Le lendemain matin, de bonne heure, Heller et Bang-Bang descendirent du métro à la station Empire. Ils étaient frais et dispos. Heller portait un pantalon gris, une chemise grise et un pull blanc qu’il avait négligemment noué autour du cou par les manches. Bien entendu, il avait coiffé son inévitable casquette rouge et chaussé ses sempiternelles souliers à pointes. Il transportait deux sacs à dos bourrés à craquer dont j’aurais bien aimé connaître le contenu.
La tenue de Bang-Bang était aux antipodes de celle d’Heller. Il était vêtu d’un pantalon et d’une chemise en jean et portait une casquette kaki barrée de quatre lettres imprimées à l’encre noire : USMC.
Ils remontèrent l’allée centrale de la fac. Devant eux, des étudiants chargés de livres se dirigeaient vers les salles de cours.
Mais je vis à mon grand étonnement qu’Heller et Bang-Bang ne paraissaient pas avoir l’intention d’aller en classe. Heller avançait à grandes enjambées et Bang-Bang était obligé de courir pour rester à sa hauteur. Ils prirent une allée qui bifurquait vers le nord, passèrent devant la bibliothèque, contournèrent plusieurs bâtiments et arrivèrent non loin de la 120e Rue, à un endroit où il y avait une grande pelouse et un arbre unique. Heller se dirigea vers l’arbre.
— Très bien, dit-il. Voici notre poste de commandement. Synchronisons nos montres.
— D’accord, fit Bang-Bang.
— Tiens, voici l’emploi du temps que nous avons mis au point hier soir. Il donne les heures auxquelles tu dois poser les engins.
— Bien.
— N’oublie pas que les détails sont ceux d’une bombe à retardement.
— Exact !
Que Diables mijotaient-ils ? Est-ce qu’Heller essayait de se libérer de la promesse qu’il avait faite à Babe en faisant sauter l’université ?
— Tu les poses de façon qu’ils soient invisibles.
— Exact.
— Et que se passe-t-il quand un secteur n’a plus besoin d’être miné ?
— Les engins sont discrètement récupérés. Il s’agit d’une opération secrète. Il faut éviter de s’exposer à une contre-attaque de l’ennemi.
— Exact, fit Heller. Attends une seconde… Que signifient les lettres « USMC » sur ta casquette ?
— (Bip) ! United States Marine Corps, évidemment !
— Donne-la-moi.
— Tu me laisserais essuyer le feu de l’ennemi sans rien pour me remonter le moral ?
Heller ne répondit pas et la lui ôta. Puis il enleva sa casquette de base-ball et en coiffa Bang-Bang. Bien entendu, elle était beaucoup trop grande pour le petit Sicilien. Heller acheva la substitution en calant sur son crâne la casquette de Bang-Bang. Il m’était impossible de voir quelle tête ça lui faisait, mais ça devait être du plus haut comique.
— Je n’y vois plus rien, protesta Bang-Bang. Comment veux-tu que je pose ces engins secr…
— Tu es en train de prendre du retard sur ton horaire, trancha Heller en lui tendant l’un des sacs à dos.
Et Bang-Bang partit à toute allure en traînant le sac derrière lui, remontant sans cesse la casquette qui lui tombait sur les yeux.
Heller sortit un drap-caméléon. Par tous les Dieux, un gadget voltarien ! Il s’agit d’un drap spécial de trois centimètres carrés qui, déployé, peut atteindre trois mètres carrés et qui, posé sur une surface, en prend immédiatement la couleur.
Le drap se confondit avec la pelouse. Monsieur ne voulait pas se salir ! Mes Dieux, pourquoi fallait-il toujours qu’il soit aussi propre ? Pouah !… Ah ! Ces types de la Flotte !…
Ensuite il sortit un repose-dos autogonflable. Encore un gadget voltarien ! Il se remplit d’air. Il retourna le sac à dos et les livres se déversèrent en cascade sur le drap. Il y en avait partout !
Il se cala confortablement contre le repose-dos, farfouilla parmi ses livres et en prit un. Ah, si seulement Babe pouvait voir ça ! Il séchait les cours ! Il faisait l’école buissonnière !
Le livre qu’il avait entre les mains s’intitulait La Littérature anglaise – niveau bac. Ouvrage ratifié par l’Association Médicale Américaine. Tome I. Les œuvres complètes de Charles Dickens, revues et abrégées. Le livre était épais d’environ deux centimètres et imprimé en très gros caractères. Heller, comme d’habitude, ne put s’empêcher de frimer et lut le livre si vite que je n’eus même pas le temps de voir le numéro des pages. Il le termina en moins d’une minute. Il le retourna alors dans tous les sens, apparemment déconcerté par la teneur réduite de l’ouvrage.
Puis il sortit un stylo voltarien muni d’un système d’effacement – toujours cette PROPRETÉ MALADIVE ! Ça me portait sur les nerfs !… Sur la couverture, il écrivit la date et un symbole mathématique voltarien qui signifie : « Équation provisoirement terminée – passer à la phase suivante. »
Il posa le livre sur le côté et en prit un autre. C’était le tome II, Les Cent Meilleurs Romans du monde, dans leur version intégrale revue et abrégée. Il était aussi épais que le tome I et Heller le finit en moins de soixante secondes. Sur la couverture, il nota la date et le symbole voltarien.
Comme il n’y avait pas de tome III, il prit un calepin et, sur une page, écrivit : « Littérature anglaise – niveau bac » et, en dessous, un symbole mathématique qui signifie : « Opération terminée. »
Cela dut lui procurer une grande satisfaction car il regarda autour de lui. Apparemment, la plupart des étudiants étaient en classe et il ne vit que deux filles qui se promenaient nonchalamment, probablement des lauréates. Elles agitèrent la main et il leur renvoya leur salut.
Il saisit un nouveau livre. Il s’intitulait La Littérature anglaise pour les étudiants de première année. Tome I. Ratifié par l’Association Médicale Américaine. Toutes les significations profondes que vous devez dégager des œuvres littéraires et toutes les opinions que vous devez avoir à leur sujet. Il l’ingurgita en deux temps trois mouvements.
Je fus pris de vertige à force de regarder les pages défiler à toute vitesse. Et lorsque je le vis inscrire dans son calepin : « Littérature anglaise – Trois premières années de faculté » et, au-dessous, le symbole voltarien qui signifie : « Équation provisoirement terminée – passer à la phase suivante », je compris brusquement l’horreur de la situation.
Je regardai ma montre à deux reprises. Non, mes yeux ne me trompaient pas : il ne s’était écoulé que dix minutes !
Il ne me fallut qu’un instant pour réaliser l’ampleur du désastre. Lorsque cet (enbipé) d’Heller se présenterait à l’examen de rattrapage de littérature anglaise, il le réussirait les doigts dans le nez !
Bang-Bang revint et annonça :
— Ça y est, je les ai posés.
— Comment se fait-il que tu aies mis si longtemps ?
— J’ai fait une halte au grand magasin de la fac pour m’acheter une casquette. La tienne m’empêchait de travailler correctement.
Il portait un mortier noir d’où pendaient plusieurs pompons. Il rendit la casquette à Heller, s’allongea sur le drap-caméléon voltarien et s’endormit aussitôt.
Heller s’attaquait à présent au journalisme, matière plutôt inhabituelle qui figurait pourtant sur son programme. Le livre s’intitulait Le Journalisme universitaire. Première année. Contes de fées essentiels et fondamentaux de divers pays. Je constatai avec satisfaction qu’il mettait plus de temps à le finir et qu’il lisait bien plus lentement. Le texte qu’il avait sous les yeux semblait beaucoup lui plaire, aussi je partageai l’écran en deux et effectuai un arrêt sur image sur l’écran de droite afin de pouvoir lire en toute tranquillité. Mes Dieux ! C’était l’histoire de l’Atlantide, le continent englouti !
Il prit tout son temps et il lui fallut une demi-heure pour venir à bout du « journalisme universitaire ». Il vit alors qu’il était censé rédiger une espèce de composition de fin d’année, sortit son grand bloc-notes – celui dans lequel il fait ses griffonnages – et se mit à écrire :
UN CONTINENT ENTIER EST ENGLOUTI DES MILLIONS DE MORTS
Notre tirage a grimpé en flèche aujourd’hui à la suite de la disparition inespérée d’un continent. Les patrons de notre journal sont au comble de l’extase.
L’heureux événement a même pu être amplifié grâce à la violente polémique qui oppose en ce moment même les principaux experts mondiaux.
Cependant, un expert anonyme – nous ne pouvons révéler nos sources, en dépit des précédents juridiques instaurés par la Cour Suprême – a fait parvenir à notre journal une information selon laquelle certains faits concernant cet événement demeurent encore inconnus.
Cet expert non identifié, dont nous tairons le nom, a déclaré que cette colonie aurait été fondée par des êtres venus d’ailleurs et commandés par un homme d’exception, à la fois aristocrate, révolutionnaire et visionnaire, qui ne serait autre que le Prince Caucalsia, originaire de la province d’Atalanta, sur la Planète Manco.
Quelques-uns des survivants, qui avaient immédiatement émigré au Caucase, un pays situé derrière le Rideau de Fer et où les gens ont rarement le droit de se rendre, auraient été arrêtés et incarcérés par le KGB, puis déportés, et ils se trouveraient actuellement à New York – peut-être.
Nos lecteurs seront tenus au courant de l’évolution de cette affaire.
Heller donna une petite bourrade à Bang-Bang.
— Lis ça.
— Pourquoi moi ? grommela Bang-Bang en essayant tant bien que mal de se lever.
En fait, il était complètement groggy – la chaleur devait être accablante, malgré l’heure matinale.
— Parce que quelqu’un doit le lire et me dire que j’ai réussi. C’est mon examen écrit de fin d’année. Mon examen de journalisme. Si personne ne le lit et me dit que j’ai réussi, je suis recalé.
Bang-Bang se redressa et se mit à lire silencieusement en remuant les lèvres.
— C’est quoi ce mot, incarcéré ?
— Jeté en tôle.
— Ah ouais ? Hé, dis donc, il est chouette, ce mot. « Incarcéré. »
— Alors j’ai réussi ?
— Évidemment. Un gars qui connaît autant de mots compliqués ne peut être qu’un génie. Holà ! Faut que j’y aille ! C’est l’heure d’aller poser la deuxième série de charges !
Et il partit en courant.
Heller écrivit : Journalisme universitaire. Reçu avec mention très bien.
Deux filles qui erraient sans but s’arrêtèrent devant Heller, histoire de tuer le temps.
— C’est quoi ta matière principale ? demanda l’une d’elles.
— C’était le journalisme. Mais je viens de réussir l’examen avec brio. C’est quoi la tienne ?
— Critique avancée.
— A la revoyure ! lança Heller.
Bang-Bang ne tarda pas à revenir.
— J’ai récupéré la première série de charges et installé la deuxième, dit-il avant de se recoucher.
Ils me faisaient tourner en bourrique ! Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien fabriquer ? Pourquoi n’entendais-je aucune explosion ?
Heller ingurgita deux autres matières et inscrivit : Reçu avec mention dans son calepin. Bang-Bang, qui était reparti entre-temps, réapparut et fit une nouvelle sieste.
Heller avait abordé la chimie niveau bac. Mais ce coup-ci, il éprouvait de grosses difficultés. Ça se voyait. Il bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Haha ! Tension nerveuse ! De toute évidence, c’était beaucoup trop ardu pour lui, car il posa le livre et s’empara d’un manuel de physique, niveau bac lui aussi. Il en lut une partie sans cesser de bâiller, reprit le livre de chimie et consulta tour à tour chaque bouquin.
— Hé ! lança-t-il aux livres, vous ne pourriez pas accorder vos violons sur au moins une chose ?
Fixation animiste caractérisée, cette habitude qu’il avait de parler à des objets. Pas étonnant qu’il fût incapable de comprendre des textes limpides.
Il vint à bout de tous ses livres de chimie, puis s’attaqua à nouveau à la physique, revenant sans cesse en arrière pour réingurgiter ce qu’il avait lu.
Et puis, brusquement – je n’en crus pas mes oreilles ! –, il– se mit à rire. Il a toujours été sacrilège. Des petits hoquets s’échappaient en cascade de sa bouche. Après un temps, il reprit sa lecture. Et rit plus fort encore. Son hilarité se transforma peu à peu en fou rire. Il roula sur le sol et se mit à marteler le gazon de ses poings !
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Bang-Bang en se redressant. Tu lis des bandes dessinées ou quoi ?
Heller se reprit – pas trop tôt ! – et dit :
— C’était un livre sur les superstitions primitives… Bon, il est presque midi. Va récupérer la dernière série de charges et allons manger un morceau.
Ah, je comprenais : ils allaient faire chanter l’université et lui demander une rançon.
Heller remballa toutes ses affaires. Bang-Bang revint et ils allèrent acheter des sandwiches et du pop-corn chez un marchand ambulant.
— L’opération se déroule comme prévu, déclara Heller. Pas un seul contretemps.
— Oui, nous disposons maintenant de positions stratégiques en territoire ennemi.
Ils passèrent un bon moment à reluquer les filles, puis Heller alla acheter deux journaux.
— C’est l’heure ! fit-il soudain sur un ton impérieux.
Et Bang-Bang partit comme une fusée. Heller réinstalla le poste de commandement. Lorsque le petit Sicilien revint, il s’allongea directement sur le drap-caméléon et s’endormit.
Je n’y comprenais rien. Apparemment, ils n’avaient fait sauter aucun bâtiment puisque je n’avais pas entendu la moindre explosion. C’était la première fois que je voyais quelqu’un suivre des cours d’une façon aussi étrange. Un étudiant, c’est censé écouter un prof dans une classe ou un amphithéâtre, prendre des notes, se ruer au cours suivant…
Heller en était à la moitié d’un ouvrage de trigonométrie lorsque Bang-Bang interrompit sa lecture.
— Je vais aller récupérer la dernière série de charges et installer la prochaine. Mais après, il faudra que tu prennes la relève, car l’armée m’attend.
Heller finit son livre et en admonesta la couverture :
— On ne peut pas dire que tu choisisses la simplicité.
Néanmoins, il inscrivit dans son calepin : Reçu avec brio.
Bang-Bang revint et laissa tomber le sac à dos qu’il avait trimballé à chacune de ses « missions ».
— Bon, eh bien, je fonce à l’abattoir. A toi de jouer maintenant.
Et il détala.
A l’évidence, Heller en avait assez d’étudier, car il rangea tous ses livres dans le deuxième sac. Il jeta un coup d’œil à sa montre et les chiffres voltariens lui apprirent qu’il était un peu plus de deux heures. Il déplia l’un des journaux qu’il venait d’acheter et le parcourut entièrement. Mais il ne trouva pas ce qu’il cherchait : « Grafferty ? Grafferty ? » ne cessait-il de marmonner.
Il ouvrit le deuxième journal. Il finit par trouver une photo floue qui montrait un pompier de dos descendant une échelle et portant une femme aux traits indistincts. La légende disait :
Hier soir, l’inspecteur de police Grafferty a sorti Johnny Matinee d’une pizzeria en flammes.
Heller l’animiste s’adressa au journal :
— Maintenant que j’ai réussi mon examen de journalisme avec mention très bien, je suis en mesure d’apprécier à sa juste valeur le beau métier de journaliste. C’est une sacrée responsabilité de tenir le public au courant de tout ce qui se passe.
Sa remarque m’amusa. Elle montrait bien à quel point il était superficiel. Il n’avait rien compris ! L’objectif des médias, c’est bien entendu de noyer le public dans les fausses nouvelles ! Sans les médias, un gouvernement – et les gens qui le dirigent dans l’ombre et tirent toutes les ficelles – ne pourrait pas semer la confusion dans l’esprit des gens et les presser comme des citrons. Dans les écoles de l’Appareil, on nous enseigne ces principes avec beaucoup de soin.
Mais mon amusement se mua bientôt en irritation. Toutes ces connaissances, vraies ou fausses, qu’il assimilait pouvaient me faire courir de gros dangers. Elles risquaient de le mettre accidentellement sur la voie et de le faire réfléchir.
S’il y avait un domaine qu’il ne devait surtout pas étudier, c’était bien l’espionnage. Je doutais que ce sujet fût enseigné dans les établissements scolaires américains, encore qu’il s’agissait d’une matière obligatoire dans les écoles maternelles russes afin que les enfants apprennent à espionner leurs parents – et comme les Américains copiaient souvent les Russes… Je croisai les doigts et priai pour que l’espionnage ne fût pas l’une de ces matières obligatoires. J’essayai de lire les listes de livres qui étaient éparpillées dans l’herbe.
Heller ressortit quelques livres et reprit ses études. A quatorze heures quarante-cinq, il remballa tout, souleva les deux sacs et partit au trot. Il entra dans un bâtiment, s’arrêta dans un couloir et surveilla une porte.
Ah ! J’allais enfin connaître le fin mot de l’histoire !
Les étudiants ne tardèrent pas à sortir, suivis du professeur qui s’éloigna à pas rapides dans le couloir.
Heller pénétra dans la classe vide et se dirigea droit vers l’estrade. Il plongea la main dans la corbeille à papiers.
Et en sortit un magnétophone à cassettes !
Il arrêta l’appareil et le mit dans l’un des sacs.
Ensuite il prit un petit appareil photo à développement instantané, recula de quelques pas et photographia les figures et les schémas sur le tableau noir.
Puis il rangea l’appareil et sortit.
Il courut jusqu’à un autre bâtiment et entra dans une classe vide.
Il monta sur l’estrade, prit un autre magnétophone dans son sac, vérifia qu’il contenait bien une cassette de cent vingt minutes, enclencha la touche d’enregistrement, plaça l’engin au fond de la corbeille à papiers, le recouvrit de feuilles froissées et quitta la classe à l’instant où deux étudiants y entraient.
Il sortit du bâtiment et s’adossa contre un mur. Il prit l’enregistreur qu’il venait de récupérer, vérifia qu’il avait bien fonctionné, retira la cassette, y inscrivit la date et le sujet du cours et, au moyen d’un élastique, y attacha le cliché du tableau noir. Puis il mit le tout dans un boîtier à cassettes portant l’étiquette Chimie avancée, il vérifia les piles du magnétophone, introduisit une cassette vierge de cent vingt minutes et remit l’appareil dans son sac.
L’infâme crapule ! Bang-Bang et lui enregistraient tous les cours ! Il avait décidé de sécher l’université complètement !
Oh, je savais ce qu’il allait faire. Il allait trafiquer un magnétophone à cassettes pour accélérer le play-back, comme il l’avait fait sur Voltar lorsqu’il avait dû apprendre l’américain. Puis il écouterait la bande en une minute, zip, et le tour serait joué. Peut-être même qu’il stockerait les cassettes et qu’il terminerait toute une année de cours en une heure !
Quelle malhonnêteté ! Est-ce qu’il ne savait pas que le FBI arrêtait les gens qui faisaient des enregistrements illégaux ? Attendez, non… N’était-ce pas plutôt les gens qui reproduisaient et vendaient des œuvres déposées ? Je ne me souvenais plus… J’étais en état de choc. Il allait décrocher son diplôme malgré le plan brillant de Miss Simmons !
Durant un bref instant, je retrouvai l’espoir. Il y aurait des interrogations écrites, des travaux pratiques. Mais je ne tardai pas à sombrer à nouveau dans la mélancolie : Heller avait sans doute tout prévu !
Cet (enbipé) était en train de déjouer tous les complots ourdis contre lui ! Ma main me démangeait : je brûlais d’envie de saisir un éclateur. J’avais intérêt à drôlement m’activer, et plutôt quatre fois qu’une, si je voulais mettre fin à ses agissements.
Heller se mit à courir, avec ses sacs à dos et tout. Il s’engagea dans la 120e Rue et se dirigea vers l’est. Puis il prit Broadway, direction le sud, la 114e Rue en direction de l’ouest et, finalement, mit le cap sur le nord en remontant Amsterdam. Il venait de faire le tour de l’université. A l’évidence, il essayait de tuer le temps. J’avais espéré un moment qu’il se ferait remarquer et qu’un flic l’arrêterait sous un prétexte quelconque, mais je ne tardai pas à déchanter : il y avait des tas d’étudiants qui faisaient du jogging ou de gens pressés qui couraient.
A quinze heures quarante-cinq, il alla récupérer son magnétophone et en installa un autre. Puis il revint au « poste de commandement » et fouilla les alentours du regard, guettant le retour de Bang-Bang.
— Où es-tu, Bang-Bang ? Marmonna-t-il. Les manœuvres devraient être terminées à l’heure qu’il est.
Il attendit. Toujours pas de Bang-Bang.
Il fit encore un peu de jogging sur l’allée centrale de Morningside Park et alla récupérer le dernier magnétophone de la journée, avant de retourner au poste de commandement.
Bang-Bang n’était toujours pas arrivé. Heller jeta un coup d’œil à sa montre voltarienne : dix-sept heures dix.
Il se trouva un coin d’ombre, déploya à nouveau son drap-caméléon, sortit son repose-dos autogonflable qui se remplit d’air et s’assit confortablement. Mais il n’étudia aucun manuel scolaire et passa son temps à guetter l’arrivée de Bang-Bang. Les ombres s’allongèrent. Il jetait de fréquents coups d’œil à sa montre. Une demi-heure s’écoula.
Quelque chose approchait !
La chose remontait une allée et se dirigeait vers Heller. C’était une espèce de montagne de bagages qui se déplaçait sur des jambes.
La montagne arriva en titubant, bascula et s’effondra sur le gazon. Il y eut comme une avalanche et, brusquement, je vis Bang-Bang, debout au milieu des débris. L’effort qu’il venait de fournir l’avait épuisé et il était hors d’haleine. Il se laissa tomber sur le drap.
— Le combat a été long et sanglant, haleta le petit Sicilien. Je vais te raconter par le menu la bataille que se sont livrée les marines et l’armée de terre. (Il attendit d’avoir repris son souffle et poursuivit :) Tu t’es présenté à l’heure pour te faire incorporer et le ROTC n’a pas failli à sa réputation en faisant de cette simple formalité une opération extrêmement complexe. Tu as signé le formulaire de ton nom : « J. Terrance Wister. » Ensuite tu t’es présenté devant le premier d’une longue série d’obstacles.
« Comme tu étais nouveau, tu as passé un examen physique et tu seras sans doute horrifié d’apprendre que tu souffres d’un début de cirrhose du foie dû à une absorption excessive de breuvages alcoolisés. Heureusement que c’est toi qu’ils ont examiné et pas moi, car il me reste encore seize cartons de scotch. Tu as été déclaré apte au service, à condition d’arrêter de boire.
« Ensuite tu t’es présenté devant l’obstacle suivant. Les uniformes et l’équipement. C’est tout ça. (Il indiqua avec un geste de mépris une pile de vêtements.) Le caporal a affirmé qu’ils étaient à ma taille, mais j’ai constaté que j’allais immédiatement devoir les envoyer chez un tailleur pour qu’il effectue des retouches. Je refuse que tu ressembles à un clodo. Je veux bien qu’il s’agisse de l’armée, mais il y a certaines choses qu’un marine ne saurait tolérer ! Bref, tu as réussi à franchir cet obstacle.
« L’obstacle suivant n’a pas été de la tarte. Tu sais ce qu’ils ont fait, ces (enbipés) ? Ils ont essayé de me refiler une carabine M-1 défectueuse ! Or, comme tu le sais, un marine peut se faire sucrer un mois de paye si on découvre que son arme ne marche pas ! Et tu sais pas la meilleure, môme ? Ils avaient scié le percuteur ! Ils ont eu beau discuter, j’ai entièrement démonté le truc ! Ils m’ont dit que les recrues du ROTC n’étaient pas autorisées à avoir un percuteur, que quelqu’un pourrait mettre une vraie balle dans la chambre et que le coup pourrait accidentellement partir durant une inspection du matériel. Tu verrais le savon que je leur ai passé ! Je leur ai dit que c’est justement d’avoir une arme hors d’état qui est dangereux ! L’ennemi charge et tu ne peux pas tirer ! Et j’ai ajouté : “Et si vous voulez tirer dans le dos d’un colonel, vous allez faire comment, hein ?” Là, ils n’ont plus rien dit. Ensuite, ils n’arrivaient pas à remonter le fusil. J’ai refusé de le faire en disant qu’il fallait l’envoyer à l’armurerie pour le faire réparer. Finalement, un capitaine de l’armée de terre est intervenu et il m’a dit qu’il allait demander par écrit que tu sois autorisé à utiliser un M-1 opérationnel. Donc, tu auras ton flingue un peu plus tard et tu as passé cet obstacle en beauté. Ça te va jusqu’ici, môme ?
— Tu as agi de façon très sensée. Déjà que ce n’est pas un cadeau d’avoir à se servir d’une arme chimique, si en plus elle ne marche pas… Dis-moi, elle est horrible, cette armée !
— Oh oui ! Des biffins à la gomme !… Ensuite, tu t’es retrouvé devant un obstacle de taille – un peu comme si tu devais traverser un marécage sans aucune corde au-dessus de toi pour t’accrocher. Il a fallu que je prenne une décision à ta place et j’espère que j’ai pris la bonne.
« Un lieutenant de l’armée de terre qui portait des lunettes a remarqué que tu étais en dernière année et que durant ton entraînement militaire à Saint Lee, tu n’avais jamais opté pour une branche spécifique. Je n’ai pas voulu me mouiller, mais il a dit que tu étais obligé de te spécialiser dans une branche autrement on ne te donnerait pas ton diplôme. Après quoi, il t’a tendu une longue liste.
« Bon, je savais que tu n’avais pas envie de creuser des latrines, donc j’ai rejeté l’infanterie. Je ne voulais pas non plus qu’un abruti tire sur le cordon de mise à feu au moment où tu mettrais la tête dans la gueule d’un canon de 155 et j’ai donc éliminé l’artillerie. Dans la foulée, j’ai éliminé les tanks, vu que de nos jours ils sont tout juste bons à te faire griller vivant. Pareil pour la police militaire : je savais que tu la détestais autant que moi. J’ai rapidement épuisé la liste et, en fait, il n’y avait qu’une branche qui était susceptible de t’intéresser : G-2. J’espère que ça te convient.
— C’est quoi, G-2 ?
— Les renseignements. L’espionnage ! Je trouvais que ça cadrait bien avec mon job du moment – un marine infiltré dans l’armée de terre. Alors je me suis dit que ça te plairait aussi. »
Moi, ça ne me plaisait pas du tout. Je chancelai.
Bang-Bang extirpa des livres et des brochures de l’immense pile qu’il avait apportée. Sur leur couverture, il y avait des avertissements du genre : Personnel autorisé uniquement, Confidentiel, Top Secret.
— Tiens, regarde ce bouquin, dit Bang-Bang. Codes, chiffres et cryptographie. Comment communiquer par messages secrets. Et ceux-là : Comment entraîner un espion. Comment s’infiltrer derrière les lignes ennemies et empoisonner l’eau potable. Comment séduire la femme d’un général ennemi et obtenir d’elle qu’elle vous fournisse le plan de l’offensive prévue le lendemain… Rien que du tout bon ! Rien que du solide ! Et t’as vu combien y en a de ces bouquins ? Des dizaines et des dizaines ! Comment prendre un agent russe en filature. Comment choisir des cibles clés afin de détruire la production industrielle d’un pays. Rien que du solide, môme !
— Fais voir ceux-là, dit Heller.
Et il saisit un livre qui expliquait comment faire sauter des trains, puis un autre sur l’art de l’infiltration. Il se mit à rire.
— T’es content, môme ? demanda Heller.
— C’est fantastique !
— Je suis content que tu sois content. Je m’étais dit que j’avais été un peu égoïste. Vois-tu, ça rendait ce job un petit peu moins dégradant.
Bang-Bang coiffa sa casquette « USMC ». Puis il prit une autre casquette, sans inscription celle-là, qu’il mit sur la première pour dissimuler les initiales.
Ensuite il se mit à quatre pattes, alla se poster derrière l’arbre et, avec une prudence exagérée, sortit lentement la tête pour épier Heller. Il faisait le clown !
— Je suis un espion, dit-il. Un marine qui espionne l’armée ! Vu ?
Heller riait. Il riait à s’en faire éclater la rate. Mais je savais très bien qu’il ne riait pas pour la même raison que Bang-Bang.
Soudain, je compris ce qu’Izzy Epstein avait dû ressentir lorsque la catastrophe qu’il avait tant redoutée s’était brusquement abattue sur lui. Ces techniques d’espionnage terriennes étaient peut-être primitives, mais elles existaient. Ma tâche n’en serait que plus ardue.
Hâtivement, je rédigeai un autre message à l’intention du bureau new-yorkais : je réitérais à ces (bips) l’ordre de mettre la main sur Raht et Terb et leur promettais non seulement l’exécution mais aussi de longues séances de torture s’ils tardaient trop à les trouver. Il fallait absolument mettre fin aux pitreries d’Heller.
Vendredi, le scénario ne changea pas, à cette exception près qu’ils choisirent un autre poste de commandement et emportèrent des boissons gazeuses dans un seau à glace.
Quelle façon de faire ses études ! Toute la journée vautrés sur la pelouse à regarder passer les filles ! Bon, d’accord, c’était surtout Bang-Bang qui les reluquait. Heller s’était immédiatement plongé dans des manuels scolaires et universitaires de tous niveaux. Ah ! Quelle scène idyllique ! Quel spectacle bucolique ! A vomir !
Le lendemain, samedi, les choses changèrent cependant. Bang-Bang était parti je ne sais où, en marmonnant à propos de manœuvres, et Heller s’était présenté dans une salle pour passer un « examen d’orientation » qui devait déterminer quelles matières il avait besoin de revoir.
Je m’étais réveillé très tard, et, lorsque je fis défiler l’enregistrement à vitesse rapide, je pris bien soin de sauter toute la partie où il noircissait feuille après feuille d’une main ferme et rapide – il faut toujours qu’il frime. J’allai directement à l’entretien qu’il avait eu, peu après l’examen, avec l’un des assistants du doyen.
— Agnès, appela l’assistant par-dessus son épaule. Êtes-vous sûre que cette machine à noter a été envoyée en réparation ?
— Oui, monsieur Bosh. Elle n’a pas respecté son quota une seule fois de toute la matinée.
Mr Bosh, un jeune homme au regard perçant, tripota un instant la grande pile de copies qui encombrait son bureau avant de tourner la tête vers Heller.
— Il doit y avoir une erreur. Votre carnet de notes de l’année dernière dit que vous aviez 5 sur 20 de moyenne et voilà maintenant que vous avez 19 sur 20 de moyenne à l’examen que vous venez de passer. (Son regard se fit sévère.) Tout cela est très mystérieux, Wister. Vous pourriez m’expliquer ?
— Il arrive parfois que certains étudiants commettent l’erreur de sortir avec la fille de quelqu’un qui détient leur avenir universitaire entre ses mains.
Mr Bosh se redressa. Un large sourire éclaira son visage.
— Mais, oui. Bien sûr. J’aurais dû y songer. Ça arrive tout le temps !
Il se mit à rire doucement, rassembla les copies d’Heller et, sur la feuille du dessus, écrivit : A microfilmer et à classer dans son dossier d’étudiant.
— Eh bien, tout ce que je peux dire, Wister, c’est que votre calvaire est terminé. Vous n’avez aucune matière faible. Inutile, donc, de vous faire passer un examen de rattrapage. Nous indiquerons simplement que vous avez satisfait à toutes les conditions d’admission.
— Merci beaucoup.
Mr Bosh se pencha en avant et murmura :
— Dites-moi, Wister, juste entre vous et moi, vous l’avez fichue en cloque ?
— A votre avis, pourquoi ai-je été obligé de venir ici pour terminer mes études ? répliqua Heller.
Mr Bosh partit d’un éclat de rire tonitruant.
— Je le savais ! Je le savais ! Sensationnel !
Il serra la main d’Heller avec effusion et l’entrevue en resta là.
Quelque chose dans l’attitude de Bosh m’irritait profondément. Peut-être la façon dont il souriait à Heller… Le fait qu’il eût réussi l’examen n’avait rien d’extraordinaire : il avait passé plusieurs journées et plusieurs soirées – dans le hall du Gracious Palms – à potasser tous ces sujets et, pour lui, ça n’avait dû être qu’une espèce d’étude ethnologique de technologies primitives. Un ingénieur de combat voltarien archidiplômé réussissant à venir à bout de quelques sujets débiles et infantiles tels que la mécanique quantique et ses théories insensées, il n’y avait vraiment pas de quoi sauter au plafond. Cela me mit dans une colère noire ! Ma foi dans les habitants de la Terre s’en trouva fortement ébranlée – non pas que j’aie jamais eu la moindre foi en eux. Ils constituent un exemple parfait de racaille.
Je sortis dans le jardin et me mis à faire les cent pas. Deux des enfants cueillaient du raisin. Je les accusai d’en manger plus qu’ils n’en cueillaient, et quand ils se mirent à pleurer, je leur balançai quelques coups de pied. Je me sentis mieux.
Ensuite, j’appelai le chauffeur de taxi et lui demandai sans mâcher mes mots quand il comptait me livrer Utanc. Il me répondit que tout se déroulait comme prévu. Mon moral remonta encore un peu. Il faut dire que ça me travaillait beaucoup plus que je ne voulais l’admettre de voir toutes ces filles superbes inviter ce (bip) d’Heller à venir les rejoindre dans sa suite chaque soir. Et pour tout arranger, je ne voyais jamais ce qu’il fabriquait avec elles. Mon imagination était déchaînée.
Cependant, l’arrivée imminente d’Utanc me donna le courage de retourner devant mon écran.
Heller ne faisait rien d’intéressant : il courait sur la piste d’un stade – et à une allure ridicule pour quelqu’un comme lui. Il s’arrêta, regarda un entraîneur mettre en rang une équipe de football et faire l’appel, trouva sans doute que cela ne présentait aucun intérêt et reprit son jogging. Comment les athlètes font-ils pour courir comme ça pendant deux heures d’affilée ? A quoi pensent-ils ?
Je ressortis et m’emparai du téléphone. Je voulais parler à l’entrepreneur qui construisait l’hôpital. Après quelques coups de fil un peu partout, je réussis finalement à le joindre. Il me dit qu’ils avaient presque fini de creuser le trou, que le tout-à-l’égout, les canalisations et les câbles d’électricité étaient prêts à être posés et que les travaux de fondation commenceraient dès le lendemain. (Bip) ! Tout allait bien. Et moi qui cherchais une bonne raison de m’en prendre à lui. Le seul reproche que je pus lui faire, c’était de s’être trouvé sur le chantier pendant que j’essayais de le joindre.
Quelques heures s’écoulèrent. Il n’était pas loin de minuit, ici en Turquie. J’éprouvais une espèce de fascination à observer Heller. J’attendais avec une impatience désespérée le jour où je le verrais se recroqueviller, en proie à une douleur atroce, et mourir lentement. Malheureusement, tant que je n’avais pas la plaque, il tenait ma vie entre ses mains insouciantes et cruelles.
Je me résolus donc, une fois de plus, à m’installer devant l’écran et parcourus rapidement l’enregistrement avant de suivre les nouvelles pérégrinations d’Heller.
Il était dans l’ascenseur. Je vis dans les glaces qu’il portait un complet bleu de facture classique. Par contre, son comportement, comme je n’allais pas tarder à le constater, n’avait rien de classique.
Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit, il se rua au-dehors et se précipita dans le bureau de Vantagio.
— Elle est là ! Elle est là ! cria-t-il. La voiture que je veux est arrivée !
Vantagio portait un smoking, sans doute parce que la ruée du samedi soir allait bientôt commencer.
— Eh bien, il était temps ! lança-t-il. Babe n’arrête pas de me bassiner avec ça tous les jours, et depuis que tu as couvert Grafferty de ridicule et de spaghetti, elle insiste pour que tu aies la meilleure voiture possible. Où est-elle ? Dehors ou dans le garage ?
— Dans le garage. Venez !
Mais Vantagio n’avait pas besoin de se faire tirer l’oreille. Il sortit rapidement du bureau avec Heller sur ses talons. Ils prirent l’ascenseur et descendirent au garage.
— Ç’a intérêt à être une petite merveille, dit Vantagio. J’aimerais en terminer avec cette histoire de bagnole et retrouver un peu de tranquillité. Ça fait déjà plus d’une semaine que Babe m’a ordonné de t’acheter ta voiture.
Mortie Massacurovitch attendait devant la porte de l’ascenseur. Heller le présenta à Vantagio.
— J’ai dû me taper deux tranches horaires aujourd’hui, dit Mortie. C’est pour ça que je n’ai pu venir que ce soir. Mais elle est là et elle t’attend. Regarde !
Et là, au milieu des piliers du garage et des limousines rutilantes dernier modèle, je vis le vieux taxi rouge quadragénaire, bosselé et éraflé de partout, avec sa vitre arrière fêlée.
Il évoquait une poubelle qu’une main malveillante aurait placée là pour profaner l’endroit.
— Où est la voiture ? demanda Vantagio.
— Là, fit Heller. C’est celle-là.
— Arrête de me faire marcher, môme. J’aime les blagues, mais là, c’est sérieux. Babe va m’arracher la tête si je ne te procure pas une caisse.
— Mais c’est une voiture fabuleuse ! s’écria Heller.
— Elle a été construite à une époque où on savait les construire ! renchérit Mortie.
— Tu veux dire que c’est pas une blague, môme ? s’exclama Vantagio, incrédule. Tu veux vraiment que je t’achète cette poubelle ?
— Hé ! protesta Mortie. La compagnie en demande un prix ridicule.
J’espère bien ! rugit le petit Italien. En fait, vous devriez refiler vingt-cinq balles à l’acheteur pour qu’il aille la balancer à la casse !
— N’exagérons rien, objecta Mortie. Je reconnais que ce taxi est loin de ressembler à une limousine. Mais je peux vous dire que j’ai eu un mal de chien à convaincre la compagnie de s’en séparer. C’est une espèce de souvenir. Un vestige du bon vieux temps. Le symbole d’une certaine tradition ! Bien entendu, il faudra retirer la peinture rouge et vous n’aurez pas le droit de le faire passer pour un véhicule de la compagnie des Really Red Cabs, pas plus que vous ne pourrez avoir sa licence – elle coûte cher et la compagnie n’en fera pas cadeau. Par contre, c’est une voiture parfaitement légale et le titre de propriété est en règle.
Vantagio s’était penché pour regarder l’intérieur. Il recula en se bouchant le nez.
— Mon Dieu ! lâcha-t-il.
— C’est juste le cuir, expliqua Mortie. Le skaï n’existait pas à l’époque, alors ils faisaient des sièges en vrai cuir. Bien entendu, il est un peu pourri et moisi, mais c’est du cuir véritable.
— Dites oui, fit Heller à Vantagio.
— Babe me tuerait si j’acceptais, gémit le petit Italien. Elle me ferait fouetter pendant deux ou trois heures avant de m’étrangler de ses propres mains.
— J’ai pour instructions de vous la vendre bon marché, intervint Mortie. Mille dollars, pas un cent de moins.
— Arrêtez de me torturer, tous les deux ! croassa Vantagio. J’ai une soirée éprouvante qui m’attend. On est samedi soir et les types de l’ONU commencent à être en rut, vu qu’ils vont reprendre les séances dans à peine deux semaines. Môme, est-ce que tu te rends compte que…
— Cinq cents ! lança Mortie. Mais je ne descendrai pas en dessous.
Vantagio voulut s’en aller, mais Heller le rattrapa par le bras et lui dit :
— Regardez, la carrosserie et les pare-chocs font un centimètre d’épaisseur. Et les vitres, Vantagio, regardez les vitres. Elles sont à l’épreuve des balles ! Vous voyez ces étoiles ici ? Eh bien, ce sont des impacts de balles. Ces vitres les ont arrêtées il y a à peine quelques jours.
— Deux cent cinquante, dit Mortie. Et c’est mon dernier prix.
— Môme, pour l’amour du Ciel, implora Vantagio. Laisse-moi aller en haut et téléphoner au concessionnaire MG pour qu’il t’envoie une voiture de sport rouge.
— Ce taxi est une véritable beauté ! répliqua Heller.
— Laisse-moi appeler le concessionnaire Mercedes-Benz.
— Non.
— Alfa Romeo ?
— Non.
— Maserati, alors ? Ça, c’est de la bonne voiture. De la très bonne voiture même. Je peux en faire construire une spécialement pour toi. Une décapotable avec une carrosserie rouge vif. Je la remplirai de filles.
— Non.
— Oh, che il diavolo lo porti. Tu es en train de signer mon arrêt de mort ! Jamais ne n’oserai mettre cet engin dans ce garage. C’est une véritable épave !
— C’est une voiture de collection ! aboya Mortie. C’est certainement pas une épave ! C’est une voiture de collection très cotée !
Vantagio lui décocha un regard furibond et se mit à faire les cent pas. Mortie revint à la charge :
— Vous mettez ce taxi dans la Parade des Voitures de Collection d’Atlantic City et il remporte le prix de vingt-cinq mille dollars. Ma main à couper ! Les bagnoles de collection font fureur en ce moment !
Vantagio s’arrêta.
– Attendez. Je viens d’avoir une idée. Si nous placions cette voiture dans la Parade des Voitures de Collection d’Atlantic City…
— Et que nous la remplissions de filles habillées comme dans les années vingt, suggéra Heller.
— Et que nous mettions des types avec des mitrailleuses sur les marchepieds, continua Vantagio.
— Avec des gars déguisés en agents de la prohibition qui pourchasseraient la voiture, renchérit Heller.
— Et que nous peignions les mots « Compagnie de Taxis Corleone » sur les portières ! s’écria Vantagio. Babe ADORERAIT cette idée ! Ce serait une façon de perpétuer la tradition ! Et en plus, ça nous ferait pour un million de dollars de publicité gratuite ! J’ai raison ou tort ?
— Raison, fit Heller.
— Maintenant écoute, môme. Tu es censé faire ce que je te dis, pas vrai ?
— C’est exact.
— Choisis cette voiture.
— Comme je le disais tout à l’heure, intervint Mortie, cette voiture ne vous coûtera que mille dollars.
— Cinq cents, trancha Vantagio, et à condition que vous la conduisiez à cette adresse. (Il la griffonna au dos d’une carte : Fias Class Garage, Mike Mutazione, Newark, N.J.). Je rachèterai sa licence plus tard.
— Je pourrai la conduire et trafiquer le moteur ? demanda Heller.
— Évidemment, môme, répondit Vantagio. C’est ta voiture. Je te demanderai juste de nous la prêter pour la parade. Et de laisser Mike Mutazione la remettre entièrement à neuf. Et aussi de la mettre dans ce garage. Comme ça je pourrai dire aux diplomates de l’ONU qu’elle est destinée à la parade et ils seront tout contents d’avoir vu un vestige de la culture américaine. Ils aiment beaucoup qu’on préserve les coutumes ancestrales.
La voix de Bang-Bang retentit soudain dans le garage :
— Hé, d’où vous sortez ce tas de boue ?
— C’est la voiture que tu vas conduire, dit Heller.
— C’est pas le moment de me faire marcher, môme. Je viens de passer une sale journée à essayer d’apprendre aux bidasses de l’armée de terre la différence entre leur pied gauche et leur (bip).
— Regarde ça, Bang-Bang, fit Heller en désignant une étoile sur la vitre arrière.
— Hé, une balle de calibre 7,62 OTAN. T’as vu ? Elle est retombée sur le rebord extérieur de la vitre. Tirée par un FN belge ? Un Beretta italien ? Elle est complètement aplatie… Des vitres blindées !
— Oui. Et une carrosserie d’un centimètre d’épaisseur.
Vantagio tapota l’épaule de Bang-Bang.
— Puisque tu travailles pour le môme, accompagne ce taxman à Newark et dis à Mike ce qu’on attend de lui. Il doit tout remplacer, en utilisant exactement les mêmes matériaux. De nouvelles vitres à l’épreuve des balles, un nouveau revêtement pour les sièges, la carrosserie entièrement redressée et une autre peinture – orange. Et sur les portières, il faudra qu’il mette Compagnie de Taxis Corleone. Je veux que cette caisse ait l’air d’être juste sortie de l’usine. Qu’il refasse aussi le moteur. Et dis-lui de se magner le train : je veux que le môme ait sa voiture le plus vite possible.
— Je n’ai pas le droit de quitter New York, objecta Bang-Bang.
— On est samedi soir, dit Vantagio.
— Ah oui, c’est vrai, s’esclaffa Bang-Bang.
— Je viens aussi, annonça Heller.
— Non, tu ne bouges pas d’ici, déclara Vantagio. Ça va être une soirée agitée et je veux que tu restes une ou deux heures dans le hall. J’ai dit à deux diplomates sud-américains que tu serais enchanté de faire leur connaissance. Et il y a aussi une petite corvée dont je voudrais que tu t’acquittes.
Vantagio signa les papiers que Mortie lui tendait et déposa cinq billets de cent dollars dans sa main.
Bang-Bang et Mortie sautèrent dans la voiture et quittèrent le garage dans un grand nuage d’échappement et dans le grondement infernal du moteur.
Vantagio et Heller regagnèrent l’ascenseur.
— Tu sais ce qu’on va faire maintenant, môme ? On va aller téléphoner à Babe pour la mettre au courant de mon idée de génie. Non… Ce serait encore mieux si tu l’appelais de ta suite et que tu lui disais que l’idée est de toi. Babe ne jure que par la tradition. Et quand tu mélanges la tradition et les sentiments, tu gagnes à tous les coups. « Saint Joe » a démarré en colportant son alcool de contrebande dans des taxis.
— Vous êtes un sacré phénomène, dit Heller.
— Oui, fais tout ce que je te dis et tu n’auras jamais à le regretter. Souviens-toi bien de ça, môme.
J’étais complètement désorienté. Pourquoi Heller avait-il besoin de deux voitures ? D’un côté, il avait sa vieille Cadillac, qu’il faisait entièrement retaper selon des instructions très précises et qu’il ne paraissait pas pressé de récupérer. Et de l’autre côté, il y avait ce taxi qu’il fallait absolument remettre à neuf le plus vite possible. Pour une fois, mon sixième sens – indispensable quand on travaille dans l’Appareil – me disait que c’était autre chose que son amour fétichiste des jouets. J’écumais. Ce sale (bip) progressait trop vite ! Beaucoup trop vite ! Il risquait de mener à bien la mystérieuse entreprise dans laquelle il s’était lancé et de me conduire tout droit à ma perte !
Comme je savais que le lendemain Heller allait avoir son premier cours d’observation de la nature avec Miss Simmons et qu’elle allait à coup sûr lui en faire voir de toutes les couleurs, je ne m’intéressai que très superficiellement à ses aventures ce soir-là.
L’épisode des deux diplomates sud-américains se révéla totalement dépourvu d’intérêt. Vantagio les entraîna jusqu’à l’endroit où Heller s’était posté et fit les présentations – ils avaient des noms de trois kilomètres. Heller portait un smoking de mohair et de soie, ainsi que des boutons de manchettes et de chemise en diamant. Mais il faisait honte à voir à côté de ces deux Sud-Américains : ils arboraient un smoking bleu poudre orné de broderies noires et une chemise à jabot. Cela me remonta un peu le moral de voir Heller essuyer une telle humiliation en public.
Les deux diplomates avaient décroché un prêt auprès de la Banque internationale afin de construire tout un tas de ponts. Ils avaient entendu dire qu’Heller faisait des études d’ingénieur et ils voulaient son avis sur quelque chose : ils craignaient que les ponts ne tiennent pas à cause des tremblements de terre qui se produisaient fréquemment dans leur pays. Ils lui montrèrent des plans et Heller leur dit d’immerger les deux extrémités dans l’eau. De la sorte, les ponts résisteraient aux séismes. Il effectua même quelques croquis et leur conseilla de les montrer à leur entreprise de travaux publics. Mais je savais qu’il délirait complètement : un pont est censé passer au-dessus de l’eau, on ne le construit pas dans l’eau. Mais les Sud-Américains sont polis, et ils le remercièrent d’un air ravi et prirent congé. Racaille.
L’épisode suivant fut tout aussi révoltant. Tringlimo et le délégué africain qu’Heller avait si déloyalement désarmé vinrent le voir. Il était installé dans son coin favori, derrière une énorme plante verte qui le dissimulait plus ou moins aux regards.
Ils avaient apporté un petit coffret d’ornements qu’ils tenaient à deux. En chœur et en anglais, ils dirent à Heller :
— Nous vous remercions d’avoir servi de médiateur à propos de Catina et d’avoir été à l’origine du traité que nous avons signé. Nos deux pays se sont unis pour vous offrir ce gage de notre reconnaissance. Jamais il n’a existé une telle paix.
Ils ouvrirent le coffret et révélèrent un pistolet automatique Llama calibre 0,45. Il était damasquiné et reposait sur un coussin de velours mauve. De chaque côté de la crosse – qui, elle, était entièrement en or –, on avait gravé les armoiries des deux pays. Elles étaient reliées par un cœur. Le graveur n’avait pas dû s’amuser. (Bip) ! Ce cadeau avait dû coûter une fortune ! Il y avait aussi des magasins de rechange et cinquante cartouches. Mais ce n’était pas tout. A côté de l’arme, je vis un holster de cuir noir. On y avait gravé le nom « Prince X » ainsi qu’une colombe blanche de la paix.
Mais mis à part le fait que ce revolver était en or au lieu d’être noir, ce n’était en réalité rien d’autre qu’une arme de gangster. Il ressemblait à un Colt .45 de l’armée.
Heller les remercia et ils s’éloignèrent avec un large sourire.
J’étais tellement écœuré que je ne pus trouver le sommeil lorsque je me couchai à l’aube. Incroyable ! Ils lui avaient fait cadeau d’une arme magnifique pour le remercier d’avoir usé d’un artifice minable et puéril ! Et en plus, il avait été malhonnête avec eux : il se promenait sous un faux nom. « Prince X » ! Je t’en ficherai, moi ! Il n’était qu’un simple ingénieur de combat de la Flotte, issu comme moi de la classe moyenne. J’avais même un grade de plus que lui ! Comment pouvait-on donner une arme aussi belle à un type comme lui ? Quel gaspillage !
Donc, comme je le disais, j’étais impatient de revoir Miss Simmons.
A neuf heures du matin, heure de New York, l’interférence cessa sur mon écran. Est-ce qu’Heller s’activait pour aller assister à son cours dominical ? Mais non ! Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il se faisait une idée plutôt perverse de l’observation de la nature. Jugez plutôt.
La première chose que je vis sur mon écran, ce fut le cou d’une fille. Une brune. Elle était à plat ventre sur le divan et l’un de ses bras balayait mollement le tapis. De toute évidence, elle était épuisée.
Heller lui massait le cou avec les pouces. Il y avait un pichet en argent sur une table voisine. La vision périphérique me révéla qu’Heller portait un peignoir blanc et qu’il était assis sur l’accoudoir du divan, surplombant la fille à demi nue.
— Ooooh ! gémit-elle. Je sens que je vais mourir !
— Relaxe, Myrtle, fit-il d’une voix douce, tout en continuant son massage. Dans un instant ça ira mieux.
Elle poussa un nouveau gémissement et dit :
— Dix-sept fois, c’est trop !
— Tu arrives à soulever la tête maintenant ? demanda Heller.
Elle fit une tentative et laissa échapper une longue plainte.
— J’ai l’impression d’avoir été violée par un éléphant.
— Tu m’en vois navré.
Brusquement, je compris ! Ce monstre avait abusé de cette malheureuse créature ! Et en plus, elle était jolie –elle s’était tournée sur le côté et j’avais aperçu son visage.
— Ça va mieux, mon lapin, annonça-t-elle. Mais plus jamais une nuit comme ça !
Haha ! Les filles ne l’aimaient pas tant que ça !
Elle se leva en chancelant, aperçut son peignoir et alla l’enfiler sans enthousiasme.
— Prends un bain et va te reposer, lui conseilla Heller. Ça ira mieux après.
— Espérons, soupira-t-elle. Je pourrai revenir plus tard ?
Mes Dieux ! Il avait opéré un transfert sur cette pauvre fille ! Il l’avait convertie au masochisme et en avait fait sa chose !
— J’ai un cours d’observation de la nature à une heure, dit Heller.
— Observation de la nature… Le moins qu’on puisse dire, c’est que j’ai eu ma dose pour aujourd’hui.
Et elle sortit en titubant, pieds nus, son peignoir ouvert flottant derrière elle. Pauvre fille meurtrie !
Heller commanda un petit déjeuner et, en attendant qu’on le lui apporte, passa un coup de fil. Pas étonnant que je ne sois pas au courant de ses plans. Il conduisait ses affaires durant les moments d’interférence. En cachette !
Un enfant décrocha.
— Je voudrais parler à Mike Mutazione, dit Heller.
— Papa, c’est pour toi ! cria l’enfant.
Mike vint au téléphone.
— Désolé de vous déranger un dimanche, fit Heller. Mais est-ce que vous avez reçu le taxi ?
— Affirmatif, môme. C’est une vraie petite merveille ! Je vais te la retaper en moins de deux.
— Super. Maintenant, écoutez, Mike. Je vais vous faire envoyer une petite fiole contenant un produit spécial, ainsi qu’un petit mot avec des instructions complètes. Je veux que vous mélangiez ce produit à la peinture que vous utiliserez pour la carrosserie et les inscriptions. C’est un produit qui se dissout dans n’importe quel type de peinture. Donc, lorsque vous en aurez terminé avec le moteur, les vitres, la carrosserie et les sièges, n’oubliez pas d’ajouter le produit à la peinture avant de repeindre la voiture.
— Il la rend plus brillante ?
— Quelque chose comme ça. Je vous fais envoyer la fiole tout de suite, comme ça vous l’aurez au moment d’attaquer la peinture.
— D’accord, môme. Pas de problème. La Cadillac avance bien. Le nouveau moteur va arriver un peu plus tard que prévu, mais il en est en route. Les nouveaux pistons aussi. Elle montera à 280 quand nous en aurons terminé avec elle. (Il rit et ajouta :) Tu seras obligé de garder le pied sur le frein pour l’empêcher de décoller vers la lune.
— Prenez tout votre temps. Par contre, le taxi, il me le faudrait avant-hier.
— Tu l’auras, môme. Tu l’auras. Tu veux venir à la messe avec nous ?
— Désolé, j’ai un cours d’observation de la nature, aujourd’hui. Mais merci quand même, Mike. ciao.
Aller à la messe ? … Si ça continuait comme ça, ces (bips) de Siciliens allaient bientôt le convertir au christianisme !
On lui apporta son petit déjeuner, dont la pièce de résistance était une énorme glace au chocolat. A peine le serveur eut-il quitté la pièce qu’une blonde superbe entra d’une démarche féline.
— Salut, Semantha, dit Heller. Tu veux partager mon petit déjeuner ?
Elle déclina son offre et s’assit dans un fauteuil, à côté du divan. Puis elle indiqua la porte et dit :
— Myrtle vient de passer, pas vrai ? Méfie-toi de Myrtle, mon joli.
Heller émit un petit rire.
— Non, je suis sérieuse, mon joli. Tu as intérêt à faire très attention. Myrtle, c’est la ruse personnifiée. Je la connais. Dis-moi, lorsqu’elle est entrée, est-ce qu’elle a fait ceci ?
Elle ouvrit négligemment son peignoir. Elle ne portait rien en dessous ! C’était ça l’idée que se faisait Heller de l’observation de la nature ?
— Et ensuite, est-ce qu’elle s’est assise de cette façon ?… (Elle étendit les jambes et les posa sur le divan, à droite d’Heller.) Et après, est-ce qu’elle t’a montré sa cuisse comme ceci ? (Elle fit glisser les pans de son peignoir.) Et est-ce qu’elle a fait courir ses doigts le long de sa cuisse en disant qu’elle avait un bleu et en te demandant de bien vouloir regarder ?
« Oh, tu devrais te méfier d’elle, mon joli.
Et après avoir fait tout ça, est-ce qu’elle s’est levée en faisant glisser son peignoir comme ceci ? (Le vêtement tomba par terre.)
« Et ensuite, est-ce qu’elle a dit qu’elle avait une petite douleur au sein gauche ? Et est-ce qu’elle l’a soulevé comme ceci en te demandant de regarder s’il n’y avait pas un bleu ?
« Et après, est-ce qu’elle s’est approchée tout près en te demandant de l’examiner en détail ? »
Heller était écroulé de rire.
— Attention, pouffa-t-il. Tu vas te mettre de la glace partout.
— Et ensuite, reprit Semantha, est-ce qu’elle s’est promenée dans la pièce en marchant comme ceci ?… Oh, tu ne te méfies pas assez d’elle ! Et est-ce qu’elle a ramassé son peignoir comme ceci ? Et fait semblant de découvrir qu’elle était nue, en poussant un petit cri de surprise, comme ceci ?… Et après, est-ce qu’elle s’est dirigée vers ta chambre à coucher en traînant son peignoir derrière elle, en t’invitant du regard comme ceci ?… Oh, elle a plus d’un tour dans son sac !
— Le lit n’est pas fait, lança Heller.
Il suivait à présent le manège de Semantha dans les glaces murales de la chambre à coucher.
— Ensuite, continua-t-elle, est-ce qu’elle a palpé le lit comme ceci ? Et est-ce qu’elle t’a demandé si elle pouvait l’essayer pour voir s’il était plus moelleux que le sien ?…
Semantha s’était allongée au-dessus des couvertures. Elle était étendue sur le dos, jambes écartées.
— Et après, est-ce qu’elle a caressé son corps comme ceci ? Est-ce qu’elle l’a fait, hein, dis, mon joli ?… Ah, si on ne la retient pas, elle est capable de tout !… Et ensuite, est-ce qu’elle a tendu les bras vers toi en remuant les hanches comme ceci et en disant qu’elle se sentait un peu vide et qu’elle avait besoin…
— Semantha, sors de ce lit et viens ici, ordonna Heller.
— Oh, toi alors ! roucoula-t-elle. Tu veux dire que je vais rester debout ? Et que tu vas me…
L’interférence revint. Bof… De toute façon, je n’avais pas besoin d’en voir davantage. A l’évidence, Heller était un de ces détraqués qui aimaient les positions bizarres.
Pourquoi de (bip) de chauffeur de taxi tardait-il tant à me livrer Utanc ? Bouillonnant de colère, je sortis pour aller l’appeler. Il n’avait pas idée du calvaire qu’il me faisait endurer. Je composai son numéro je ne sais combien de fois mais il n’était pas chez lui. Puis j’arpentai longuement le jardin avant d’aller dîner.
C’était scandaleux cette façon qu’avait eue Heller de se préparer à son cours d’observation de la nature ! J’étais outré ! Je ne comprenais pas comment il arrivait à passer de l’enfer du vice à la beauté enchanteresse du monde sans être rongé par le remords. Il n’était pas fait pour fréquenter des gens comme la charmante Miss Simmons et sa classe d’adolescents bien élevés.
Par bonheur, je savais que je pouvais compter sur Miss Simmons. Elle n’allait pas le rater ! C’était une femme de caractère.
Apparemment, le premier cours d’observation de la nature avait lieu dans le parc des Nations unies, entre la 42e Rue et la 48e Rue, au bord de l’East River – à quelques blocs de distance du Gracious Palms.
C’était un bel après-midi de septembre. Les arbres et les pelouses étaient verts. Le ciel et l’eau de la rivière étaient bleus. La formidable masse blanche du Secrétariat Building se dressait haut dans le ciel derrière le General Assembly Building et le Conférence Building.
Quelques étudiants étaient déjà arrivés et s’étaient rassemblés devant la Statue de la Paix qui était le lieu de rendez-vous. La plupart portaient des vêtements quelconques et des jeans. Certains avaient des lunettes sur le nez, d’autres pas. Certains étaient gros, d’autres minces. Heller les observa avec curiosité. Ils ne se parlaient pas : à l’évidence, ils ne se connaissaient pas.
J’avais vu dans les glaces de l’ascenseur qu’Heller portait un jean en velours sur mesure, sa casquette de baseball et ses pointes. Avec sa mise soignée et ses vêtements coûteux – exception faite de sa casquette et de ses chaussures, bien entendu – il devait détonner un peu par rapport au reste du groupe. De plus, il était plus grand que tout le monde. Et il portait une élégante musette en toile de jean, alors que les autres avaient juste un cartable ou un fourre-tout. Oui, il était sûr de se faire remarquer –surtout par les filles.
Les autres étudiants arrivèrent un à un d’un pas nonchalant. Ils devaient être une trentaine à présent.
Et puis, brusquement, au loin, je vis Miss Simmons ! Elle marchait d’un pas ferme et décidé. Elle portait des souliers de marche et, malgré la chaleur, un tailleur de gros tweed. Dans sa main droite, elle tenait un bâton de marche qui ressemblait plutôt à une longue matraque. Ses cheveux bruns étaient relevés en chignon et elle était coiffée d’un chapeau de chasseur.
Elle s’arrêta devant le groupe d’étudiants et remonta ses lunettes à monture d’écaille pour mieux les voir. Elle les détailla l’un après l’autre. Mais lorsqu’elle posa le regard sur Heller, elle laissa retomber ses lunettes. Ah, c’était bon signe ! De toute façon, je lui faisais entièrement confiance : s’il y avait une personne capable de mettre fin aux agissements d’Heller, c’était bien elle ! Les premières paroles qu’elle prononça me mirent du baume au cœur.
— Tiens, tiens, vous êtes là, Wister, dit-elle devant tout le monde. Comment va le jeune Einstein, aujourd’hui ? Vous ne souffrez pas trop des chevilles ? J’ai entendu dire que vous avez à nouveau fait jouer le PISTON hier pour échapper aux examens de rattrapage. Mais ne vous en faites pas, vous n’êtes pas encore sorti de l’auberge, Wister. La guerre que vous préconisez avec tant de férocité ne fait que commencer !
Elle remonta ses lunettes pour mieux voir la classe et commença son cours.
— Bonjour, jeunes espoirs de demain. Je commence toujours notre itinéraire d’observation de la nature ici, dans le parc des Nations unies. L’Organisation des Nations unies a été fondée en 1945 dans l’espoir d’empêcher l’escalade de la GUERRE et, en particulier, de la guerre atomique. Mais cet espoir a été enseveli dans les grands mausolées blancs que vous voyez là-bas.
« Autrefois, cette partie de Manhattan était un quartier d’abattoirs. Il semblerait que la tradition ait été perpétuée.
« L’ONU, cette tombe dans laquelle sont enterrés tous les espoirs de l’homme, a de l’argent, de l’autorité et des POUVOIRS ! Mais au lieu de s’en servir honnêtement, que font les HOMMES cupides et égoïstes qui siègent dans cette sépulture ?… Ils passent leur temps à monter des combines pour se soustraire à leurs devoirs – des devoirs qu’ils s’étaient solennellement engagés à remplir sur tout ce qu’il y a de plus sacré !
« Si on laissait faire cette bande de lâches et de crapules, ils feraient sauter le monde entier à coups de bombes thermonucléaires !… Wister, je vous prie d’écouter ! »
Elle laissa retomber ses lunettes et lui lança un regard mauvais. Puis elle les remonta et reprit sa harangue.
— Bref, chers élèves, nous commençons ce cours avec un organisme qui aurait pu être, j’ai nommé les Nations unies. Toutes les choses vivantes que vous aurez l’occasion d’observer tout au long de ce cours auront bientôt disparu pour toujours. Elles auront été détruites par l’oisiveté malveillante, l’indécision, les machinations et la lâcheté des misérables qui siègent à l’ONU… Wister ! Qu’est-ce que vous regardez ?
— Cette pelouse ne tient pas trop mal le coup si on considère le nombre de gens qui passent dessus chaque jour. Si on ne l’arrosait pas avec de l’eau chlorée, elle serait en meilleur état.
— J’aimerais que vous soyez plus attentif, Wister, fit Miss Simmons d’une voix sévère. C’est un cours d’observation de la nature, pas un cours sur l’utilisation des gaz toxiques ! (Elle se tourna à nouveau vers la classe et dit :) J’espère que vous prenez note des informations vitales que je vous donne. Est-ce que vous voyez ce groupe d’hommes à l’attitude méprisante, là-bas dans le parc ? Ce sont des gens de l’ONU. Regardez bien leur air suffisant et le rictus de satisfaction qui déforme leur visage.
Heller intervint serviablement :
— Sur leurs casquettes bleu et or et sur leurs badges, c’est écrit : Légion américaine, Poste 89, Des Moines, Iowa. L’Iowa est-il un des pays représentés par l’ONU ?
Miss Simmons réagit comme il convenait : elle l’ignora et poursuivit son cours.
Donc, retenez bien, retenez avec horreur et indignation l’attitude totalement irresponsable qui règne en ces lieux. Si seulement ces hommes voulaient bien s’acquitter de leurs devoirs… Wister, qu’est-ce que vous regardez encore ?
— Ces feuilles, répondit Heller. Tout bien considéré, ces arbres ne tiennent pas trop mal le coup dans toutes ces vapeurs de mazout qui émanent du fleuve. Mais le sol manque sans doute de minéraux.
— Prêtez attention au cours ! lança sèchement Miss Simmons. Donc, comme je le disais, si l’Organisation des Nations unies s’acquittait vraiment de ses devoirs, elle pourrait mettre fin pour toujours au complexe lemminguien d’autodestruction dont semble souffrir l’ensemble de la race humaine.
— Qu’est-ce que ça veut dire « lemminguien » ? demanda une étudiante.
— C’est un adjectif que j’ai inventé. Ça vient du nom « lemming ». Les lemmings sont d’horribles rongeurs qui, chaque année, se jettent par hordes entières dans la mer. Suicide collectif, en d’autres termes. Donc, s’ils le voulaient, les fantoches de l’ONU pourraient se dresser comme un seul homme, sonner le clairon et, d’une voix vibrante, proclamer : « MORT AUX BELLICISTES CAPITALISTES ! » Wister, POUR L’AMOUR DU CIEL, qu’est-ce que vous regardez encore ?
Trois goélands gisaient au milieu de l’allée d’asphalte qui longeait la berge. Leurs pattes étaient emprisonnées dans une grosse flaque visqueuse de mazout noir. Ils étaient cloués au sol. Deux étaient morts. Le troisième remuait faiblement pour tenter de se libérer. Ses plumes étaient couvertes de mazout. •
— Ces oiseaux, répondit Heller. Ils sont prisonniers d’une flaque de mazout.
— Je suppose que comme ça, ça vous sera plus facile de les attraper pour les faire sauter avec une bombe atomique ! (Elle se tourna vers la classe et dit :) Ne faites pas attention à ses clowneries ! Il y a toujours un étudiant qui essaie de dissiper les autres…
Un hélicoptère passa au ras de l’eau et couvrit le discours de Miss Simmons.
Heller sortit une paire de gants de sa musette et les enfila. Il alla jusqu’à la berge et vérifia si les deux premiers oiseaux étaient vraiment morts. Puis il se dirigea vers le troisième. Le goéland essaya de se défendre en donnant de faibles coups de bec.
Heller s’était accroupi et avait sorti une petite bombe de sa musette. Par tous les Dieux ! Il était une fois de plus à la limite d’une violation du Code. Sur l’étiquette, il y avait une inscription en voltarien : Dissolvant 364, Base 14 d’Approvisionnement de la Flotte. Je pris note de cette transgression potentielle. Quelqu’un pourrait remarquer l’étiquette !
Il prit son chiffon rouge d’ingénieur et en recouvrit les yeux et les cavités respiratoires du goéland. Ensuite il saisit la bombe et vaporisa son plumage. Bien entendu, le mazout disparut.
Il dégagea les pattes de l’oiseau et les essuya soigneusement avant de les vaporiser. Puis il l’examina attentivement, trouva deux petites taches de mazout qu’il n’avait pas vues et les fit disparaître. Sa propreté maladive m’exaspérait !
Il sortit une bouteille d’eau, l’ouvrit et versa un peu d’eau dans la capsule. L’oiseau, qui n’avait plus le chiffon sur la tête, se mit à donner des coups de bec. Puis il parut se raviser et but un peu d’eau. Cela dut lui faire du bien, car il plongea le bec à plusieurs reprises dans la capsule.
— Tu étais déshydraté, expliqua Heller. A cause du soleil. Tiens, bois encore.
Quel imbécile ! Il s’adressait en voltarien à un oiseau terrien !
Il prit une moitié de sandwich, en détacha un petit morceau et le déposa sur l’herbe. L’oiseau déploya ses ailes et je parie qu’il devait être drôlement surpris. Au moment de s’envoler, il aperçut le bout de pain et décida d’abord de déjeuner.
— Tu es un brave petit oiseau, dit Heller. Ne t’approche plus de ces nappes noires. C’est du mazout. Du pétrole. Tu comprends ?
L’oiseau laissa échapper une espèce de pépiement et poursuivit son repas. Bizarre. Pourquoi ce pépiement, puisqu’il ne comprenait pas le voltarien ?
Heller regarda autour de lui. Bien entendu, la classe n’était plus là. Il écouta attentivement pour essayer de la repérer. Rien. Il explora rapidement les alentours. Rien.
Il se mit à renifler. Pourquoi diable reniflait-il ?
Il jeta un coup d’œil en arrière. Le goéland prenait son envol. Il passa à côté d’Heller, décrivit un grand cercle et s’élança au-dessus de la rivière avant de disparaître au loin.
Heller renifla à nouveau et se mit à courir. Quelques instants plus tard, il était dans le hall d’entrée du building de l’Assemblée générale.
L’endroit parut beaucoup l’intéresser. La lumière du jour filtrait à travers les murs diaphanes. Il alla examiner un mur, sans doute pour découvrir la cause de ce phénomène.
Ensuite il se dirigea vers la salle de l’Assemblée et entra.
Miss Simmons était là avec les étudiants et poursuivit sa leçon.
— … et c’est ici même que les délégués pourraient se dresser comme un seul homme et, d’une voix puissante et majestueuse, interdire pour toujours les armes nucléaires. Mais hélas, ils ne le font pas. Les hommes qui siègent ici sont réduits au silence par leurs propres peurs. Ils se tapissent derrière…
Heller examinait un bloc de marbre.
Miss Simmons sortit et la classe lui emboîta le pas. Elle continuait son discours, ignorant le guide qui semblait s’être attaché au groupe. Ils pénétrèrent dans le building des conférences, gagnèrent le balcon qui surplombait la salle du Conseil de sécurité et regardèrent les deux cents et quelques sièges – vides, bien entendu, puisque les sessions ne reprendraient pas avant deux semaines.
— … Et voici la tanière des quelques hommes tout-puissants – représentant une quinzaine de pays – qui opposeraient leur veto à toute condamnation sensée votée par l’Assemblée générale, en admettant que celle-ci se décide vraiment à agir. Les cinq membres permanents –les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie et la Chine – ont chacun le droit de rejeter, individuellement, les doléances angoissées de tous les peuples de la Terre ! Ils s’opposent sans relâche à tous ceux qui voudraient prohiber les armes nucléaires et désarmer le monde ! Rongés par la cupidité, la soif de pouvoir, la mégalomanie et la paranoïa, ces quelques pays, qui se sont élus maîtres de la destinée du monde, nous précipitent à pas de géant vers la catastrophe finale.
Heller s’était plongé dans la contemplation d’une tenture bleu et or et d’un tableau mural. Mais en entendant les dernières paroles prononcées par Miss Simmons, il demanda d’une voix tranchante :
— Qui empêche toute solution ?
Elle claironna littéralement la réponse.
— Les imposteurs russes qui ont trahi la révolution et qui se sont bombardés dictateurs du prolétariat ! Qui a demandé cela ? C’était une très bonne question.
— C’est Wister, dit une fille.
— Encore vous, Wister ! Arrêtez de déranger la classe !
Ils sortirent dans le parc, Miss Simmons ouvrait la marche.
Le regard d’Heller s’attarda sur une statue gigantesque représentant un personnage musclé en train de fournir un effort mystérieux.
— Que fait cette statue ? demanda Heller.
— C’est une statue russe, dit Miss Simmons. Elle représente un travailleur qui est obligé de transformer un soc en sabre. Elle symbolise la trahison dont a été victime le prolétariat.
Elle se retourna, leva ses lunettes et ajouta :
— Euh, très bonne question, George.
« Wister » et les autres étudiants regardèrent autour d’eux pour voir qui était George.
Elle les avait conduits jusqu’à la Statue de la Paix.
— Eh bien, voilà, chère classe. La leçon d’aujourd’hui n’était qu’un début. J’ai voulu, disons, définir l’orientation que suivra ce cours tout au long de l’année. Mais je vais rapidement revenir sur la raison pour laquelle nous avons commencé par visiter cet endroit, alors écoutez bien.
« Toutes les choses que vous contemplerez durant nos classes dominicales d’observation de la nature sont condamnées : la guerre nucléaire va les anéantir. Lorsque vous admirerez les merveilles de la nature, lorsque vous regarderez un bourgeon, ou une feuille, ou la patte délicate d’un animal, ou encore une petite bête à fourrure sans défense, vous ne pourrez vous empêcher d’éprouver une profonde tristesse, car vous saurez que tout cela va bientôt disparaître à jamais dans l’holocauste et l’horreur de la guerre thermonucléaire !
Là elle avait raison ! Si Heller échouait et si Voltar lançait une invasion, ces bombes atomiques primitives ne seraient rien à côté du tir de barrage qu’essuierait la Terre !
— Bref, continua Miss Simmons, si vous ne ressentez pas encore, individuellement et collectivement, une envie pressante de vous inscrire sur-le-champ au Comité antinucléaire, je peux vous assurer que ça ne tardera pas –Police tactique new-yorkaise ou non ! Fin du cours. Rompez. Wister, ne partez pas encore.
Les étudiants s’éloignèrent. Heller s’approcha d’elle. Elle leva ses lunettes pour mieux le voir et dit :
— Wister, j’ai bien peur que votre travail ne s’améliore pas. Vous n’avez pas arrêté de dissiper la classe. Et vous n’écoutiez pas !
— J’ai retenu tout ce que vous avez dit, protesta Heller. Vous avez dit que si l’ONU continuait de ne pas fonctionner, la planète s’autodétruirait à coups d’armes thermonucléaires.
— Des armes fabriquées par des gens comme vous, Wister. J’ai employé des termes beaucoup plus expressifs, aussi je vous mets 2 sur 20 aujourd’hui. Vous savez bien sûr que si votre moyenne annuelle est mauvaise, même un examen de fin d’année parfait, RÉUSSI PAR PISTON, ne vous sauvera pas. Et si vous avez une mauvaise note en « observation de la nature », vous n’aurez pas votre diplôme, Wister, et personne ne vous écoutera. Et vous ne décrocherez pas ce job auquel vous aspirez tant, si bien que vous ne pourrez pas faire sauter la planète. Eh oui, j’apporte ma contribution à la cause, même si ce n’est pas grand-chose. Bonne journée, Wister.
Et elle s’éloigna à grandes enjambées.
Heller s’assit.
J’étais aux anges ! Miss Simmons avait mis un frein à ses plans. Quelle femme merveilleuse et brillante ! De plus, elle était d’une grande beauté, mais ses lunettes et sa coiffure stricte ne la mettaient pas en valeur. Même si elle détestait visiblement les hommes, j’éprouvais soudain une grande tendresse pour elle. J’avais envie de la prendre dans mes bras et de lui dire combien elle était prodigieuse.
Mon alliée ! J’avais enfin trouvé une amie – quelqu’un qui m’apportait un peu d’espoir dans l’océan de ma détresse !
Ah ! Ça faisait du bien de voir Heller assis là, tête basse, regardant fixement la pelouse.
Le sort d’innombrables empires se trouvait entre les mains délicates et gracieuses d’une femme. Mais ce n’était pas la première fois, dans la très longue histoire des planètes. Je priai les Dieux pour que son emprise sur le destin demeure ferme et puissante.
Heller jeta un coup d’œil à sa montre et vit qu’il était quinze heures. Il regarda le ciel : des nuages approchaient, venant du nord. Un petit vent commençait à souffler.
Il se leva et se mit à courir, direction le Gracious Palms, qui se trouvait à plusieurs blocs de là.
Soudain, il s’arrêta. Quelque chose avait attiré son attention loin devant : tout là-bas, Miss Simmons disparaissait dans une bouche de métro.
Heller explora toute la rue du regard. On était dimanche après-midi et il n’y avait pas un chat. Le dimanche, il n’y a jamais personne dans les rues du centre-ville new-yorkais. Il se remit à courir. Au début, je crus qu’il avait l’intention de descendre dans le métro. Une pensée traversa brusquement mon esprit : peut-être voulait-il assassiner Miss Simmons ? Personnellement, c’est la première chose qui me serait venue à l’idée à sa place. Dans l’Appareil, vous recevez toujours un entraînement de tout premier ordre.
Mais il dépassa la station.
Une voix perçante s’éleva des entrailles du métro.
— Non ! Allez-vous-en !
Heller sauta par-dessus la rambarde et atterrit sur l’escalier. Il dévala les marches six à six et fonça jusqu’à l’entrée du quai.
Miss Simmons était de l’autre côté du tourniquet. Devant elle, il y avait un poivrot vêtu de loques. Il vacillait d’avant en arrière.
— Donne-moi un dollar et j’ te fiche la paix ! maugréa-t-il.
Elle leva son bâton de marche pour le frapper. Il n’eut aucun mal à s’en saisir et le lui arracha des mains avant de le jeter sur le côté.
— Hé, vous là-bas ! cria Heller.
L’ivrogne tourna la tête, tituba, courut en zigzaguant vers une autre issue et sortit par un tambour métallique.
Heller prit un jeton dans sa poche et franchit le tourniquet. Il alla ramasser le bâton et le tendit à Miss Simmons.
— C’est plutôt désert le dimanche, dit-il. Vous risquez de faire de mauvaises rencontres.
— Wister, grinça Miss Simmons avec une expression de dégoût.
— Je ferais sans doute mieux de vous raccompagner chez vous, offrit le toujours très aimable et très courtois (et très insupportable) Officier Royal Heller.
— Je ne cours absolument aucun danger, Wister, répliqua Miss Simmons sur un ton acerbe. Toute la semaine, je suis enfermée entre les quatre murs d’une classe. Toute la semaine, je suis harcelée par des étudiants. Aujourd’hui j’ai fini tôt et c’est la première fois depuis des MOIS que je peux m’accorder une petite promenade en solitaire. Et qui surgit brusquement devant moi ? VOUS !
— Je suis désolé, dit Heller. Mais à mon avis, c’est dangereux pour une femme de se promener seule dans cette ville. Surtout aujourd’hui, où les rues sont quasiment désertes. Il y a quelques instants, cet homme…
— Ça fait des années que je vis à New York, coupa Miss Simmons. Je suis parfaitement capable de me débrouiller toute seule. Ce n’est pas à moi qu’il arrivera quelque chose !
— Vous vous promenez souvent seule ?
— Non. Les étudiants me prennent tout mon temps, Wister. Maintenant je vous prierai de me laisser tranquille. Je vais faire cette promenade, et ni vous ni personne ne m’en empêchera. Allez jouer avec vos bombes atomiques !
Une rame arriva en rugissant. Miss Simmons tourna délibérément le dos à Heller et monta dans un wagon.
Heller remonta rapidement le quai, bloqua les portes automatiques d’une voiture avant qu’elles ne se ferment et monta. Le métro démarra.
Qu’est-ce qu’il mijotait ? Il habitait juste à côté de la station de métro qu’ils venaient de quitter… Il ne faisait aucun doute que Miss Simmons l’empêcherait d’obtenir son diplôme. Bref, il avait tout à gagner en se débarrassant d’elle. C’était la solution standard – celle préconisée par l’Appareil. Allais-je perdre ma seule véritable alliée quelques instants à peine après l’avoir trouvée ?
Le métro s’arrêta à Grand Central. Heller surveillait Miss Simmons à travers les vitres des portes communicantes. Elle descendit.
Heller aussi.
Apparemment, elle n’avait pas remarqué qu’il la filait. Elle prit le couloir de correspondance qui menait à la ligne de Lexington Avenue. Heller la suivit à distance respectueuse.
Elle arriva sur le quai de la ligne de Lexington Avenue et le remonta entièrement afin de pouvoir monter directement dans la voiture de tête.
Puis elle demeura là, immobile, une main appuyée sur son bâton, attendant le prochain express.
Un jeune homme coiffé d’un béret rouge s’approcha d’elle. Heller s’élança dans leur direction mais s’arrêta aussitôt. Le garçon était propre et portait un T-shirt avec l’inscription : Patrouille des Volontaires.
— Madame, dit-il poliment à Miss Simmons, vous devriez éviter de monter dans les voitures de tête et de queue, surtout un dimanche. Allez dans les wagons du milieu, là où il y plus de gens. Les gangs et les voyous ont envahi le métro et les rues aujourd’hui.
— Laissez-moi tranquille ! lança Miss Simmons en lui tournant le dos.
Le volontaire s’éloigna et remonta le quai d’un pas nonchalant. Il devina sans doute qu’Heller avait assisté à la scène, car en arrivant à sa hauteur, il lui dit :
— Tous les jours, il y a des viols à la pelle, mais elles ne veulent rien savoir.
Un express arriva en grondant et s’arrêta avec un grincement aigu. Les portes s’ouvrirent en claquant. Miss Simmons monta dans la voiture de tête et Heller dans celle du milieu. Les portes se refermèrent brutalement. Le train s’élança et roula bientôt à toute allure dans un rugissement assourdissant, ballottant durement les passagers.
Un ivrogne à la mine patibulaire se mit à détailler Heller. Celui-ci sortit ses gants d’ingénieur de sa musette et les enfila lentement. Ce geste se révéla efficace : l’autre détala en titubant et alla se réfugier dans le wagon d’à côté.
Les stations défilaient et le trajet n’en finissait pas. L’express, lancé à toute vitesse, avalait l’un après l’autre les tunnels obscurs dans un boucan infernal. Durant les rares arrêts, Heller quittait son siège pour voir si Miss Simmons descendait, puis il se rasseyait.
Après ce qui me sembla une éternité, l’express s’arrêta à la station de Woodlawn et Miss Simmons descendit. Heller attendit le dernier moment pour sortir. Lorsqu’il posa les pieds sur le quai, Miss Simmons avait déjà monté l’escalier qui menait à la rue.
Heller émergea dans la lumière du jour. Il vit que Miss Simmons se dirigeait vers le nord. Il attendit un peu et regarda le ciel. Il était couvert. Le vent chassait des bouts de papier le long de la chaussée.
C’est alors que je compris ce qu’Heller était en train de faire. Il avait dû lire l’un des manuels G-2, celui qui disait comment filer un espion russe, et maintenant il s’entraînait ! Tout simplement !… Il n’avait lu aucun manuel de l’Appareil, donc il ne pouvait pas savoir que la solution standard, c’était tout bêtement de tuer Miss Simmons. Ouf ! J’avais enfin trouvé l’explication de son comportement. Je me sentais mieux. Tout compte fait, Miss Simmons ne courait aucun danger. J’avais toujours mon alliée.
A part quelques pique-niqueurs qui rentraient chez eux, les cheveux flottant dans le vent, il n’y avait personne aux alentours. Pas de voitures, rien.
Lorsque Miss Simmons eut environ deux cents mètres d’avance, Heller se mit en route. Après quelque temps, elle arriva à une intersection où se dressait un panneau indicateur portant une flèche et l’inscription Van Cortlandt Park. Elle tourna dans la direction indiquée. Avec ses godillots et son bâton dont elle frappait régulièrement le sol, elle ressemblait à l’une de ces élégantes marcheuses à la mode européenne.
Elle tourna encore à plusieurs reprises. Ils se trouvaient à présent dans un secteur sauvage et désert que traversait de temps à autre une piste cavalière.
Le vent soufflait de plus en plus fort, faisant ployer certains arbres. Quelques pique-niqueurs qui s’étaient attardés fuyaient vers la civilisation.
Ils arrivèrent dans un endroit garni de fourrés et de bosquets.
Heller s’était sensiblement rapproché et n’était séparé d’elle que d’une trentaine de mètres. Grâce aux zigzags du sentier, il était la plupart du temps hors de vue. De toute façon, elle ne se retournait pas.
Elle s’engagea dans un vallon. Le sentier suivait une longue pente douce avant de remonter le long du versant opposé. L’endroit, entouré de grands arbres, était invisible de l’extérieur.
Elle avait franchi environ un tiers du versant opposé et Heller s’apprêtait à descendre la pente.
Six hommes jaillirent brusquement de derrière des fourrés situés de part et d’autre de la jeune femme.
L’un d’eux bondit avec agilité sur le sentier et lui barra le passage. C’était un jeune Blanc dépenaillé.
L’autre, un Noir, vint se placer derrière elle.
Deux Hispano-Américains et deux autres Blancs lui bloquèrent le chemin à gauche et à droite.
Heller s’engagea dans la pente.
— On ne bouge plus, fiston ! fit une voix rauque et glaciale.
Heller regarda derrière lui, du côté gauche.
A moitié dissimulé derrière un arbre, un vieux clodo pointait un fusil à deux coups sur Heller. Il avait le teint gris et une barbe de trois jours. Il se trouvait à six ou sept mètres.
Une autre voix retentit :
— On t’a dit de pas bouger, môme !
Elle venait elle aussi de derrière, mais de la droite. Heller se retourna. Un Noir le tenait en joue avec Un revolver. Il était à une dizaine de mètres.
— On a attendu tout l’après-midi que quelqu’un tombe dans le piège, alors ne fais pas de gestes brusques. T’as compris, môme ?
— Ouais, pas de pot, fiston, fit l’homme au fusil. Tu l’auras pas pour toi tout seul, la greluche. S’il en reste encore un bout tout à l’heure, tu pourras la finir.
Les hommes qui encerclaient Miss Simmons poussaient des petits cris de joie et sautaient sur place.
Elle voulut les frapper avec son bâton. Le premier Noir le lui arracha des mains.
Les autres hurlaient de rire et le Noir se lança dans une danse sauvage en faisant tournoyer le bâton. Ses compagnons se mirent à danser autour de la jeune femme.
D’une voix puissante, Heller cria :
— Je vous en prie, ne faites pas ça !
— Du calme, fiston, dit l’homme au fusil. C’est juste un viol collectif. Pour faire passer le dimanche plus vite. Joe et moi, on n’arrive plus à (biper), alors on se contente de regarder. Si t’as pour deux sous de cervelle, tu feras comme nous et peut-être qu’on sera pas obligés de te tuer.
— Mais quel genre de bêtes êtes-vous sur cette planète ? cria Heller.
— T’as du blé ? demanda l’homme au revolver. L’héro est hors de prix ces jours-ci.
Les hommes qui entouraient Miss Simmons avaient trouvé un nouveau jeu : ils bondissaient brusquement vers elle avant d’effectuer un saut en arrière. Peu à peu, ils l’entraînaient vers un endroit moins accidenté masqué par des arbres. Elle leur criait de la lâcher.
Heller tendit la main vers sa musette.
— Arrête ça, fiston. Place tes mains de façon à ce qu’on puisse les voir. Ce fusil tire du calibre douze et la détente est ultra-sensible. On lui prendra son pognon plus tard, Joe. Bonté divine, regarde-moi ces jeunes diables !
Il avait prononcé cette dernière phrase d’une voix paternelle.
— Il n’y a que les fous furieux qui se livrent à des actes comme ceux-là ! cria Heller.
— Comment ça, des fous furieux ? contre-attaqua l’homme au revolver. Pete, le gars qui tient le fusil, a été leur prof. C’est un psychologue de première. Et chacun de ces gamins que tu vois là-bas a eu 18 sur 20 en psycho. Alors ne viens pas me dire qu’ils sont fous. D’ailleurs, tu devrais voir leur (bip). Elle est aussi dure qu’un gourdin ! Ils se débrouillent bien, ces petits, hein, Pete ?
— Bon sang, regarde-les, s’esclaffa l’homme au fusil.
Je vis soudain qu’Heller reculait. Lentement, très lentement, centimètre par centimètre. Apparemment, il allait utiliser la solution standard : prendre la fuite. Il était plus malin que je croyais.
Les six jeunes gens étaient de plus en plus excités et poussaient des cris hystériques. Ils avaient entraîné Miss Simmons jusqu’à la partie moins accidentée du terrain. L’un des deux Hispano-Américains bondit sur elle et lui arracha son chapeau.
L’autre passa à côté d’elle en courant et donna un coup dans son chignon. Ses cheveux tombèrent sur ses épaules.
— Ouaaaah ! cria le Noir. Est-ce qu’elle est pas à croquer !
— Tuer une bande de voyous ne fait pas partie de mon travail ! dit Heller. (Puis il cria :) Je vous en prie, arrêtez et partez pendant qu’il en est encore temps !
— Les seuls qui risquent de se faire buter, c’est toi et cette (bipasse), répliqua Pete. (Puis il cria à l’adresse du groupe :) Qu’est-ce que vous attendez pour la déloquer, bon sang ! J’veux voir d’la viande ! Aaaah, quel pied ! Ça vaut tous les programmes télé du dimanche !
Deux hommes foncèrent sur Miss Simmons, attrapèrent chacun un côté de la veste de son tailleur et la lui arrachèrent. Ils s’éloignèrent en dansant et jetèrent leur prise.
Deux autres passèrent en courant de part et d’autre de la jeune femme, qui faisait des moulinets avec ses bras, et déchirèrent son chemisier.
Heller continuait de reculer, centimètre par centimètre.
— Blackie ! hurla Joe. Mets-toi derrière elle et enlève-lui son soutien-gorge !
— Aaaaah ! fit Pete d’une voix extasiée.
— Pedrito ! cria Joe. La jupe ! La jupe, bon sang ! Arrache-lui sa jupe !
Heller reculait lentement, lentement, lentement, comme dans un film qui débiterait image par image.
— Allez, chauffez-la ! Chauffez-la ! hurla Joe. Attrapez-la par-derrière et chauffez-la !
— Allongez-la par terre ! Allongez-la ! cria Pete.
Miss Simmons voulut donner un coup de pied à l’un des hommes. Il l’attrapa par la chaussure et tira tellement fort qu’elle fut arrachée du pied ! Il y eut un craquement.
— Ma cheville ! hurla Miss Simmons, le visage tordu de douleur.
— Oh, merde, j’adore quand elles gueulent ! gloussa Pete.
Imperceptiblement, Heller poursuivait sa manœuvre de recul. L’angle formé par les deux arbres était en train de se refermer. Il était quasiment sorti du champ de tir du fusil. D’ici peu, il pourrait s’enfuir. Malin, très malin.
— Couchez-la ! cria Joe. Couchez-la sur le dos !
— Déloquez-la complètement comme je vous l’ai appris ! hurla Pete.
— Ouaaah ! soupira Joe. T’as vu comment le gamin est en train de la peloter.
La voix de Miss Simmons s’éleva au-dessus des arbres.
— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !
L’un des Hispano-Américains regardait la scène avec avidité.
— J’ai la cheville cassée ! hurla-t-elle.
Le cri de Miss Simmons retentit dans tout le vallon. Joe se passa la langue sur les lèvres.
— Mettez-vous au boulot ! ordonna Pete. Faites qu’elle en redemande !
Un jeune Blanc aux yeux exorbités se jeta sur elle.
— Attrapez ses jambes ! cria Pete.
Miss Simmons poussa un hurlement terrifiant et Joe sursauta.
— Whitey d’abord ! rugit Pete. Les autres ont la (bipouille) ! Laissez Whitey passer en premier !
Brusquement, Heller se jeta à terre !
Le fusil fit feu avec un fracas assourdissant.
Heller roulait à toute vitesse sur lui-même – vers la gauche.
Un coup de revolver claqua.
L’homme au fusil essayait de contourner l’arbre pour avoir Heller en point de mire. Il recula.
Il y eut un deuxième coup de revolver. La balle arracha une motte de terre tout près de la tête d’Heller.
Heller continuait de rouler sur lui-même.
L’arbre entra soudain dans son champ de vision. L’homme au fusil s’avança.
Les deux mains d’Heller jaillirent dans les airs et tirèrent violemment sur le fusil.
L’homme poussa un hurlement et tomba en arrière. Il avait la main cassée.
Un autre coup de revolver. Un morceau d’écorce gicla de l’arbre.
Brusquement, l’homme au revolver se trouva dans la ligne de visée du fusil.
Le fusil cracha sa charge avec un soubresaut.
Le sang jaillit de la poitrine de l’homme au revolver qui fut projeté en arrière sous l’impact.
L’homme au fusil essayait de se relever.
La crosse du fusil décrivit un arc de cercle. Il y eut un choc et un craquement horribles. Le visage de l’homme au fusil n’était plus qu’une bouillie sanglante de chair et d’os brisés.
Heller se rua sur le sentier.
Les six hommes qui entouraient la jeune femme s’étaient déployés en éventail et attendaient, ramassés, sur leurs gardes.
L’un des jeunes Blancs hurla : – Il est tout seul ! Tuez-le !
Le Noir et l’un des Hispano-Américains se ruèrent en avant.
Un cran d’arrêt étincela.
Les quatre autres se détachèrent sur les côtés pour encercler Heller.
Le pied d’Heller vint frapper la main qui tenait le cran d’arrêt. Le couteau s’envola. L’homme hurla de douleur.
Vision brève d’un autre homme, encadré par deux de ses acolytes. Il tient un revolver.
Le pied d’Heller l’atteint avec la force d’un marteau-pilon. Le bras qui tenait l’arme est réduit en miettes.
Un mouvement rapide. Un autre couteau ! Mais déjà le pied d’Heller est entré en action. Le couteau s’envole !
Heller pivote sur une jambe. Son autre jambe est tendue et balaye l’air comme une faux. Les pointes sous sa semelle déchiquettent le visage de l’homme.
Mes Dieux ! C’était donc pour ça qu’il portait des pointes !
La lame d’un couteau brilla. Elle s’abattit sur le bras d’Heller et mordit dans la chair.
Le pied d’Heller s’éleva puis redescendit, ouvrant entièrement la poitrine et le ventre de l’homme au couteau.
Des bras saisirent Heller par-derrière. Il rejeta la tête en arrière, leva les bras et se dégagea de la prise. Puis il fit volte-face.
Son pied gauche se planta dans la cuisse de l’autre et descendit, lui lacérant la jambe. A peine eut-il posé le pied par terre qu’il envoya l’autre jambe. L’homme eut la gorge déchirée.
Trois types se précipitèrent sur lui.
Une tête crépue. Une nouvelle fois, il lança un pied. Les pointes s’enfoncèrent dans le visage de l’homme avec un craquement sinistre.
L’un des Hispano-Américains subit le même sort et se retrouva sans visage.
Les talons d’un homme. Il essayait de s’enfuir.
Heller s’élança et bondit en avant, les deux jambes à l’horizontale. Ses pieds vinrent frapper le dos de l’autre qui fut propulsé en avant et tomba face contre terre dans un tas de feuilles mortes. Heller effectua un rétablissement et, les pieds en « V », atterrit à la verticale sur sa tête, lui arrachant la peau du crâne, les oreilles et les joues.
Brusquement il n’y eut plus un bruit. Un silence pesant enveloppait le vallon.
Heller alla examiner chacun des hommes. Cinq étaient morts, amas sanglants de chair. Le sixième avait la poitrine ouverte et l’on voyait palpiter les veines et les artères.
L’homme reprit conscience. Il poussa un long hurlement et s’effondra. Il fut encore agité de quelques spasmes et expira.
Heller remonta la pente. Joe et Pete étaient morts, et bien morts.
Il retourna dans le vallon et examina la scène. C’était un vrai charnier. Il y avait du sang partout et des feuilles mortes se dissolvaient dans ce qui semblait être de la boue rougeâtre.
J’étais terrifié. Je n’avais jamais eu le moindre soupçon quant à la raison véritable pour laquelle il portait des pointes. Mais je la connaissais, à présent. Comme il opérait dans un monde primitif où la détention d’armes est illégale, il s’était choisi un moyen de défense efficace auquel personne ne penserait. Vous vous rendez compte, si je n’avais pas fait cette découverte ! Il me serait peut-être tombé dessus un jour sans que je me doute de rien ! Oh, je me tiendrais à bonne distance d’Heller si jamais je me trouvais obligé de lui adresser la parole. Il était dangereux !
Miss Simmons gisait à l’endroit où ils l’avaient abandonnée lorsqu’ils avaient entendu le premier coup de feu. Ses vêtements étaient en lambeaux.
Elle était appuyée sur un coude et fixait Heller avec des yeux ronds.
Heller alla vers elle et essaya de l’étendre sur le dos. Il dut bouger sa jambe car elle poussa un hurlement de douleur et s’évanouit.
Il examina la jambe. La cheville était fracturée à plusieurs endroits et un morceau d’os saillait.
Il sortit un couteau de sa musette, ramassa une branche cassée et confectionna rapidement une attelle. Puis il enveloppa la cheville dans des kleenex qu’il avait trouvés dans le sac à main de la jeune femme et fixa l’attelle avec du ruban adhésif d’ingénieur.
Il essaya de mettre un peu d’ordre dans ses haillons et réussit à lui mettre sa veste. Elle n’avait toujours pas repris connaissance. Il trouva ses lunettes et les déposa dans son sac à main. Puis il lui attacha le sac autour du cou.
Il inspecta le sol alentour. Ses pointes avaient laissé des traces partout.
Il regarda ses chaussures et vit qu’elles étaient couvertes de sang, de chair et de bouts d’os.
Il fit le tour des cadavres et ôta les chaussures de l’un d’eux. Puis il retira ses souliers de base-ball et en chaussa le cadavre avant d’enfiler la paire qu’il venait de prélever.
C’était mauvais signe. De toute évidence, il avait déjà commencé à lire les manuels G-2. Ce qui signifiait que j’allais avoir encore plus de travail – exactement comme je l’avais prévu !
Il se mit à chercher le bâton de Miss Simmons et, après avoir fouillé les environs pendant quelques instants, finit par le trouver. Puis il examina à nouveau la scène – une scène particulièrement sinistre, je peux vous l’assurer, avec le ciel qui s’emplissait de nuages noirs et le vent qui faisait frémir les cheveux et les vêtements des morts.
Il souleva Miss Simmons dans ses bras et regarda une dernière fois autour de lui pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié. Puis il tourna la tête en direction de la colline et observa l’endroit où gisait l’homme au fusil, à demi dissimulé par un arbre.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas écouté ? Je ne suis pas ici pour punir.
Son regard se posa sur Miss Simmons. Elle était toujours évanouie. Puis il leva la tête vers le ciel agité et dit en voltarien :
— Cette planète est-elle donc habitée par des gens sans foi ni loi ? Sans Dieux ? Quelque idée étrange leur aurait-elle empoisonné l’esprit et les aurait-elle persuadés qu’ils n’ont pas d’âme ? Qu’il n’y a rien après la mort ?
Ça, c’était du Heller tout craché. Stupide et mélodramatique. Ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de jeter Miss Simmons par terre et de lui enfoncer dans le cœur l’un des crans d’arrêt qui traînaient à proximité. Ça se voyait qu’il n’avait pas été formé par l’Appareil. Tout compte fait, peut-être que sa connaissance des techniques G-2 ne me causerait pas autant de problèmes que ça.
Oui, il était d’une stupidité sans nom. Il explorait le ciel du regard pour essayer de s’orienter. Il se mit en route et, d’un pas rapide, se dirigea tout d’abord vers le sud, puis vers l’est, et coupa à travers des buissons et des bosquets, en prenant bien soin de ne pas secouer le corps inanimé de Miss Simmons.
Il déboucha dans un parc et se retrouva bientôt dans la rue. Après avoir marché un bon bout de temps, il avisa une station de métro : Van Cortlandt Park Station.
Il acheta deux jetons. L’employé ne lui adressa même pas un regard. Heller franchit le tourniquet.
Il monta dans une rame qui démarra en rugissant. Il n’y avait presque personne dans le wagon. Un garde de la sécurité passa devant lui. Il vit son pantalon maculé de sang, ainsi que les vêtements déchirés et la cheville éclissée de la jeune femme. Pensez-vous qu’il s’arrêta ? Non. Il poursuivit tranquillement son chemin.
Heller descendit à Empire Station, la jeune femme dans les bras, et se mit à marcher d’un pas alerte tout en prenant soin de ne pas faire de mouvements brusques. Il remontait l’allée centrale de l’université, à présent. Il obliqua vers le sud, s’engagea dans Amsterdam Avenue et s’arrêta bientôt devant une porte portant l’inscription : Service Médical de l’Université d’Empire.
Il n’y avait pas de lumières.
Il traversa l’avenue et pénétra dans la salle d’attente du service des urgences d’un hôpital. Il attendit un peu. Une infirmière qui passait par là l’aperçut et vint vers lui.
— Un accident, hein ? dit-elle. Ne bougez pas d’ici.
Et elle sortit. Elle revint peu après avec un brancard à roulettes et donna de petites tapes dessus.
Heller y déposa Miss Simmons.
L’infirmière jeta une couverture sur la jeune femme et passa une sangle autour de sa poitrine. Elle serra fort.
Puis elle entraîna Heller vers un comptoir d’où elle sortit quelques formulaires.
— Nom ?
— Elle s’appelle Miss Simmons, dit Heller. Elle enseigne à l’Université. Vous trouverez sans doute ses papiers dans son sac à main. Je ne suis qu’un étudiant.
L’infirmière alla chercher le sac à main de Miss Simmons et en sortit sa carte de sécurité sociale et d’autres documents.
Un jeune interne arriva, regarda Miss Simmons et dit :
— Choc. Elle est en état de choc.
— Cheville cassée, fit Heller. Fractures multiples.
— Vous avez une entaille au bras, remarqua le jeune interne. (Il souleva la manche de la veste d’Heller.) Il faut la panser. On dirait une entaille faite par un couteau. Vous êtes étudiant ?
— Oui.
— On va vous mettre un pansement.
Miss Simmons revint à elle et se mit à hurler.
Une autre infirmière arriva avec un plateau et une seringue hypodermique. L’interne saisit le bras de Miss Simmons et l’infirmière l’entoura d’un ruban de caoutchouc. Miss Simmons se débattait sauvagement et l’infirmière n’arrivait pas à tenir lé bras suffisamment longtemps pour y enfoncer l’aiguille.
— Ce n’est pas de l’héroïne, j’espère ? fit Heller. D’après ce que je sais, elle ne se drogue pas.
— De la morphine, répondit l’interne. De la pure morphine médicale. Ça la calmera.
Miss Simmons faisait des efforts violents pour rompre la sangle. Son autre bras était libre. Elle le leva et désigna Heller.
— Emmenez-le loin de moi ! (Elle essaya à nouveau de se dégager.) Éloignez-vous de moi, espèce d’assassin !
L’interne et l’infirmière réussirent à la maintenir immobile. L’infirmière enfonça l’aiguille dans une veine.
Miss Simmons fixait Heller d’un regard plein de haine et poussait des hurlements.
— Assassin ! Sadique !
— Allons, allons, du calme, fit l’interne. Vous vous sentirez mieux dans un moment.
— Éloignez-le de moi ! Il est exactement tel que je me le représentais !
— Du calme, du calme, dit l’infirmière.
— Emparez-vous de lui ! Je l’ai vu assassiner huit hommes de sang-froid !
— Mademoiselle, dit l’interne à l’infirmière, veuillez noter que cette personne doit être placée en observation.
— Vous devez me croire ! insista Miss Simmons. Je l’ai vu frapper et piétiner huit hommes à mort.
— Mademoiselle, dit l’interne, inscrivez plutôt « observation psychiatrique ».
La morphine devait commencer à faire son effet. Elle retomba, épuisée. Brusquement, elle leva la tête et adressa à Heller un mauvais regard.
— Je le savais ! cria-t-elle. Je le savais depuis le début ! Vous n’êtes qu’un tueur sauvage ! Lorsque je serai rétablie et sortie d’ici, je consacrerai ma vie à vous faire ÉCHOUER !
Je poussai un long soupir de soulagement. Pendant un instant, j’avais craint qu’elle ne soit reconnaissante à Heller de l’avoir sauvée d’un viol collectif, d’une (bipouille) et d’une mort quasi certaine. Mais elle était finalement restée loyale envers moi.
La morphine fit enfin son effet. Sa tête retomba et elle s’endormit. Mais je vis qu’elle avait toujours la même expression de haine sur le visage.
J’effectuai rapidement quelques calculs. Elle serait sans doute absente tout le semestre, donc elle reprendrait ses cours à la fin de l’hiver ou au début du printemps. Autrement dit, il lui resterait largement le temps de faire échouer Heller à l’examen. Et peut-être même – ô joie –de le faire emprisonner pour meurtre !
Bénis soient son ingratitude et son esprit tordu et détraqué !
C’était tellement bon d’avoir une véritable amie !
Et même s’ils lui faisaient suivre un traitement psychiatrique, ça ne changerait strictement rien à son état. La psychiatrie n’a jamais pu changer quelqu’un en bien.
Miss Simmons réussira-t-elle à mettre fin à la mission d’Heller ?
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TOME 3 L’ENNEMI INTÉRIEUR