-être ?
— Atlanta ? répéta Heller en s’approchant.
Et voilà, me dis-je. C’est reparti ! Toujours Manco ! Et ce cher Prince Caucalsia !
— On peut dire qu’on s’y marre bien, dit le Noir. Y a plein de jolies filles. Des blanches, des jaunes, des noires. Toutes les couleurs qu’ vous voulez. Ouais, une chouette ville. Mais p’t-être que Birmingham vous plairait aussi. Parce que ça, patron, c’est vraiment une ville dingue comme jamais vous n’en avez vue.
— Je vais à New York.
— Ah, là, je suis désolé. Cette ligne ne va pas plus loin que Lynchburg. (Le Noir sortit de son rêve sur tous les merveilleux endroits qu’on pouvait visiter.) Cette foutue ville de Fair Oakes est très mal reliée. Mais c’ que vous pouvez faire, c’est changer à Lynchburg. J’ peux vous vendre un ticket pour Lynchburg, si vous voulez.
— Parfait, fit Heller.
Avec des gestes efficaces, très consciencieux, le Noir prépara le billet.
— Voilà. Ça fera deux dollars et quarante cents. Le prochain bus passe vers minuit. Ça va vous faire attendre une heure et demie. Voilà la monnaie. Et votre billet. On manque de distraction. A moins qu’ vous vouliez regarder l’incendie. Non ? Alors faites comme chez vous, patron, maintenant, je dois reprendre mon boulot de concierge.
Il remit son chapeau, ferma le guichet et reprit son balai. Mais il sortit pour aller observer l’incendie.
Heller s’assit entre ses deux valises. Il se mit à lire les diverses affiches qui vantaient les charmes de Paris, les trésors de la Grèce antique, ainsi que l’annonce d’un grand barbecue avec poulet frit au collège local en septembre.
Il me sembla que j’entendais les craquements du feu dans le lointain et je montai le son. Non, ce n’était qu’une rumeur lointaine. Est-ce que quelqu’un allait remarquer qu’il y avait un étranger en ville ? Que faisait la police ? Bravo. Drôle de police ! Quand une bombe explose et qu’il y a un incendie, on doit immédiatement repérer les étrangers. J’étais vraiment interloqué : Heller, lui, semblait à l’aise, tranquillement installé dans la gare routière !
Le Noir balaya un peu. Il se mit à chanter :
Ecoutez l’histoire de Willie le Chialeur.
Willie le Chialeur était ramoneur,
Mais il aimait trop la fumée, il était accroché.
Écoutez que je vous dise ce qu’il avait rêvé !
Il s’approcha pour balayer sous le pied droit d’Heller, et Heller, obligeamment, leva le pied.
Un soir il est allé dans cette boîte pour camés. Il voulait des lumières dans sa tête, il voulait s’éclater.
Des pilules il a dû en fumer des dizaines. Et quand il s’est réveillé, il était sur une plage lointaine.
Il voulait maintenant balayer sous le pied gauche d’Heller qui, toujours accommodant, répéta sa manœuvre.
Il a d’abord tombé la Reine de Bulgarie.
Elle l’appelait mon joujou, elle lui disait chéri.
Elle lui avait promis une Ford super
Avec des phares en diams, un moteur du tonnerre.
Par-dessus le bruissement du balai, qui ne semblait d’ailleurs pas ramener beaucoup de poussière, il me sembla entendre la sirène d’une voiture de police qui approchait de la gare routière.
Un soir très tard à New York, Willie s’est ramené.
Il a demandé un peu de blé pour décoller.
Willie. a débloqué. Elle s’est mise à crier :
« Ma parole t’es en manque et tu peux y rester. »
La voiture de police ! Elle s’arrêta pile dans un crissement de pneus. Juste devant la gare routière.
Ah, me dis-je avec soulagement, les policiers du coin ne sont pas aussi inefficaces que ça. Ils viennent inspecter la gare routière pour ramasser les étrangers ! Mon pauvre amateur d’Heller, tu vas y avoir droit ! Il ne regardait même pas vers la porte !
Il y eut un cri aigu de douleur. Immédiatement, Heller tourna la tête.
Deux énormes policiers venaient de surgir dans la salle. Ils portaient une petite veste courte en vinyle noir. Ils étaient bardés de revolvers et de menottes et tenaient une matraque.
Ils traînaient entre eux une petite jeune femme ! Les larmes ruisselaient sur son visage et elle se débattait comme un animal sauvage.
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi, vous entendez, espèces d’(enbipés) !
Les flics la projetèrent en avant et elle buta contre un siège en plastique. L’un des flics se précipita sur elle, la fit pivoter et la força à s’asseoir.
L’autre sortit une valise fatiguée de la voiture et l’envoya sur le sol. Elle glissa et alla cogner violemment les jambes de la jeune femme. Puis il se dirigea vers le guichet en braillant :
— Ouvre-moi ça, espèce de (bip) de négro !
Son collègue bloquait la fille sur sa chaise.
— Vous n’avez pas le droit de faire ça ! cria-t-elle.
— Ici, on a tous les droits du monde ! Le chef a dit qu’on devait virer Mary « la Piquouse » Schmeck de la ville et on vire Mary « la Piquouse » !
Les larmes continuaient de rouler sur ses joues. La sueur perlait à son front. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans mais en paraissait dix de plus – elle avait des poches marquées sous les yeux. Excepté cela, elle était plutôt jolie. Ses cheveux bruns lui masquaient en partie le visage et elle rejeta quelques mèches en arrière en essayant de se lever.
— Votre (enbipé) de chef ne parlait pas comme ça quand il est sorti de mon lit la semaine dernière ! Il m’a dit que je pourrais rester travailler dans cette ville, aussi longtemps que je le voudrais !
— Ça, c’était l’aut’ semaine ! fit le flic en la clouant sur sa chaise. Maintenant, on est la semaine d’après !
Elle tenta de lui griffer le visage.
— Espèce de sale (bip) d’(enbipé) de (bip) ! Toi-même, lu m’as vendu de la poudre lundi dernier !
— C’était Faut’ lundi. Tu sais aussi bien que moi de quoi j’ cause : de ce nouveau mec des stups que le FBI nous a balancé dans le district. Personne ne savait qu’on devait changer l’autre. Personne ne l’a annoncé et il est en train de se mettre à tout nettoyer. Et t’es exactement le genre de saleté qu’il veut balayer.
La fille s’était remise à pleurer.
— Oh, Joe. Je t’en prie, file-moi une dose. Regarde : je m’en vais, je pars. Je vais prendre le bus. Mais il me faut ma dose, Joe. S’il te plaît ! Joe, je ne pourrai pas tenir ! Juste une petite dose et je m’en vais !
L’autre flic revenait du guichet.
— Ferme ça, Mary ! Tu sais très bien qu’il n’y a plus un gramme de blanche dans tout le district. Joe, est-ce que le chef t’a donné le fric pour le billet de cette (bipasse) ?
La fille s’était recroquevillée sur elle-même, le visage ruisselant de larmes. Elle avait les yeux rouges. Je savais ce qui se passait. C’était une droguée et elle présentait tous les symptômes de manque. Ça ne pourrait qu’empirer. Elle se frotta les yeux et je vis les traces de piqûre à l’intérieur de son bras. Elle vendait son corps pour pouvoir se payer son vice, qui coûtait cher. Une situation courante. Ils la chassaient de la ville. Très courant aussi. Mais elle avait peut-être laissé un cadeau empoisonné au chef. Les maladies vénériennes vont de pair avec la prostitution et la drogue. C’était une scène somme toute si ordinaire que je n’avais pas le moindre espoir de voir Heller se mêler de cette affaire et s’attirer des ennuis.
— J’ai pas l’intention de raquer de ma poche pour qu’elle se casse de la ville, déclara le flic qui était allé au guichet.
Joe s’empara du sac de la fille. Elle se débattit frénétiquement pour l’en empêcher et il lui donna un coup sur le menton. Elle s’effondra sur le sol en sanglotant.
Ensemble, les deux flics retournèrent jusqu’au guichet. Joe fouillait dans le sac.
— Eh ! Regarde-moi ça ! (Il avait sorti une liasse de billets et comptait.) Cent trente-deux dollars !
— De quoi se payer un sacré paquet d’héro !
Ils éclatèrent de rire. Puis ils se partagèrent la liasse et fourrèrent les billets dans leurs poches.
Tout à coup, sur l’écran, les deux flics et le guichet se rapprochaient !
— Rendez son argent à cette dame ! dit Heller.
Ils le regardèrent sans expression. Puis leurs traits se durcirent.
— Mon gars, fit Joe en levant sa matraque, je crois que t’as besoin d’une leçon !
Il allait frapper.
La main d’Heller bougea en un éclair.
Et le bras de Joe cassa net, juste au-dessus du coude !
Heller recula avec agilité. L’autre flic dégainait et braquait son arme à deux mains. Il y avait dans ses yeux le plaisir du meurtre. Une réaction de flic ordinaire. Eh bien, Heller, ç’a été un plaisir de te connaître, me dis-je.
Un autre geste éclair d’Heller. L’arme du flic fut projetée dans les airs.
De la main gauche, Heller porta une manchette au cou du flic dont les yeux devinrent vitreux.
Heller, une fois encore, recula et lança son pied droit vers l’estomac de l’autre avant qu’il ne touche le sol. Le flic bascula en arrière et s’écroula contre une poubelle.
Heller tourbillonna sur lui-même et se précipita sur Joe qui tentait de dégainer son arme de la main gauche. D’un coup de pied, il lui écrasa les doigts sur la crosse.
L’autre pied d’Heller décrivit une courbe et atteignit le menton de Joe dans un craquement d’os.
Heller les regarda. Ils étaient effondrés sur le sol, immobiles. Il prit leurs deux armes et les jeta par la porte ouverte. Un revolver alla fracasser une glace de la voiture de police.
La fille s’était avancée et regardait les deux flics inconscients.
— Ça vous apprendra, espèces d’(enbipés) !
Heller prit l’argent dans leurs poches et le remit dans le sac de la fille avant de le lui rendre.
Elle parut d’abord déconcertée, puis elle reprit ses esprits.
— Chéri, je crois qu’on a intérêt à se barrer d’ici à toute allure ! Le chef va être dingue ! Joe, c’est son fils !
Elle tirait Heller par la manche, essayant de l’entraîner vers la porte.
— Allez, viens ! Je sais où on peut trouver une caisse ! Viens vite ! Faut qu’on se tire d’ici !
Heller alla prendre sa valise et la lui donna. Puis il récupéra ses propres bagages et la suivit. Il ne se retourna qu’une fois.
Le Noir était penché sur les deux flics.
— Et dire que j’ venais juste de balayer ! dit-il avec tristesse.
Ils se dirigeaient vers le nord de la ville. Les rues étaient sombres et désertes. Heller boitait mais il allait très vite. Bientôt, il devint évident que la fille ne parvenait pas à le suivre. Elle s’arrêta et se laissa tomber sur sa valise.
— C’est mon cœur, souffla-t-elle. J’ai le palpitant en mauvais état… Ça ira dans une minute… Il faut… Ils vont foutre toute la ville en l’air pour… nous trouver.
Heller lui passa un bras sous l’aisselle et la remit debout. Puis il coinça sa valise sous l’une des siennes et se remit en route tout en maintenant la fille.
— Tu es… un chouette gars. Tourne là, à droite… Ça nous conduira jusqu’à l’autoroute fédérale.
Elle le guida jusqu’aux limites de la ville. Il y avait des lumières devant eux. Celles d’une station-service doublée d’un dépôt de voitures d’occasion. Les panneaux annonçaient Octopus Gasoline et le logo représentait une immense pieuvre dont les tentacules dégoulinaient d’essence. L’endroit était entouré de fanions de plastique multicolores qui claquaient dans le vent. L’attention d’Heller se porta sur le parking où un immense calicot proclamait :
HARVEY LEE « LE CASSEUR » LES OCCASIONS DES VRAIS VIRGINIENS.
ON PEUT SE FAIRE REMBOURSER.
Les lieux étaient plutôt déglingués : à cette heure de la nuit, la station était fermée, la moitié des fanions étaient tordus et un bon tiers des lumières étaient mortes.
Il y avait un homme, debout sur la plate-forme d’un vieux camion. Il regardait en direction de l’incendie. En voyant approcher Heller et la fille, il descendit.
Heller avait fait asseoir Mary « la Piquouse » Schmeck sur sa valise. Elle s’était remise à pleurer. Elle avait le nez qui coulait et elle transpirait. Elle eut un grand bâillement. Un symptôme qui ne trompait pas.
Le type du garage s’approcha. Il était ventru mais grand et devait avoir la trentaine. Les traits veules.
— Mary ? fit-il, apparemment mécontent de la voir. (Il fixa Heller.) Eh, qu’est-ce que tu fabriques, Mary ? Tu les prends au berceau, maintenant ?
— Harvey, il faut que tu me trouves une dose. Même de la coke, Harv’. Je t’en prie !
— Mary, Mary… Tu sais bien qu’y a ce nouveau type des stups que le FBI nous a envoyé pour nettoyer le district. Il dit qu’il continuera jusqu’à ce qu’il touche cinquante pour cent sur tout. Pas un gramme de came en ce moment !
Elle gémit.
Même toi t’en as plus ? Je t’en prie, Harv’ !
Il secoua la tête d’un air dramatique.
— Peut-être que je pourrai en avoir à Lynchburg. Harv, tu peux vendre une caisse au gamin ?
J’augmentai le son pour entendre les voitures de police si jamais elles se ramenaient dans le coin. J’étais certain que ça n’allait pas tarder. Plus ces deux idiots s’attardaient, moins ils avaient de chances de s’en sortir, ce qui faisait mon bonheur.
L’idée de vendre une voiture redonna du moral à Harvey « le Casseur ». Il se lança instantanément dans son numéro de vendeur :
— J’ai là une Datsun ! J’ai déjà un acheteur mais si vous la prenez tout de suite, elle est à vous. C’est une B210. Seulement 120 000 kilomètres au compteur et elle date de deux ans. Sept mille dollars ! Avec vingt litres de super gratuits !
La voiture en question était une véritable épave avec un essieu tordu.
Ce vendeur était doué. Le prix qu’il avait annoncé était le double de la valeur de cette voiture à l’état neuf. Je commençais à entretenir quelque espoir de ce côté. Peut-être qu’il allait ruiner Heller d’un coup puisque l’autre n’avait que deux mille dollars sur lui.
— J’ crois que je vise plus bas, dit Heller.
— J’ai ce qu’il vous faut. Tenez : ce petit camion Ford. L’affaire du siècle ! Il a seulement servi à transporter de l’engrais. Je vous le lave et pour cinq mille…
— Harv’, intervint la fille, tu devrais faire vite. Il faut qu’on se taille !
Heller inspectait les rangées d’épaves. Tout au fond, il y en avait une, énorme, gris clair. Il s’en approcha. Elle était couverte de poussière.
— Et celle-là ? C’est la couleur idéale pour passer inaperçu.
— Eh ! appela Mary. Tu vas pas prendre celle-là ! C’est un gouffre. Elle doit faire du quarante litres aux cent !
Harv’ s’interposa aussitôt entre Heller et la fille.
— Je vois que t’as le coup d’œil pour les bagnoles, mon gars. Ça, c’est une Cadillac Brougham Coupé d’Elegance ! C’est l’une des dernières vraies voitures qu’ils aient sorties, en 1968 ! Avant les lois anti-pollution. Sous ce capot, il y a cinq cents chevaux, monsieur ! Cinq cents !
— Des chevaux ? fit Heller. Vous vous moquez de moi ? Je peux jeter un coup d’œil ?
Aussitôt, Harvey se précipita et, non sans quelque difficulté, réussit à ouvrir le capot. Le moteur était gigantesque. Plutôt en bon état.
— Son taux de compression est de 10.5 pour 1, annonça Harvey.
« Autant dire qu’elle crache des flammes.
— Ah, oui. Et qu’est-ce qu’elle brûle ?
— Brûle ? Vous voulez dire en indice d’octane ?
— Non. Qu’est-ce qu’elle brûle comme carburant ? Vous avez dit qu’elle crache des flammes. Avec quoi !
— Eh ben… avec de l’essence, mon gars. Du super, quoi ?
— Un moteur chimique ! s’extasia Heller. Tiens, tiens, tiens ! Solide ou liquide ?
Harv’ se tourna vers Mary Schmeck.
— C’est un rigolo, ton petit copain, ou quoi ?…
— Vends-lui une bagnole, c’est tout ! hurla-t-elle en réponse, sans quitter la route du regard, l’air anxieux.
— Écoute, gamin, cette caisse est impeccable. Elle était à une petite vieille qui ne l’a jamais sortie.
— Harv’, arrête de mentir ! cria Mary. Tu sais (bipement) bien qu’elle appartenait à Pete la Prière, le prédicateur de la radio, celui qu’on a pendu ! Vends-lui cette (bip) de caisse ! Il faut qu’on dégage !
— Seulement deux mille dollars, dit Harv’, désemparé.
— Harvey ! Tu m’as dit pas plus tard que la semaine dernière que tu ne pouvais même pas refiler cette caisse aux soldeurs ! Écoute, gamin, ne te laisse pas avoir. Ça fait six mois qu’il a ce machin et il ne s’en sert que pour (biper) la (bip) du coin parce qu’il y a des rideaux sur la glace arrière !
— Mille cinq cents ! lança Harv’, frénétiquement.
— Deux cents ! cria la fille en réponse.
— Mais, Mary…
— Deux cents ou je dis tout à ta femme !
— Deux cents, fit Harv’, effondré.
Heller sortit sa liasse, tripota maladroitement les billets dont les couleurs et les chiffres ne lui étaient pas familiers.
— Attends, fit Harv’, s’accrochant à l’espoir d’un petit bonus. Je ne peux pas la lui vendre. Il est mineur.
— Mets-là à mon nom, et grouille !
Harvey arracha les deux cents dollars des mains d’Heller, et prit quelques billets de plus pour la taxe et le permis. Rageusement, il rédigea l’acte de vente au nom de Mary Schmeck.
Je montai encore le son. Ces (bips) de flics ! Complètement incompétents ! Comme d’habitude, ils fouillaient là où il ne fallait pas. Ils avaient pourtant bien dû retrouver leurs deux copains dérouillés, à l’heure qu’il était.
Harvey maintint le capot de la voiture levé. Puis il ouvrit la portière pour libérer le frein, passa derrière et se mit à pousser avant de réaliser que la nuit était bien trop chaude pour un pareil effort. Il alla prendre des clés dans son bureau, s’installa sur le siège du conducteur et mit le contact. Le moteur émit un puissant grondement.
— Eh ! s’exclama-t-il, stupéfait. Elle démarre ! Ça doit être une batterie Penny !
— Fais le plein ! cria la fille. Et vérifie l’huile, l’eau et les pneus ! Vite !
Harvey conduisit la voiture jusqu’aux pompes. Il vérifia d’abord le fluide de la boîte de vitesses automatique : tout était en ordre. Ensuite, il coupa le moteur et remplit le radiateur. Il regarda la jauge d’huile. A son désappointement visible, ça collait.
— Eh ben, on y est ! dit-il. Je déclarerai l’immatriculation demain matin.
Heller mit les valises à l’arrière. La fille s’installa à l’avant. Elle se pencha, appuya sur un bouton et lança :
— Harvey, elle est à sec ! Tu nous dois vingt litres !
De mauvaise grâce, Harvey mit en marche une pompe puis, pris d’une brillante idée, il déclara :
— Je ne peux faire que des pleins, maintenant. C’est une nouvelle loi !
— Seigneur ! fit la fille en regardant en direction de la ville. Grouille-toi, je te dis !
En gargouillant, l’essence se déversait dans le monstrueux réservoir de la voiture.
— T’as pas vérifié les pneus !
En grommelant, Harvey fit le tour de la voiture en contrôlant la pression. Puis il dégagea le tuyau de la pompe et revissa le bouchon.
— Ça fera quarante dollars ! annonça-t-il. Le prix vient juste de grimper et j’ai pas eu le temps de l’afficher sur les pompes.
Heller le régla. La fille prit l’acte de vente, signa le récépissé du nouveau permis et le lança à Harvey.
— Maintenant, dit-elle, on déménage d’ici en vitesse !
Heller, vraisemblablement, n’avait perdu aucun des gestes d’Harvey. Il tourna à fond la clé de contact et le moteur gronda.
— Eh ! fit-il. C’est donc ça, le bruit des chevaux !
— Tirez-vous ! fit Harvey.
— Un dernier détail. On décolle comment ?
Harvey le regarda, estomaqué.
— Tu sais pas conduire ?
— Eh bien, non. Enfin, pas une Cadillac Brougham Coupé d’Elegance, avec cinq cents chevaux.
— Doux Jésus ! souffla Harv’ (Son visage s’éclaira). Ça, là, c’est le levier automatique. Tu le mets sur position parking quand tu t’arrêtes. N, c’est pour neutre et tu t’en occupes pas. L, c’est pour lent et t’en auras sûrement pas besoin. D, c’est la première vitesse. T’en occupe pas non plus. L’autre D, c’est là-dessus que tu dois rester.
« Maintenant, cette pédale… Non, l’autre… C’est le frein et tu appuies dessus quand tu veux t’arrêter, OK ? A ta gauche, t’as le frein à main et tu dois t’en servir quand tu t’arrêtes en côte. Vu ? »
« Ça, sur le plancher, c’est l’accélérateur. Tu appuies dessus pour accélérer. »
Aussitôt, Heller écrasa la pédale du pied et le moteur émit un vrombissement terrifiant.
— Eh, le pousse pas trop ! glapit Harv’. (Le vrombissement descendit de quelques degrés.) Voilà, tu y es. C’est OK ?
C’est alors que j’entendis les sirènes de police au loin.
Heller toucha le volant et demanda :
— Et ça, en quelque sorte, c’est le levier de pilotage ?
— Oui, oui, c’est ça. Tu le tournes vers la droite ou vers la gauche. Eh, j’ai oublié de te montrer pour les feux. Ça, c’est le bouton qui commande les phares… Allume-les !…
— On fout le camp ! cria la fille.
Harv’ avait encore la main posée sur la portière. Il se pencha et ajouta :
— Écoute, gamin, cette caisse se tape son 200 à l’aise. Si tu te crashes, ne viens pas te plaindre à moi !
— Nom de Dieu ! hurla Mary Schmeck. Les flics !
Oui, c’était bien eux ! Il y avait deux voitures ! La première coupa le virage et déboucha dans le parking des voitures d’occasion. Le conducteur de la deuxième aperçut la Cadillac auprès des pompes et fonça droit dessus.
Heller démarra.
Il écrasa l’accélérateur et j’eus l’impression que sa tête allait être arrachée de ses épaules.
La Cadillac bondit en avant.
Heller tourna le volant et coupa un virage !
Il vira un peu trop fort et revint vers le virage. Aussitôt, il corrigea sa trajectoire et fonça droit vers le nord. Il était au milieu de la route.
Un vieux camion approchait en face.
— Tiens ta droite ! cria la fille.
Heller braqua à droite, mordit le gravier et revint sur la route.
— Il faut garder ta droite !
— Vu ! fit-il.
Derrière eux, les deux voitures de flics s’étaient lancées dans une folle poursuite. Leur proie était en vue et les sirènes l’annonçaient au monde entier !
Je souris, totalement satisfait. Heller allait se retrouver sous les verrous plus tôt que je ne l’avais espéré ! Les chefs de la police n’apprécient guère qu’on envoie leur fils à l’hôpital. Dans une petite ville comme celle-là, il n’y a guère de flics ; je n’avais pas besoin de me mettre sur leur fréquence radio pour savoir que le chef était dans une des voitures. Et ces véhicules de police pouvaient aller aussi vite qu’une Cadillac. Non, ce chef n’allait pas laisser tomber comme ça. C’était certain !
— Prends cette route ! cria Mary Schmeck. Elle coupe a travers la campagne. On pourra atteindre la US 29. C’est une quatre voies qui mène à Lynchburg !
Le virage à angle droit approchait. Heller tourna violemment le volant, faisant gémir les pneus, et prit le virage sur les jantes !
Tout en se débattant pour redresser le véhicule sur la nouvelle route, il commenta :
— Oh, oh ! Vitesse centrifuge d’environ 50 mètres-tonnes/seconde !
— Quoi ?
— Il faut prévoir de contrebalancer.
La Cadillac filait à présent très droit sur l’étroite route de campagne.
— Sur cette route, et même sur l’US 29, ils ne peuvent pas appeler pour faire dresser des barrages.
Heller amorça un virage. Les phares de la voiture jouèrent dans les arbres. Les pneus hurlèrent.
— Ah ! Une modification de la vitesse angulaire peut réduire le potentiel de friction de cette machine sur la route ! Simulation de force centripète inadéquate !
— Écoute, mets le pied au plancher ! Ils sont à distance de tir, maintenant !
Les arbres et les clôtures défilaient comme dans un brouillard. Les phares des voitures de police étaient éblouissants dans le rétroviseur. Les flics se rapprochaient !
— La limite du comté est là-bas, dit Mary. Peut-être qu’ils vont laisser tomber quand on l’aura franchie ! Plus vite, petit ! On n’est qu’à 120 !
Un panneau apparut dans le faisceau des phares :
Virages sur plusieurs kilomètres
— Donc, dit Heller, en réduisant ma vélocité avant le virage, en me servant de ce frein à pied, puis en appuyant sur l’accélérateur tout en entamant la courbe avant de relâcher le frein, j’obtiendrai une accélération compensatoire qui me permettra de prendre le virage plus vite. Oui, j’ai compris !
Il y eut un coup de feu. Le projectile atteignit la voiture quelque part à l’arrière.
Sur la gauche, une courbe s’amorçait. Heller freina !
— Je crois que j’ai compris le truc ! lança-t-il.
Le moteur hurla ! Heller libéra le frein et la voiture s’élança dans le virage à une allure démente. Les pneus crissèrent.
Le compteur de vitesse frôlait les 150.
Derrière, les voitures de police viraient dans un concert de pneus torturés.
— Il y a encore d’autres virages devant nous ! dit Mary. Je vais essayer de trouver une carte dans cette boîte à gants !
— Je n’en ai pas besoin ! Tout était indiqué sur le relevé géologique.
Une autre courbe serrée apparut dans la lueur des phares. Heller appuya sur la pédale de frein. Mary faillit passer à travers le pare-brise. Le moteur, trop sollicité, rugit. La voiture passa le virage et s’élança comme une fusée dans la ligne droite.
— Bon Dieu, petit, t’es à 150 !
Un cliquetis. Elle devait avoir bouclé sa ceinture de sécurité.
Heller jeta un bref coup d’œil aux arbres qui défilaient de part et d’autre.
— Faux. Je ne fais que du 144 !
Il répéta sa manœuvre, freina, puis accéléra de nouveau dans un autre virage.
— Mais il faut que j’aille plus vite ! Oh… (Il regardait l’indicateur de position de vitesse.) J’étais en première. Pas étonnant si on se traînait !
Il saisit le levier et passa en deuxième vitesse.
Mais ils avaient perdu du terrain. Devant eux, sur quelques centaines de mètres, la route était droite. Dans le rétroviseur, les phares des flics se rapprochaient.
— Ils ont trop rapproché le siège des pédales, dit Heller. On n’a pas de place pour bouger les jambes.
— Il y a des boutons sur ta gauche, si tu veux, pour le régler.
Par-dessus le ronronnement du moteur, je perçus le bourdonnement du moteur électrique du siège.
Un éclair dans le rétroviseur. La balle dut toucher la chaussée car j’entendis distinctement le miaulement du ricochet avant même la détonation.
Allez, véhicule à propulsion chimique Cadillac Coupé d’Elegance ! fit Heller. Aurais-je oublié le frein à main ?
Il s’assura d’un coup d’œil que ce n’était pas le cas.
La voiture aborda brusquement une côte et parut décoller. Un grand panneau apparut :
Vous quittez le Comté de Hamden
Un instant plus tard, Mary dit :
— Les (enbipés) ! Ils ont passé la limite du comté ! On dirait qu’ils ne savent pas que c’est illégal.
Les voitures des flics n’étaient plus aussi proches. Le faisceau d’un projecteur jaillit de la première.
La Cadillac passa devant une grange.
Heller freina brutalement et engagea la voiture dans un autre virage.
— Tous ces boutons sur le tableau de bord, c’est quoi ? Vous avez un manuel, quelque part ?
— Non. (La main de la fille apparut à la limite de son champ visuel.) Mais je peux te montrer. Ça, c’est l’air conditionné. Ça, c’est le chauffage. Ce cadran sert à régler la température intérieure. Ça, c’est pour l’antenne, mais elle monte automatiquement dès qu’on met la radio. Et ça, c’est le bouton de recherche des stations.
La voiture passa devant un champ clôturé où dormaient des ruminants. La sirène des voitures de police se faisait plus forte.
— Et voilà le sélecteur automatique. Ça, ce sont les boutons pour programmer les stations. Tu trouves ta station, tu tires sur l’un des boutons, puis tu rappuies, et chaque fois que tu appuieras dessus, tu obtiendras automatiquement la station.
— On dirait que vous en connaissez un rayon sur les voitures, commenta Heller.
— J’en ai eu une autrefois.
Droit devant, un camion débouchait d’un portail.
Heller braqua à mort. La voiture crissa sur le gravier et fit une énorme embardée. D’un autre coup de volant, il la ramena sur la route.
— On dirait que vous n’êtes pas d’ici, hein, dit-il à la fille. Ça s’entend à votre accent…
Je pris rapidement note, mentalement, d’une erreur qu’il était en train de commettre : depuis qu’il parlait à Mary Schmeck, il prenait peu à peu l’accent de la Nouvelle-Angleterre ! Ah, ah ! Violation du Code ?
En jouant du frein et de l’accélérateur, il négocia une nouvelle série de virages. Des clôtures défilaient. Il avait par hasard découvert le bouton d’éclairage intérieur. Il alluma.
Les voitures de police étaient à quelques centaines de mètres derrière, toutes sirènes dehors.
— Oh, mais je suis d’une authentique famille de Virginie, dit la fille en épongeant ses yeux et son nez avec le bas de sa jupe. Une famille de paysans. Ils n’ont pas voulu que je mène cette vie dure.
Ils abordèrent un autre virage dans la plainte des pneus.
— Il faut que je me trouve une dose… En tout cas, mes vieux ont sué sang et eau pour m’envoyer au Bassardt Woman’s College. C’est près de New York, sur l’Hudson.
Ils franchirent un pont de bois et s’engagèrent sur la pente de la colline, de l’autre côté. Derrière eux, les voitures des flics se rapprochaient en vrombissant.
— T’as l’air d’un mec honnête. Je vais te donner un conseil. Finis tes études. Comme ça, tu auras un diplôme. Ce n’est pas avec ce que tu sais que tu peux décrocher un job, mais avec un diplôme. C’est ça qui compte. Le seul truc qui marche pour les autres. Personne n’écoutera ce que tu as à dire si tu n’as pas ton bout de parchemin, petit !
— Il faut avoir un diplôme pour qu’on vous écoute, répéta Heller.
La première voiture de flics venait brusquement d’accélérer et son capot était à hauteur des roues arrière de la Cadillac.
Une voix lança dans un haut-parleur :
— RANGEZ-VOUS,(BIP) ! VOUS ÊTES EN ÉTAT D’ARRESTATION !
Heller manœuvra en zigzag en frottant les roues de la voiture de flics qui freina en catastrophe. Il redressa et accéléra.
— Où est-ce que vous avez eu vos diplômes ? demanda-t-il.
La route franchissait un ruisseau aux eaux tumultueuses. Puis remontait la pente de la colline en face.
— C’est vrai, dit Mary. Il faut un diplôme pour tout. Moi, j’ai mon doctorat en philosophie. J’ai même le papier sur moi, dans mon sac. Je te le montrerai. Je me suis spécialisée en psychologie.
En entendant cela, mes oreilles sifflèrent ! Ah, chère petite fille ! Une psychologue ! Un sentiment d’empathie déferla en moi.
La voiture franchit une bosse en décollant presque de la chaussée.
— Psychologie ? demanda Heller. C’est quoi ?
— Oh, rien que de la (biperie). Ça s’apprend par cœur, bêtement. Ils essaient de vous faire penser que vous n’êtes rien – rien qu’un amas de cellules, un animal. Mais ils ne peuvent rien faire. Ils vous enseignent seulement que vous ne pouvez changer personne. Ils sont absolument conscients des (biperies) qu’ils disent. Ils mentent. Donc, pourquoi investir là-dedans ?
Pour moi, ce fut comme un choc catatonique !
Mon empathie tout neuve fut détruite et devint un non-rapport ! Une hérétique ! Une abominable incroyante ! Elle n’avait aucun respect de la chose sacrée ! Une négation sociale absolue !
La Cadillac dévalait une route cahoteuse. Les sirènes des voitures de flics se rapprochaient de nouveau.
— J’étais en A, continuait Mary, mais chaque fois que mes profs me (bipaient), ils me disaient que je n’étais pas suffisamment orientée vers la libido. C’est pour ça qu’ils m’ont filé de la drogue. Mais, je te le demande, si la psychologie, c’est si bien que ça, pourquoi tous les profs de psycho sont-ils dingues ?
Heller vira sur une plaque de boue. Le compteur indiquait 170.
Mary, encore une fois, s’essuya les yeux et le nez.
— Ils prêchent l’amour libre pour l’avoir gratuit.
Un autre coup de feu, un autre ricochet sur la route.
— En tout cas, ils (bipent) comme des pieds. Je suppose que c’est la surstimulation constante de leurs capacités sensorielles érotiques qui provoque la détérioration de réponse. Mais ils disent que c’est beaucoup de boulot de transformer en bordel tous les dortoirs des universités. Eh, tu as évité cette vache de justesse !
— Mais si vous avez un diplôme, comment se fait-il que vous ne trouviez pas d’emploi ?
Ils passèrent en trombe devant un panneau :
Attention – Ralentir
Jonction avec l’US 29
Heller freina. Le moteur hurla. Il accéléra et prit la US 29 à quatre voies en direction du nord.
— Les gens se fichent des psychologues. Ça ne leur sert à rien. Non ! Il n’y a que le gouvernement pour employer les psychologues.
Les types du gouvernement pensent qu’ils sont nécessaires pour l’éducation des gosses, pour défendre les banquiers et se débarrasser des dissidents. Ils considèrent que les psys peuvent contrôler la population. Il y a vraiment de quoi rire !
Derrière eux, les flics venaient de surgir sur l’US 29.
Un panneau annonça :
Lynchburg 35 kilomètres
— J’espère que je vais pouvoir trouver une dose à Lynchburg, dit Mary.
Heller lança la Cadillac à pleine vitesse et demanda : Est-ce que le gouvernement ne vous a pas proposé un emploi ?
Le moteur vrombissait avec une force telle qu’il devenant difficile de suivre leur conversation.
Bien sûr. (Elle se frotta le nez et essaya de bâiller avant de se tourner pour fixer Heller avec un regard intense.) Écoute, gamin. Il se peut que je sois une voleuse, je suis sûrement totalement camée. Je suis aussi une putain et je trimbale probablement une maladie incurable. Mais tu ne crois quand même pas que je suis tombée assez bas pour travailler pour ce (bip) de gouvernement ? Tu crois que j’ai envie de devenir complètement schizo-parano comme tous ces types ?
Me rappelant Lombar, je me dis que ce qu’elle disait n’était pas totalement faux. Je commençais à avoir une opinion moins dure à son égard, en dépit de son hérésie. Je me souvenais aussi de la façon particulièrement habile et fine dont elle avait soustrait à Harvey Lee « le casseur » la Cadillac favorite, qu’il avait dû vénérer. Sa formation psychologique avait été évidente à cette occasion. N’avait-elle pas fait jouer le chantage ? Oui, ma foi dans la psychologie était ravivée.
Une haute glissière séparait l’autoroute en deux. A intervalles réguliers, des ouvertures avaient été ménagées pour permettre de faire demi-tour.
Sur ce tronçon, en approchant de Lynchburg, l’US 29 était pleine de creux et de bosses. A chaque passage, la Cadillac semblait sur le point de s’envoler.
Écoute, Cadillac Brougham Coupé d’Elegance à moteur chimique, dit Heller, il serait grand temps que tu roules !
Un autre panneau :
Jonction avec autoroute fédérale 699 = 1000 m
Les véhicules des flics étaient visibles dans le rétroviseur.
Le moteur de la Cadillac hululait littéralement. Doux Jésus ! fit Mary. Tu es à plus de 180 !
En fait, l’aiguille du compteur était bloquée.
— On roule à 200, dit Heller.
Autre panneau :
Vitesse limitée 90
Puis :
Contrôle radar
Ils passèrent en un éclair la jonction avec la Fédérale 699.
En sens inverse, il y avait beaucoup de camions.
Ils franchirent un dos-d’âne et les quatre roues de la Cadillac décollèrent de la chaussée.
Ils dévalèrent la pente de la colline.
Les voitures de la police étaient hors de vue, dissimulées par la bosse.
Heller ne quittait pas des yeux la glissière.
— CRAMPONNEZ-VOUS ! cria-t-il tout à coup.
Il écrasa le frein.
Mary se retint d’une main à la portière.
Heller pressa à fond l’accélérateur tout en braquant à gauche.
La voiture, en hurlant, plongea dans un créneau et surgit sur l’autre bande, repartant en sens contraire.
Un camion lui barrait la route.
Heller freina une fois encore et se déporta sur la droite du camion !
La Cadillac retomba à 90.
Dans l’autre sens, les deux voitures de police descendaient la pente, fonçant vers Lynchburg comme si le monde entier était en feu.
Les sirènes se perdirent vers le nord.
— A présent, dit Heller en roulant tranquillement, on va reprendre l’Autoroute Fédérale 699. (La jonction apparut et il tourna calmement.) Ensuite, on rejoindra l’US 501 et on ira jusqu’à Lynchburg.
— Seigneur, je l’espère bien, fit Mary. Il me faut absolument ma dose.
Tandis qu’ils roulaient sur l’US 501, je me mis à rire.
Quel amateur ! L’immatriculation de la voiture allait être diffusée dans Lynchburg et dans tous les États du nord. Et le voilà qui roulait tranquillement vers la ville où tout le monde l’attendait. Je savais qu’il allait être repéré et arrêté avant peu. C’était certain !
Ingénieur de combat de la Flotte ! On ne l’avait jamais formé pour des actions importantes. N’importe qui avec un rien de sens commun aurait foncé dans l’autre direction. Même jusqu’en Californie ! Et lui, il entrait maintenant dans le nord de Lynchburg.
Une enseigne au néon proclamait :
Motel de l’Arc-en-ciel
Chambres libres
Heller s’arrêta devant le bureau.
Mary se frotta le nez avec le revers de sa jupe.
— Je ferais mieux d’entrer, dit-elle.
Heller lui ouvrit la portière et ils entrèrent ensemble. Exactement ce que je voulais.
La pendule, sur le mur du bureau, indiquait 23 h 45.
L’employé était penché sur un registre. Il avait les cheveux gris, les manches relevées et il me rappelait un peu le chef de bureau de Lombar.
J’étais sûr qu’il était méchant.
Mary s’approcha du comptoir. Elle avait une mine pitoyable.
— Monsieur, pourriez-vous me dire où je pourrais avoir de la blanche ? J’en ai affreusement besoin.
L’employé leva la tête et la regarda avec des petits yeux perçants.
— Je suis vraiment désolé, ma p’tite dame, mais j’ peux pas. (Il se tourna vers Heller et ajouta sur un ton d’excuse :) C’est à cause des types du FBI. Ils ont tout raflé la semaine dernière. Ils ont dit qu’ils voulaient voir grimper les prix avant de tout r’balancer sur le marché.
Vous savez comment ils sont, ces (bips) des stups. (Il regarda à nouveau Mary). Ah vraiment, ma p’tite dame, je suis navré. Vraiment !
Mary était agitée de frissons. L’employé se tourna vers Heller.
— Mais c’ que j’ peux faire, c’est vous louer une chambre. Comme ça, vous pourriez vous envoyer en l’air.
— Une chambre, ça sera parfait, dit Heller.
Le vieux alla prendre une clé.
— C’est juste pour une heure ou pour la nuit ? Cette p’tite dame a pas l’air d’être une affaire mais j’peux vous faire un prix.
— La nuit, dit Heller.
— Alors ça sera quarante dollars.
Heller paya et le vieux lui donna la clé.
— C’est le 38, juste de l’aut’ côté. Amusez-vous bien.
Et il retourna à ses bouquins.
Qu’il aille se faire (biper) ! Pas de carte d’inscription ! Oh, je connaissais ce genre de type ! Il travaillait pour son compte en douce. Escroc ! Il détournait de l’argent de son patron. Je savais bien que je ne m’étais pas trompé sur sa ressemblance avec le chef de bureau de Lombar. Il m’avait bien eu ! Le faux nom d’Heller n’apparaîtrait plus. Pas plus que le numéro d’immatriculation de la Cadillac ! J’étais furibond. Et à juste titre : ce type était malhonnête !
Heller avança la voiture et la fit entrer dans le garage. Mais elle était très longue et les ailerons arrière dépassaient nettement.
Mary était très mal. Elle bâillait de façon convulsive. Elle contourna la voiture, puis regarda l’arrière et parut se réveiller.
— Attends. Ça dépasse. Quelqu’un pourrait remarquer la plaque.
Qu’elle aille se faire (biper) ! Elle chercha autour d’elle et trouva très vite un vieux journal qui traînait sur le sol crasseux. Elle demanda à Heller d’ouvrir le coffre et plia le journal, moitié à l’intérieur, moitié à l’extérieur, comme si le coffre avait été déchargé négligemment. Mais le journal masquait la plaque, maintenant !
— Les putains, fit-elle remarquer, en connaissent un rayon sur les motels.
Heller s’agenouilla devant le pare-chocs arrière et souleva le journal.
— Tiens, tiens ! Il y a un impact de balle dans l’identoplaque. (Il se pencha.) On dirait que ça n’a rien touché d’autre. (Il se redressa.) C’est donc à ça que ressemble un trou de balle.
J’aurais bien aimé lui en faire la démonstration. Avec la tête de Mary comme cible. Ou la sienne.
Il fit entrer Mary et revint bientôt avec les bagages. Dans la chambre, il y avait deux lits jumeaux. Mary ôtait déjà ses chaussures. Elle fit ensuite quelques tentatives infructueuses pour se déshabiller, abandonna et se laissa lourdement tomber sur le lit.
— J’ai tellement sommeil. Tu peux venir si tu veux, petit. Y a bien un an que je ne sens plus rien. Mais je dois te prévenir : tu es un gars bien et je pense que j’ai une maladie.
— Écoutez, vous êtes plutôt mal en point. Est-ce qu’il n’y a pas des docteurs ou des hôpitaux sur cette planète ?
Ho, ho ! Je notai en hâte cette violation du Code. Tôt ou tard, il allait commettre une grosse gaffe. Il manquait par trop d’expérience !
— Écoutez, insistait-il en la secouant doucement par les épaules. Je crois qu’on doit s’occuper de vous. Est-ce que je peux vous conduire à l’hôpital ? Ils doivent en avoir un ! Les gens ont l’air tellement malades par ici !
Elle se redressa avec une rage soudaine.
— Ne me parle pas de toubibs ! Ni d’hôpital ! Ils me tueraient !
Il recula.
Réveillée par cet afflux d’énergie, elle prit sa valise et l’ouvrit. Elle en sortit une seringue et se laissa retomber sur le bord du lit. Avec des gestes tremblants, elle démonta la seringue et glissa le petit doigt dans le cylindre. Elle essaya de gratter, mais il n’y avait plus rien à gratter. Puis elle suça l’aiguille et se la piqua dans le bras.
— Oh, dit-elle avec un frisson, je n’ai fait que ça hier toute la journée. Il n’y a pas le plus petit grain.
Elle lança le tout sur le plancher.
— C’est quoi, cette chose, cette dose dont vous avez tellement besoin ?
— Tu débarques ou quoi ? Mais du cheval, du boy, de l’héro, de la horse, du jus, de la blanche, de la poudre, de la naphtaline ! Et si je n’en trouve pas, je crèverai !
Elle porta la main à sa poitrine.
— Oh, mon pauvre palpitant !
L’effort avait été trop grand. Elle s’affaissa. Heller lui souleva les pieds et la remit au lit. Puis il ramassa la seringue, renifla avec curiosité le cylindre vide et replaça le tout dans la valise de la fille.
Elle dormait. Je connaissais le cycle du manque. Elle venait d’entrer dans la seconde phase : elle avait sombré dans un sommeil profond.
Heller la contempla un instant. Puis il inspecta la chambre. L’air conditionné était en marche et il ne le toucha pas. Sur la télé, un écriteau annonçait :
Pas après minuit, S.V.P
Il respecta l’avertissement.
Puis il se déshabilla et examina ses pieds. Ses chaussures trop petites avaient provoqué des ampoules. Il ouvrit un sac et en sortit une petite trousse médicale. Aha ! Elle était voltarienne ! Encore une violation du Code ! Mais je vis qu’il s’agissait en fait d’une simple boîte blanche qui contenait des flacons d’onguents sans marque distinctive. Mais j’inscrivis néanmoins.
Il enduisit les ampoules d’onguent et remit la trousse dans sa valise que, cette fois, il ouvrit toute grande ! Eh, mais ce n’étaient pas des cailloux qu’il y avait’ à l’intérieur, comme je l’avais cru ! Était-ce du matériel ? Je ne pouvais pas bien voir à contre-jour et il ne s’attarda pas. Je notai cependant qu’il y avait peut-être là une autre violation du Code. Ces deux valises pouvaient fort bien contenir de l’équipement voltarien ! Pas étonnant qu’elles soient aussi lourdes !
Heller regagna son lit et entreprit de se coucher. Puis il changea encore d’idée, se releva et sortit son petit calepin et son stylo.
Il écrivit : Pour qu’on vous écoute, il faut avoir un diplôme. Puis : La psychologie c’est bidon. Ça ne produit aucun résultat, ça ne change personne. C’est l’outil dont le gouvernement se sert pour contrôler la population.
J’écumais de rage ! Ce qu’il venait d’écrire, c’était une hérésie ! L’Association Internationale de Psychologie aurait sa peau ! Ils lui feraient griller le cerveau avec toutes leurs machines à électrochocs ! Quand il s’agit de leur monopole, ils sont terribles !
Heller écrivit ensuite : Quelqu’un, sur cette planète, vend une drogue qui tue les gens.
Tout le monde savait ça ! Je pouffai de rire. Ce pauvre idiot pensait avoir découvert quelque chose de sensationnel ! Mais les docteurs distribuent la drogue. Les psychologues aussi. Et le gouvernement maintient les prix. Et c’est comme ça que la Mafia, Rockecenter et des tas de gens se remplissent les poches. Pourquoi pas d’ailleurs ? Après tout, la population, ce n’est que de la racaille.
Heller fit alors quelque chose de particulier que je notai soigneusement. Il inscrivit un petit V au bout de chaque ligne qu’il venait d’écrire ! J’avais peut-être été minable en maths à l’Académie mais je reconnaissais quand même les symboles. Et ce signe était celui qu’on utilise dans les équations logiques ! Il signifie « Facteur pertinent à utiliser dans un théorème de déduction rationnelle ». Je le tenais ! Il venait d’employer un symbole Voltarien en clair. Comme ça. Une violation pure et simple du Code. J’ajoutai une mention toute spéciale !
S’ils n’arrivaient pas à l’avoir, moi, je l’aurais !
Il tripota un instant les boutons avant de comprendre comment on éteignait.
Mon écran devint sombre et, peu après, son souffle régulier m’apprit qu’il s’était endormi.
Pour moi, ç’avait été une longue journée. Je me levai. J’allais me servir un grand verre de sira bien frais lorsqu’il me vint brusquement une pensée – sans doute parce que je venais de le voir écrire.
Il m’avait donné une lettre ! Et je ne l’avais toujours pas lue !
C’est toujours un plaisir que de lire clandestinement le courrier des autres. Je n’avais pas encore assisté à son arrestation – qui ne saurait tarder cependant. Mais j’avais besoin d’une petite compensation.
Je pris la lettre dans ma tunique en me disant qu’il s’agissait probablement d’un petit mot d’amour plein de fadaises destiné à la comtesse Krak. Celle-là, elle serait heureuse d’apprendre que, cette nuit, Heller dormait dans une chambre secrète en compagnie d’une prostituée affligée d’une maladie !
Je pris l’enveloppe et la plaçai sous la lumière. Elle était du vert officiel !
Mes cheveux se dressèrent instantanément sur ma tête !
Elle était adressée à :
Capitaine Tars Roke
Astrographe privé de Sa Majesté.
Cité du Palais, Voltar Confédération de Voltar
Officiel – Urgent
Longue vie à Leurs Majestés
Il était en contact avec Roke !
Surmontant le choc, je me concentrai. Quand cela avait-il commencé ? Je me souvins alors que le capitaine Tars Roke avait été présent à la soirée du départ. Et Heller lui avait adressé plusieurs fois la parole. Cela n’avait pas éveillé mes soupçons car j’avais été abominablement pris au piège en absorbant ce speed, cette méthédrine !
Je tentai de me calmer. Voyons : Lombar m’avait dit qu’Heller adresserait des rapports au Grand Conseil. J’étais censé les intercepter, apprendre à les falsifier avant de les expédier. Ce n’est qu’ainsi que je pourrais me débarrasser d’Heller et continuer d’expédier les rapports à sa place.
Bon, il n’y avait rien de grave. Je ne faisais que mon devoir. Ceci n’était que le premier rapport d’Heller. Il se servait seulement de moi pour rester en contact avec Roke. Stupidement. En fait, il n’avait pas d’autre moyen. Tout était très bien ainsi !
L’enveloppe était doublement scellée. Mais c’était sans importance. En utilisant des méthodes que j’avais apprises au sein de l’Appareil et avec les outils appropriés, je l’ouvris sans laisser de trace.
La feuille, à l’intérieur, était de grandes dimensions, mais c’est le cas pour tous les rapports officiels.
Après les salutations d’usage, je lus :
Ainsi que nous en sommes convenus, si vous cessez d’avoir d’authentiques nouvelles de moi chaque mois, ce n’est qu’alors que vous devrez aviser Sa Majesté d’avoir à mettre en place la deuxième alternative.
Et il continuait en disant que la mission prendrait un certain temps, que le remorqueur s’était bien comporté, qu’il était heureux que le capitaine Tars lui ait donné certains conseils sur les variations de polarité. Puis il rappelait une conférence que le capitaine Tars avait donnée à propos des noyaux planétaires en fusion considérés comme des générateurs. Le capitaine se rappelait-il Boffy Jope, cet étudiant qui disait que les planètes devraient tourner plus lentement afin que les gens aient plus de temps pour dormir ? Il concluait en disant qu’il pensait que tout se passerait bien mais qu’il fallait quand même garder un œil sur toute l’opération.
D’abord, je réalisai qu’Heller avait été un des étudiants du capitaine Tars Roke au Collège d’Astrographie. Le ton de sa missive indiquait par ailleurs qu’il avait été également l’un de ces abominables étudiants chouchous du professeur.
Ensuite, je compris que cela impliquait qu’Heller avait une ligne directe avec Sa Majesté, Cling le Hautain !
Mais… Oui, il y avait quelque chose de bizarre dans cette lettre !
Je m’assis. Je déployai la feuille sur le bureau et braquai une lampe.
Elle n’était pas rédigée normalement ! Il y avait des espaces entre les mots ! Il y avait même des intervalles irréguliers entre les lignes !
En fait, tout cela aurait pu tenir dans deux fois moins d’espace !
J’en eus des sueurs froides. Falsifier ça ? J’avais bien failli tomber dans le panneau !
J’avais affaire à un code à plaque !
Il s’agit d’une feuille opaque qu’on place sur le message et dans laquelle sont pratiquées de longues fentes horizontales.
Ainsi, seuls quelques mots apparaissent.
Et ces mots, révélés par la plaque, constituent le VRAI message ! Le reste n’est là que pour le remplissage !
Et je ne l’avais pas !
Sans elle, je ne pouvais pas fabriquer de faux ! Rien ! Parce que le message ne correspondrait pas à la plaque que possédait Tars Roke !
On repère ce genre de code parce que, afin que les mots apparaissent dans les fentes prévues, il est nécessaire de les inscrire exactement dans les vides, ce qui rend les espacements et les interlignes irréguliers !
Parfois, ça donne un sens idiot aux phrases, quand on essaie de placer les mots clés aux endroits prévus. Mais Heller avait été particulièrement habile. Il avait bâti de toutes pièces cette histoire à propos d’un certain Boffy Jope pour disposer de suffisamment de mots.
Il faisait jour depuis longtemps en Turquie, bien sûr. Je n’avais pas pris une minute de sommeil. Pas comme ce (bip) qui, en Amérique, était vautré dans son lit, dormant sans souci. Moi, j’étais un vrai bourreau de travail.
Et puis, j’étais atrocement inquiet.
Sommeil ou non, je me mis à la tâche : j’essayai, de toutes les façons concevables, d’extirper ce message secret afin de reconstituer la plaque de décodage.
J’essayai avec « Gris veut m’avoir ». Ça ne marchait pas. J’essayai ensuite : « La base terrienne est bourrée d’opium. » Ça ne marcha pas non plus. En fait, c’était impossible, puisque certains de ces mots ne figuraient pas dans la lettre.
J’essayai alors : « Lombar va utiliser les drogues pour déséquilibrer Voltar. » Mais le nom de Lombar et le mot drogues… Une minute ! Peut-être que leur plaque ne sélectionnait que des lettres ! Pas de mots complets !
Je suai là-dessus durant deux heures, de plus en plus déprimé.
Je décidai que j’avais besoin de prendre l’air. Je sortis et fis un tour dans le jardin. Plusieurs domestiques s’enfuirent à mon approche, mais même cela ne réussit pas à me redonner le moral.
Je rentrai. Courageusement, je me remis à l’ouvrage.
Et, finalement, je compris. La plaque reposait sur une phrase clé !
Et le mot clé dans cette phrase, c’était « authentiques ». Car Heller avait écrit : « Si vous cessez d’avoir d’authentiques nouvelles de moi… »
Ce mot, authentiques, voulait bien dire ce qu’il voulait dire.
Lui et Roke avaient dû comploter dans le remorqueur – en fait, oui, ils s’étaient absentés quelques instants – pour trouver une phrase clé du style « les noyaux sont en fusion » et confectionner leurs plaques. Si la phrase clé n’apparaissait pas quand on plaçait la plaque sur le message, c’est qu’il avait été falsifié.
Si un message authentifié n’arrivait pas régulièrement sur Voltar, selon le plan prévu, il était bien précisé que Roke devait aviser Sa Majesté d’avoir recours à la deuxième alternative ! UNE INVASION IMMÉDIATE, ABSOLUE ET IMPITOYABLE DE LA PLANÈTE TERRE !
Ce qui signifiait que toute interruption dans la régularité des rapports d’Heller impliquerait que les messages avaient été interceptés et que sa mission avait échoué. Et la Terre serait transformée en un gigantesque abattoir !
Mais aux Diables la Terre ! Ce qui comptait, c’est que si l’invasion était déclenchée, les plans de Lombar partiraient en fumée ! Car le Grand Conseil n’avait pas connaissance de l’existence de la base turque, et elle serait réduite à néant !
Mais il y avait plus important encore ! Je serais liquidé ! L’agent secret de Lombar veillerait à ce que je n’en réchappe pas !
Donc, il fallait absolument que les rapports d’Heller ARRIVENT !
Mais… une minute !
Si Heller réussissait, les plans de Lombar concernant la Terre seraient fichus ! Et tous ses plus proches associés seraient par conséquent ruinés !
Mais si Heller avait seulement l’air de devoir gagner la partie, l’agent de Lombar me liquiderait !
Je commençais à avoir mal à la tête.
Qu’Heller perde ou qu’il gagne, une chose était certaine : Gris serait mort !
Je réussis tant bien que mal à m’asseoir. Et je cessai de m’arracher les cheveux.
Il fallait voir ça calmement !
Tout en rongeant mon verre vide, que je finis par fracasser contre le mur, je réfléchis.
Il fallait absolument que j’entre en possession de la plaque d’Heller ! Ensuite, seulement, je pourrais confectionner des faux qui amèneraient le Grand Conseil à croire – via Roke – qu’Heller faisait bien son travail, tandis que Lombar aurait la certitude qu’Heller ne faisait rien. Parce qu’il serait mort.
Mais… Je n’avais pas la plaque. Et, jusqu’à ce que je mette la main dessus, RIEN NE DEVAIT ARRIVER A HELLER !
Et cet idiot était dans une voiture repérée, avec la police de plusieurs États en alerte. Il était affublé d’un nom qui l’enverrait sans tarder en prison pour imposture et c’était un agent nul qui courait un danger mortel !
Je me mis à prier.
Oh, mes Dieux, que rien n’arrive à Heller jusqu’à ce que je trouve cette plaque ! Je vous en prie, mes Dieux, si quoi que ce soit lui arrive, le pauvre Soltan Gris est un homme mort ! Aux Diables le massacre de la Terre ! Oublions ça ! Pensez plutôt à Soltan Gris ! Ayez pitié de lui, s’il vous plaît !
Entre Istanbul et la Côte Est des États-Unis, il y a sept heures de différence. Vous pouvez donc aisément imaginer le martyre que je vivais à surveiller Heller. Quand il se leva, frais et dispos, à sept heures du matin, j’étais devant mon écran, mais, pour moi, il était deux heures du matin.
Il quitta son lit discrètement et prit une douche. Raht, pour renflouer ses propres finances, ne lui avait pas acheté de vêtements de rechange, aussi Heller mit-il ceux qu’il avait. Il jura à mi-voix en enfilant ses chaussures, puis il se regarda dans le miroir et secoua la tête. On pouvait dire qu’il avait l’air plutôt comique avec son petit panama à bandeau vert sur la tête, sa chemise mauve, sa veste à carreaux rouges et blancs dont les manches étaient trop courtes de cinq bons centimètres, son pantalon rayé bleu et blanc qui lui arrivait à peine aux chevilles et ses chaussures en daim orange, bien trop petites !
Je grommelai. C’était un vrai feu d’artifice ! Le pire des myopes le repérerait au premier coup d’œil. Et il n’en avait même pas conscience ! Non, ce qui le préoccupait, c’était l’esthétique, pas la discrétion !
Mary s’agitait dans le lit mais elle dormait encore. Heller referma doucement la porte et, sans un coup d’œil à la voiture, s’éloigna au pas de course sur la pelouse du motel.
Il y avait un dinner à proximité. Heller y entra et lut d’un air perplexe le menu, ignorant visiblement ce qu’étaient toutes ces choses. Mais le breakfast comportait des numéros et il demanda le « Numéro 1 ». Ce qui correspondait à du jus d’orange, des flocons d’avoine, du bacon et des œufs. La serveuse, d’âge mûr, ne lui servit pas de café. Elle posa devant lui du lait, qu’il observa puis goûta d’un air soupçonneux. Elle lui dit de le boire et qu’il était trop jeune pour avoir droit à du café. Il couvait les tartes du regard mais elle refusa de lui en servir et lui conseilla d’apprendre à contrôler son appétit. Elle ajouta qu’elle avait l’intention de rester là jusqu’à ce qu’il ait fini ses flocons d’avoine. Elle devait avoir la cinquantaine, le genre maternel, et elle avait plusieurs fils. Les garçons, dit-elle à Heller, n’en faisaient qu’à leur tête et si on ne faisait pas attention à ce qu’ils mangeaient, ils ne grandissaient pas. Elle s’occupa même de son argent, lui dit de ne pas le montrer, pour éviter de se le faire voler, et de cacher quelques billets dans ses chaussures. Elle se prit un dollar de pourboire.
Après ce breakfast autoritaire, Heller put s’évader et gagna la rue principale de la ville. Il partit au pas de course, longeant les vitrines.
Ne cours pas ! le suppliai-je mentalement. Marche calmement, n’attire pas l’attention des gens ! On te recherche, mon vieux ! Mais il continuait de trottiner à petites foulées. Croyez-moi, dans le Sud, on ne court jamais ! Jamais.
Il entra soudain dans un magasin de vêtements, s’aperçut en quelques secondes que rien n’était à sa taille et ressortit aussi vite.
Droit devant lui, il y avait une boutique de soldes, le genre d’endroit où les Virginiens revendent ce qu’ils ont fauché aux touristes. Heller s’arrêta devant la vitrine avant d’y entrer. Il y avait des rayons remplis de saletés démarquées, des soldes de tous les côtés.
Le type qui tenait la boutique avait ouvert avec l’espoir, néanmoins, de pouvoir se réfugier au fond pour faire une petite sieste, aussi il ne se montra pas très coopératif.
Heller lui désigna un article : une caméra 8 mm Nikon.
— Eh, mon gars, tu vas pas acheter ça. De toute façon, y a plus de films en vente pour ce genre de truc.
Mais Heller examinait attentivement le grand logo noir et or de Nikon. Il demanda au vendeur de descendre une autre caméra et les posa toutes deux côte à côte sur le comptoir. Puis, dans un bac, il vit des moulinets de pêche plus ou moins cassés et des bobines de fil emmêlé. Il en prit quelques-unes au hasard.
— C’est pour la pêche à fond, le prévint le vendeur. La réserve de pêche du lac Smith Mountain a fait faillite. Tout ça est hors d’usage.
— La pêche ? demanda Heller.
— Oui. Pour attraper du poisson. C’est un sport. Allons, mon garçon, tu le sais bien. Tu n’es pas idiot à ce point. Aujourd’hui, je ne suis vraiment pas d’humeur à me faire charrier. Si tu veux quelque chose, tu me le dis, tu le prends et tu t’en vas ! D’accord ? Je n’ai vraiment pas le temps de m’amuser, moi !
Heller choisit quelques moulinets parmi les plus impressionnants, des cannes cassées et un agglomérat immonde de fil. Il y ajouta des hameçons triples, des cuillères et tout un tas de plombs ronds, avec des hameçons. Il déposa le tout sur le comptoir. A ce moment-là, il vit, sur un présentoir en carton, des radiocassettes AM/FM qui pouvaient aussi enregistrer.
— Donnez-moi un de ces trucs, dit-il.
— Tu veux dire que tu vas vraiment m’acheter quelque chose ?
— Oui, dit-il en sortant quelques billets.
— Bon Dieu, mais j’ai cru que t’étais comme tous les gosses du coin. Ils regardent mais ils n’ont pas de fric. On dirait que t’es pas d’ici, hein ?
Il prit un radiocassette couvert de poussière, l’ouvrit pour mettre des piles et ajouta un paquet de cassettes. Il regarda l’argent qu’Heller avait dans la main et fit semblant de calculer le total.
— Eh bien, voilà. Ça fera cent soixante-quinze dollars.
Heller paya. Le vendeur mit tous ces achats bizarres dans plusieurs sacs et Heller quitta le magasin. Pour ma part, je me dis qu’il était bien aussi idiot que le pensait le vendeur. Il avait acheté des caméras archaïques, des moulinets de pêche fichus et des mètres de fil emmêlé. Un vrai crétin.
Toujours à petites foulées, Heller avisa un magasin et y pénétra. Il montra la vitrine, et un jeune vendeur aux cheveux hirsutes s’y précipita et en sortit une paire de chaussures de base-ball.
Heller les examina. Elles étaient noires, lacées à la cheville, avec une longue languette qui se repliait sur le lacet. Heller les tourna et les retourna entre ses mains. Les chaussures n’avaient pas de talon mais seulement deux cercles de pointes d’un centimètre, solidement fixées sous la semelle et le talon par une plaque.
— Pour ça, je peux te faire un prix, lui dit le vendeur.
On en a une tonne. Le moniteur de sports du collège de Jackson High avait commandé des tenues de base-ball pour toute son équipe. Quand on nous les a livrées, il a dit qu’elles étaient trop grandes et n’en a pas voulu. Sur ce, il s’est taillé avec la prof d’anglais et la caisse des sports.
— Base-ball ? fit Heller.
Le vendeur tendit le bras vers une pile de balles, avant de grommeler :
— Bon, ça va, petit : laisse tomber.
De toute évidence, Heller avait retenu certaines leçons, car il demanda :
— Est-ce que vous les vendez ?
L’autre se contenta de le dévisager. Heller s’approcha de la pile de balles. Elles étaient un peu plus grosses et plus dures que les balles du jeu de boule-balle[4].
Tout au fond du magasin, il y avait une cible de tir à l’arc.
— Vous permettez ? demanda Heller.
Il prit la balle, plia le poignet, puis la lança droit sur la cible. J’entendis distinctement le sifflement. La balle arriva en plein dans le mille, traversa la cible, fracassa l’éventaire et s’écrasa contre le mur du fond.
— Seigneur ! s’écria le vendeur. T’es un vrai lanceur !
Heller alla récupérer la balle. Le cuir avait éclaté. Il examina l’intérieur avec curiosité, puis dit, comme pour lui-même :
— Bon, ce n’est pas si bien que ça, mais ça ira…
— Nom d’un chien, reprit le vendeur. Tu sais que tu es doué ? Écoute, ça ne te fait rien si je garde cette cible ? Je la mettrai en vitrine quand les Yankees de New York l’auront engagé. Je peux ?
Heller cherchait un sac. Il en trouva un qui pouvait se porter sur l’épaule. Il y jeta des balles de base-ball. Le vendeur, pendant ce temps, essayait de savoir à quelle équipe universitaire il appartenait, quand il comptait passer professionnel, et il s’excusait parce que Heller avait l’air si jeune, et que personne n’aurait pu se douter que c’était un vétéran et tout ça… Heller, lui, ne disait pas grand-chose. Il faisait du shopping. Il mit la main sur un bouquin : L’Art du base-ball à l’usage des débutants. Le vendeur tiqua quand il le mit sur la pile de ses achats. Il en ajouta un autre : L’Art de la pêche à l’usage des débutants.
Il comptait aller à la pêche ?
Le vendeur s’activait comme un beau diable, à présent.
— Regarde, on a des tenues complètes. Voyons voir ta pointure. Dis, est-ce qu’on peut dire que c’est nous qui t’avons équipé ?
Oui, c’est ça, me dis-je. Une bonne campagne publicitaire dès ce matin, et ce sera parfait !
Après avoir rejeté pas mal de choses, Heller opta finalement pour trois paires de chaussures, six maillots de corps blancs à manches longues, douze paires de chaussettes de base-ball à rayures rouges, deux survêtements blancs, une douzaine de caleçons longs, deux tenues sans emblème, blanches, avec des rayures rouges, un anorak, rouge également, avec des badges de capitaine, ainsi qu’une ceinture noire et un casque. Rouge, bien sûr.
A ce moment, Heller vit les casquettes. Des casquettes de base-ball rouges qui n’étaient pas aussi mignonnes, aussi chic que celle qu’il portait si souvent, mais assez semblables. La visière était plus longue et ne se replierait pas sous un casque de course, mais Heller était en extase. Il émit une sorte de roucoulement et farfouilla dans la pile jusqu’à ce qu’il trouve une casquette à sa taille. Il la coiffa et se regarda dans le miroir.
Je tressaillis. Devant moi, j’avais le visage de Jettero Heller, le champion des coureurs de l’Académie ! J’avais si vite oublié ces yeux bleus au regard amusé, ces grands cheveux blonds et ce sourire désinvolte ! Tout à coup, c’était comme si je me retrouvais sur Voltar !
— Ces initiales, demanda-t-il au vendeur, ça veut dire quoi déjà ?
— Jackson High.
Je ne l’avais pas vu tout de suite, à cause sans doute de la façon dont les caractères, blancs, étaient entrelacés sur la casquette. J.H. ! C’était pour ça qu’il souriait de toutes ses dents !
Il éclata de rire.
— J’en prends six !
Avec des gestes cérémonieux, il offrit au vendeur sa chemise mauve, ses chaussures en daim orange et son panama.
Ensemble, ils mirent tous ses achats dans un grand sac de sport. Heller régla les trois cents dollars et prit la carte que l’autre lui donnait.
Il était à deux pas de la porte quand le vendeur lança :
— Eh ! Tu as oublié de me dire ton nom !
— Vous entendrez parler de moi ! cria Heller en réponse. Et il s’éclipsa.
Bien. Il y avait donc encore de l’espoir. S’il avait donné le nom qu’il était supposé porter sur Terre, ce (bip) de vendeur se serait répandu dans toute la ville avec un haut-parleur. J’étais reconnaissant à Heller de se montrer modeste ! Mais il n’était vraiment pas malin. Le voilà qui descendait la rue avec sa casquette de base-ball sur la tête, marquée à ses initiales, et son maillot de base-ball à manches longues. Et il avait gardé son pantalon à rayures bleues et blanches et sa veste à carreaux rouges. Il était plus voyant que jamais ! Pire encore : ses chaussures de base-ball faisaient plus de tintamarre que ses anciennes chaussures magnétiques !
Tout ça, c’était de la faute à Lombar : il avait donné l’ordre de ne surtout pas former Heller comme un espion. Dans une pareille situation, n’importe quel espion, même moyen, aurait tout fait pour demeurer discret. Un agent convenable aurait simplement étudié la population et se serait habillé comme la moyenne. Mais Heller ne ressemblait à personne dans cette tranquille petite ville sudiste ! Mes Dieux ! pensai-je en le regardant.
Il consulta sa montre. Il était presque neuf heures. Mais il s’arrêta encore une fois. Devant une confiserie ! Je grommelai. J’avais affaire à un crétin, pas à un agent spécial. Les agents spéciaux, voyez-vous, ne sucent pas de bonbons ! Ils fument la cigarette !
Plusieurs gamins d’environ douze ans se querellaient avec une vendeuse à propos du prix des boules de gomme qui, semblait-il, avait augmenté. Deux d’entre eux portaient une casquette de base-ball, comme c’est souvent le cas chez les enfants américains. Je réalisai soudain qu’avec la sienne Heller allait paraître plus jeune aux yeux des gens !
Heller parcourut le comptoir sur toute sa longueur. Il cherchait apparemment une friandise bien précise. Il la trouva : des bonbons enveloppés dans du papier transparent, avec des spirales rouges et blanches, comme ceux qu’on voit parfois en publicité dans les magazines.
Les gamins achetèrent chacun leurs dix cents de sucreries et Heller mit aussitôt la vieille dame à contribution en lui en achetant cinq kilos ! Il ne se contenta pas des seuls bonbons rouges et blancs, mais en choisit bien d’autres. Il voulait qu’ils soient tous mélangés, ce qui posait le problème de les mettre dans des sacs différents et puis de trouver un sac suffisamment grand pour contenir tous les autres. Bref, il gâcha la journée de la vieille.
Lourdement chargé, il se retrouva sur le trottoir. Une voiture de flics était garée au coin. N’importe quel agent digne de ce nom, bien sûr, serait immédiatement parti dans la direction opposée. Mais pas lui. Il passa juste à côté de la voiture !
Je vis, à la limite de son champ visuel, le regard du flic qui le suivait.
Bien, il était temps d’aller avaler un petit verre de sira bien frais pour me remonter. Et de dire une petite prière. S’il existait des Enfers spécialement réservés aux manipulateurs de l’Appareil, je savais dans lequel j’allais me retrouver : il y aurait plein d’agents idiots et inexpérimentés ! Et le sira, pas plus que la prière, n’eut d’effet sur mon moral.
Si quoi que ce soit arrivait à Heller avant que je me procure cette plaque, j’étais cuit !