A Lord Turn, Juge des Cours et Prisons Royales, Cité du Gouvernement, Planète Voltar, Confédération de Voltar.
Votre Seigneurie !
Moi, Soltan Gris, ex-officier subalterne de l’Appareil de Coordination de l’Information, Division Extérieure de la Confédération de Voltar (longue vie à Sa Majesté Cling le Hautain et aux 110 planètes des dominions de Voltar !), je vous soumets en toute humilité et avec gratitude le deuxième volume de mon rapport sur la Mission Terre.
Ainsi que vous me l’avez demandé, je continue de consulter mes notes, cahiers et enregistrements afin de ne rien oublier. De cette manière, j’espère vous prouver que j’ai bien mérité d’être incarcéré dans votre belle prison.
En même temps, j’ai la certitude que Votre Seigneurie saura comprendre que rien n’est vraiment ma faute, en particulier les actes de violence que j’ai décrits dans la première partie de mon récit. C’est Jettero Heller le responsable de tout ce qui est arrivé. Avant qu’il fasse irruption dans ma vie, je n’étais qu’un simple officier subalterne de l’Appareil. Le fait que je sois à la tête de la Section 451 ne signifiait pas grand-chose, car, après tout, ladite section ne s’occupait que d’une étoile naine jaune insignifiante qui ne possédait qu’une seule planète habitée : Blito-P3 – ou « la Terre », comme la nomment ses habitants.
Tout comme de nombreuses autres planètes, la Terre figurait sur le Calendrier d’Invasion. Elle ne devait pas être conquise avant un siècle, donc il n’y avait aucune urgence à y expédier une mission de reconnaissance. (Voltar continue d’utiliser les missions de reconnaissance, car même si les autres méthodes d’espionnage, tels les satellites d’observation déguisés en comètes, fonctionnent bien, elles ne permettent pas de prélever des échantillons d’atmosphère, d’eau ou de sol sur les planètes espionnées.)
Et c’est ainsi que Jettero Heller entra dans ma vie. Ce fut lui qui effectua cette mission de reconnaissance de la Terre, à bord d’un petit patrouilleur de la Flotte comprenant une dizaine d’hommes d’équipage. Ils arrivèrent subrepticement, recueillirent toutes les informations demandées et repartirent sans avoir été repérés. De toute façon, même si on avait détecté leur présence, cela n’aurait pas vraiment posé de problème : les gouvernements de la Terre dénient l’existence des « extraterrestres » – ce qui, bien entendu, fait parfaitement notre affaire – en démentant toutes les observations et en jetant dessus le sceau du secret. (De plus, quiconque pourrait constituer une menace est amené devant un psychiatre, profession instituée par les gouvernements de Blito-P3 afin de mettre la racaille au pas.)
Lorsque Heller revint sur Voltar, il rédigea son rapport et l’envoya en haut lieu.
Et l’Enfer se déchaîna !
Ma tâche, au niveau de la Section 451, était de falsifier les rapports concernant la Terre pour éviter que le gouvernement voltarien ne s’y intéresse de trop près, car l’Appareil avait installé une base secrète dans une région appelée Turquie. Malheureusement, le rapport d’Heller parvint directement au Grand Conseil sans passer entre mes mains.
Ce qu’Heller avait découvert était particulièrement inquiétant : la Terre se polluait à un rythme tel qu’elle serait détruite bien avant la date encore lointaine d’invasion. Résultat : le Grand Conseil allait devoir ordonner une offensive prématurée – projet ô combien impopulaire vu les dépenses qu’il entraînerait.
Mais ce projet déplut encore plus à mon supérieur direct, Lombar Hisst. Son poste de chef de l’Appareil ne le satisfaisait plus. Ce qu’il voulait, c’était renverser le gouvernement voltarien, et la base turque était la clé de son succès. S’il n’agissait pas très vite, tous ses plans s’effondreraient.
C’est pour cette raison que Lombar eut l’idée de la Mission Terre. Il réussit à convaincre le Grand Conseil que, plutôt que de lancer une invasion à grande échelle, mieux valait infiltrer un agent secret afin qu’il instille sur la planète certaines technologies capables d’endiguer la pollution. L’idée était simple et peu coûteuse. Elle séduisit le Grand Conseil et j’en avais conclu que le problème était réglé.
Je me trompais lourdement car, peu après, Hisst m’apprit la première mauvaise nouvelle : l’agent secret qu’il avait l’intention d’envoyer sur Terre n’était autre qu’Heller qui, en tant qu’officier de la Flotte Royale, représentait tout ce que nous autres, dans l’Appareil, nous méprisons : l’honnêteté, la propreté, la discipline. La seconde mauvaise nouvelle, c’était que je devrais accompagner Heller et saboter sa mission.
C’est à Répulsos, cette sombre forteresse encastrée dans les montagnes au-delà du Grand Désert, et que l’Appareil continue d’entretenir en grand secret depuis plus de mille ans, que nous avons préparé Heller à la Mission Terre. C’est là également qu’il a rencontré la comtesse Krak, à mon grand regret.
Je n’ai jamais compris pourquoi il s’est intéressé à elle. Bon, d’accord, elle est grande, très belle, et elle était née sur la même planète que lui, Manco. Mais c’était aussi une meurtrière condamnée à la réclusion à perpétuité dans les entrailles de Répulsos.
Ces deux-là m’ont rendu complètement dingue. Pendant que je m’évertuais à préparer Heller en vue de sa mission, il se comportait comme un collégien malade d’amour, comblant la comtesse de cadeaux. Ils passaient leur temps à roucouler en dégustant de l’eau pétillante et des gâteaux sucrés, et ils restaient des heures et des heures à se raconter cette fable idiote, la Légende Populaire 894M, selon laquelle le Prince Caucalsia se serait jadis enfui de Manco pour aller fonder une colonie sur une île de la planète Terre appelée Atlantide. C’était leur seul sujet de conversation. Ils étaient insupportables !
Ensuite, quand Heller se décida finalement à choisir un vaisseau pour aller jusqu’à la Terre, il rejeta purement et simplement notre transporteur qui pouvait couvrir les 22,5 années-lumière bien tranquillement en six semaines et il mit la main sur le Remorqueur 1 et ses terrifiants moteurs Y avait-Y aura ! Avec ce vaisseau, le voyage durerait à peine un peu plus de trois jours. Heller prétexta que cela lui donnerait plus de temps pour préparer la mission.
En tout cas, cela me permit d’achever mes propres préparatifs. En effet, quand nous aurions rallié la Terre, il serait impératif que je sois en mesure de suivre les faits et gestes d’Heller vu que je serais coincé à la base turque pendant qu’il se promènerait en toute liberté aux États-Unis. Je n’avais qu’une solution : faire implanter des mouchards à proximité de ses nerfs optiques et auditifs, puis, au moyen d’un émetteur-récepteur, contrôler tout ce qu’il voyait et entendait. Avec un appareil appelé le Relais 831, j’avais la possibilité de suivre Heller à plus de quinze mille kilomètres de distance.
Grâce à mon immense génie, je réussis à voler les mouchards et à les faire implanter dans le crâne d’Heller sans qu’il s’en doute. Ils fonctionnaient à merveille ! Je pouvais suivre sur un écran portatif tout ce qu’Heller voyait et entendait sans qu’il ait le moindre soupçon. Mais cela prouve simplement que je suis un professionnel et qu’il n’est qu’un pauvre amateur !
Lombar Hisst m’adjoignit Raht et Terb, deux agents de l’Appareil qui opéraient sur Terre, afin qu’ils m’aident à exécuter le plan qui précipiterait la perte d’Heller. Le stratagème imaginé par Lombar était le suivant : donner à Jettero Heller l’identité du fils de l’homme le plus puissant de Blito-P3, Delbert John Rockecenter. Étant donné que Rockecenter n’avait pas de descendant et qu’il était connu et redouté de tout le monde, Heller serait un homme fini dès l’instant où il se servirait de ce nom !
Le jour arriva enfin où le Remorqueur 1 fut chargé et prêt à décoller. Bien entendu, je m’étais attendu à un départ furtif, rapide, convenant à une mission secrète – le Grand Conseil avait été très explicite sur ce point.
C’est alors que je jetai un coup d’œil au-dehors par la porte du vaisseau.
Des hordes de gens affluaient dans le hangar ! Des équipes d’ouvriers dressaient des tréteaux et des plates-formes. Des camions déchargeaient des tonnes de nourriture et de boisson. Une cohorte de véhicules déversaient des centaines de musiciens et de danseuses !
Heller avait décidé de donner une fête d’adieu !
En revenant dans ma cabine, je trouvai un flacon portant l’étiquette « I.G. Barben » et j’avalai l’une de ces pilules terriennes appelées « speed » – une drogue puissante.
Tout à coup, tout devint merveilleux !
Je cessai de m’inquiéter de la présence de ces milliers de gens, des cinq orchestres et des ours danseurs. Je pris beaucoup de plaisir à regarder les feux d’artifice qui explosaient à 35 kilomètres d’altitude ainsi que les 250 chasseurs spatiaux qui évoluaient dans le ciel. Je me réjouis même d’entendre l’équipe vidéo annoncer joyeusement le départ de notre mission hyper-secrète à des milliards de téléspectateurs dans toute la Confédération.
Perdu dans mon rêve multicolore, je vis soudain une bagarre apparemment anodine dégénérer en combat général. Gâteaux et chopes se mirent à voler de tous côtés. Les vaisseaux, les aircars et les camions garés alentour firent retentir leurs sirènes, leurs sifflets et leurs gongs. À cette cacophonie se mêlaient les hurlements et les insultes de la foule, ainsi que les grognements des ours et… les voix des deux chorales de cinquante chanteurs qui avaient entonné à pleine voix Espace, nous voici !
J’avais même cessé de me faire du souci à propos de cet assassin que Lombar disait avoir attaché à mes basques et qui avait pour ordre de me tuer si jamais Heller parvenait à mener la Mission Terre à une conclusion heureuse. Non, tout se déroulait à merveille ! Et quelle fête d’adieu réussie !
Puis Heller annonça soudain que le moment était venu de décoller et se rendit aussitôt dans la cabine de pilotage. Je voulus fermer le sas, mais mes mains refusaient de m’obéir. Heller n’attendit pas. Il arracha le vaisseau au sol et je m’étalai de tout mon long, la tête et le tronc à l’extérieur du sas. Quelqu’un me tira par les pieds à l’intérieur du vaisseau et ferma la porte d’un coup sec.
Brusquement, mon euphorie cessa et je pris conscience de ce qui s’était passé.
Nous venions de partir pour la mission secrète la MOINS secrète dont quiconque ait jamais entendu parler !
Il fallait que j’aille immédiatement trouver Heller pour remettre de l’ordre dans tout ça !
Jettero Heller était perché sur l’accoudoir du siège de pilotage. Il portait toujours son uniforme d’apparat. Son éternelle petite casquette rouge était repoussée en arrière sur ses cheveux blonds. De la main gauche, nonchalamment, il manœuvrait le levier de pilotage et laissait avancer le vaisseau à petite vitesse.
Il tenait un micro et, dans ce staccato sec typique des officiers-radio de la Flotte, il disait :
— J’appelle le Contrôle Trafic Interplanétaire de Voltar. Ici le Remorqueur Prince Caucalsia appartenant à la Division Extérieure. Je demande l’autorisation de départ conformément à l’Ordre du Grand Conseil numéro…
Et il récita tous les chiffres de l’ordre officiel, là, devant moi ! Sur une fréquence radio ouverte à n’importe qui !
J’étais déjà plus qu’irritable et cela a eu le don de me taper sur les nerfs.
— Pour l’amour de tous les Dieux, est-ce que vous avez –la moindre notion de la sécurité ?
Il ne parut pas m’avoir entendu. Il prit le micro dans la main gauche et me fit signe de façon pressante.
— Gris ! votre identoplaque !
Je fouillai dans ma tunique et, tout à coup, mes doigts rencontrèrent une enveloppe !
Impossible ! Tous mes papiers avaient été placés dans des sacs spatio-étanches avant notre départ. Alors, par tous les Enfers, d’où venait donc cette enveloppe ? Personne ne m’avait donné la moindre enveloppe ! J’étais furieux. Outragé. Non, c’était impossible ! Cette enveloppe n’aurait pas dû se trouver là !
Heller me fit les poches, trouva mon identoplaque et l’inséra dans la fente d’identification.
Et j’entendis alors dans le haut-parleur :
— Contrôle de Trafic Interplanétaire à Remorqueur de la Division Extérieure Prince Caucalsia, sous le commandement de l’officier de l’Appareil Soltan Gris : Autorisation vérifiée et accordée.
Le visa officiel sortit de dessous le panneau de communication et Heller le fixa au tableau de bord avant de me restituer mon identoplaque.
Il avait dû remarquer que depuis un moment, j’avais les yeux fixés sur l’enveloppe, car il me dit :
— Vous n’avez vraiment pas l’air bien.
Il se leva et desserra mon col trop ajusté.
— Je m’occupe de vous dans une minute. Où est le capitaine ?
Il n’eut pas à chercher bien loin. Le capitaine antimanco était là, dans la coursive, l’observant d’un air furibond. De toute évidence il n’avait pas du tout apprécié qu’Heller prenne les commandes du remorqueur sans lui en dire un mot.
— Si vous le voulez bien, fit-il d’un air mauvais, je vais m’occuper moi-même de mon vaisseau maintenant.
Vos papiers, s’il vous plaît, fit Heller.
J’explosai !
— Mais c’est le commandant en titre !
— Vos papiers, s’il vous plaît, répéta Heller en tendant la main vers l’Antimanco.
Le capitaine avait dû s’attendre à ça. Il sortit une liasse de documents emballés dans un sac étanche. En fait, il n’y avait pas là que ses papiers à lui mais aussi ceux des quatre autres membres d’équipage. Ils étaient tous très anciens, froissés et tachés.
— Cinq sous-officiers de la Flotte, dit Heller. Un capitaine, deux astro-pilotes, deux ingénieurs. Moteurs Y avait-Y aura.
Il examina les estampilles et les signatures très attentivement, en approchant les documents à quelques centimètres de ses yeux.
— Ils me paraissent authentiques. Mais pourquoi n’y a-t-il aucune mention de votre dernière affectation… il y a trois ans de cela ?… Oui.
Le capitaine lui arracha les documents. S’il n’y avait aucune mention de leur dernière affectation, c’était tout simplement parce qu’ils étaient devenus des pirates.
Le petit chronoviseur était dans sa fente, près du siège de pilotage. Heller posa la main dessus et déclara :
— Est-ce que vous savez vous servir de ce chronoviseur ? C’est un modèle ancien qui n’est plus utilisé.
— Oui, bien sûr, fit le capitaine. (Et il poursuivit d’un ton à la fois grinçant et monotone :) Je servais dans la Flotte quand il a été mis en service. Et j’étais toujours dans la Flotte quand on l’a retiré. Mon équipage a servi quatre fois plus longtemps que certains officiers royaux.
Dans ses yeux noirs, très rapprochés, on lisait une haine absolue.
Chaque fois qu’il disait « Flotte », on avait l’impression qu’il crachait. Et quand il avait dit « officiers royaux », on aurait pu croire que ses dents se craquelaient.
Heller le dévisagea longuement.
Ce que dit ensuite le capitaine aurait pu passer pour un discours courtois si la haine n’avait filtré de chacun de ses mots :
— En tant que capitaine de ce bâtiment, je suis bien entendu à votre service. Il est de mon devoir et de celui de mon équipage que vous atteigniez votre destination sain et sauf.
— Bien, bien, fit Heller. Je suis très heureux de l’entendre, capitaine Stabb. Si vous avez besoin de mon aide, je vous en prie, n’hésitez pas.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, dit le capitaine. Maintenant, si vous voulez bien vous retirer dans vos quartiers, je pourrai disposer de cette cabine de pilotage afin de mener ce voyage à bien.
— Excellent ! fit Heller.
Oh ! je n’en voulais pas à l’Antimanco d’être irrité. Heller avait le don de se mettre tout le monde à dos et, en cet instant précis, moi plus particulièrement ! Il passait son temps à chicaner et à chercher les ennuis !
Il me prit par le bras et me dit :
— Maintenant, on va s’occuper de vous.
Il me précéda dans la coursive en pente jusqu’à ma chambre. Je ne comprenais pas ce qu’il avait voulu dire. J’avais le sentiment qu’il en avait après moi et qu’il allait « s’occuper de moi » en me balançant par le sas. Mais je ne luttais pas vraiment. Je savais que si je bougeais les bras, mes nerfs, déjà tendus à l’extrême, claqueraient. Et puis, je n’arrivais pas à marcher normalement et mes mains tremblaient.
Très doucement, Heller me fit étendre sur mon lit. J’étais certain qu’il allait sortir un couteau et me trancher la gorge, mais il se contenta de m’ôter ma tunique. C’est une tactique qu’emploient de nombreux tueurs : détourner la vigilance de leur victime. J’étais tellement tendu que j’eus des spasmes.
Il m’enleva mes bottes puis s’attaqua à mon pantalon.
Cette fois, j’en étais sûr, il allait me lier les chevilles avec des menottes électriques. Il ouvrit un tiroir. Il ne dut pas trouver les menottes car il revint avec une tenue d’isolation modèle standard et entreprit de me la passer. J’aurais voulu résister mais je tremblais maintenant de tout mon corps.
Quand il m’eut habillé, il ajusta la pression autour des jambes et des chevilles. Maintenant, je comprenais ! Il comptait m’entraver !
— Gardez cette combinaison, dit-il. Quand la gravité change très vite, le sang afflue dans les jambes. Vous serez également protégé des étincelles électromagnétiques.
Il se mit à fixer les lanières qui me maintiendraient sur le lit. Oui, il s’y était très bien pris pour m’immobiliser.
— La poignée de dégagement rapide est là, près de votre main, ajouta-t-il.
Puis il se mit à farfouiller dans la pièce, touchant un peu tout. Je savais qu’il cherchait quelque chose pour me torturer. Est-ce qu’il ne voyait pas que mes nerfs étaient tellement tendus que j’étais déjà à la torture ?
Mais, apparemment, il ne faisait que rassembler mes effets et mes affaires. Il prit mon bracelet d’officier et l’examina. Je me dis qu’il songeait sans doute à s’en servir pour m’étrangler. Mais il dut y renoncer car il s’en alla rejoindre la pile de mes affaires.
Puis il s’intéressa à ce qui restait d’une tablette orange dont les miettes s’étaient répandues sur la table et il s’empara du flacon à l’étiquette « I.G. Barben ». À l’évidence, il espérait qu’il s’agissait là d’un poison mortel qu’il pourrait glisser dans une boisson. Il ignorait que c’étaient des amphétamines et que j’en avais pris pour supporter cette épouvantable fête de départ, quelques heures auparavant.
— C’est donc ça que vous aviez absorbé, dit-il. Moi, je m’en abstiendrais à votre place ! Je vous conseille de laisser tomber ça, quoi que ça puisse être. Vous êtes dans un sale état.
Il examina quelques autres objets fixés à la paroi puis regarda à nouveau autour de lui, extrêmement déçu de ne rien avoir trouvé qui pût lui servir d’instrument de torture.
Il prit un petit pupitre qu’il posa à portée de ma main.
— Si vous vous sentez vraiment mal, vous appuyez sur ce bouton-là, le blanc. C’est moi qui répondrai. Le rouge, c’est pour appeler le capitaine. Je vais leur dire que vous n’êtes pas bien et quelqu’un gardera l’œil sur vous.
C’est alors qu’il aperçut l’enveloppe que j’avais laissée tomber dans la coursive et il la ramassa. Je savais à présent ce dont il s’agissait : il avait reçu des instructions secrètes pour me liquider.
Il la posa sur ma poitrine et la glissa sous une lanière.
— On dirait un ordre. Et il a la couleur « urgent ». Si j’étais vous, je le lirais.
Puis il referma la porte et disparut. Je savais bien qu’il allait retrouver tout droit le capitaine pour conspirer avec lui sur le meilleur moyen d’en finir avec moi. Mais je n’y voyais pas d’inconvénient. Mes nerfs étaient tendus à tel point que ce serait un acte de miséricorde de me tuer. Mais pas avec les amphétamines, non ! Par tous les Dieux ! Ce serait bien trop cruel !
Pendant tout le reste de cette journée affreuse, abominable, la pire de toute mon existence, je restai tremblant. J’avais l’impression que mes nerfs allaient claquer et me cingler la peau.
Je tremblai jusqu’au moment où je fus trop épuisé, pourtant j’avais encore des frissons convulsifs.
J’étais incapable de penser. Toute mon attention était concentrée sur les Enfers qui me cernaient, des Enfers atrocement matériels.
Progressivement, ils avaient accéléré jusqu’à la limite de la vitesse de la lumière. Quand ils lancèrent les moteurs Y avait-Y aura, je le sus aussitôt. Il y eut des appels dans les coursives et des claquements.
L’annonce lumineuse clignota sur la paroi :
ATTACHEZ VOS CEINTURES GRAVIFIQUES !
Puis :
NE BOUGEZ PLUS ! NOUS PASSONS EN PROPULSION TEMPORELLE !
Ne plus bouger ! Si seulement j’avais pu m’immobiliser complètement ! Si seulement je réussissais à maîtriser ces tremblements et ces spasmes ! Une autre annonce apparut en rouge :
SYNTHÉTISEURS HYPERGRAVIFIQUES DÉRÉGLÉS
J’étais tordu par le poids.
Puis un éclair aveuglant parut traverser tout le vaisseau. Nous venions de franchir la barrière luminique des trois cent mille kilomètres/seconde.
Une annonce violette :
SYNTHÉTISEURS HYPERGRAVIFIQUES EN COURS DE RÉGLAGE
En vert :
SYNTHÉTISEURS HYPERGRAVIFIQUES RÉGLÉS SUR AUTOMATIQUE
Puis, enfin, en orange :
ACCÉLÉRATION RÉGLÉE ET COMPENSÉE
VOUS POUVEZ DÉTACHER VOS CEINTURES
VOUS POUVEZ VOUS DÉPLACER LIBREMENT TOUT EST EN ORDRE
Pour me déplacer librement, je n’avais pas besoin d’une autorisation ! Quant à être en ordre, rien ne l’était ! Je tremblais toujours comme une feuille, sanglé sur mon lit !
On était en propulsion temporelle. Le vaisseau, cette redoutable bombe qu’ils osaient appeler un vaisseau, pouvait exploser à tout instant. Mais de temps en temps, il me venait à l’idée que ce ne serait pas si mal que ça, après tout. Je ne pouvais plus supporter ces tremblements. J’étais totalement épuisé, mais pourtant, je ne sais comment, mes nerfs et tous mes muscles arrivaient encore à trouver le moyen de vibrer.
L’horloge stellaire, sur la paroi, avait un cadran central réglé sur l’heure de Voltar. Lentement, douloureusement, les minutes et les heures passaient. Le temps me semblait presque immobile.
Finalement, après ce qui me parut deux cents ans, elle indiqua qu’il était minuit. J’avais pris cette terrible pilule seize heures auparavant. Et je tremblais toujours.
Un des Antimancos, un ingénieur, entra et me tendit une boîte avec un tube. J’aspirai. Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait avoir la bouche aussi sèche.
Et puis je regrettai aussitôt d’avoir bu. Parce que j’allais peut-être m’en tirer, alors que la dernière chose que je souhaitais, c’était de continuer à vivre !
Je ne voulais qu’une chose, désespérément : dormir. J’étais complètement épuisé. Mais je n’y arrivais pas.
Le temps de Voltar continuait de s’écouler lentement, très lentement. J’étais de plus en plus déprimé.
Et c’est alors, ce qui me semblait difficile à imaginer, que mon état empira encore ! Mon cœur se mit à palpiter. J’eus un étourdissement et toute la pièce prit une inclinaison bizarre. Tout d’abord, je me dis qu’ils exécutaient peut-être une manœuvre risquée, mais je découvris que cela ne venait que de moi.
Un épouvantable mal de tête éclata sous mon crâne.
La propulsion à distorsion est bien plus douce que la propulsion temporelle. Les moteurs Y avait-Y aura avaient des petits ratés et, à chaque secousse, j’avais la certitude que mon crâne allait se casser en deux.
Le cadran quasi immobile qui indiquait l’heure de Voltar marquait midi, le lendemain du jour du départ, quand je commençai enfin à me rétablir. Je ne me sentais pas bien, pas du tout. Mais ce n’était plus aussi atroce.
De temps en temps, régulièrement, l’ingénieur antimanco était venu s’enquérir de mon état. Son visage triangulaire, basané, typique de sa planète, était totalement dépourvu d’expression. J’aurais aussi bien pu être un élément de moteur qui exigeait un réglage régulier. Mais il m’apportait chaque fois de l’eau ainsi qu’un peu de nourriture.
Trente-six heures et demie après notre départ – peu après minuit, heure de Voltar –, juste à l’instant où je décidais que j’allais tenter de m’asseoir, les annonces lumineuses apparurent sur la paroi. La première était d’un rouge éclatant :
MI-PARCOURS NOUS PASSONS EN PHASE DE DÉCÉLÉRATION VEUILLEZ ARRIMER LES OBJETS
Puis :
ATTACHEZ VOS CEINTURES GRAVIFIQUES NE BOUGEZ PLUS !
INVERSION DES SYNTHÉTISEURS HYPERGRAVIFIQUES
Il y eut un instant d’apesanteur absolue. Ces (bip de bip)[1] de pilules sortirent de leur flacon de l’I.G. Barben et se mirent à dériver, ainsi que les miettes qui s’étaient trouvées sur la table.
Une autre annonce :
ATTENTION ! INVERSION DES SALLES, CHAMBRES ET CABINES
Ma cabine pivota. J’en fus désorienté. Les objets fixés aux parois n’avaient pas bougé, mais tout le reste avait été inversé.
Une autre annonce, en violet celle-là :
SYNTHÉTISEURS HYPERGRAVIFIQUES EN COURS DE RÉGLAGE
… Suivie d’une annonce en vert :
SYNTHÉTISEURS HYPERGRAVIFIQUES RÉGLÉS EN AUTOMATIQUE
Ce (bip) de flacon de l’I.G. Barben et les miettes d’amphétamines retombèrent bruyamment sur la table.
Encore une annonce, en rouge cette fois-ci :
MOTEURS TEMPORELS EN COURS D’INVERSION
Il y eut une secousse terrible, insoutenable. Une espèce de hurlement retentit dans tout le vaisseau.
Enfin, vint la dernière annonce, orange :
DÉCÉLÉRATION RÉGLÉE ET COMPENSÉE
VOUS POUVEZ DÉTACHER VOS CEINTURES
VOUS POUVEZ VOUS DÉPLACER LIBREMENT TOUT EST EN ORDRE
Tout, sauf moi.
J’étais une épave. Pire encore. Pendant cette brève période d’apesanteur, j’avais eu une nausée. Je détestais l’état d’apesanteur. Je ne m’y habituerais sans doute jamais. Cela a un effet bizarre sur les muscles et les battements du cœur, et, chez moi, ni l’un ni les autres n’étaient suffisamment solides pour ça.
D’une main faible, je voulus repousser la ceinture qui me pressait le ventre et, dans mon geste, je rencontrai quelque chose.
L’enveloppe ! Elle était toujours là, maintenue en place par les lanières gravifiques. Incroyable ! Dans ma frénésie tremblotante, je ne l’avais pas fait tomber.
J’étais encore dans un état trouble et la découverte de cette enveloppe ne fit rien pour me calmer.
Qui avait bien pu la mettre dans ma poche ? Durant la fête de départ, personne ne m’avait rien remis. Pourtant, elle était arrivée là.
Elle portait la couleur « urgent » et j’avais tout intérêt à l’ouvrir sans plus attendre.
Il en tomba un médaillon. Il était religieux et représentait une étoile à cinq branches. Au revers de chaque branche, il y avait des initiales minuscules, presque imperceptibles.
Je dépliai le message. Il ne portait aucun en-tête. Mais l’heure d’expédition m’apprit qu’il avait été écrit peu avant notre départ. Je lus :
Ainsi que promis, voici votre dispositif de contrôle de l’équipage. A chacun des membres correspondent des initiales placées derrière chaque pointe de l’étoile. Ces pointes ont été accordées afin de correspondre à l’empreinte de votre pouce gauche et vous seul pouvez les déclencher. Un simple coup de pouce sur telle ou telle pointe de l’étoile provoquera un choc électrique dans le cerveau d’un membre de l’équipage qui sera ainsi temporairement paralysé.
En appuyant sur le médaillon et en touchant simultanément une des pointes placées sur les branches, vous déclencherez une hypnopulsion.
En fait, tout cela aurait dû me mettre du baume au cœur. Je me trouvais dans l’espace avec un équipage de pirates et j’aurais certainement besoin, tôt ou tard, de les paralyser ou de leur infliger un ordre hypnotique. Bon, je garderais le médaillon sous ma tunique, tout contre ma peau, et personne ne soupçonnerait sa présence, mais cela ne me réjouissait pas outre mesure, vu l’état où j’étais.
J’examinai le médaillon d’un peu plus près. Le S en haut de la première branche devait correspondre au capitaine Stabb. Bon, je vérifierais les autres noms plus tard.
Je retournai le médaillon. Sur l’envers, il portait l’effigie du Dieu Ahness, celui qu’on prie pour échapper aux manœuvres sournoises. C’est alors que je retournai par hasard le message.
Il y avait une note ! Elle avait été rédigée de la main gauche pour tenter de déguiser l’écriture, mais je savais qu’elle était de Lombar Hisst !
Et je lus :
Il se peut que vous ayez pensé que cette fête de départ était une façon sarcastique de montrer au Grand Conseil que la mission était sur ses rails. Il s’en est fallu d’une lame que vous n’alliez trop loin. Mais, comme la Terre ne saurait avoir connaissance de l’existence de la mission, l’ordre est resté en suspens.
Ma tête se mit à tourner. Lombar avait donc été présent lors de la fête !
Et quel était donc cet ordre ?
L’heure indiquait que la missive s’était retrouvée dans ma poche presque à la minute même du départ. Mais personne ne m’avait approché ! Et Lombar n’aurait jamais confié un tel message à un membre de l’équipage. Jamais !
Mais quel était donc cet ordre ?
Soudain, je sus. Il avait donné l’ordre à quelqu’un que je ne connaissais pas de m’exécuter si jamais Heller venait à s’échapper et bousillait toute la mission en la réussissant.
Est-ce que nous avions un passager clandestin à bord ?
Instantanément, je me remis à trembler de tout mon corps.
Je débouclai les ceintures de gravité. Il fallait que je me débarrasse immédiatement de ce message. Je le portai jusqu’au désintégrateur. À la seconde où je tendis la main vers la poignée, une grande étincelle bleue jaillit et me frappa.
Même le vaisseau s’en prenait à moi !
Alors, je m’effondrai en sanglots sur une banquette.
Douze heures après, mon état s’était quelque peu amélioré car j’avais dormi huit heures et, bien que déprimé, j’en étais arrivé à la conclusion que, avec un peu de chance, je survivrais sans doute aux effets de cette drogue.
Je restai encore une ou deux heures immobile, à maudire l’I.G. Barben, tous ses produits pharmaceutiques, tous ses responsables. J’allai même jusqu’au blasphème et maudis Delbert John Rockecenter, le véritable propriétaire de la société !
J’avais certes lu beaucoup de choses à propos des effets de cette drogue, mais les mots du vocabulaire biochimique sont froids et détachés. Ils ne traduisent pas vraiment ce que vous ressentez dans votre chair. Mais c’est toujours la même chose. On se dit : « Ça n’arrive qu’aux autres. »
Quelle erreur ! Je savais très exactement comment ça se passait.
Je savais qu’un accro du speed, ainsi que l’on appelle couramment les consommateurs d’amphétamines, se serait avalé une autre pilule pour retrouver l’euphorie. Et qu’il aurait répété ce cycle jusqu’au stade psychotoxique, ce qui lui aurait valu de finir enfermé comme paranoïaque incurable. Les types qui sont speedés connaissent pas mal d’autres trucs. Ils se shootent, par exemple, ou alors ils mélangent leur drogue avec des barbituriques –les downers – quand ils n’arrivent plus à dormir.
Mais pas question de tout ça pour moi ! Non, non, non ! J’avais l’intention de prouver que ma mère se trompait quand elle répétait : « Soltan, tu n’apprendras jamais rien ! » Au moins, je venais d’apprendre quelque chose que je ne risquais pas d’oublier ! Les amphétamines m’avaient fait vivre le moment le plus atroce de mon existence !
Finalement, je me retrouvai à court d’insultes et de jurons (ce qui est vraiment un comble pour quelqu’un qui travaille pour l’Appareil) et je réussis à me lever pour aller jeter le flacon dans le désintégrateur. Mais je m’arrêtai net. Parce qu’une pensée me venait : s’il y avait quelqu’un que je haïssais vraiment très fort, plus fort encore qu’Heller et sa satanée chérie de tueuse, la comtesse Krak, ou même Bawtch, le chef de mon bureau, j’avais la solution : lui faire prendre une de ces pilules de speed ! Je rangeai donc le flacon parmi mes affaires personnelles. Et puis, une fois encore, je changeai d’idée. Non, il était impossible de haïr quelqu’un à ce point. Je jetai le flacon dans le désintégrateur.
Je m’étendis à nouveau et c’est alors que je découvris les papiers que Bawtch m’avait laissés. J’en avais assez de ces parois d’acier autour de moi et je me dis que travailler un peu me distrairait.
J’étais plongé dans des choses mornes concernant la Terre (Blito-P3), des rapports sur la production de pavot avec des schémas basés sur les prévisions de pluie, des prévisions concernant des préviseurs, un portier des Nations unies qui se montrait trop gourmand pour installer des mouchards dans la voiture d’un diplomate, un dépassement de budget pour l’assassinat d’un cheikh arabe… ce genre de broutilles… Quand je tombai sur quelque chose de fascinant : Bawtch avait commis une erreur ! Incroyable ! Merveilleux ! Splendide ! Lui qui s’était toujours vanté d’être plus que parfait ! Là, je le tenais ! Le rapport que j’avais sous les yeux émanait de l’Inquisiteur-en-Chef de Répulsos. Il concernait Gunsalmo Silva, l’Américain braillard que j’avais vu sortir du Blixo, sur Voltar.
Il avait été interrogé à fond. Il était natif de Caltagirone, en Sicile, une île située près de l’Italie. Il avait tué un policier à Rome à l’âge de quatorze ans et avait dû émigrer en toute hâte aux États-Unis. A New York City, il avait été arrêté pour vol de voitures et il était sorti de prison avec tous ses diplômes. Ainsi nanti, il avait décroché un travail honnête de tueur auprès de la famille Corleone, dans la Mafia du New Jersey, et avait réussi à se hisser au niveau de garde du corps de Don « Saint Joe » Corleone lui-même.
Lorsque « Saint Joe » avait été liquidé, Gunsalmo était reparti pour la Sicile. Mais, en arrivant, il avait trouvé que ça craignait trop et il avait décarré pour la Turquie avec l’espoir de passer de l’opium. Et, comme notre base de Turquie avait reçu l’ordre de kidnapper un Mafioso de haut rang, quel qu’il fût – histoire de glaner des nouvelles fraîches sur la Mafia –, Gunsalmo s’était retrouvé sur le Blixo.
Ceux qui l’avaient interrogé lui avaient tiré jusqu’à la dernière goutte d’information, mais il n’avait révélé que les noms et adresses de deux chefs de familles de la Mafia, dont l’une régnait sur le jeu à Atlantic City, ainsi que les noms de quatre sénateurs des États-Unis qui touchaient des pots-de-vin de la Mafia et d’un juge de la Cour Suprême qu’on faisait chanter. Qu’est-ce qu’il y avait de vraiment neuf là-dedans ?
L’Inquisiteur-en-Chef – un officier de l’Appareil du nom de Drihl, un type très consciencieux – avait ajouté une note :
Une recrue peu informée et plutôt inutile qui n’était qu’un simple tueur et qui n’était pas dans le secret de la politique et de la haute finance. Je suggère, si les informations recherchées doivent avoir une importance au niveau opérationnel, que l’ordre soit donné de capturer sur Blito-P3 un individu mieux informé.
Mais ce n’était pas là que Bawtch avait commis son erreur. C’était à la fin, à l’emplacement réservé aux visas, là où je devais apposer mon estampille.
C’était un formulaire « sauf contrordre » qui disait :
Sauf contrordre, le nommé Gunsalmo Silva sera soumis à un traitement d’hypnoblocage concernant son séjour à Répulsos avant d’être dirigé sur l’Hypno-Collège d’Espionnage et d’Infiltration de l’Appareil, où il sera entraîné puis hypnobloqué sur sa capture avant d’être renvoyé sur sa planète en suspension mémorielle et mis à disposition du Commandant de la Base de Blito-P3.
Il y avait une seconde ligne :
Si ledit sujet doit être classé (un euphémisme administratif pour exécuté) l’officier responsable apposera ici son visa :
L’emplacement était laissé en blanc !
Et ce négligent de Bawtch n’avait même pas marqué « urgent », ne me l’avait pas donné à viser, alors qu’il savait très bien que si le formulaire n’était pas visé dans les deux jours, la solution « sauf contrordre » entrerait en effet. Une omission criminelle de sa part ! Laisser en blanc un espace destiné à recevoir un visa, c’était la pire faute que l’on pût imaginer pour un bureaucrate !
Je feuilletai en hâte la demi-douzaine de documents qui suivaient. Oui, c’était évident : le vieux Bawtch cafouillait complètement. J’avais toujours su que son sale caractère lui jouerait un tour un de ces jours. J’avais entre les mains sept formulaires qui – sauf contrordre – prescrivaient l’hypnoblocage de plusieurs individus et leur transfert. Et chacun d’eux comportait une ligne « sujet classé » avec un espace blanc ! Ce vieil imbécile les avait laissés passer ! Lui et ses satanées œillères. Il avait de la chance que je ne sois plus sur Voltar. Je lui aurais balancé la liasse sur son bureau et je l’aurais apostrophé :
— Je savais bien que ça n’allait plus chez vous, Bawtch. Jetez donc un coup d’œil sur tous ces espaces que vous avez laissés en blanc et sur lesquels j’aurais dû mettre mon estampille !
Bon, d’accord, peut-être n’aurais-je pas exprimé la chose ainsi. Mais cet incident me redonna le moral. Incroyable ! Le vieux Bawtch qui oubliait de me faire viser des papiers comme ceux-là ! Incroyable !
Puis une pensée me vint. Le paquet avec les affaires de Prahd ! Celui qui contenait son manteau, son double d’identoplaque et la fausse lettre annonçant son suicide. J’avais fait tellement vite cette nuit-là que j’avais complètement oublié de confier ça à un courrier pour qu’il le poste une semaine après notre départ. Le paquet devait être encore près de mon bureau.
Mais on ne saurait penser à tout, hein ? D’ailleurs, ce n’était qu’un détail sans aucune importance.
Je m’attaquai au reste des paperasses et j’eus très vite fini. Je fus déçu d’avoir mis si peu de temps. Je n’avais pas envie de dormir. En fait, je m’en sentais incapable. Je n’avais rien d’autre à faire qu’à ruminer, bouclé dans une minuscule cellule d’acier qui m’emportait à travers l’espace, et je n’avais vraiment pas envie non plus de ruminer.
Je vis alors qu’un nouveau cercle était apparu sur l’horloge murale :
Temps de Blito-P3, Istanbul, Turquie
Je fis un rapide calcul. Par tous les Dieux ! Il me restait encore plus de vingt-deux heures à me morfondre dans ce (bip) de cagibi !
Si nous avions été à bord d’un transporteur à distorsion, avec six semaines de voyage devant nous, je me serais d’ores et déjà lancé dans quelques parties de dés, ou bien je me serais plongé dans des bouquins sur la chasse. J’aurais même pu me passer ce que j’avais manqué sur l’écran du visionneur. Heller et son remorqueur ! Pas le temps de se distraire ! Ce machin allait tellement vite qu’on partait et qu’on arrivait presque en même temps.
Tout à coup, un écran bleu se dessina sur la paroi. Un carillon tinta et je lus :
Suite à une possible erreur de calcul de l’officier royal qui a déterminé le parcours, nous devions atteindre notre destination peu avant midi heure locale.
Par conséquent, le commandant en titre de ce vaisseau est dans l’obligation d’appliquer des mesures de prudence basées sur une solide expérience dont les officiers royaux ne bénéficient pas afin de prévoir une arrivée à notre base dans la soirée.
Cela implique que nous allons devoir traîner et continuer en distorsion durant les derniers millions de kilomètres afin d’arriver à l’heure prévue, après la tombée de la nuit.
Notre arrivée sera retardée de douze heures deux très exactement.
J’éclatai ! Cet (enbipé de bip de mon bip) d’Heller ! Commettre une faute aussi grossière !
J’avais encore non pas vingt-deux mais trente-quatre heures à en baver dans ce (bip) de réduit !
J’allais lui dire ce que je pensais de lui !
Je me levai. Un arc électrique jaillit du coin de la table et me lacéra la main. Je posai les pieds sur le sol. Un autre arc crépita et me fouetta un orteil. Je m’agrippai à une main courante et un éclair bleu faillit me griller les doigts ! Ce (bip) de remorqueur n’était plus qu’une énorme pile !
Quelqu’un m’avait laissé des gants et des bottes isolants et je les enfilai prestement,
J’appuyai sur le bouton de communication qui me mettait en liaison avec l’arrière.
— J’arrive ! criai-je. Je veux vous voir !
La voix d’Heller me répondit :
— Venez. Les portes ne sont pas verrouillées !
Il était temps de le remettre à sa place !
On en était là par sa faute : on se traînait dans l’espace comme de pauvres crétins, uniquement à cause de sa faute stupide ! Il avait forcé ce vaisseau au maximum de sa vitesse au risque de le faire exploser. Et pour rien !
Peut-être était-ce à cause des derniers effets du speed ou bien à cause des étincelles qui jaillissaient de tous les côtés, mais il me fallut un certain temps pour retrouver mon chemin dans le « cercle de boîtes ». Même avec mes gants isolants, je me brûlais les mains sur deux rambardes d’argent et, plus douloureux encore, j’approchai le visage trop près de l’embrasure d’une porte et je me fis griller le nez.
Heller était dans le salon supérieur, celui avec les grandes baies noires.
A la seconde où j’entrai, je criai :
— Vous n’aviez pas à aller aussi vite !
Il ne se retourna même pas. Il était à demi allongé dans un fauteuil. Il portait une combinaison isolante bleue, avec capuchon et gants assortis.
Il était nonchalamment installé devant un jeu appelé « Bataille ». En face de lui, il avait un écran de vision indépendant et son adversaire était un ordinateur.
Si vous voulez mon opinion, « Bataille » est un jeu stupide. Il se joue en fait sur un « échiquier » tridimensionnel. Les positions des pièces correspondent à des coordonnées spatiales. Chaque joueur dispose de quatorze pièces dont chacune a ses propres mouvements. Le thème de départ est le conflit entre deux galaxies et l’enjeu est de s’emparer de la galaxie adverse. Déjà, c’est idiot : la technologie n’en est pas au niveau du conflit entre deux galaxies.
Les spatiaux préfèrent jouer entre eux. Quand ils prennent un ordinateur comme adversaire, ils perdent, presque inévitablement.
Je fixai du regard le dos d’Heller. Il était bien trop calme. Si seulement il savait ce que je lui préparais, il ne serait pas aussi détendu.
A présent, quelle que soit la façon dont il sortirait du jeu, toutes les chances étaient contre lui. Il était à plus de vingt années-lumière de son plus proche ami. Il était seul et nous étions nombreux. Je pouvais l’espionner en permanence. Et lui, il continuait à croire qu’il s’agissait d’une vraie mission, bien honnête. Quel imbécile !
Brusquement, il y eut un éclair, et l’« échiquier » s’effaça. J’en ressentis un bref sentiment de satisfaction car Heller semblait avoir été sur le point de gagner.
— C’est la troisième fois qu’il se fait lessiver, dit Heller d’un ton écœuré. Et en moins d’une heure. (Il repoussa le clavier.) A quoi bon commencer une nouvelle partie ?
Il se retourna et me regarda.
— Vous m’accusez d’être allé trop vite, Soltan, mais ça n’a pas de sens. Parce que, sans charge, ce remorqueur accélère sans cesse. C’est la distance à parcourir qui compte, et non la vitesse que vous souhaitez.
Je m’assis sur un sofa de façon à pouvoir pointer un doigt sur lui.
— Vous savez parfaitement que je ne connais rien à ces moteurs. Et vous en profitez ! Je ne le tolérerai pas !
— Oh, désolé. Je suppose qu’ils n’étudient pas ça à fond, à l’Académie.
(Oh, si, mais moi je n’avais pas pu suivre.)
— Ce qu’il faut, poursuivit-il, c’est bien comprendre le temps. Les cultures primitives pensent que c’est l’énergie qui détermine le temps. En fait, c’est exactement le contraire. Le temps détermine l’énergie. Vous comprenez ?
Je lui dis que oui mais il dut voir à ma tête que ce n’était pas le cas.
— Les athlètes, les lutteurs ont l’habitude de contrôler le temps. Dans certains sports et dans le combat à mains nues, un professionnel sait ralentir le temps. Tout semble aller plus lentement. Il peut alors choisir parmi toutes les positions possibles sans avoir à agir trop vite. Tout cela n’a rien de mystique. Le temps est simplement étiré.
Je ne le suivais pas du tout. Il saisit alors son clavier et appuya sur quelques touches.
— D’abord, dit-il, il y a LA VIE. (Le mot apparut en haut de l’écran.) Certaines cultures primitives pensent que la vie est le produit de l’univers, ce qui est stupide. C’est exactement le contraire. L’univers et tout ce qu’il contient ont été engendrés par la vie. Certains primitifs développent un sentiment de haine pour leurs pareils et considèrent que les êtres vivants ne sont que le résultat d’un accident de la matière. Mais de telles cultures ne vont jamais très loin.
Là, il se jetait dans la gueule de mes héros préférés : les psychologues et les psychiatres. Eux, ils peuvent vous le dire avec une autorité absolue : les hommes et les êtres vivants ne sont que des fragments de matière dégénérée et qu’on devrait tuer. Preuve ultime ! Essayez donc de leur soutenir qu’il existe une chose telle que la vie indépendante, et ils vous feront exécuter pour hérésie ! Ce qui prouve qu’ils ont raison. Mais je le laissai continuer. D’ici peu, il aurait ce qu’il méritait.
— Ensuite, reprit-il, il y a LE TEMPS. (Le mot se forma sur l’écran.) L’ESPACE. L’ÉNERGIE. Et enfin LA MATIÈRE. (Les trois mots étaient apparus sur l’écran.) Voilà.
A présent, sur l’écran, les cinq mots formaient une échelle :
VIE
TEMPS
ESPACE
ÉNERGIE
MATIÈRE
— Et comme NOUS sommes la vie, nous pouvons contrôler cette échelle. La plupart des créatures vivantes sont tellement influencées par leur environnement qu’elles considèrent qu’il les contrôle. Mais si vous pensez vraiment ça, vous n’irez pas très loin.
« La raison pour laquelle nous autres Voltariens disposons d’une technologie avancée, c’est que nous sommes capables de contrôler cette échelle jusqu’à un certain degré. Toute technologie évolue jusqu’au point à partir duquel elle peut contrôler la force. Telle est la formule du succès technologique : la capacité de maîtriser ces facteurs que vous voyez là, sur l’écran. Mais si vous vous laissez aller à l’idée que ce sont eux qui peuvent vous contrôler, vous courez à l’échec.
Là, il était en pleine hérésie ! N’importe quel psychologue peut vous dire que l’homme est l’effet absolu de tout, qu’il ne peut rien changer !
— Ainsi donc, continua Heller, nous devons comprendre un peu ce qu’est le temps, ne serait-ce que pour tenter de le contrôler. En fait, des sauvages ne pourraient même pas avoir l’idée de contrôler le temps. On peut dire pour leur défense que le temps semble effectivement l’entité la plus immuable qui soit. Rien ne paraît devoir le changer. C’est le facteur le plus puissant et le plus inflexible de l’univers. Il écrase tout inexorablement.
« Les découvertes que les Voltariens ont faites sur le temps ont fait d’eux une puissance spatiale.
« A moins d’entrer en interférence avec la vie, c’est le temps qui modèle l’univers.
« C’est lui qui détermine les orbites atomiques, la chute des météorites, la rotation des planètes, les phases des soleils. Tout est pris dans le cycle inexorable du temps. En fait, rien n’existerait si le temps, sous-jacent à la vie, ne réglait les schémas de tous les mouvements.
« C’est le temps qui décide qu’un événement existera dans le futur.
« Heureusement, on peut arriver à découvrir comment ce futur est déterminé. Le temps a ce que l’on pourrait appeler des pistes latérales – une espèce de contrepoint harmonique. Jusqu’à vingt-quatre heures dans l’avenir, nous sommes en mesure de lire directement ce que le temps va produire. Les mathématiciens devinent cela quand ils calculent la trajectoire et la position d’un objet. Mais cette lecture peut être faite directement.
Il prit un boîtier dans un placard. C’était l’un des chronoviseurs qu’il avait apportés à bord. Il me montra le bouton de réglage et me demanda de pointer l’instrument sur la porte.
Je ne sais pas ce que je m’étais attendu à voir. L’instrument se maniait facilement, comme une petite caméra. Je me dis qu’il valait mieux se plier à son caprice et je fis quelques réglages au hasard. Dans le viseur, l’image était médiocre, verdâtre. Cela ressemblait plus à un mauvais cliché sorti d’une machine à imprimer et composé point par point qu’à une véritable photo. Néanmoins, je discernais le seuil.
Je tripotai à nouveau le gros bouton de réglage, ne m’attendant qu’à voir d’autres points apparaître. Il me sembla distinguer une forme. Elle paraissait sortir de la pièce. Je levai les yeux de l’instrument. Il n’y avait personne. Je tournai à nouveau le bouton, regardai, et je revis la même forme.
En se concentrant et en plissant les yeux, on pouvait se dire que cette image ressemblait terriblement à moi, vu de dos ! Oui, maintenant que mon regard s’accoutumait, il n’y avait pas de doute : c’était bien moi et j’avais l’air abattu, effondré ! Cela me mit en colère. Non, je ne quitterais pas cette chambre dans cet état ! Je tendis le viseur à Heller.
Il consulta le cadran.
— Six minutes et vingt-quatre secondes dans le futur. Qu’avez-vous vu ?
Je n’avais pas l’intention de lui dire quoi que ce fût. Je haussai les épaules. Mais j’étais furieux.
— C’est nécessaire pour piloter un vaisseau à des vitesses aussi élevées. Ainsi, vous savez si vous allez heurter quelque chose, et vous pouvez corriger votre course. La vie peut modifier les choses.
Je ne quitterais pas cette chambre.
— Rien de tout ça ne vous excuse d’avoir poussé ces moteurs à fond pour que nous soyons obligés d’attendre douze heures de plus avant de pouvoir nous poser !
— Ah, oui, fit Heller, se souvenant tout à coup de ce dont nous étions censés parler. Les moteurs Y avait-Y aura…
« Bon. Au centre de n’importe quel système Y avait-Y aura, il y a un moteur ordinaire à distorsion qui fournit l’énergie et influence l’espace. Il y a aussi un senseur, qui ressemble beaucoup au viseur temporel, mais en beaucoup plus gros. Il lit dans le temps et détecte les points où se trouvera une masse. Le moteur produit alors une masse synthétique que le temps perçoit comme étant aussi importante que la moitié d’une planète. Le moteur ordinaire, alors, pousse cette masse apparente contre le temps lui-même. Mais, selon le schéma temporel, cette masse, apparemment ÉNORME, ne devrait pas se trouver là. Le temps la rejette. Et c’est ce rejet qui donne la poussée. Mais, bien sûr, la poussée est bien trop forte puisque la masse est synthétique. Ce qui fait que la base du moteur est littéralement lancée à travers l’espace.
« Vous devez percevoir une légère instabilité. Le vaisseau a tendance à tressauter. C’est parce que le système fonctionne de manière intermittente. Dès que le moteur est lancé, il adresse un autre message faux dans le temps, et il est donc relancé.
« Malheureusement, sur un bâtiment aussi léger, dont la masse est réduite, le cycle ne fait que se développer. Les senseurs lisent la nouvelle donnée temporelle, la masse synthétique est une fois encore poussée sur le temps, le temps la rejette. “Y aura”, dit le synthétiseur de masse. Mais le temps insiste “Y avait”. Et ainsi de suite. Et la vitesse augmente simplement vers l’infini. Il n’existe aucun effet de friction en dehors du sillage énergétique, aucun travail physique, ce qui fait qu’il n’y a aucun gaspillage de carburant.
« Le vaisseau va dans la direction opposée à l’orientation du moteur central du convertisseur Y avait-Y aura. On manœuvre donc en réglant la direction du petit moteur à distorsion.
« Quand vous vous déplacez plus vite, bien plus vite que la lumière, l’image d’un obstacle éventuel ne peut pas vous parvenir avant que vous l’atteigniez et il faut donc piloter le vaisseau en décelant les collisions futures possibles. Avec le viseur temporel, vous voyez la collision avec telle ou telle masse astrale située dans le futur. Vous modifiez votre trajectoire dans le présent et la collision n’a pas lieu. Oui, vraiment, la vie peut contrôler ces choses.
« Les vaisseaux de guerre disposent de gros viseurs temporels réglés sur leur vitesse. Mais celui que nous avons à bord est manuel et il faut le régler.
Avec un bruit sourd, l’écran s’éteignit. Effrayé, je dis à Heller :
— Vous devriez blinder ces moteurs de façon qu’ils ne puissent pulvériser toute leur énergie dans le vaisseau !
— Oh, non ! ces étincelles ne viennent pas de la chambre des machines. Nous nous déplaçons à une vitesse telle que nous interceptons des photons en trop grand nombre : toutes ces particules de lumière qui viennent des étoiles. Et nous traversons également des champs de force gravifiques qu’on ne pourrait déceler d’ordinaire mais, à cette vitesse, ils nous transforment en une espèce de moteur électrique. Nous allons en fait trop vite pour pouvoir utiliser ou évacuer ces charges.
— Mais vous deviez revoir tout ça !
Là, je le tenais.
Il se contenta de hausser les épaules. Puis un sourire se dessina sur son visage :
— Vous en voulez un aperçu ?
Avant que j’aie pu protester, il avait appuyé sur les touches de son clavier et transformé les parois en un immense écran.
Je me retrouvai soudain perché sur un fauteuil qui n’était plus rattaché qu’à un fragment de sol transformé en plate-forme.
J’étais en plein espace.
Je faillis m’évanouir.
J’avais vu des bateaux de course lancés sur la surface d’un lac, laissant d’énormes sillages d’écume et des vagues violentes. Imaginez cela en trois dimensions et de couleur… glauque[2], et vous saurez ce que je voyais en cet instant.
Terrifiant !
Le trop-plein d’énergie jaillissait de part et d’autre du vaisseau en torsades et en tourbillons hallucinants !
Et derrière nous, à plus de deux cents kilomètres de distance peut-être, les particules torturées bouillonnaient encore !
— Mes Dieux ! hurlai-je. C’est donc comme ça que le Remorqueur 2 a sauté !
Heller semblait plongé dans la contemplation admirative des Enfers qui se déchaînaient autour de nous et il lui fallut un moment pour prendre conscience que j’avais parlé.
— Oh, non… Je ne crois pas que ce soit pour ça que le vaisseau a explosé. Ça se pourrait, mais c’est très improbable.
Il pianotait sur le clavier de l’écran indépendant sur lequel il jouait lorsque j’étais arrivé.
— J’évaluais ma capacité de saut et ma vitesse de chute sur Blito-P3. Les données sont en banque, alors je vais me servir de la gravité terrestre pour vous montrer.
Tous les Enfers se déchaînaient en grondant. Le petit écran s’illumina.
— Notre vitesse moyenne est de 819 406 000 kilomètres/seconde. A mi-parcours, notre vitesse maximale, avant que nous décélérions, a été de 1 639 111 000 kilomètres/seconde. Ce qui est très faible en vérité, puisque le trajet est à peine de vingt-deux années-lumière. Dans les voyages intergalactiques, où l’on franchit souvent plus de deux millions d’années-lumière, les vitesses sont bien plus élevées. Je vous l’ai dit : c’est la distance qui détermine la vitesse.
« Entre les galaxies, il y a moins de poussière et moins de photons, et un vaisseau ne produit pas ce sillage électronique comme cela se passe à l’intérieur d’une galaxie, où l’énergie est dense. (Il regarda un instant l’affreux torrent.) Joli, n’est-ce pas ? (Puis il revint à son sujet :) En tout cas, j’ai une théorie : le Remorqueur 2 n’a pas explosé à cause de ces excédents d’énergie. (Il appuya sur différentes touches.) J’étais occupé à convertir la vitesse de chute et de saut Blito-P3. Comme facteur G, nous prendrons donc la gravité terrestre. Et puis, j’ai réglé le vaisseau sur ces données puisque nous allons opérer sur Terre et qu’il faut qu’il soit prêt pour ça.
« Évidemment, il est équipé de synthétiseurs de gravité. Sans cela, nous ne pourrions pas supporter de pareilles vitesses. Notre accélération a été de 12 645 kilomètres/ seconde. C’est ce qui est nécessaire pour atteindre de telles vitesses. L’organisme ne peut tolérer plus de deux ou trois G même pendant une période de temps très courte. Si vous subissez de quatre à six G pendant plus de six secondes, votre poids paraît augmenter et votre activité musculaire se réduit en rapport direct. Vous n’avez plus de vision périphérique et tout devient flou. Puis vous perdez votre vision centrale, et c’est le noir et l’inconscient puisque le sang se retire de votre cerveau pour affluer dans vos membres inférieurs.
« A une telle accélération, les synthétiseurs de gravité sont loin de craquer. Je pense que si le Remorqueur 2 a explosé, c’est parce que ses synthétiseurs sont tombés en panne.
Je refusai de me laisser impressionner.
— Et alors, combien de G peuvent-ils supporter ?
— Pour contrebalancer notre accélération, nos synthétiseurs supportent… (Il désigna l’écran et je lus :)
1 289 401 G
J’essayai de faire redescendre mon cœur qui était coincé dans ma gorge. Ce chiffre signifiait que mon corps, s’il n’y avait pas eu les synthétiseurs, aurait pesé 1 289 401 fois son poids normal ! Et ce, uniquement à cause de l’accélération et de la décélération.
— Donc, reprit Heller, je ne pense pas que le Remorqueur 2 ait explosé. Je crois que ses synthétiseurs ont lâché et que tout l’équipage a été pulvérisé ! Il est peut-être encore quelque part dans l’univers à l’heure qu’il est, transformé en plasma. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il a disparu. C’est pour ça que je ne me suis pas préoccupé de ce problème. J’espère que les armateurs ont fait du bon travail sur les synthétiseurs de gravité. On nous a fait partir tellement vite que je n’ai pas eu vraiment le temps de tester le nouvel équipement.
L’écran crachait des étincelles bleues et s’éteignit. Heller m’adressa un sourire rassurant.
— Ne vous en faites plus avec cette histoire d’explosion. Ce remorqueur ne s’en ira pas comme ça. Oh, non. Pas lui. (Il posa son clavier.) Quant à notre heure d’arrivée originelle, il aurait été facile de la respecter. Mais il faut être en mesure de bien lire les écrans quand on se pose dans une zone que l’on ne connaît pas.
« Le capitaine Stabb est seulement un peu nerveux. Comme pas mal de sous-officiers, il ronchonne toujours et il est trop maniaque. (Il eut un haussement d’épaules.) Tout ce qu’il veut, c’est observer sa zone d’atterrissage à la lumière du jour. Il va donc plafonner à huit cents kilomètres d’altitude et étudier le secteur pendant quelques heures. Quand il sera bien sûr qu’il ne risque aucune rencontre et que la base n’est pas un piège, il descendra. Dès que la nuit viendra.
« Mais c’est bien dommage. J’avais prévu de débarquer avant l’aube, parce que je pensais que vous voudriez être très tôt sur le terrain. Vous avez probablement pas mal de choses à faire à la base.
« Mais la chose a ses avantages. Moi aussi, je vais pouvoir bien observer cette prétendue base. Je vais vous dire… Vous m’avez l’air plutôt secoué. Pourquoi ne dormiriez-vous pas un peu ? Quand nous serons au-dessus du site et qu’il fera jour, disons à midi, revenez ici. Nous déjeunerons ensemble et vous pourrez me montrer les endroits intéressants. Mais à votre place, maintenant, j’irais me reposer un peu. Vous savez, vous n’avez vraiment pas l’air bien.
Je n’eus même pas la force de lui dire d’éteindre cet atroce sillage ardent qui nous entourait toujours.
Je jurai à voix basse.
Et je franchis cette (bip) de porte exactement comme ce (bip) de viseur temporel me l’avait montré : les épaules affaissées, complètement effondré !
Midi approchait et je me sentais infiniment mieux. Nous étions sortis de la propulsion temporelle en douceur. A présent, nous étions en auxiliaire et notre vitesse était presque tombée à zéro. J’avais très bien dormi, très longtemps. Soixante-seize heures s’étaient écoulées depuis que j’avais pris ce (bipant) de speed et il avait été évacué de mon système circulatoire.
J’avais regardé quelques comédies sur le visionneur du salon de l’équipage et j’avais même fait une partie de dés avec un des ingénieurs – je lui avais gagné un demi-crédit.
Mais si tout s’était aussi bien passé, c’était grâce à Stabb. Il s’était installé dans le siège réservé au capitaine et, une fois la partie finie, il avait approché sa grande bouche de mon oreille et m’avait murmuré : – Officier Gris, je vous ai observé, et si je sais bien voir, j’ai toutes raisons de penser qu’on va se payer cet (enbipé) d’officier royal, non ?…
Je me sentais suffisamment en forme pour faire un peu d’esprit et je lui répondis, tout aussi discrètement :
— Je vous ai entendu… comment dire… très dix-cinq dedans ?
Ça le fit rire. C’est un spectacle assez effrayant que de voir rire un Antimancos. Ils ont une bouche et des dents absolument disproportionnées par rapport à leur visage triangulaire. Il riait à gorge déployée. En vérité, c’était la première fois qu’un des Antimanco riait ainsi et le pilote qui n’était pas de quart surgit brusquement pour nous demander si quelque chose n’allait pas.
Le capitaine lui chuchota quelques mots à l’oreille, et le pilote, à son tour, chuchota à l’oreille de l’ingénieur qui était accouru. Et les chuchotements se poursuivirent jusqu’aux oreilles des hommes d’équipage jusqu’à ce que tout le monde se retrouve tout à l’avant du vaisseau en train de rire.
A l’instant où je prenais congé, le capitaine Stabb me prit la main.
— Officier Gris, vous me plaisez ! Par tous les Dieux, ça, oui, officier Gris, vous me plaisez !
Tout cela fit que, quand je retrouvai Heller pour le déjeuner, j’étais vraiment d’excellente humeur.
Il était dans le salon du pont supérieur, installé devant un plateau sur lequel étaient disposés des pains sucrés et de l’eau pétillante et il me fit signe de prendre un siège.
Il avait réglé les écrans sur le panorama tribord. Nous étions immobiles sous les rayons du soleil, à huit cents kilomètres au-dessus de notre base, à un peu moins de deux cents kilomètres à l’intérieur de la Ceinture de Van Allen. Et là, juste en dessous, c’était la Turquie !
Le vaisseau présentait son flanc à la planète. Les spatiaux sont fous. Peu leur importe qu’on soit à l’envers ou à l’endroit. Je trouvais plutôt déconcertant d’être assis sur un siège à la verticale avec, devant moi, un plateau tout aussi vertical. J’ai toujours l’impression que je vais tomber d’une seconde à l’autre. Bien sûr, les synthétiseurs gravifiques compensent tout, néanmoins je faisais particulièrement attention à la façon dont je tenais ma chope. C’est en de pareils moments que je me sens heureux de ne pas être un spatial !
Malgré tout, je me sentais bien et j’appréciais l’eau pétillante avec beaucoup de plaisir. Quand j’eus fini mon repas, la vie me parut agréable. Nous étions presque arrivés, nous n’avions pas explosé dans l’espace et les compensateurs de gravité avaient tenu le coup.
Je remarquai qu’Heller avait sorti tous les imprimés d’ordinateurs que je lui avais donnés à Répulsos, ainsi que plusieurs livres et des cartes. J’aperçus également la notice d’effacement qui indiquait que Lombar Hisst avait récupéré toutes les informations culturelles et autres concernant nos banques de données sur la Terre.
— J’ai réussi à identifier toutes ces mers par leur nom local, me dit-il, mais vous feriez mieux de vérifier.
C’était une journée ensoleillée, presque sans le moindre nuage. On était au milieu du mois d’août dans cette région de la Terre, une saison plutôt sèche, et les seules traces de brume que j’apercevais étaient dues à la poussière.
J’était heureux d’avoir appris qu’il ne connaissait pas tout.
— Cette mer, là, tout en bas, dis-je, juste au-dessous de la Turquie occidentale, celle qui est si bleue, c’est la Méditerranée. Et au-dessus, c’est la mer Noire. Mais, comme vous pouvez le voir, elle n’a rien de noir. A gauche, celle avec toutes ces petites îles, c’est la mer Egée. Et celle que vous voyez au nord-ouest, complètement enfermée, c’est la mer de Marmara. La ville que vous voyez tout en haut est Istanbul, que l’on appelait autrefois Constantinople et, il y a plus longtemps encore, Byzance.
— Eh ! Vous en connaissez un bout sur cet endroit !
J’étais flatté. Oui, c’est vrai que je connaissais assez bien la région. A dire vrai, il connaissait très bien son métier : la technologie et le vol spatial, mais il ne possédait pas le dix millième de ce que je savais dans mon rayon : espionnage et opérations clandestines. Ça, il l’apprendrait à ses dépens, et avant peu.
Mais je poursuivis, imperturbable :
— Juste à gauche, au centre de la Turquie, il y a un grand lac. Vous le voyez ? C’est le lac Tuz. Maintenant, si vous regardez un peu plus à l’ouest et légèrement au sud, vous allez découvrir un autre lac. Le lac Aksehir. Et d’autres au sud-ouest. Vu ?
Il avait bien vu, mais il me demanda :
— Vous pouvez me montrer le Caucase ?
Oh, mes Dieux ! Voilà qu’il repartait sur cette fable stupide !
— Tout là-bas, à l’est de la mer Noire, vous voyez cette bande de terre reliée à la Turquie ? C’est ça, le Caucase. Et à l’horizon, vous avez la mer Caspienne, qui constitue la frontière orientale du Caucase. Mais on ne peut pas y aller. C’est un pays qui appartient à la Russie communiste. La Géorgie et l’Arménie sont là, du côté russe. Mais le Caucase est hors des frontières. N’y pensez plus. J’essaie de vous montrer quelque chose.
— Très jolie planète, dit Heller de façon incongrue. Mais vous me dites que personne ne peut aller dans le Caucase ?
Bon, il fallait lui mettre ça dans la tête.
— Écoutez-moi bien : à partir du nord-est de la Turquie, et jusqu’à l’océan Pacifique, de l’autre côté de la planète, tout appartient à la Russie communiste ! Ils ne laissent entrer personne, ils ne laissent sortir personne. C’est une bande de dingues. Ils gouvernent avec une police secrète qu’on appelle le KGB.
— C’est comme l’Appareil ?
— Oui, comme l’Appareil ! Non ! Ce que je veux dire, c’est que vous ne pourrez pas y aller. Maintenant, est-ce que vous voulez m’écouter…
— C’est affreux. Toute une partie de cette planète est dirigée par une police secrète… Et pourtant, elle est tellement jolie. Mais pourquoi le reste de la planète accepte-t-il qu’ils gouvernent de cette façon démente ?
— Les Russes ont volé les secrets de la fission atomique. Il y a un risque de conflit thermonucléaire et il faut être très prudent car ils sont assez fous pour faire sauter la planète tout entière.
Il prenait des notes sur un bloc et – ce qui ne lui ressemblait guère – il récitait à haute voix : « Les Russes sont fous. Ils sont gouvernés par une police secrète semblable à l’Appareil. Ils pourraient faire sauter le monde avec des armes thermonucléaires. »
— Compris, dit-il.
Enfin, il m’accordait toute son attention.
— Maintenant, vous allez arrêter avec cette fixation sur le Caucase et m’écouter vraiment.
— Donc, le malheureux Prince Caucalsia a perdu sa deuxième patrie ! Les Russes la lui ont prise !
Je haussai le ton.
— Regardez à l’ouest du lac Tuz, tout droit à partir du haut du lac Akschir et à un tiers de cette distance. C’est Afyon. Notre base !
Bon, cette fois, j’espérais bien l’avoir arraché à cette idiotie : la Légende Populaire 894M ! Docilement, il tendit la main vers le panneau de contrôle et le paysage parut soudain monter vers nous. J’eus l’impression de tomber brutalement et je me retins à mon siège.
— Oh, oh ! s’exclama Heller. Ça alors ! On dirait tout à fait Répulsos !
Je dois avouer que je m’étais parfois demandé pour quelle raison cette base avait été choisie autrefois par l’Appareil. Mais je répondis :
— Non, non. Ce n’est qu’une coïncidence. Son nom est Afyonkarahisar.
— Qu’est-ce que ça veut dire en voltarien ?
Je n’avais pas l’intention de lui donner la traduction exacte : le château noir de l’opium. Je me contentai de lui dire :
— Ça signifie « la forteresse noire ». Le rocher dans lequel elle a été construite est haut de plus de deux mille mètres. Les remparts sont les restes d’un fort byzantin construit à l’emplacement d’une première forteresse qui remonte aux Arzawas, une tribu d’un peuple très ancien : les Hittites.
— Je crois que votre forteresse serait encore plus noire s’il n’y avait cette usine à proximité, qui envoie de la poussière blanche.
— C’est une cimenterie. Il y a à peu près soixante-dix mille habitants à Afyon.
Il régla l’image sur une vision plus large et resta silencieux, immobile et admiratif. Il y avait encore des traces de neige dans les montagnes autour d’Afyon. Les minuscules villages dispersés dans le paysage formaient comme un patchwork. Impossible à pareille altitude de sentir les vents terribles qui soufflaient des hauts plateaux. A vrai dire, la Turquie est un pays plutôt dur.
— Et tout ce jaune et cet orange, c’est quoi ? demanda soudain Heller.
Il avait les yeux fixés sur l’immense paysage fleuri des vallées. Avant que j’aie pu l’en empêcher, il avait modifié la vision et les vallées étaient toutes proches. J’avais l’impression atroce d’être tombé de mille kilomètres. Oui, les types de la Flotte sont complètement dingues.
— Des fleurs ? s’exclama Heller.
— Les jaunes, celles qui sont dans les champs proches de la route, ce sont des tournesols. C’est une culture alimentaire. Ces grosses fleurs produisent des graines que les gens apprécient.
— Fichtre ! Il y en a des milliers d’hectares ! Mais les autres, celles qui sont plus petites, avec des pétales de couleurs différentes, des feuilles gris-vert et le pistil sombre, c’est quoi ?…
Le sujet de son intérêt soudain, c’était les champs de Papaver somniferum, les pavots à opium, la source de rêves mortels, la base de l’héroïne – la raison même pour laquelle l’Appareil avait installé sa base dans cette région. Aïe ! Heller était à deux doigts de percer notre secret. Afyon est le principal centre de culture de l’opium dans toute la Turquie, et peut-être sur toute la Terre.
Je mentis :
— Ils les vendent sur les marchés aux fleurs. (Il ne connaissait rien à ce jeu. Comme un enfant.) Mais ce que je voulais vous montrer, c’est notre base. La vraie. Élargissez l’image. Bien. Maintenant, prenez un axe à partir de ce lac, là, vous y êtes ? Vous recoupez Afyonkarahisar. Et vous avez une montagne, tout droit dans le prolongement de votre axe. Vu ?
Il acquiesça.
Je poursuivis :
— Le sommet de cette montagne est une simulation électronique. En fait elle n’existe pas. Mais les détecteurs qu’ils utilisent sur cette planète – et même ceux qu’ils pourraient mettre au point dans l’avenir – réagissent normalement. On se pose droit dessus et on se retrouve dans nos hangars.
— Ça c’est parfait.
— En fait, c’est plutôt ancien. Des équipes de désintégration sont venues de Voltar il y a des dizaines d’années pour creuser la base dans la roche. Elle est très vaste. Et l’année dernière, elle a encore été agrandie.
Il parut impressionné, aussi ajoutai-je :
— Oui, j’ai participé à ces travaux. J’ai fait ajouter pas mal de refuges, de galeries et de boyaux. De façon à pouvoir sortir en pas mal d’endroits à l’improviste. Mais, pour ça, j’avais un modèle. Un maître.
— Ah, vraiment ?
Je me repris. J’avais failli lui dire que c’était Bugs Bunny. Mais il n’aurait pas compris. Je repris précipitamment :
— Centrez l’image sur la montagne. Tout près, vous avez une station d’observation de satellites. Vous y êtes ? Parfait. Maintenant, au fond de ce canyon, est-ce que vous voyez cette grande construction carrée ? Très bien. C’est le Centre International de Formation Agricole à l’usage du Monde Rural. Et est-ce que vous distinguez bien cette zone de sol fraîchement retourné, au nord du canyon ? C’est un site archéologique. Sur l’emplacement d’une tombe phrygienne. Autour, ce sont les maisons où demeurent les chercheurs.
— Et alors ? demanda Heller.
J’avais envie de le surprendre. Après tout, il n’était pas le plus brillant de tout l’univers.
— Les ingénieurs de la station d’observation, toute l’école, tous les chercheurs qui creusent… ils sont à nous !
— Comment ? Ça, alors, je n’aurais jamais cru !
Je savais que je le tenais.
— La Turquie a tellement envie d’être un pays moderne, et ça depuis plus d’un demi-siècle, que c’est la Terre qui nous finance en fait !
— Mais comment vous procurez-vous les papiers nécessaires, les identoplaques et tout ça ?…
— Écoutez, ce sont des primitifs. Ils se reproduisent à un taux particulièrement élevé. Avec les maladies, les enfants meurent. Une racaille typique. Donc, depuis plus d’un demi-siècle, quand un bébé naît ici, nous nous assurons que cette naissance est dûment enregistrée. Mais, s’il vient à mourir, ce n’est pas le cas. Les fonctionnaires sont tous corrompus. Ce qui nous permet de faire rentrer des tonnes de certificats de naissance, au-delà même de ce que nous pourrions utiliser.
« Et puis, ce pays est en pleine pauvreté et les gens émigrent par centaines de milliers. Ce qui nous permet d’obtenir des passeports étrangers.
« De temps en temps, un de nos certificats de naissance est appelé au “service militaire” – une chose qui dépend de l’Armée chez eux. Alors, dans ce cas, c’est toujours un garde de l’Appareil qui répond à l’appel et qui fait son temps sous le drapeau turc. Comme c’est l’Armée qui règne sur ce pays, nous avons des officiers à Istanbul. Naturellement, nous choisissons des gens qui ont l’air plus ou moins turcs mais, étant donné qu’il y a des dizaines de races différentes ici, qui pourrait remarquer ce genre de subtilité ?
— Excellent, commenta Heller qui semblait vraiment impressionné. Donc, si je comprends bien, nous sommes plus ou moins propriétaires de ce petit bout de la planète ?…
— Plutôt plus que moins.
— J’aurais bien aimé que vous contrôliez le Caucase. Ça me ferait plaisir de le visiter.
Son cas était désespéré. Je lui adressai un sourire indulgent.
— Eh bien, ce soir nous descendrons et vous pourrez toujours aller faire un tour jusqu’à Afyon pour jeter un coup d’œil sur notre petit empire.
En fait, je brûlais d’envie de tester les mouchards que Prahd lui avait implantés dans le crâne.
— Très bien, dit-il. En tout cas, merci pour la visite guidée. J’ai apprécié.
Nous nous sommes quittés, comme des amis. En tout cas, c’était vrai pour lui. Pauvre minable ! Il était peut-être expert dans son domaine, pas dans le mien. Je l’avais amené exactement là où je le voulais : à des années-lumière de ses amis, dans une région que nous contrôlions entièrement. Ici, plus question de ses copains de la Flotte ! Moi, par contre, j’avais des amis par milliers dans le coin !
Il avait intérêt à s’habituer à la Terre. Parce qu’il ne la quitterait jamais, même si je le laissais vivre !
Dans l’obscurité, nous nous sommes glissés discrètement vers notre base de la planète Terre. J’avais rédigé mes instructions et j’étais prêt à les donner dès que nous nous serions posés.
Durant l’après-midi, j’avais eu tout le temps de réfléchir et de passer en revue ma tactique.
Un principe élémentaire et sage, dans les opérations clandestines, lorsque vous découvrez que vous obéissez aux ordres d’un dément, c’est d’assurer au maximum la sécurité de votre position. J’avais constaté que sans le moindre doute Lombar Hisst était un schizophrène à tendances paranoïdes, avec une mégalomanie prononcée, accompagnée d’hallucinations auditives, compliquée d’un problème d’intoxication à l’héroïne que venait doubler la consommation régulière d’amphétamines. En d’autres termes, il était fou, totalement, absolument cinglé. Exécuter ses ordres était dangereux.
Donc, j’avais couché par écrit un petit résumé de ma position présente. En classant tout par ordre. Ce qui donnait :
1. Lombar Hisst avait besoin de drogue sur Voltar afin de miner puis de renverser le gouvernement existant pour prendre le pouvoir.
1. a) Blito-P3 est l’unique source connue pour de telles drogues.
1. b) La base a été installée sur Terre afin de faciliter l’exportation des drogues sur Voltar.
2. Delbert John Rockecenter, à titre personnel, par actions et d’autres moyens, contrôlait l’ensemble des sociétés pharmaceutiques de la planète.
2. a) Delbert John Rockecenter, par l’intermédiaire de ses banques et autres contrôlait en plus, et parmi bien d’autres choses, le gouvernement turc.
2. b) La fortune de Delbert John Rockecenter reposait sur le pétrole et le contrôle de toutes les ressources énergétiques de la Terre.
2. c) Delbert John Rockecenter pouvait être ruiné par quiconque s’attaquerait à son monopole de l’énergie.
2. d) Conclusion du 2 : Si le monopole pharmaceutique passait en d’autres mains, moins criminelles, tous nos plans s’effondreraient !
3. D’un point de vue terrestre, la présence de Jettero Heller serait extrêmement bénéfique.
3. a) La terre disposerait de carburant en abondance et à moindre prix.
3. b) Les périodes de dépression économique étant engendrées par les limitations en énergie, le soutien d’Heller aurait alors pour corollaire positif de mettre brusquement un terme à l’inflation galopante pour ouvrir une ère de prospérité.
3. c) Si Heller modifiait la nature du carburant principal, l’atmosphère de la planète serait ainsi nettoyée.
3. d) Si Heller ne réussissait pas dans sa mission, on considérerait que la planète était seule responsable de son autodestruction par la pollution.
3. e) Si le Grand Conseil venait à apprendre qu’Heller avait échoué, il déclencherait instantanément une invasion sanglante. Cela serait coûteux pour Voltar, fatal pour la Terre. Et cela, uniquement pour empêcher les habitants de la planète de rendre cette base inutilisable par leur mauvaise gestion.
3. f) Si Heller réussissait, l’invasion prévue serait décalée d’une centaine d’années, conformément au Calendrier d’Invasion.
3. g) En une centaine d’années, durant lesquelles la planète disposerait de ressources en énergie abondantes et propres, la Terre parviendrait sans doute à un niveau technologique plus élevé. Elle aurait alors droit à un type d’invasion appelé « C.P. » (pour Coopération Pacifique). Voltar, dans ce cas, n’exigerait que quelques bases et n’interférerait que très peu avec les affaires intérieures de la Terre. Il n’y aurait pas de destruction, le sang ne serait pas répandu et tout le monde serait satisfait.
3. h) La présence de Jettero Heller sur Terre était un don des Dieux, pour Voltar autant que pour la Terre.
4. Soltan Gris avait la preuve que Lombar Hisst avait placé un assassin dans l’entourage de Soltan Gris.
4. a) Si ledit Soltan Gris n’obéissait pas aux ordres de Lombar le susdit assassin mettrait un terme à l’existence de Soltan Gris avec préméditation, ignominie et cruauté !
CONCLUSION :
Exécuter au doigt et à l’œil les ordres de Lombar Hisst, consciencieusement et avec zèle ! Et sans poser de questions !
Si je puis me permettre cette réflexion, ce résumé était des plus brillants. Non seulement il couvrait l’essentiel, mais il éclairait tous les points particuliers les plus importants. Oui, c’était un petit chef-d’œuvre !
Nous descendions donc, à l’insu des systèmes de surveillance primitifs dont disposaient les forces militaires de la planète. Leur radar était du type que nous appelons « l’arc et la flèche ». Facile à neutraliser.
Nous sommes arrivés droit sur la cible, l’illusion électronique de montagne. Je dois dire ici que, pirate ou pas, la capitaine Stabb maniait remarquablement son vaisseau. Il n’y eut qu’une seule secousse, assez forte, à l’instant où nous nous posâmes sur la remorqueuse.
Puis le vaisseau se mit à vibrer : la remorqueuse nous transporta sur le côté, dans un des hangars creusés sous le roc, libérant la zone de débarquement pour d’autres transits.
J’allai tapoter amicalement le dos du capitaine Stabb. Désormais, nous étions amis.
— Excellente arrivée, lui dis-je. Je n’aurais pas fait mieux moi-même.
Il m’adressa un regard rayonnant.
— Maintenant, il y a une chose que je vais vous demander en tant qu’ami, ajoutai-je. C’est d’avertir tous les gens de l’Appareil que vous rencontrerez que le rigolo que nous avons amené avec nous est en réalité un agent de la Couronne nanti d’ordres secrets pour exécuter tous ceux qui ont un crime à se reprocher. Dites-leur que si jamais ils lui adressent la parole, ils risquent leur peau.
Le capitaine ne se le fit pas dire deux fois. Une seconde après que le sas eut été ouvert, il se rua sur l’échelle de coupée comme un ouragan pour aller répandre la nouvelle, sous prétexte d’aller entamer les procédures d’arrivée. Oui, ce capitaine, c’était du gâteau.,.
Une porte s’ouvrit au bout de la coursive et Heller s’engagea sur les échelons tout en me demandant :
— Vous n’avez rien contre, si je me balade un peu ?
— Bien au contraire, lançai-je d’un ton enjoué. Vous pouvez même vous plonger un peu dans la couleur locale. Tenez, voilà un bon pour la Section Habillement. C’est juste au bout. Pourquoi ne feriez-vous pas un petit tour en ville ? Il est encore tôt. Tenez : un bon d’autorisation pour emprunter un véhicule. Il y a pas mal de gens qui parlent l’anglais en Turquie, donc pas de problème. Bien sûr, vous n’avez pas encore de papiers, mais personne ne vous fera d’ennuis. Dites simplement que vous êtes un technicien nouvellement débarqué, affecté à la station de satellites. Prenez du bon temps, éclatez-vous, oubliez tout ! ajoutai-je dans mon plus parfait anglais commercial avec un rire joyeux.
Tandis qu’il descendait calmement l’échelle, je l’observai. Il disparut dans le tunnel qui conduisait à la Section Habillement. Oui, c’était vraiment un gosse stupide dans toute cette partie qui se jouait, et moi j’étais un vieux professionnel.
Mes bagages étaient prêts. Je hélai un type du hangar et, quelques minutes après, tout était chargé sur une plate-forme et j’étais en route.
Il y avait un défaut majeur dans les hangars de Blito-P3. En Turquie, les séismes sont fréquents et particulièrement redoutables et un tel volume creusé dans la roche nécessite un soutènement considérable. Lorsque les vaisseaux arrivent, on déconnecte les cônes pour les remettre en place ensuite. Il y avait près d’un an que je n’étais pas venu et j’avais oublié ce détail. J’étais donc en plein dans le champ à la seconde où ils se remirent en place et je faillis être étendu raide. Ce qui me rendit un peu plus sévère et intraitable que je ne l’aurais été d’ordinaire car, à dire vrai, j’étais transporté de joie à la seule pensée que je quittais enfin ce (bip) de remorqueur !
Je m’arrêtai au quartier des officiers pour me procurer un trench-coat.
J’empruntai la sortie qui indiquait « baraquements des ouvriers du site archéologique » et appelai un « taxi ». J’entassai mes bagages à l’intérieur et le chauffeur, qui bien entendu appartenait à l’Appareil, me conduisit directement au bureau du commandant de la base.
Il est installé dans une cabane en pisé, à proximité du Centre International de Formation Agricole. Les Turcs croient que le commandant de la base est le responsable des lieux. Ce qui lui permet de justifier l’activité intense qui règne au Centre, car les paysans ne cessent d’affluer pour recevoir une formation spéciale : comment cultiver encore plus d’opium à moindres frais.
Les Turcs sont en réalité d’origine mongole. Le mot Turc est une corruption du terme « T’u-Kin », qui est chinois. Selon le calendrier de la Terre, ils ont envahi l’Asie Mineure aux environs du Xe siècle. Mais leur appartenance n’a rien de chinois et ils ont été à leur tour envahis tant de fois qu’on compte des centaines de types raciaux. Il est donc très facile de récupérer, dans les cent dix planètes de la Confédération Voltarienne, des milliers de gens qui peuvent aisément se faire passer pour des Turcs.
C’était le cas pour le commandant de la base. Son nom véritable était Faht, et il se faisait appeler Faht Bey – les Turcs ayant l’habitude d’ajouter « Bey » après leur nom pour une raison qui m’échappe. A ce poste sans problème, il était devenu très gras. Sa femme était d’ailleurs aussi replète que lui. Il possédait une énorme et vieille Chevrolet, à son image, et son appartement était meublé dans un style occidental cossu. Il avait été condamné pour génocide sur Flisten et il tremblait dès qu’on faisait allusion à un possible changement d’affectation.
A l’évidence, à la seule annonce de mon arrivée, dont il n’avait pas été prévenu, il avait perdu une bonne dizaines de livres.
Il était sur le seuil pour m’accueillir. Il s’épongeait le visage avec un grand mouchoir de soie et il se plia en deux tout en m’ouvrant toute grande la porte.
Ah, qui dira la joie que l’on éprouve à être un officier du quartier général ! Les gens crèvent de trouille devant vous !
Sa femme apparut, portant un plateau avec du thé et du café, et faillit tout renverser. Quant à Faht Bey, il essuyait avec son mouchoir un fauteuil qui m’était destiné – ce qui ne faisait que le rendre plus huileux d’aspect.
— Officier Gris, lança-t-il d’une voix chevrotante et suraiguë, je veux dire Sultan Bey (c’était mon nom turc), je suis ravi de vous voir. J’espère que vous allez bien, que tout tourne rond, et que vous continuerez d’aller bien et que tout se passera bien !
(Ces derniers mots signifiaient en vérité : est-ce que je suis encore le commandant de cette base ou êtes-vous porteur d’ordres d’élimination à mon égard ?)
Je le mis à l’aise aussitôt en lui montrant les ordres.
— J’ai été nommé Inspecteur Superviseur Général de toutes les opérations concernant Blito-P3 – je veux dire la Terre ! Si j’ai le moindre soupçon que vous ne faites pas correctement votre travail, que vous ne coopérez pas totalement et ne m’obéissez pas aveuglément, je vous ferai éliminer !
Il s’effondra si lourdement dans son fauteuil hyper-rembourré qu’il faillit s’écraser. Il inspecta mes ordres. D’ordinaire, il était plutôt pâle. A présent, il était gris. Il ouvrit la bouche mais aucun son ne franchit ses lèvres.
— Nous pouvons nous dispenser des formalités, poursuivis-je. Prenez votre téléphone. Vous avez trois appels à faire à Afyon. Vos contacts habituels, les patrons de café… Dites-leur que je viens de recevoir une information secrète : un jeune homme, d’environ un mètre quatre-vingt-dix, cheveux blonds, et se faisant passer pour un technicien de la station de contrôle des satellites, est en réalité un agent de la DEA, la Drug Enforcement Agency[3] des États-Unis. Dites-leur qu’il va mettre son nez partout et qu’il ne faut lui parler sous aucun prétexte.
Il fondit sur son téléphone comme une fusée.
Les autochtones se sont toujours montrés très amicaux à notre égard. Ils supervisent tout et coopèrent à cent pour cent. Ils croient – y compris le commandant militaire local – que nous appartenons à la Mafia. Et c’est ce qui nous ouvre toutes les portes.
Faht Bey donna rapidement ses coups de téléphone et me dévisagea comme un chien fidèle et docile.
— A présent, vous allez m’appeler deux gorilles du coin, leur donner la description de ce type et leur dire de le trouver et de lui filer une raclée.
Il essaya de protester.
— Mais la DÊA s’est toujours montrée amicale avec nous ! Tous leurs agents en Turquie sont sur nos fiches de paie ! Et puis, Sultan Bey, nous ne tenons pas à nous retrouver avec des cadavres dans les ruelles d’Ayfon ! La police risquerait d’en entendre parler et d’être obligée de simuler une enquête. Elle n’aimerait pas ça !
Oui, je comprenais maintenant pourquoi ils avaient besoin d’un Inspecteur Superviseur !
Mais Faht Bey continuait d’une voix tremblotante :
— Si vous voulez qu’on tue quelqu’un, pourquoi ne pas procéder de la manière habituelle et le conduire au site archéologique ?…
Je dus me mettre à crier pour qu’il comprenne.
— Je n’ai pas dit le tuer ! Je veux seulement qu’on lui donne une bonne correction ! Il faut qu’il comprenne qu’on ne l’aime pas trop dans le coin !
Là c’était différent. Tout s’éclairait pour lui.
— Ah, mais il n’est pas vraiment de la DEA !
— Mais non, imbécile ! C’est un agent de la Couronne ! S’il a vent de quoi que ce soit, c’est ta tête qui tombe !
Ça, c’était vraiment différent ! Et pire. Mais il appela.
Quand il eut fini, il but nerveusement et le café et le thé que son épouse avait préparés à mon intention. Quel bonheur de savoir que je pouvais l’épouvanter à ce point ! Tout se passait, tellement mieux que sur Voltar !
— A présent, dites-moi : est-ce que mes appartements sont prêts ?
Là, il paniqua encore plus. Avant de lâcher :
— Cette fille, cette danseuse que vous aviez, elle s’est donnée à tout le monde et elle a refilé la (bipouille) à quatre gardes avant de ficher le camp en emportant une partie de vos affaires.
Ma foi, les femmes ont toujours été infidèles. Et il faut dire qu’en vérité il n’existe plus de danseuses authentiques en Turquie. Elles ont toutes émigré un peu partout et il ne reste guère que des prostituées qui ne sont pas de vraies danseuses du ventre.
— Appelez-moi votre contact dans le quartier de Sirkeci, à Istanbul, qu’il en envoie une par l’avion du matin.
La femme de Faht Bey revint avec un nouveau plateau de thé et de café. A présent que les affaires les plus importantes étaient réglées, je pouvais me détendre et boire quelque chose. Le café était épais comme du sirop et tellement sucré qu’il était presque solide.
Quand il eut raccroché, je demandai :
— Est-ce que Raht et Terb sont là ?
Il secoua la tête.
— Raht est là, oui. Terb est à New York.
Je sortis les ordres scellés de Lombar, destinés à Raht.
— Remettez cela à Raht. Qu’il prenne l’avion du matin pour les États-Unis. Donnez-lui beaucoup d’argent pour ses frais car il va en Virginie pour monter quelque chose.
— Je ne sais pas si je vais réussir à lui avoir une place. Les lignes turques…
— Il aura une place, dis-je.
Il hocha à nouveau la tête. Oui, bien sûr, Raht aurait une place réservée.
— Maintenant, ajoutai-je, à propos d’argent, voici un ordre de mission.
Je le lançai sur le bureau. C’était un ordre parfaitement régulier. Je l’avais tapé moi-même sur la machine du remorqueur. Il disait :
A TOUS
L’Inspecteur Superviseur Général a droit à toutes les avances de fonds qu’il requerra, et ce à n’importe quel moment et sans ces (biperies) de formalités telles que signatures et reçus. La façon dont il les dépensera ne regarde que lui. Point final !
J’avais même une signature et une estampille d’identoplaque impossibles à déchiffrer. Cet ordre ne serait jamais classé sur Voltar. Voltar ignorait l’existence de ces fonds sur Blito-P3. Malin, non ?
Ça fit cependant tiquer un peu Faht Bey. Mais il prit l’ordre, le mit dans ses dossiers et, en me voyant tendre la main, il se rendit dans la pièce du fond, là où se trouvait son coffre.
— Dix mille livres turques plus dix mille dollars US ! Ça sera suffisant pour commencer !
Il revint avec l’argent. Je pris les liasses et les fourrai dans la poche de mon trench-coat.
— Maintenant, ouvrez le tiroir de votre bureau et prenez le Colt.45 automatique que vous y rangez. Donnez-le-moi !
— Mais c’est mon arme !
— Vous n’aurez qu’à en piquer un autre à un gorille de la Mafia. C’est bien comme ça que vous vous êtes procuré celui-ci, non ? Vous ne voulez quand même pas que je viole l’article a-36-544 M, Section B, du Code Spatial, n’est-ce-pas ? Dévoiler son identité à des étrangers ?…
Il s’exécuta. Il ajouta même deux chargeurs pleins. Je vérifiai l’arme. J’avais repéré ce revolver un an auparavant pendant que je fouillais son bureau à la recherche d’éléments de chantage. C’était un Colt militaire américain 1911 A1. Mais à l’époque, je n’avais pas les pouvoirs dont je disposais maintenant. Qu’il l’ait pris à la Mafia, j’avais dit ça au pif. Mais je remarquai quand même qu’il y avait trois encoches sur le canon.
Je voulais le rassurer. Je n’avais pas vraiment intérêt à ce qu’il continue de paniquer. J’armai le .45, le fit pivoter d’une main experte et pressai la détente. Bien entendu, il n’y avait pas de projectile dans la chambre de tir. Et je visais son ventre, pas sa tête.
Il n’y eut qu’un cliquetis.
— Pan dans le mille ! m’exclamai-je en riant.
Mais lui ne riait pas.
— Timyjo Faht, ajoutai-je en me servant de son nom flistenien et en m’exprimant dans un mélange d’anglais et de voltarien, vous et moi, nous allons très bien nous entendre. Pour autant que vous ferez ce que je vous demande et que vous vous casserez le (bip) pour veiller à mon confort tout en gardant votre nez bien propre. Vous savez, il n’y a rien d’illégal que vous ne sachiez faire que je ne sache faire encore mieux que vous. Donc, tout ce que je demande, c’est du respect.
Il parlait l’anglais, lui aussi. Et il travaillait avec la Mafia. Donc, il me comprenait.
Je fis tourner le Colt entre mes doigts avant de le glisser dans mon trench-coat. J’avais vu un acteur de la Terre du nom d’Humphrey Bogart faire ça dans un vieux film.
Ensuite, je gagnai le « taxi » qui m’attendait. Je montai et lançai en américain :
— A la maison, James, et mets toute la gomme !
Oui, en vérité, j’étais chez moi. Ce pays me plaisait. De tous les endroits que je connaissais dans l’univers, c’est là qu’on appréciait mon genre. J’étais leur type de héros. Et j’aimais ça.
Je m’enfonçai dans la nuit moite. L’air était comme du velours doux et noir sur mon visage. A droite comme à gauche, les tournesols brillaient dans le faisceau des phares. Au-delà, adroitement cachés au regard du touriste, s’étendaient les champs immenses de Papaver somniferum, les mortels pavots à opium qui expliquaient le choix de l’Appareil.
C’est une histoire intéressante, qui lève le voile sur la façon dont l’Appareil fonctionne et, cette nuit-là, quand nous nous retrouvâmes bloqués sur la route par un convoi de chariots, je la repassai en mémoire.
Longtemps auparavant, une équipe de l’Appareil, chargée de recueillir des informations techniques et culturelles et composée d’un sous-officier et de trois sociographes, avait été interrompue dans ses travaux quand avait éclaté sur Terre ce que les Terriens appellent la Première Guerre mondiale. Ils n’avaient pas réussi à rallier à temps le vaisseau de rapatriement, avaient manqué le rendez-vous et avaient réussi à passer plusieurs frontières en profitant de la situation trouble créée par le conflit. A partir de la Russie, déchirée par la révolution, ils étaient descendus jusqu’au sud, ils avaient franchi le Caucase et, après avoir traversé l’Arménie, ils étaient arrivés en Turquie.
Ils s’étaient cachés sur les pentes du Bujuk Agri, un pic de 5 200 mètres d’altitude que l’on appelle aussi le mont Ararat. C’est là que l’équipe avait installé une balise d’appel dans l’espoir que le signal répété et la montagne attireraient l’attention d’un vaisseau de secours de l’Appareil.
Mais la guerre était arrivée à son terme et aucun vaisseau ne s’était manifesté. Affamés et glacés, les membres de l’équipe s’étaient alors dirigés vers l’ouest en se jurant de ne plus s’arrêter jusqu’à ce qu’ils rencontrent un climat plus doux. Leur voyage avait dû être difficile car le haut plateau de la Turquie orientale n’a rien d’un paradis. Mais ils étaient arrivés à bon port, aidés en cela par le fait que la Turquie, qui s’était rangée du mauvais côté dans la guerre, était plongée dans le chaos de la défaite et soumise aux vainqueurs.
Finalement, ils étaient arrivés à Afyon. Là, le climat était plus chaud. Et en face d’eux, ils avaient le spectaculaire roc noir avec la forteresse d’Afyonkarahisar. Ils avaient installé la balise dans les ruines et s’étaient débrouillés pour survivre dans la région, ravagée par la guerre. Ils avaient même appris à parler le turc. Les déserteurs étaient nombreux dans le pays.
Sur la Terre, c’était l’année 1920. Une énorme force expéditionnaire grecque se dirigeait sur Afyon avec l’intention de s’emparer d’une grande partie de la Turquie. Un général turc, Ismet Pasha, avait réussi non seulement à contenir l’armée grecque, mais à battre par deux fois les envihasseurs sur le site même d’Afyonkarahisar.
Pris dans cette situation, le sous-officier de l’Appareil et ses sociographes avaient choisi leur côté, pris des armes et des uniformes aux morts et combattu comme soldats turcs dans la bataille d’Afyon.
Durant le mois suivant, au sein de l’Appareil, quelqu’un – qui cherchait sans doute une excuse pour prendre un congé – s’aperçut qu’une équipe de recherches culturelles et techniques était portée manquante. Il ne s’agissait pas d’une expédition très importante – c’était la vingt-neuvième envoyée sur Blito-P3 au cours des trois ou quatre mille dernières années. Le Calendrier ne prévoyait pas l’invasion de cette planète avant cent quatre-vingts ans. Néanmoins, l’officier de l’Appareil qui avait constaté cette disparition obtint un ordre de mission ainsi qu’un vaisseau-éclaireur. Il eut la surprise de découvrir la balise qui continuait d’émettre depuis les hauteurs d’Afyonkarahisar et l’équipe de l’Appareil fut finalement récupérée après sept ans ou presque.
Le sous-officier qui avait commandé l’équipe, et qui cherchait à se trouver une planque, était revenu sur Voltar avec une idée splendide.
Et le vieux Muhck, le prédécesseur de Lombar, lui avait prêté une oreille attentive.
Apparemment, durant cette Première Guerre mondiale, le reste de la planète avait commencé à adopter une idée russe : les « passeports ». Cette idée stupide n’avait pas sauvé le gouvernement russe de la révolution. Mais les autres gouvernements s’en étaient emparés avec avidité. Dans le proche avenir, et bien avant que la date prévue pour l’invasion ne soit échue, il serait difficile de s’infiltrer sur Blito-P3.
Le vieux Muhck était tout à fait compétent. Il savait très bien qu’on ferait appel à l’Appareil pour provoquer la secousse préludant à l’invasion un jour prochain. C’est-à-dire que des flots de gens venus de pays différents se répandraient dans les rues en hurlant d’un ton hystérique : « Les envahisseurs arrivent ! Sauve qui peut ! », des saboteurs feraient sauter les centrales électriques, des officiers ordonneraient à leurs troupes de se disperser et des quotidiens titreraient : « Rendons-nous avant qu’il soit trop tard ! » Enfin, ce serait à peu près ça. La routine, quoi.
Ce qui clochait, c’était les finances !
C’est toujours le même problème de base, pour n’importe quel service de renseignements qui est amené à travailler derrière les lignes ennemies : trouver de l’argent. Les crédits voltariens sont inutilisables dans ce cas puisqu’ils ne peuvent pas être changés. Notre travail est coûteux et on ne peut pas attaquer les banques car on risque de trop attirer l’attention. On ne peut pas non plus importer de l’or ou des diamants en grande quantité sous peine d’être repéré. Non, c’est vraiment un dur boulot que de se procurer de l’argent chez l’ennemi !
Le sous-officier était porteur d’une information précieuse. Un pays de Blito-P3, les États-Unis d’Amérique, avait édicté en 1914 une loi appelée « Harrison Act », loi qui était appliquée à la lettre depuis 1920, calendrier terrestre. Elle réglementait le trafic des narcotiques, et plus particulièrement de l’opium. Et, bien entendu, le prix de l’opium grimpait en flèche. Et Afyon était le centre mondial de la production !
En tant que « vétérans turcs », du côté des vainqueurs, ils avaient un avantage. Et quel avantage ! Ils étaient d’authentiques héros de la guerre et des camarades de la révolution qui avait porté au pouvoir Mustafa Kemal Pasha Ataruk !
Et c’est ainsi que le vieux Muhck, en se fondant sur le principe qui gouverne Voltar (« Il y a tout le temps si vous prenez les choses à temps »), avait donné son agrément au projet. Il ne devait pas coûter cher. Et sans doute avait-il autour de lui des gens dont il n’appréciait pas la compagnie mais auxquels il devait des faveurs. C’est comme ça qu’était née la base Blito-P3.
Jusqu’à l’installation de Lombar, nul ne s’était guère intéressé à la base. C’était une opération locale, que personne ne contrôlait ou presque. Puis Lombar avait pris la direction de l’Appareil quand Muhck avait succombé à l’âge et, murmuraient certains, à une dose de poison judicieusement administrée. Sur Terre, c’était l’année 1970.
Lombar, qui se débattait pour trouver des moyens de satisfaire ses ambitions personnelles, avait eu son attention attirée sur cette base obscure par un rapport concernant les État-Unis d’Amérique, pays dont il avait appris l’existence sur Blito-P3 et qui avait découvert que l’opium qui échappait au contrôle de Rockecenter provenait de Turquie. Les États-Unis avaient alors débloqué des fonds importants pour la Turquie afin qu’elle cesse sa production d’opium.
Cette nouvelle n’inquiéta pas Lombar qui savait exactement ce qui allait se produire. L’argent tomberait dans la poche des politiciens turcs, il ne serait pas redistribué aux paysans et il y aurait une période difficile dans la région d’Afyon.
Lombar comprit qu’il tenait sa chance. Car sur Voltar, on n’utilisait jamais de drogues. Les docteurs employaient des anesthésiques gazeux et les cytologues étaient capables de soulager toutes les formes de souffrance. Lombar avait étudié l’histoire de la drogue dans la politique sur Blito-P3 et découvert qu’un pays appelé l’Angleterre avait réussi à miner la population de la Chine et à en renverser le gouvernement en utilisant l’opium. Il en déduisit qu’il tenait un moyen de grimper les échelons sur Voltar.
Il avait apporté son soutien aux cultivateurs de pavot en rachetant leur surproduction. Il avait développé la Section 451 au sein de l’Appareil et, apparemment à la suite de quelques erreurs de management, il avait déniché un officier de l’Académie pour en prendre la tête : moi.
Les États-Unis fermèrent bientôt le robinet des subventions. L’Appareil avait toujours été bien en place et il était désormais le roi de la région. Afyon était devenu son château et Lombar ne tarderait pas à régner sur Voltar s’il savait comment s’y prendre. Le personnel de la base était constitué des descendants directs des héros de la guerre et, comme tous les caïds de la finance en Turquie, ils révéraient Mustafa Kemal Ataturk, le père de la Turquie moderne. Longue vie à la révolution !
Longue vie à l’opium ! Longue vie à l’Appareil ! Et longue vie à Sa Majesté Lombar, qui serait bientôt au pouvoir sur Voltar !
Le cours de mes réflexions s’interrompit. Chariots ou pas, nous étions arrivés à la montagne. A ma villa.
Elle avait appartenu autrefois à un pacha turc, un noble de l’ancien régime et, peut-être, avant lui, à quelque seigneur byzantin, et avant encore à un riche Romain, et avant à un seigneur grec, et encore plus loin dans le temps, qui sait… La Turquie est le pays le plus riche en ruines de Blito-P3. C’est un carrefour entre l’Asie et l’Europe et toutes les races de la Terre, à une période ou une autre, ont colonisé la Turquie ou en ont fait le centre d’un empire ! C’est un rêve d’archéologue, un territoire rempli de pierres du passé !
Le sous-officier de l’Appareil qui avait fondé la base avait fait reconstruire la villa et il y avait vécu pendant longtemps. Son entretien était assuré par le budget alloué à la base. Lombar avait eu une fois la folle idée de la visiter, ce qu’il n’aurait jamais dû faire : c’est très imprudent et quasi fatal pour un chef de l’Appareil de s’éloigner de Voltar – et il avait augmenté le budget.
La propriété était construite contre le flanc de la montagne. Derrière ses arcs-boutants et ses hautes murailles, il y avait trois hectares de terrain. La villa était de style romain.
Tout était obscur. Je n’avais pas téléphoné pour prévenir de mon arrivée. Je voulais les surprendre.
Le « chauffeur de taxi » déposa mes bagages dans l’ombre du portail. C’était un vétéran de l’Appareil. Il avait été condamné pour viol d’enfants, si je me souvenais bien.
Dans la faible clarté du tableau de bord de l’antique Citroën, je vis qu’il tendait la main.
D’ordinaire, j’en aurais été offensé. Mais ce soir, dans l’ombre de velours, tout empli de joie en me retrouvant là, je glissai la main dans ma poche. La livre turque connaît un taux d’inflation de cent pour cent par an. La dernière fois, quatre-vingt-dix livres turques équivalaient à un dollar U.S. Mais le dollar lui aussi subissait les effets de l’inflation, aussi je calculai que le taux devait se situer actuellement aux alentours de cent cinquante livres. De plus, c’était ce que nous appelons de la « monnaie de singe » : il fallait vraiment avoir beaucoup de chance pour que quelqu’un l’accepte hors de Turquie. Et puis, l’ordre que j’avais forgé me donnait des ressources illimitées.
Je sortis donc deux billets que je pensai être d’une livre et les lui tendis.
Il les examina. Je sursautai ! Je lui avais donné deux billets de mille livres ! Environ quinze dollars !
— Ouais, super ! (Il parlait le turc et l’anglais avec tous les tics contemporains.) Qui c’est que vous voulez que je liquide, Officier Gris ?
Nous éclatâmes de rire tous les deux. La Mafia est partout et nous adorons parler l’argot des truands. Oui, je me sentais vraiment chez moi.
Du coup, je sortis deux autres billets de mille livres, je remontai le col de mon trench-coat et je lui dis, en tordant la bouche :
— Écoute, mec. Y a une nana, une pétasse, une greluche, quoi, qui va arriver de la ville par l’avion du matin. Tu te pointes à l’aéroport, tu l’embarques, tu me la vires aux charcuteurs du coin pour voir si elle peut pas nous refiler la (bipouille) et si le toubib la trouve O.K., amène-la par ici. Sinon, tu l’emmènes en balade !
— Patron, dit-il en levant le pouce, c’est une affaire qui roule !
Ça nous a fait hurler de rire tous les deux. Je lui ai filé les deux autres billets et il s’est cassé, super-heureux.
Ouais, c’était quelque chose de se retrouver ici. C’était exactement le genre de vie qui me branchait.
Je me suis tourné vers la maison pour appeler quelqu’un. Il n’était pas question que je porte moi-même mes bagages.
J’avais à peine ouvert la bouche que je l’ai refermée. J’avais une bien meilleure idée. Dans ce pays, dès qu’il fait noir, tout le monde se met au lit. Ils dormaient tous, sans doute. Il y avait en principe treize personnes à mon service, en comptant les trois jeunes garçons. En réalité, il y avait deux familles turques qui avaient toujours vécu ici, depuis que le sous-officier avait restauré la demeure, peut-être même depuis les Hittites qui l’avaient bâtie à l’origine, pour ce que j’en savais. Ils étaient plus loyaux envers nous qu’envers leur gouvernement et ils n’auraient jamais rien dit, même s’ils avaient remarqué quelque chose de vraiment étrange. Ils étaient bien trop stupides pour ça : de la racaille, c’est tout.
Ils étaient installés dans les anciens quartiers des esclaves, à droite de l’entrée. Le bâtiment était dissimulé au regard par quelques arbres et une haie. Le vieux gardien, qui avait plus de quatre-vingt-dix ans – ce qui est un âge très avancé sur Terre –, avait fini par mourir et personne n’avait su lui trouver de successeur, ils étaient tous incapables de décider lequel de leurs parents méritait cet emploi.
Le ghazi actuel, le majordome, était un vieux paysan endurci que nous avions surnommé Karagoz, d’après un personnage comique du théâtre turc. Mais c’était en réalité Melahat, une veuve, qui commandait ici. Son nom signifiait « beauté », ce qui n’avait aucun rapport avec elle vu qu’elle était petite, grosse, et qu’elle louchait. Mais elle faisait marcher tout le monde à la baguette.
J’avais formé le plan de trouver quelque chose qui clochait. Je pris donc une lampe dans mon sac – je l’avais volée à bord du vaisseau. A pas secrets et silencieux, je me glissai sur les cailloux du sol de la cour, tel un fantôme, et je disparus entre les arbres, sans même que mon trench-coat bruisse.
Masquant le faisceau de ma lampe de deux doigts, j’inspectai la pelouse : elle avait été tondue. Je regardai la haie : elle venait d’être taillée. Je me tournai vers les fontaines et les bassins : tout était propre et fonctionnait parfaitement.
Déçu, mais n’abandonnant pas tout espoir, je m’introduisis dans la bâtisse principale. L’architecture romaine avait été organisée avec une cour à ciel ouvert au centre. Au milieu, une fontaine entretenait la fraîcheur. Sur le sol de marbre, il n’y avait pas la moindre trace de poussière. Les chambres alentour étaient impeccables. Certes, elles étaient plutôt vides : lors de mon dernier séjour, je n’avais guère été en fonds. Le dépouillement tout romain des lieux avait reçu une généreuse touche turque avec l’appoint de tapis immenses et de draperies que j’avais peu à peu vendus aux touristes de passage. Toutes ces bricoles, ça ne m’intéresse guère. Les domestiques les avaient remplacés çà et là par des tapis de gazon, mais ils étaient nets et bien entretenus. Non, vraiment, je ne parvenais pas à trouver la moindre faille. (Bip de bip !) Ça me gâchait complètement mon plaisir !
Ma chambre était tout au fond de la demeure, creusée dans la montagne pour des raisons essentielles. J’étais sur le point de crocheter la serrure et d’y entrer lorsque je me souvins de ce que Faht Bey m’avait dit à propos de cette prostituée qui m’avait dérobé des vêtements ! Ça y est ! Voilà ce qu’il me fallait.
J’avais oublié d’ôter mes bottes à isolation et, aussi silencieusement que possible, je m’insinuai jusque dans les anciens quartiers des esclaves. Je savais qu’il y avait là deux vastes pièces principales qui ouvraient toutes deux sur la porte centrale.
Je pris le Colt.45 dans ma poche et rampai sur le côté du bâtiment tout en armant le revolver.
Brusquement, je brandis le faisceau de ma lampe à pleine puissance.
Je me tendis, prêt à bondir.
Et alors, d’un seul et unique élan, j’ouvris la porte d’un grand coup de pied, et tirai en l’air !
Si vous aviez pu voir la panique !
Ils étaient treize là-dedans et ils furent treize à se dresser en même temps, puis à tenter de replonger sous les couvertures, les lits, à se coller contre le plancher !
C’est à cette seconde précise que j’ai crié : « Jandarma » ! En turc, ça veut dire « police ». Et j’ai ajouté immédiatement, pour augmenter encore la pagaille :
— On ne bouge plus, bande d’(enbipés) ou je vous fais sauter le caisson !
Là, je peux le dire, mes larbins étaient dans un drôle d’état ! Avec la lampe, ils n’arrivaient pas à voir qui les agressait. Ils beuglaient, complètement terrifiés. J’entendais des mots et des phrases en turc : « Innocent ! », « J’ai rien fait ! »
Et puis, pour ajouter encore à mon plaisir, un contingent de gardes de l’Appareil, alertés par le coup de feu, arrivèrent à toute allure à bord d’un véhicule, sur la route qui reliait la propriété au site archéologique.
On se serait cru en plein chaos !
En moins d’une minute, tous les gardes – on les appelle « force de sécurité » et ils sont sur place afin de protéger « toute découverte archéologique de valeur » – sautaient à terre et couraient vers moi. Ils m’avaient repéré à la lumière de ma lampe.
Le faisceau de la torche du sous-officier m’éclaira en plein et il se redressa aussitôt :
— C’est Sultan Bey !
Le petit garçon du jardinier se mit aussitôt à vomir.
Les domestiques cessèrent de crier.
Je me mis à rire.
Quelqu’un avait eu la bonne idée d’allumer quelques lumières. Le vieux Karagoz pointa la tête hors d’une couverture et dit :
— Tout va bien. C’est Sultan Bey !
Les gardes se mirent à rire.
Et certains, parmi les domestiques, les imitèrent.
Mais Melahat, elle, ne riait pas. Elle était agenouillée sur le sol. Elle se lamentait contre le mur, en turc :
— Je savais bien que lorsqu’il reviendrait d’Amérique et qu’il apprendrait que cette traînée lui a volé ses vêtements, il serait furieux. Je le savais. Je le savais !
Apparemment, ils croyaient tous que j’avais été aux États-Unis.
L’un des jeunes garçons, qui devait avoir huit ans à peine, rampa jusqu’à moi et tira sur le bas de mon trench-coat. Son nom me revint : Youssouf.
— S’il vous plaît, me dit-il, ne tuez pas Melahat ! S’il vous plaît, Sultan Bey ! On s’est tous cotisés pour vous acheter de nouveaux vêtements. On en a même volé aux touristes. Ne tuez pas Melahat ! Sultan Bey, je vous en prie !
Pour un accueil, c’en était un ! Le sous-officier de la garde me dit :
— Je leur ai conseillé de se trouver un autre gardien.
Puis il s’approcha et me murmura à l’oreille :
— Merci pour le tuyau à propos de cet agent de la Couronne !
Ses hommes et lui repartirent en riant.
Je braquai mon arme sur le jardinier :
— Le jardin est en triste état. Va t’en occuper immédiatement.
Il fila comme une fusée, suivi par deux de ses aides, deux garçons. Je dirigeai alors mon arme sur le cuisinier.
— Toi, va me trouver quelque chose à manger et ensuite tu t’occuperas de l’office. Elle est infecte.
Lui aussi s’éclipsa.
Je menaçai ensuite la femme de chambre.
— Et toi… Va me faire la poussière ! Et vite !
Elle disparut à toute vitesse avec les deux filles qui la secondaient. C’est par Karagoz que je finis :
— Quant à toi, je pense que tes livres de comptes sont mal tenus. Je veux des chiffres exacts dès l’aube !
En quittant la pièce, j’éclatai de rire. Tout était tellement différent de Voltar, ici.
Ici, j’étais chez moi, et c’était tellement bon !
Ici, je représentais le pouvoir !
Ici, sur cette planète, je pouvais faire exécuter n’importe qui, y compris Heller lui-même !
Melahat m’avait suivi jusque dans ma chambre. Elle était vaste, pleine de placards. Elle me montra mes vêtements et attendit en se tordant les mains.
— Je vous en prie, me supplia-t-elle, je vous avais dit que cette fille n’était pas bien. Quand vous êtes parti en Amérique, elle s’est mise à courir avec n’importe qui. Elle disait que vous ne l’aviez pas payée et c’est comme ça qu’elle s’est enfuie avec tous vos vêtements.
— Il y en aura une autre ici dès demain.
— Oui, Sultan Bey.
— Tu l’installeras dans la pièce où on rangeait les outils.
— Très bien, Sultan Bey. Est-ce que ces vêtements vous . conviennent ?
— Ils ne m’iront pas, probablement.
— Oui, Sultan Bey.
Deux jeunes garçons surgirent avec mes bagages et repartirent en toute hâte.
— Rappelle à ce cuisinier de m’apporter à manger. Et maintenant, disparais !
— Oui, Sultan Bey.
Le cuisinier, accompagné d’un serveur, surgit peu après, avec un grand bol d’iskembe corbusi tout chaud. C’est une soupe consistante à base de tripes et d’œufs que l’on garde en permanence sur la cuisinière en cas de besoin. Il y avait aussi des lakerdas, qui sont des tranches de poisson séché. Ainsi qu’un grand pichet de sira bien frais (du jus de raisin fermenté) et un plateau de baklavas, une douceur faite de pâte de noix et de sirop.
— C’est tout ce que nous avons ce soir, bredouilla le cuisinier. Personne ne nous a prévenus de votre arrivée !
— Dès l’aube, va en ville et procure-toi de quoi faire décemment la cuisine ! Et tu ferais bien d’arrêter de détourner l’argent des achats !
Il blêmit sous cette accusation. Aussi ajoutai-je :
— Envoie-moi Karagoz !
Ce qui le troubla encore plus car c’est Karagoz qui tenait la comptabilité. Il se précipita hors de ma chambre, le serveur sur ses talons.
Je m’assis à table et mangeai. Tout cela était délicieux ! De quoi faire rêver les Dieux – la récompense ultime des mortels.
Karagoz entra.
— Vous m’avez dit que j’avais jusqu’à l’aube pour finir les comptes.
— Tu as volé tous les tapis et tu les as vendus !
— Oui, Sultan Bey.
Il savait bien que c’était moi qui avais vendu les tapis, mais il ne se serait jamais risqué à me contredire.
Je pris une bouchée de baklava. Quel délice ! Je la fis glisser avec une large lampée de sira.
— Bon, tu vas ajouter un ordre spécial de réquisition pour l’achat de tapis pour toute la maison. Les plus beaux. Des persans, même.
Qui pouvait dire si je n’allais pas à nouveau être à court d’argent et si je n’aurais pas à les revendre ? Mes récentes expériences sur Voltar m’avaient enseigné la prudence.
— Oui, Sultan Bey.
— Et toutes les commissions que tu pourras toucher seront pour moi.
— Oui, Sultan Bey.
— Et tu vas me réduire les dépenses pour la nourriture du personnel. De moitié. Ils sont trop gras !
— Oui, Sultan Bey.
— Ce sera tout, dis-je en levant mon verre de sira pour l’inviter à disparaître.
Il sortit à reculons.
Je restai un instant seul à seul avec moi-même, souriant.
Je savais comment m’y prendre avec les gens ! La psychologie est un outil merveilleux. Tout à fait ce qu’il me faut pour mon boulot !
Sur cette planète, je pouvais me tirer de n’importe quelle situation, je pouvais tout faire !
Ce qui me ramena à Heller.
Je me levai pour aller verrouiller ma porte. Ensuite, je pénétrai dans le placard de droite, je repoussai le panneau du fond. Il s’ouvrit et j’entrai dans ce qui était en réalité ma vraie chambre.
Elle était plus grande que la pièce que je venais de quitter. Et personne dans le personnel n’en connaissait l’existence. Elle avait été creusée dans la montagne. Une porte dérobée, tout au fond, permettait d’accéder directement à la base. Et une autre issue secrète ouvrait sur un passage qui s’achevait dans les baraquements du site archéologique.
J’ouvris un placard. J’avais bien fait marcher mes larbins. Parce que tous mes vêtements étaient ici, toutes sortes de costumes de toutes les nations.
Et, dans une commode, je retrouvai toutes mes trousses à maquillage intactes.
Je fis glisser un panneau secret derrière lequel était caché mon armement. J’avais fait installer un système anti-humidité et corrosion. Je rangeai le Colt .45 après l’avoir déchargé et pris un Beretta, avec lequel je me sens plus d’affinités. D’abord parce que c’est une arme plus discrète – pour laquelle je dispose d’un permis en bonne et due forme.
Cela fait, j’ouvris le coffre où je gardais mes passeports. La validité de quelques-uns avait expiré l’année d’avant et je pris bonne note de les faire renouveler. Puis je parcourus les autres documents d’identité : ils étaient parfaitement en ordre.
Une inspection rapide me permit de vérifier que tous mes bagages, attachés-cases, serviettes, et autres, étaient toujours là.
Parfait. Tout était prêt pour que je me mette au boulot.
Je regagnai la première chambre et me changeai en me faisant la remarque que, dans l’avenir immédiat, je devrais me montrer un peu plus prudent et éviter de me déplacer en public avec des bottes isolantes pour l’espace.
Je choisis une chemise sport décorée de poinsettias flamboyants, un pantalon noir et des chaussures souples. Je me contemplai dans le miroir : le gangster parfait.
A présent, il fallait m’occuper d’Heller. Je pris la boîte et retournai dans ma vraie chambre. Je sortis tout le bazar et le déployai sur la table. Apparemment, il n’avait pas souffert du voyage.
Je montai rapidement le tout, puis obéissant à une arrière-pensée, je pris le pichet de sira et un verre.
Qu’est-ce que mijotait Heller ?
J’allumai l’écran et l’activateur-récepteur.
Je savais que je n’avais pas besoin du Relais 831 puisque Heller n’était pas à bord du vaisseau et devait se trouver dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres…
Il apparut sur l’écran !
Heller arpentait une rue sombre.
Un instant, je me demandai pourquoi il lui avait fallu aussi longtemps pour se rendre à Afyon, et puis je réalisai que, à la suite de la rumeur que j’avais répandue, il ne s’était probablement trouvé personne au hangar pour le conduire en ville et qu’il avait été obligé de marcher. Afyon, lui avaient-ils sans doute dit, n’était après tout qu’à quelques kilomètres de la base.
Je réglai les contrôles de l’écran. Je m’aperçus qu’en augmentant un peu le contraste j’arrivais presque à distinguer les choses aussi bien qu’Heller.
L’image était en effet d’une qualité exceptionnelle. Je pouvais regarder directement dans la zone périphérique de la vision d’Heller, même si elle était légèrement floue, et voir probablement des détails plus sûrement que lui. Je pouvais me concentrer sur certaines choses alors qu’il s’arrêtait sur d’autres. Parfait. Formidable.
Il ne faisait rien de particulier pour l’instant. Il marchait, c’est tout. Devant lui, je distinguais les lumières des vitrines. Mais, Afyon, dès que tombe la nuit, est un endroit plutôt mort et il était au moins dix heures.
Ce qui me donna le temps de parcourir le mode d’emploi. A mon vif plaisir, je découvris qu’il suffisait de pousser un bouton pour que l’écran soit partagé en deux. Sur l’un, vous pouviez suivre l’action en direct tout en profitant du play-back sur l’autre, à n’importe quelle vitesse, et même avec arrêt sur image. Tout cela sans que l’enregistrement soit interrompu. Sensationnel. Spurk avait vraiment été un sacré bonhomme. Heureusement qu’il était mort.
Néanmoins, je regrettais de n’avoir pas assisté aux rebuffades qu’Heller avait dû encaisser quand il avait demandé à être conduit en ville. Ça m’aurait bien plu. Je mis plusieurs cassettes en place en me jurant de ne plus débrancher cette petite merveille sous aucun prétexte. Parce qu’il me suffirait de repasser à vitesse rapide l’enregistrement pour savourer les moments les plus juteux.
Et c’est à ce moment précis, pendant que je chargeais l’appareil, que je faillis bien manquer quelque chose !
Loin devant Heller, quelqu’un venait de passer dans la nappe de lumière d’une vitrine de magasin. Ha ! Ha ! On l’attendait donc quelque part, dans l’ombre.
Si Heller s’en était aperçu, il n’en donnait pas le moindre signe. Il continuait de s’avancer du même pas décidé. Pauvre abruti, me dis-je en moi-même. Quand on se balade dans Afyon, on ne marche pas comme ça tout droit vers une embuscade. Pas si on tient à la vie ! Non, vraiment, Heller était trop jeune dans le boulot. Il ne durerait pas très longtemps. Comme me le disaient les profs de l’Appareil : chez nous, les jeunes meurent jeunes. Classes de filature 104 et 105 de l’École de l’Appareil.
Oui ! Cette silhouette que j’avais entrevue guettait bel et bien Heller ! Le personnage avait choisi un endroit sombre.
Heller se rapprochait. Il était à sa hauteur…
Et l’étranger l’arrêta. Il était plus petit que lui. Je fis un arrêt sur image sur le deuxième écran pour étudier son visage. Il ressemblait à un couperet. Mais, dans cette faible lumière, il était difficile de distinguer ses traits.
— Vous êtes de la DEA ? chuchota l’étranger.
— La quoi ? s’exclama Heller, sans étouffer le moins du monde sa voix.
— Chchtt ! Le narcotics bureau US !…
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Jimmy Tavilnasty, dit « l’étripeur ». Arrêtez de me faire marcher, nous et les gars des stups, on a toujours été copains.
Ça, pour sûr, me dis-je. Les agents de la DEA seraient pratiquement des clochards sans les pots-de-vin qu’ils touchaient de la Mafia.
— Mais qu’est-ce qui vous fait croire que j’appartiens à la DEA ? demanda Heller.
— Facile. Je vous ai vu fouiner dans les champs de pavot et j’ai tout de suite reniflé le coup. Et ensuite, quand vous avez escaladé ce gratte-ciel de rocs, là-bas, j’ai été fixé. N’importe qui d’autre aurait suivi la route normale, mais vous, vous êtes passé par-dessus, comme si vous vouliez que personne ne vous voie. (Il leva un fusil à viseur infrarouge.) Avec ça, j’ai pu vous voir en train d’observer la vallée à la jumelle, et alors je ne me suis plus posé de questions…
— Je mesurais des distances, dit posément Heller.
Le malfrat se mit à rire.
— Ah oui. Vous essayiez d’avoir une estimation de la récolte, c’est ça ?… Très malin… Les Turcs mentent comme des malades.
— Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?
— Bien. Ça, ça me plaît. On parle affaires. Écoutez, il y a des semaines que je traîne dans le coin et vous êtes le premier gus dont la tronche me revienne. Maintenant, vu que vous êtes de la DEA, il y a 100 dollars pour vous si vous m’aidez sur un coup.
— Un coup ? demanda Heller.
— Ouais… Écoutez, j’ai un contrat. Pour buter Gunsalmo Silva.
Heller avait dû faire un geste. Car Jimmy « l’étripeur » plongea la main dans sa veste comme s’il allait en sortir un flingue. Mais Heller avait pris un calepin et un stylo.
— Merde, mec ! souffla Jimmy « l’étripeur », ne fais jamais ça !
— Rappelez-moi donc son nom, demanda Heller, le stylo prêt. Épelez-le-moi, voulez-vous ?
— G.U.N.S.A.L.M.O. S.I.L.V.A. Ça s’écrit exactement comme R.E.F.R.O.I.D.I. Ha ha ha ! Je vais vous dire : c’était le garde du corps perso de Don « Saint Joe » Corleone. On a comme qui dirait l’idée qu’il aurait balancé son boss et même aidé à le descendre. La famille n’est vraiment pas contente. Vu ?
— Famille pas contente, marmonna Heller, tout en écrivant.
— C’est ça. Mais je croyais que vous étiez dans les papiers de la flicaille locale.
— Et à qui dois-je envoyer mes informations, si vous n’êtes pas là ?
Pour le peu que je pouvais voir dans la pénombre, le truand se gratta vaguement la tête avant de répondre.
— Eh ben… je pense que vous pourriez faire passer ça par Babe Corleone. C’est la veuve de « Saint Joe ». C’est l’appartement P – Penthouse – 136 Crystal Parkway, Bayonne, dans le New Jersey. Le numéro ne figure pas dans l’annuaire mais c’est Klondike 5-8291.
Heller avait soigneusement tout noté. Il referma son calepin et rangea son stylo.
— Parfait. Quel dommage que la famille ne soit pas contente. Si je le vois, je lui en ferai part.
L’effet fut pareil à celui d’un choc électrique !
Le truand porta la main à son flingue, puis s’interrompit.
— Eh, une minute !
Il agrippa le bras d’Heller et l’entraîna jusque dans un endroit éclairé. Là, il le dévisagea.
Le dégoût le plus absolu déforma le visage grêlé de Jimmy « l’étripeur » Tavilnasty.
— Mais t’es qu’un môme ! Rien qu’un de ces (bips) de paumés qui veulent un fix gratuit ! Tu dois pas avoir plus de seize ou dix-sept ans, hein ? Allez, va retrouver ta mère et décarre ! Laisse bosser les mecs !
Il donna une bourrade violente à Heller et cracha à ses pieds avant de lui tourner le dos et de rebrousser chemin.
Heller resta immobile, figé sur place.
Moi-même, j’avais été surpris. Le Docteur Crobe s’était trompé. Il avait dit qu’Heller aurait l’air jeune, qu’à vingt-six ans, il aurait sans doute l’apparence d’un Terrien de dix-huit ou dix-neuf ans. Mais l’aspect parfaitement sain de sa peau avait modifié ce facteur. Les gens penseraient qu’il était bien grand pour son âge, ce qui arrive fréquemment avec les adolescents !
Je me réjouis. Hé ! c’était encore mieux que je ne l’avais prévu ! Car sur Terre, on ne prend jamais les gosses au sérieux. Avoir dix-sept ans, c’est presque un crime !
Heller, après un moment, se remit en marche. Quel dommage que Spurk n’ait pas réussi à ajouter un indicateur de moral sur son truc ! Heller, en cet instant, devait se sentir tout petit dans ses chaussures !
Devant lui, il y avait un bar. Il n’y en a pas beaucoup dans Afyon – en fait, ce n’est qu’un bled. Et les bars sont de vrais bouges : les hommes s’y réfugient toute la journée et occupent les chaises en faisant durer leur café au maximum tout en lisant le journal. Les propriétaires, de parfaits abrutis, ne disent rien.
Heller entra. Je réalisai soudain qu’il n’avait pas un sou pour commander quoi que ce soit. J’avais espéré qu’il oublierait qu’il ne disposait que de quelques crédits qui étaient parfaitement inutilisables. Et si jamais il le faisait, je pouvais le faire arrêter pour violation du Code Spatial a-36-544 M Section B, et même le faire emprisonner pour avoir révélé la présence d’éléments extra-terrestres sur cette planète. Je notai mentalement cette possibilité. D’accord, il y avait son calepin et son stylo, mais ils ne pèseraient pas lourd dans un procès. L’argent, par contre…
Le propriétaire des lieux était un Turc gras et moustachu, autrement dit un Turc d’apparence ordinaire. Il prenait son temps. Le bar était pratiquement désert vu l’heure tardive. Il s’approcha enfin du comptoir.
Heller lui demanda en anglais :
— Est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau ?
— Ingilizce, dit le patron en secouant la tête pour montrer qu’il ne parlait pas cette langue.
Sale menteur ! Dans la région, la moitié des gens parlaient l’anglais ! Il fit mine de s’éloigner, et puis je vis apparaître une étincelle dans ses yeux, en même temps qu’une expression de ruse envahissait son visage.
Détail amusant et typique des races terriennes : de l’une à l’autre, elles sont incapables de reconnaître l’âge d’un individu. Pour un Américain, Heller pouvait fort bien paraître dix-sept ans, mais pour un Turc, c’était indifférent. Ils considèrent ici que tous les étrangers se ressemblent !
Je ne tardai pas à constater que la rumeur que Faht Bey avait répandue sur mon ordre avait commencé à porter ses fruits. Car le patron, tout à coup, changea d’idée. Plongeant la main sous le comptoir, il en ramena un verre plutôt sale dans lequel il versa l’eau d’une carafe. Mais au lieu de le poser devant Heller, il se dirigea vers l’une des tables vides, repoussa une chaise, posa le verre et tendit le doigt.
Heller, cet idiot, obéit sans mot dire et alla s’asseoir à l’endroit désigné. L’eau, en Turquie, est le plus souvent parfaitement buvable, mais ce verre me donnait quelque espoir. Heller choperait peut-être le choléra, avec un peu de chance !
Puis, le propriétaire se dirigea droit sur le téléphone, tout au fond de la salle. C’est alors que je fis une découverte très intéressante : sans être accordé sur le canal auditif d’Heller, l’audio-transmetteur captait à l’évidence tous les sons ambiants et bien mieux qu’Heller lui-même ! Tout ce que j’avais à faire, c’était d’augmenter l’amplification. Bien sûr, tous les bruits proches étaient augmentés d’autant, mais, au moins, je pouvais capter n’importe quelle conversation que je souhaitais entendre. Quelle magnifique invention pour un espion ! Ou plutôt, pour un manipulateur d’espion. Un mouchard ambulant ! Oui, ce petit machin commençait à me plaire beaucoup !
Le patron lança trois mots en turc : « Il est ici ». Et raccrocha.
Mais Heller n’avait pas touché à son verre. Il tira de sa poche une demi-douzaine de pavots ! Et il les mit dans le verre !
Comme c’est mignon ! me dis-je. Il a cru ce que je lui avais dit et il s’est composé un très joli bouquet ! Il faut dire que sur Voltar, on aime beaucoup les fleurs. Et sur Manco – et plus exactement à Atalanta – est-ce que je n’avais pas entendu dire qu’on créait sans cesse de nouvelles variétés ? C’était même une spécialité de la planète.
Lombar, autrefois, avait conçu le projet de faire ramener des graines et de cultiver des pavots sur Voltar. Mais il avait dû renoncer à cause des horticulteurs amateurs, toujours à l’affût d’une nouvelle fleur, et à cause de la surveillance aérienne qui rendait le repérage trop facile. Je me souvenais aussi d’un problème de virus qui attaquait les plants. En tout cas, Heller était sous le coup de la nostalgie et rêvait peut-être aux fleurs de son monde natal.
Les pavots l’intriguaient. Du bout des doigts, il palpait les feuilles, se penchait pour humer le parfum des fleurs.
Je ne tardai pas à être lassé par son petit manège. Soudain je vis quelque chose de beaucoup plus intéressant : un large miroir me donnait une image complète de lui.
Les vêtements qu’on lui avait choisis étaient trop petits ! Bien sûr, il était possible qu’on n’ait pas eu ses mesures mais c’était visiblement intentionnel. Les manches de sa chemise et de sa veste étaient trop courtes d’au moins cinq centimètres. Et les épaules étaient bien trop serrées. Il ne portait pas de cravate et il avait dû avoir de la peine à fermer le dernier bouton de sa chemise.
Il faut préciser que Kemal Ataturk avait déclaré illégal le port du costume national turc et obligé le pays tout entier à s’habiller à l’occidentale. Il jetait même en prison ceux qui continuaient de porter le fez rouge. Le résultat était que les Turcs, n’ayant pas de tailleurs pour les costumes occidentaux, avaient tous l’air plus mal vêtus les uns que les autres.
Mais dans le cas d’Heller, c’était encore pire !
En escaladant le rocher, il avait récolté du ciment et déchiré sa veste. Et en allant traîner dans les champs de pavot, il avait mis de la boue plein ses chaussures.
Un vrai clochard !
Ça, c’était marrant ! Que restait-il de notre séduisant Officier Royal ? Qu’avait-il fait de son uniforme scintillant ? Et sa casquette rouge et sa combinaison de travail brodée ? Où était donc le glorieux représentant de la Flotte en costume d’apparat, qui faisait s’évanouir les filles ?
Oui, ça valait le coup de le voir dans cet état ! Les rôles étaient renversés ! Sur Voltar, c’était moi le paria, le traîne-savates, le clochard. Mais ici, sur Terre, ce n’était plus pareil ! Fini tout ça ! J’admirai une fois encore mon magnifique costume de gangster. Puis mon regard revint se poser sur Heller, à présent une loque crasseuse et mal fagotée.
On était sur ma planète, pas sur la sienne !
Et il était mon prisonnier. Il n’avait pas de quoi s’acheter des vêtements ni voyager.
— Heller ! m’exclamai-je à voix haute, nageant dans le bonheur. Je t’ai amené exactement là où je voulais ! Même dans mes rêves les plus fous, jamais tu n’as été aussi moche ! Pauvre cloche, tout pourri et complètement fauché dans un minable café puant ! Bienvenue sur la Planète Terre, mon petit Heller ! Tu vas t’y amuser, toi si délicat. Parce que, ici, tout le monde m’obéit au doigt et à l’œil. Et que toi, tu n’es plus rien ! Les rôles sont renversés ! Et il était grand temps !
Le modèle de l’agent stupide, sans entraînement ! L’agent spécial « très spécial » !
Est-ce qu’il ne réalisait pas le danger qu’il courait ! Il était là, au cœur du centre mondial de production d’opium de la planète Terre, dans un bar minable, totalement étranger, le dos à la porte, avec un bouquet de fleurs de pavot devant lui ! Il cherchait les ennuis ! Et si quoi que ce soit se produisait, il lui serait impossible de se tirer d’affaire. Il n’avait pas de contacts. Pas d’amis. Pas d’argent. Et il ne parlait même pas le turc ! Quel enfant ! J’en arrivais presque à le plaindre.
Il resta là un moment, immobile, à contempler ses fleurs. De temps à autre, il redisposait le bouquet.
Puis il prit une fleur, une grande fleur orange, éclatante, et d’un air rêveur, il se mit à en ôter les pétales. Je me demandais s’il n’était pas trop nerveux. Je dois dire qu’à sa place, dans une pareille situation, je l’aurais été !
Les fleurs de pavot ont une grosse boule noire au centre de leur corolle. En fait, c’est le cœur de la fleur. C’était ce qu’il venait de mettre à nu. Il se pencha pour humer. Ce qui était stupide, puisque le parfum provient des pétales et non de l’étamine.
Il repoussa la fleur sur le côté et en prit une autre. Il déplia une feuille de papier, posa la fleur dessus, lissa les pétales avant de replier le tout dans la feuille.
Il leva alors le poing et l’abattit violemment sur le papier ! Là, je m’amusais vraiment ! Ce n’est pas comme ça qu’on prépare les fleurs pour un herbier. On les met entre deux feuilles de papier et on presse doucement avant de les laisser sécher.
En aucun cas on ne leur cogne dessus. Heller était un cas : il ne savait même pas comment conserver des fleurs. Il aurait dû demander à sa mère !
Il redéplia le papier et, évidemment, tout était en miettes. La boule noire de l’étamine avait été complètement écrasée ! Non, vraiment, qu’est-ce que c’était que cette façon de traiter un pavot ? On gratte doucement pour recueillir la sève, on fait bouillir et on a de la morphine !
Il avait dû finir par comprendre que ce n’était pas la bonne technique car il vida tout sur la table, replia encore une fois la feuille et la glissa dans sa poche.
Puis il releva la tête. Des gens étaient entrés entretemps. Des Turcs du quartier, tous en veste trop large, avec leur chemise blanche sans cravate, leur pantalon froissé. Il y en avait peut-être vingt à présent. Étrange clientèle à cette heure de la nuit. Je réalisai que la nouvelle s’était répandue. Ils s’étaient assis aux tables libres sans rien commander, sans dire un mot, les yeux fixés dans le vide. Ils semblaient attendre.
C’est alors que la porte du devant s’ouvrit à grand fracas et que les deux champions de lutte du coin entrèrent en roulant des épaules.
Il faut préciser ici que les Turcs adorent la lutte. C’est leur sport national. Et ils le pratiquent dans tous les styles. Ils sont grands, costauds, et ils excellent dans cet art ! Voilà donc les deux gorilles que Faht Bey avait appelés : des as de la lutte !
Le plus grand, une énorme masse de muscles du nom de Musef, s’avança fièrement jusqu’au centre de la salle. L’autre, un nommé Torgut, se déplaça en sautillant de façon à se retrouver contre le mur, immédiatement derrière Heller. Il brandissait un bout de tuyau en métal.
Une quinzaine d’hommes s’étaient glissés dans l’établissement à la suite des deux lutteurs, l’air avide.
— Ah, non ! s’écria le patron. Pas ici ! Dehors ! Dehors !
— Du calme, vieille mémée ! lui lança Musef.
Le patron, devant ce ton menaçant et ces trois cents livres de muscles, décida de garder son calme.
Musef s’avança alors vers Heller.
— Tu parles le turc ?… Non. (Il s’exprima en anglais avec un accent terrible.) Tu me comprends ?… Oui.
Heller n’avait pas bougé et le dévisageait.
— Mon nom est Musef. Tu me connais ?
Avec une trace d’incrédulité, Heller s’exclama :
— Un homme-jaune !
Effectivement, maintenant que j’y pensais, Musef et Torgut offraient quelque ressemblance avec les hommes-jaunes de la Confédération. Ce qui n’était guère surprenant, puisque les Turcs sont originaires de Mongolie.
Mais ce n’était pas la remarque qui convenait en un pareil instant, et Musef renâcla :
— Comment, un jaune ?
Un murmure courut dans le public. Ceux qui ne comprenaient pas l’anglais s’étaient fait traduire ce qui venait d’être dit. Ils finirent par comprendre que « jaune » avait une connotation de lâcheté. Et ils écarquillèrent tous un peu plus fort les yeux, attendant la suite avec impatience. On pouvait presque les entendre haleter.
Devant le silence persistant d’Heller, Musef afficha un air outragé et demanda :
— Tu veux te battre ?
Heller promena les yeux autour de lui. Torgut jouait négligemment avec son bout de tuyau et l’assemblée, à l’évidence, était hostile.
Heller regarda Musef et dit :
— Je ne me bats jamais…
Les rires jaillirent.
Instantanément, Musef s’empara du verre et en jeta le contenu à la figure d’Heller.
— Ce que je voulais dire, continua Heller, c’est que je ne me bats jamais sans qu’on parie un peu d’argent !
D’autres rires éclatèrent. Mais apparemment Musef voyait là une occasion de gagner de l’argent. Après tout, comment pouvait-il perdre, avec Torgut et son bout de tuyau ?
— D’accord on parie ! Cinq cents livres ! (Il se tourna vers les autres :) Vous serez témoins pour le paiement !
Cette fois, ce fut du délire.
— Oui, crièrent-ils tous, en turc et en anglais. Ils avaient là une excuse parfaite pour dépouiller « l’homme des stups » dès qu’il aurait perdu le pari. Personne n’est plus rusé qu’un Turc, si ce n’est une foule de Turcs !
Avant que quiconque ait réalisé ce qui se passait, Musef avait saisi Heller par le col et l’avait propulsé au milieu de la pièce ! Ce qui n’était pas difficile puisque Heller, ici, sur Terre, pesait moins de quatre-vingt-dix kilos alors que Musef en faisait plus de cent quarante !
Mais les mains du lutteur avaient dû glisser et il se retrouva face à face avec Heller au milieu du cercle que l’assemblée venait de former spontanément. Ils criaient tous, assoiffés de sang.
Musef lança les deux bras en même temps. Heller se déroba. Je savais ce que Musef tentait. Dans la lutte turque, la première figure consiste à empoigner l’adversaire à deux mains, de part et d’autre du cou. Et ce qui advient ensuite ne regarde que les deux lutteurs.
Musef fit une deuxième tentative. Et ses mains se refermèrent sur les épaules d’Heller !
C’est alors qu’Heller fit la même chose !
Dans les premières secondes de ce genre d’affrontement, on essaie de trouver sa position.
Mais là, je ne comprenais plus. Heller avait refermé ses deux mains sur les épaules du Turc mais je ne voyais pas ses doigts, cachés par la tête de Musef. Je ne savais pas ce qu’il pouvait bien faire. Pas plus que le Turc, d’ailleurs !
Les mains d’Heller semblaient incrustées dans les épaules de son adversaire !
L’autre essayait de lancer les bras en arrière pour se dégager. On voyait ses muscles se tendre sous l’effort. Sort visage était déformé par une haine farouche. La tension était intense !
Les deux antagonistes parurent pivoter de quelques degrés. A présent, Heller avait un miroir dans son rayon de vision. Et Torgut était parfaitement visible. Son bout de tuyau à la main, il écartait les gens, s’approchant furtivement d’Heller par-derrière.
Je compris alors pour quelle raison les mains d’Heller ne bougeaient plus. D’ordinaire, les Turcs s’enduisent d’huile d’olive lorsqu’ils doivent lutter mais, ce soir, rien ne pouvait faire glisser les mains d’Heller, clampées sur le cou et les épaules de son adversaire.
J’avais l’impression d’entendre grincer les muscles des deux hommes.
Ça y est ! Je comprenais. Musef pouvait voir Torgut et il se contentait de maintenir Heller dans cette position pour que son acolyte lui fracasse tranquillement sa jolie tête blonde !
Le public était déchaîné, encourageant Musef de ses cris.
Torgut était tout près maintenant.
Soudain, en se servant de sa prise sur Musef pour soutenir le haut de son corps, Heller s’élança à l’horizontale et ses pieds vinrent frapper Torgut en pleine poitrine !
Le bruit, par-dessus les clameurs, fut nettement audible.
Torgut vola en arrière comme s’il avait été propulsé par un canon. Et il faucha trois des clients ! Ils allèrent tous s’écraser contre le mur !
Sous le choc, le miroir s’abattit !
Musef essaya de profiter de ce renversement des forces et replia un bras pour frapper Heller au visage.
Je ne pus voir ce qui arriva. Heller, tout à coup, avait légèrement déplacé sa prise.
Musef se mit à hurler comme un chien battu à mort !
Pourtant Heller, apparemment, n’avait rien fait de spécial. Non, ses doigts serraient juste un peu plus fort.
L’énorme Turc s’effondra lentement, comme un immeuble, et glissa mollement jusqu’au plancher !
L’assemblée était devenue silencieuse.
Et incrédule.
Et hostile !
Heller demeurait immobile au centre de la pièce. Torgut était prostré contre le mur opposé, les épaules ensanglantées. Trois Turcs achevaient de se redresser tant bien que mal en écartant les chaises. Musef, quant à lui, était toujours écroulé aux pieds d’Heller et gémissait.
Heller porta les mains à son col et le réajusta soigneusement avant de déclarer sur le ton de la conversation :
— Bon, à présent, qui va me payer mes cinq cents livres ?
Pour les Turcs, gens pauvres, l’argent est un sujet grave. Si Heller avait eu le moindre bon sens, il se serait contenté de sortir. Mais on ne lui avait rien appris. Pour ma part, j’aurais pris mes jambes à mon cou.
Les autres s’étaient mis à bavarder. Finalement, l’un d’eux lança en anglais :
— Le pari n’était pas équitable. Vous, l’étranger, vous avez lâchement profité de la faiblesse de ces deux pauvres garçons !
— Oui, c’est vrai, insista un autre. Vous les avez trompés !
— Non, non, non, intervint le patron, pris d’un soudain élan de courage. C’est vous qui me devez de l’argent pour tous ces dégâts. C’est vous qui avez commencé la bagarre !
Heller les toisa tous.
— Vous voulez dire que personne ne va me payer les gains d’un pari tout à fait honnête ?
Les autres se savaient en nombre. Ils commencèrent à s’avancer sur Heller, l’air hostile. Le plus mauvais n’était qu’à quelques pas d’Heller.
— Vous êtes décidés à ne pas tenir ce pari, n’est-ce pas ? lui lança Heller.
Les autres se rapprochaient toujours. Quelqu’un avait récupéré le bout de tuyau de Torgut et le brandissait.
— Très bien, conclut Heller.
Et, avant qu’on ait réussi à le bloquer, il s’empara de Musef, pivota sur lui-même et le lança sur le patron !
Musef alla s’abattre sur le comptoir dans un jaillissement de bouteilles, de verres et de carafes. Et le comptoir, sous le choc, s’abattit sur le patron !
Tout le monde s’était accroupi !
Quand le fracas eut cessé, Heller déclara :
— Il semble que vous n’ayez jamais entendu parler d’honneur. (Il secoua la tête avec tristesse.) Et moi qui voulais goûter votre bière.
Il sortit.
L’assistance s’était reprise. Les hommes se précipitèrent derrière lui en criant et en imitant le gloussement des poulets et lui lancèrent des bouteilles.
Heller ne ralentit pas.
Je m’aperçus qu’il boitait.
J’avais envie de m’embrasser. Quelle déroute ! Son plan idiot pour se procurer de l’argent avait complètement échoué !
Oui, les rôles étaient renversés. C’était lui le pauvre chien galeux à présent, et moi j’étais le héros.
J’allai me coucher en fredonnant. Pendant qu’Heller, lui, revenait en boitant vers la base. Seul, sans un sou, sans un ami.