Heller se rendit à la caisse et, sans se presser, régla le montant de l’inscription. Puis il se mit à errer sans but à l’intérieur du bâtiment, le regard perdu dans le vide. A l’évidence, il réfléchissait profondément.
Au bout de quelques minutes, il avisa un panneau sur lequel il y avait un plan d’ensemble de l’université.
Il l’étudia longuement.
Ensuite, il lut attentivement le tableau des petites annonces : des étudiants cherchaient un logement ; on proposait des chambres à louer ; Marie-Anne voulait connaître la nouvelle adresse de Max ; Max demandait à Charlotte de lui laisser ses coordonnées ; les cours du professeur Umpchuddle auraient désormais lieu dans l’aile gauche, et ainsi de suite…
Une annonce imprimée sur un rectangle plastifié arrêta brusquement son regard :
IL EST INTERDIT DE RECRUTER LES LAURÉATS SUR LE CAMPUS.
S’ADRESSER TOUT D ABORD AU VICE-DOYEN DE L’UNIVERSITÉ, BATIMENT J.
L’instant d’après, Heller était dans l’allée centrale et zigzaguait entre les masses compactes d’étudiants, avec ses maudites chaussures qui cliquetaient. Il s’arrêta devant une porte portant l’inscription M. Twaddle, Vice-Doyen et entra – clic-clac, clic-clac.
Twaddle était assis à son bureau, en manches de chemise, et remplissait des formulaires. Il y en avait des piles et des piles. C’était un petit bonhomme chauve. Il désigna une chaise, se laissa aller en arrière dans son siège et entreprit de bourrer une énorme pipe de bruyère.
— Je voudrais engager un lauréat, dit Heller.
Twaddle se figea. Après un moment, il demanda :
— Votre nom ?
Heller lui montra le reçu que le caissier venait de lui donner.
— Vous vouliez dire sans doute que votre famille désire engager un lauréat.
— Avez-vous ou non des lauréats ? demanda Heller.
— Quelle matière ?
— Transactions boursières.
— Ah, un docteur en économie.
Twaddle alluma sa pipe.
— Il faut qu’il ait plus de vingt et un ans, dit Heller.
Twaddle eut un rire bon enfant.
— Ça n’existe pas, un docteur en économie de moins de vingt et un ans, Wister. Il y a tellement de changements dans les réglementations universitaires chaque année qu’un étudiant en a quasiment pour toute sa vie à décrocher son doctorat. Mais je, crains fort que vous n’ayez choisi la mauvaise époque de l’année. Vous auriez dû venir en mai. Les lauréats, on se les arrache, vous savez. La prochaine moisson de diplômés, c’est en octobre, autrement dit dans deux mois, mais je peux d’ores et déjà vous dire qu’il n’y aura pas de lauréats.
Il tira sur sa pipe avec une mine satisfaite.
— Vous êtes sûr qu’il ne vous reste pas quelqu’un ? Ce serait très aimable à vous si vous pouviez vérifier.
Twaddle, brave type, ouvrit un tiroir et en sortit une liste froissée et déchirée. Il la jeta sur son bureau et la parcourut pour la forme.
— Non, personne. Ils ont tous été engagés, annonça-t-il finalement.
Heller avança sa chaise de quelques centimètres, se pencha au-dessus du bureau et pointa l’index sur un nom au milieu de la liste. Je ne savais pas qu’il était capable de lire à l’envers. Je doutais, cependant, qu’il eût réussi à déchiffrer ce nom car il était à moitié rayé et couvert de ratures.
— D’après ce que je lis ici, cet étudiant-là n’a pas été engagé, remarqua Heller.
Twaddle éclata de rire.
— Oh, lui, dit-il. C’est Israël Epstein. Il a été recalé. Sa thèse a été rejetée. Je le connais bien. Trop bien, même. Vous savez ce qu’il a essayé de faire ? En dépit d’innombrables avertissements et mises en garde ? De nous faire avaler une thèse intitulée Les gouvernements sont-ils nécessaires ? Mais ce n’est pas pour cela qu’il a été recalé et renvoyé de l’université.
— Pourtant il a plus de vingt et ans, objecta Heller.
— Ça, c’est sûr. Il a été recalé trois ans de suite. Wister, ce jeune homme est un activiste ! Un rebelle. Un révolutionnaire qui sème le trouble partout où il passe. Il est allé jusqu’à boycotter la Ligue des Jeunesses Communistes ! C’est une bête enragée, malfaisante ! Un anarchiste sauvage et tonitruant ! Ce type est complètement démodé. Mais ce n’est pas pour ça que l’université a refusé de le réinscrire. Le gouvernement lui a supprimé sa bourse et a exigé qu’il rembourse immédiatement ce qu’il devait.
— Pourquoi ça ?
— Il remplissait les déclarations d’impôt des étudiants et des professeurs. Il a fait perdre des sommes folles au fisc !
— C’est son adresse, là ? 125e Rue ?
— Plus pour longtemps. Dix agents de l’IRS[10] sont passés il y a, quelques minutes pour la demander. Ce qui signifie que, d’ici peu, plus personne ne pourra le joindre.
— Merci de votre assistance, monsieur Twaddle.
— Tout le plaisir a été pour moi, Wister. Passez me voir quand vous voudrez.
Heller referma la porte derrière lui.
Il partit en courant.
Heller avait dévalé la 116e Rue et Broadway comme une fusée. Je serais incapable de vous dire si les gens se retournèrent sur lui en le voyant courir deux fois plus vite que le commun des Terriens : il était trop absorbé par sa course pour leur prêter attention. De toute façon, les New-Yorkais ne remarquent jamais rien. Personnellement, je ne pense pas qu’il courait si vite que ça, car plusieurs voitures le doublèrent. Visiblement, la différence de gravité entre Voltar et Blito-P3 ne l’avait pas doté de pouvoirs exceptionnels. J’en éprouvai une profonde satisfaction. Les choses pesaient tout juste un sixième de moins pour lui.
A en juger par la vitesse de défilement du paysage, il faisait à peine du quarante à l’heure.
Bien entendu, j’étais tout de même quelque peu intrigué par cette soudaine manifestation de haine. Pourquoi en voulait-il tant à un anarchiste ? Ou bien craignait-il que les agents de l’IRS, confrontés à un fou furieux aux pouvoirs surhumains, ne courent un grave danger ? Peut-être que son séjour au FBI l’avait incité à changer de camp et à travailler pour le gouvernement américain ? Je sais que, à sa place, j’aurais essayé d’obtenir l’asile politique.
Il s’engagea dans la 125e Rue sans relâcher son allure, cherchant du regard le numéro de l’immeuble. Il n’eut aucun mal à le trouver : trois voitures officielles étaient garées devant en triple file. Elles étaient vides.
Heller inspecta la façade de l’édifice. Le numéro était à peine lisible. C’était un de ces immeubles à l’abandon dont New York est truffé. L’impôt sur la propriété est exorbitant et les locataires cassent tout. Si le propriétaire a le malheur de rénover le bâtiment, l’impôt augmente et les locataires s’empressent de tout redémolir. Résultat : les propriétaires laissent pourrir leurs immeubles. Celui-ci était dans un tel état de délabrement qu’il n’y avait plus rien à détruire. De toute évidence, il fallait être complètement fêlé pour vivre dans un endroit pareil. On aurait dit que l’entrée avait subi plusieurs bombardements successifs.
Heller contourna un tas de débris et entra. Il se figea. Des bruits !… En provenance du deuxième étage… Des coups de marteau et des craquements – comme si on arrachait des lattes de bois.
Il monta l’escalier – ou du moins ce qu’il en restait.
Un agent du gouvernement se tenait devant une porte. Il se curait les dents. Heller se dirigea vers lui et dit :
— Je cherche un dénommé Israël Epstein.
— Ah ouais ? fit-il. On n’a pas de mandat d’arrêt contre lui pour le moment, donc vous ne pouvez pas encore être inculpé de complicité. Mais dès que mes collègues auront fini d’installer les « preuves » dans son appart’, on pourra lui lancer la police aux fesses.
— Où est-il ? demanda Heller.
— Oh lui !… On l’a laissé s’échapper pour qu’il y ait délit de fuite. Comme ça, on aura au moins une raison de le condamner si jamais aucune charge n’est retenue contre lui.
— Où est-il allé ?
— Oh, il a dévalé la 125e Rue, s’esclaffa l’agent de l’IRS en pointant vers l’ouest. Il a dit qu’il allait se jeter dans l’Hudson et se noyer.
Heller voulut faire demi-tour en direction de l’escalier. Il se retrouva nez à nez avec deux agents de l’IRS bâtis comme des armoires à glace. Ils tenaient un revolver.
— Pauvre crétin, lâcha l’homme au cure-dents. (Il se tourna vers l’appartement et cria :) Hé, McGuire ! On tient un de ses copains !
Les deux agents donnèrent une bourrade à Heller avec leur arme et le poussèrent brutalement à l’intérieur.
L’appartement avait sans doute été dans un état de délabrement avancé mais à présent, c’était carrément une zone sinistrée. Il avait été réduit en miettes !
Une dizaine d’agents de l’IRS arrachaient le plancher avec des pieds-de-biche et défonçaient les meubles à coups de marteau.
Une espèce d’orang-outang massif et hideux sorti tout droit d’un film d’horreur se tenait au milieu de la pièce, les mains sur les hanches. Il fixait Heller d’un œil mauvais.
— Un complice, hein ? aboya-t-il. Assieds-toi sur cette chaise !
Il n’en restait pas grand-chose, mais Heller réussit tant bien que mal à s’installer dessus.
— Dis MONSIEUR quand on te parle ! rugit McGuire.
— Monsieur ?… dit Heller, surpris. Vous appartenez à la noblesse ou quoi ?
— On est autrement plus importants que ça, môme. On est des agents de l’Internal Revenue Service. Le fisc ! C’est nous qui dirigeons ce pays – mets-toi bien ça dans ta p’tite tête !
— Monsieur ?
— Bon, où sont les livres de comptes que toi et Epstein vous avez falsifiés ? cria McGuire.
— Monsieur ?
— Nous savons très bien que vous avez en votre possession des exemplaires des manuels de l’IRS. Ceux qui contiennent toutes les lois fiscales. Où les avez-vous planqués ?
— Monsieur ?
— Est-ce que tu te rends compte que s’ils atterrissaient entre les mains du public, nous serions ruinés ? Est-ce que tu réalises que vous avez commis un crime de haute trahison ? Tu sais quelle est la sentence pour un crime de haute trahison ? La mort ! C’est écrit noir sur blanc dans la Constitution !
— Monsieur ?
— Ça m’étonnerait qu’il parle, dit un autre agent.
— Occupe-toi de tes oignons, Malone, rétorqua McGuire d’un ton cassant.
— Les manuels ne sont pas ici, annonça un deuxième agent.
— Tais-toi, O’Brien ! beugla McGuire. C’est moi qui commande. J’ai ici un suspect dont la culpabilité est inscrite en grosses lettres rouges sur son front. Je dois lui lire ses droits. Maintenant écoute bien, môme. Chaque fois que l’IRS te dit de déclarer sous serment que telle ou telle chose est vraie, tu dois immédiatement obéir. Chaque fois que l’IRS te dit de signer tel ou tel papier, tu dois le signer. Si tu refuses, tu seras accusé de complicité de conspiration avec les conspirateurs, peu importe leur race, leur couleur de peau ou leur religion… ou la tienne.
Il agita un morceau de papier devant le nez d’Heller.
— C’est quoi ? demanda celui-ci.
— Conformément à la Loi Miranda, clama McGuire, le prisonnier doit être informé de ses droits. Je viens de t’informer de tes droits. L’IRS est un organisme qui est toujours dans la légalité, quoi qu’il fasse. Toujours. Ce papier atteste que tu as été mis en garde. Signe ici.
Heller signa « J. Edgar Hoover ».
— Bien. Maintenant dis-moi où se trouvent ces (bips) de livres de comptes truqués et ces (bips) de manuels officiels de l’IRS ?
— Monsieur ? fit Heller.
— Il ne parlera pas, dit Malone.
— Le mieux serait de laisser traîner les sachets d’héroïne et les tracts de propagande communiste, intervint O’Brien. Comme ça le tour est joué et nous pouvons partir d’ici.
— Tu sais ce qui va t’arriver, môme ? annonça McGuire avec une mine satisfaite. Nous allons t’obliger à te présenter au Bâtiment Fédéral. Et là-bas, tu subiras un interrogatoire. On braquera un spot sur ta jolie frimousse et tu nous diras tout. Tout. Quand on en aura fini avec toi, on aura ta biographie complète avec tous les détails. Prends ce papier.
McGuire avait griffonné un nom sur un document officiel. Il le tendit à Heller. Le papier disait :
CITATION A COMPARAITRE !
LE PEUPLE CONTRE EPSTEIN
J. Edgar Hoover est par la présente tenu de se présenter à 9 heures au Bâtiment Fédéral, Salle 22222, Chambre Fédérale Permanente des Mises en Accusation, devant le Tribunal des Autorités Fiscales.
— Interrogatoire ? demanda Heller.
— Exact.
— Je vais tout vous dire sur moi ?
— Exact.
— En fait, je crois me souvenir que sous cette lame de parquet, là-bas, il y a une cachette.
— Voilà qui est mieux, dit McGuire. Laquelle ?
Heller se leva et se dirigea vers le fond de la pièce. Il s’accroupit devant une lame de parquet arrachée. A l’insu des agents – il s’était placé de façon qu’ils ne puissent observer ses gestes –, il sortit un bonbon rouge et blanc de sa poche. C’était un des bonbons qu’il avait confectionnés à bord du Remorqueur 1 ! La friandise était enveloppée dans du papier. Il enfonça le papier dans le bonbon avec l’ongle du pouce avant de le déposer sous la lame. Puis il se leva et dit :
— Les manuels n’y sont plus.
— C’est bien, tu collabores enfin. Tu peux partir, mais tu as intérêt à te présenter demain ! Neuf heures pile au Bâtiment Fédéral !
Heller sortit et descendit tranquillement l’escalier en ruine.
Il émergea de l’immeuble et se dirigea vers l’une des voitures officielles garées en triple file. Il s’accroupit. Quatre bâtonnets de dynamite étaient fixés avec du ruban adhésif à son mollet. Sous le pantalon !
Il les défit.
Il se redressa et les déposa sur le siège arrière de la voiture,. Pas de mèche, pas de détonateur, rien pour les faire exploser. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Il remonta rapidement la 125e Rue en direction de l’ouest.
Soudain les immeubles autour de lui tremblèrent sous l’effet d’une déflagration terrible.
Un éclair gigantesque vint frapper le ciel !
Il y eut un boum assourdissant, aussi violent qu’un raz de marée.
Heller se retourna. Des énormes nuages de fumée et de poussière s’élevaient dans les airs et la façade de l’immeuble s’effondrait lentement dans la rue – comme au ralenti. Des fragments de toit flottaient dans le ciel.
Une pluie de débris s’abattait sur les voitures officielles mais elles n’explosèrent pas. Tout compte fait, Heller n’était pas si bon que ça avec les explosifs.
Brusquement des flammes jaillirent de l’immeuble, telles des langues monstrueuses.
Le bonbon !
Ça y est, je me souvenais de quoi il s’agissait – d’une grenade à deux temps : explosion puis incendie. Pour la déclencher, il fallait enfoncer l’enveloppe de « papier » dans la matière explosive. Elle mettait quarante secondes à se dissoudre et boum !
L’Appareil ne s’en sert jamais. C’est trop dangereux de porter ce genre de truc sur soi !
— Que s’est-il passé ? demanda un vieil homme.
— Il y avait dix terroristes dans cet immeuble, répondit Heller.
— Oh, encore des vandales.
Heller poursuivit son chemin, tout d’abord à une allure normale, puis de plus en plus vite.
Des sirènes hurlèrent dans le lointain.
Mais il s’était désintéressé de la scène et ne se retourna pas. Il fonçait vers le fleuve.
Heller aperçut bientôt l’Hudson à quelque distance devant lui. Le fleuve était en partie caché à sa vue par un réseau complexe de ponts et de bretelles d’autoroutes.
Il poursuivit sa course et bifurqua légèrement vers la gauche. L’Hudson se trouvait juste de l’autre côté d’une grande autoroute chargée de véhicules qui défilaient à toute allure dans les deux sens.
Heller la traversa sans encombre.
Il était maintenant aux abords d’une longue jetée qui s’avançait très loin sur le fleuve, en direction de l’ouest.
Heller ralentit, tous ses sens en éveil. Il sauta plusieurs fois sur place afin de voir par-dessus les obstacles qui se dressaient entre lui et l’extrémité de la jetée. Il se mit à sprinter.
Au bout de la jetée, il y avait une espèce de petit tas informe. Heller accéléra.
C’était une veste. Une paire de lunettes à monture d’écaillé était posée dessus.
La rive opposée – le côté Jersey – était noyée dans une brume jaunâtre : de l’air pollué. Le ciel se reflétait dans le fleuve, conférant à son eau sale et boueuse une couleur bleue trompeuse.
Heller explorait l’Hudson du regard. Il n’y avait pour ainsi dire pas de courant – l’Atlantique était sans doute à marée haute, empêchant l’écoulement du fleuve. Les débris et les ordures flottaient sur place, immobiles.
Un chapeau !
Un chapeau mou bleu foncé complètement détrempé. L’air qui était emprisonné dedans l’avait maintenu à la surface de l’eau.
En toute hâte, Heller se débarrassa de sa veste et ôta ses chaussures, son pantalon et sa casquette.
En un arc parfait, il plongea dans l’eau sale et huileuse parsemée de détritus !
Avec des mouvements vigoureux des bras et des jambes, il piqua vers le fond.
L’eau passa de l’ocre au gris foncé.
Bon sang ! quelle était donc la profondeur de ce fleuve ?
Il continua de descendre, descendre, descendre, fouillant l’obscurité du regard.
De la vase !
Il avait touché le fond.
Il remonta, telle une fusée, et émergea à la surface.
Il se mit à nager sur place tout en effectuant de petits sauts afin de pouvoir mieux regarder autour de lui.
Il plongea et piqua à nouveau vers les profondeurs, explorant les ténèbres du regard. Quelques instant après, il atteignait le fond.
De la vase noire.
Il nagea en cercle, mais ne découvrit que des vieux pneus et des boîtes de conserve rouillées. Il remonta rapidement à l’air libre.
Il se remit à nager sur place et à « sautiller ».
Un bruit éloigné attira son attention.
D’une poussée plus puissante que les précédentes, il réussit, l’espace d’une seconde, à faire jaillir son corps des eaux du fleuve.
Une voix ténue se fit entendre :
— Je suis ici.
Heller effectua quelques brasses et regarda en direction de la jetée.
Un homme dont seule la tête était visible se cramponnait à un vieil anneau scellé dans le béton et agitait sa main libre.
Heller s’avança vers lui.
Il lui fallut une bonne minute pour arriver à sa hauteur. Le « baigneur » était un jeune homme de très petite taille avec de grands yeux globuleux. Il était couvert d’huile.
— Je suis un raté, gémit-il. (Il fut secoué par une quinte de toux.) J’ai manqué de cran. Je ne suis pas arrivé à garder la tête sous l’eau suffisamment longtemps pour me noyer.
— Vous êtes Israël Epstein ? demanda Heller.
— Oui. Excusez-moi de ne pas vous serrer la main. J’ai peur de perdre prise.
Heller étudia la situation. L’extrémité de la jetée était juste au-dessus d’eux, quelques mètres plus haut, mais sa paroi, qui descendait à pic dans l’eau, ne possédait aucune prise qui eût permis de l’escalader.
Un bateau passa non loin et Heller et Epstein furent engloutis par les vagues qu’il créait sur son passage. Le petit homme lâcha l’anneau et fut projeté contre la paroi de béton. Heller lui saisit la main et la replaça sur l’anneau.
— Ne bougez pas de là ! ordonna-t-il.
— Je n’arriverai jamais à grimper là-haut, pleurnicha Israël Epstein. J’ai raté ma noyade et maintenant je rate mon sauvetage. Vous feriez mieux de partir et de me laisser ici. Je ne mérite pas d’être secouru.
Heller se mit à nager le long de la jetée et finit par trouver une échelle de fer dont les barreaux inférieurs étaient immergés dans l’eau. Il l’escalada.
Il trotta jusqu’à ses vêtements et sortit une bobine de fil de pêche de la poche de son veston. Ensuite il se dirigea vers l’extrémité de la jetée et s’arrêta juste au-dessus de l’endroit où se trouvait Epstein.
— Tenez bon ! lança-t-il à l’adresse du petit homme.
Une grosse péniche passa et une vague engloutit Epstein. Cette fois-ci, il ne lâcha pas prise.
Les mains d’Heller étaient soudain entrées en action, effectuant un mouvement étrange, toujours le même, un mouvement rapide et régulier. Il était en train de fabriquer une corde avec le fil de pêche !
Lorsqu’il eut terminé, il confectionna une gigantesque boucle à l’extrémité de la corde, puis il la fit descendre jusqu’à Israël Epstein.
— Passez vos jambes à travers la boucle et asseyez-vous à l’intérieur ! cria Heller.
Epstein n’y arriva pas.
Heller fixa l’autre extrémité de la corde à un vieil anneau rouillé, plongea à nouveau dans les eaux sales du fleuve et rejoignit Epstein. Il trouva un morceau de bois flottant qu’il cassa en deux et qu’il coinça dans la boucle. Ensuite il saisit le petit homme et le posa sur le siège improvisé. Puis il lui montra comment tenir la corde.
— Vous ne devriez pas vous donner tout ce mal, geignit Epstein. Quoi que vous puissiez faire pour moi, je suis sûr de mal finir.
Heller donna de grandes claques dans l’eau afin de chasser l’huile qui flottait à la surface. Lorsqu’il eut obtenu une petite surface d’eau relativement propre, il se mit à asperger et à frictionner le petit homme afin de le débarrasser de l’huile qui lui recouvrait le crâne et les épaules. Lorsqu’il eut fini de le nettoyer, il dit :
— Surtout ne bougez pas de là.
Puis il nagea jusqu’à l’échelle qu’il escalada. Quelques instants plus tard, Epstein était en sûreté sur le sol bétonné de la jetée.
Deux flics arrivèrent d’un pas tranquille. – Qu’est-ce que vous fabriquez ?
— On pêche, répondit Heller.
— Vous êtes sûr que vous ne vous baignez pas ? demanda l’un des flics.
— Non, non, on pêche.
— Bon, mais faites gaffe de ne pas vous baigner.
Et ils repartirent sans se presser en faisant tournoyer nonchalamment leur bâton.
— Vous ne m’avez pas livré à ces deux policiers, dit Epstein, mais vous auriez dû, car ils finiront par m’attraper de toute façon.
Heller sortit son chiffon rouge d’ingénieur et essuya l’huile qui était restée collée sur Israël Epstein. Ensuite il lui dit de retirer ses chaussures et son pantalon et il les mit au soleil. Apparemment, il faisait très chaud.
Il donna encore quelques coups de chiffon au visage d’Epstein avant de lui poser sur le nez les lunettes à monture d’écaillé.
J’étais perplexe. Heller ne se serait-il pas trompé de bonhomme, par hasard ? D’après Twaddle, Israël Epstein était un anarchiste rugissant, une véritable terreur, une menace pour la civilisation. Et voilà que j’avais devant les yeux un personnage myope, minuscule et chétif, au visage étroit et au nez en forme de bec. Il tremblait de tous ses membres.
— Vous avez froid ? demanda Heller.
— Non. C’est juste le contrecoup de toutes les épreuves que je viens de subir.
— Pourquoi veut-on vous arrêter ? Quelle est la véritable raison ?
Je crus qu’Epstein allait fondre en larmes.
— Tout a commencé quand je me suis rendu compte que les agents de l’IRS inventaient les règles et les lois dans l’exercice de leurs fonctions. La fatalité a voulu qu’un jour, dans une bibliothèque de droit, je mette la main sur les vraies lois votées par le Congrès et sur le manuel des réglementations de l’IRS. Je les ai photocopiées. Ensuite je me suis mis à remplir les déclarations d’impôt des professeurs et des étudiants en prenant bien soin d’effectuer toutes les déductions légales. (Il poussa un soupir et resta silencieux pendant quelques instants.) Ah, les révolutionnaires n’ont pas la vie facile ! Je ne suis pas fait pour ce jeu-là.
— Et que s’est-il passé ensuite ?
— Le bureau régional de l’IRS a accusé une perte sèche de deux millions de dollars – deux millions de dollars qu’ils encaissaient illégalement chaque année parce que les déclarations étaient mal remplies. Et du coup, les primes des agents McGuire, O’Brien et Malone sont passées à zéro. (Il eut un frisson et laissa échapper un long soupir.) Ils ne me le pardonneront jamais. Ils me persécuteront jusqu’à la fin de mes jours. Vous n’auriez pas dû me sauver. Je suis une cause perdue.
Tout en écoutant Epstein, Heller s’était frotté avec son chiffon rouge pour se débarrasser de l’huile qui recouvrait son corps. Il alla jusqu’à sa veste et en sortit la citation à comparaître. Il la tendit à Epstein et se rassit à côté de lui.
— C’est quoi, ce papier ? demanda-t-il.
Le petit homme l’examina, puis le retourna.
— C’est juste une citation à comparaître. Elle vous somme de vous présenter devant un tribunal afin d’effectuer une déposition.
— Et ça consiste en quoi ?
— Oh, c’est très simple. Vous vous soumettez tout simplement au Cinquième Amendement – c’est-à-dire que vous refusez de déposer si cela peut vous incriminer. Ensuite ils vous mettent en prison et ils vous font sortir toutes les deux ou trois semaines et vous invoquez à nouveau le Cinquième Amendement.
— Mais alors ils ne vous interrogent pas vraiment et ils ne vous obligent pas à dire tout ce que vous savez ?
— Non, non. C’est juste un moyen de garder les gens innocents en prison.
Heller contemplait fixement les eaux du fleuve.
— Oh, les pauvres !
— Qui ça ? demanda Epstein.
— McGuire, Malone, O’Brien et sept autres agents. Ils sont tous morts. Voyez-vous, je croyais que j’étais confronté à une transgression du Code.
— Ils sont morts ?
— Oui, votre appartement a sauté. Ils ont tous été tués.
— Si ces trois-là sont morts, alors il n’y a plus aucune charge contre moi. Ils n’avaient pas de preuves, excepté leur propre témoignage. Ça veut dire qu’on ne me recherche plus. Toute l’affaire est classée !
— Excellent. Donc vous êtes libre et vous ne courez plus aucun danger !
Epstein demeura muet pendant quelques instants, les yeux rivés sur le fleuve. Puis il se mit à claquer des dents et éclata en sanglots.
— Qu’est-ce qui ne va pas maintenant ? demanda Heller. Ça ne vous fait pas plaisir d’être libre et en sécurité ?
Après un moment, Epstein fut capable de parler, mais il continuait de pleurer à chaudes larmes.
— Je sais que quelque chose d’épouvantable va se produire d’ici quelques minutes.
— Pourquoi ça ? fit Heller, surpris.
— Ooooh, pleurnicha Epstein. Toutes ces bonnes nouvelles, c’est trop.
— Quoi ?
— Ces nouvelles sont bien trop merveilleuses. Je ne les mérite pas ! Une catastrophe mondiale sans précédent va se produire d’un moment à l’autre pour contrebalancer tout ça. Je le sais !
— Écoutez, dit Heller d’un ton patient, vos ennuis sont terminés. Et j’ai une autre bonne nouvelle : je vous offre un emploi.
— Hein ! Vous voulez dire que j’ai une chance de rembourser ma bourse d’étude et de me réinscrire pour le doctorat ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Comment vous appelez-vous ?
— Jet.
Oh, mes Dieux ! Une transgression flagrante du Code. Heller était sur le point de lui révéler sa véritable identité.
— Je suis sûr que votre nom est plus long que ça, remarqua Epstein.
— C’est vrai. Le nom qui figure sur mes papiers est Jerome Terrance Wister. Mes initiales sont donc : J. T. D’où le surnom de Jet que me donnent mes amis intimes.
Oh, le fourbe ! Il s’en était sorti de justesse !
— Ah oui ! J. T. Wister… Jet… Pigé. Le nom sur la citation à comparaître était J. Edgar Hoover et j’étais persuadé que vous vouliez que j’assassine quelqu’un. Ce n’est pas vraiment mon genre, vous savez. Je ne suis même pas capable de tuer un cafard.
— Oh, je n’ai rien d’aussi extrême en vue pour vous. Vous avez plus de vingt et un ans, n’est-ce pas ?
— Oui, j’ai vingt-trois ans, mais je suis déjà un vieillard usé par la vie.
— Je veux que vous m’ouvriez un compte chez un agent de change.
— Votre crédit est bon ?
— Euh, non. Mais tout ce que je veux, c’est que vous m’ouvriez un compte, de façon que je puisse acheter et vendre des actions. Un compte chez Short, Skidder et Long, par exemple.
Epstein laissa à nouveau échapper un long soupir.
— Ce n’est pas aussi simple que ça. Vous devez avoir un domicile fixe, de façon à pouvoir ouvrir un compte en banque. Ensuite, vous devez vous arranger pour avoir un bon crédit et ce n’est qu’alors que vous pourrez ouvrir un compte chez un courtier. Vous avez de l’argent ?
— Oui, j’ai cent mille dollars à flamber.
— Avez-vous des dettes ou un passif exigible… comme moi ?
— Non.
— Je sais que tout le monde a des ennemis. Est-ce que vous avez des ennemis particuliers qui aimeraient vous détruire ?
Heller réfléchit pendant quelques secondes.
— Eh bien, il y a un dénommé Trapp, un avocat avec lequel j’ai eu un petit accrochage.
— Trapp ? Trapp de Flooze et Plank ?
— Lui-même.
— C’est l’avocat personnel de Delbert John Rockecenter. C’est l’un des hommes de loi les plus puissants de Wall jStreet. Et il est votre ennemi ?
— C’est le moins qu’on puisse dire. Il fait tout pour ça.
— Oh ! fit simplement Epstein.
Puis il s’absorba dans ses pensées. Le soleil tapait tellement fort qu’Heller et lui étaient déjà presque secs.
— C’est une grosse affaire que vous me demandez de monter, dit enfin Epstein. Ça va exiger un travail énorme. Il va vous falloir quelqu’un à temps complet, pas seulement pour démarrer votre business, mais aussi pour le faire marcher.
— Combien gagnez-vous par semaine ?
— Oh, pas grand-chose. Je ne suis pas vraiment comptable – la comptabilité n’est que l’un des aspects qu’un gestionnaire se doit de connaître. La dernière thèse que j’ai soutenue pour le doctorat a été rejetée. C’était pourtant une bonne thèse. Elle décrivait ce que serait une société régie par les entreprises industrielles – elle traitait de l’anarchie industrielle, en quelque sorte – et démontrait que les entreprises pouvaient et devaient gouverner.
Je l’avais intitulée Les gouvernements sont-ils nécessaires ? Mais je pense que ma thèse sera probablement acceptée si je la réintitule L’anarchie est absolument indispensable si nous voulons un jour instaurer un féodalisme industriel.
— Eh bien, vous pourriez prendre un peu de temps tous les jours pour travailler dessus.
— Voyez-vous, ils ont allégué que ma thèse ne traitait pas de la gestion d’entreprise, qu’elle était hors sujet et qu’elle relevait des sciences politiques. Mais c’est faux, archi-faux ! Quatre-vingts pour cent des ressources financières d’une compagnie sont englouties en paperasses administratives pour le gouvernement et en visites officielles de fonctionnaires et de hauts fonctionnaires de tout poil. Si on appliquait ma thèse, le produit national brut augmenterait de quatre-vingts pour cent. En un clin d’œil ! (Il demeura silencieux pendant un moment, paraissant ruminer ce qu’il venait de dire.) Peut-être que je devrais réintituler ma thèse Cela reviendrait moins cher aux entreprises de faire la révolution que de continuer à payer des taxes et des impôts.
— Je vous offre un salaire de cinq cents dollars par semaine, dit Heller.
— Non. En admettant que j’accepte, je demanderais un pour cent du revenu brut total avec un compte à mon nom mettant à ma disposition une somme qui ne devra pas excéder deux cents dollars par semaine. Je ne vaux pas grand-chose.
Heller alla chercher deux billets de cent dollars dans sa veste et les tendit à Epstein.
— Non, fit celui-ci. Vous n’en savez pas assez sur moi. C’est probablement une très bonne offre que vous me faites là, mais je ne puis l’accepter.
— Est-ce que vous avez de l’argent en ce moment ? Un endroit où habiter ? Je vous ferai remarquer que vous êtes à la rue, puisque votre appartement a sauté.
— Je l’ai mérité. De toute façon, je n’avais pas de vêtements là-bas – à part ceux que je porte. Je peux dormir dans le parc ce soir. Les nuits sont chaudes en ce moment.
— Il faudra bien que vous mangiez quelque chose.
— Je suis habitué à mourir de faim.
— Écoutez, il faut que vous acceptiez ce job.
— Votre offre est beaucoup trop bonne. Vous ne me connaissez pas, monsieur Hoover… Je veux dire, monsieur Wister. Vous êtes sans doute un homme bon, honnête et patient. Mais vous ne devriez pas jouer les philanthropes avec quelqu’un qui court après une cause perdue. Je ne saurais accepter votre offre d’emploi.
Et ils restèrent assis là, silencieux, balançant leurs jambes au-dessus de l’eau sous le soleil ardent. Ce devait être le début de la marée descendante car le fleuve s’était remis en branle.
— Est-ce que les études de gestion d’entreprise incluent l’ethnologie ? demanda brusquement Heller.
— Non.
— Et les us et coutumes des peuples ?
— Non plus. Je suppose que par « us et coutumes » vous voulez dire « anthropologie sociale » ? Eh bien, non. Je n’ai jamais étudié ce sujet.
— Parfait. Donc vous ignorez que les lois des Indiens d’Amérique sont toujours en vigueur à Manhattan, du fait qu’ils régnaient sur le pays avant l’arrivée des colons.
— Ah bon ?
— Oui. Et l’une de ces lois indiennes dit que lorsque vous avez sauvé la vie d’un homme, celui-ci est responsable de vous pour toujours.
— D’où tenez-vous cela ?
— D’un docteur en sciences politiques qui a eu son diplôme à l’université où vous faites vos études.
— Alors ça doit être vrai, fit tristement Epstein.
— Bien. Je viens de vous sauver la vie, pas vrai ?
— Effectivement. Je crains que cela ne fasse aucun doute.
— Très bien. Donc vous êtes responsable de moi pour toujours.
Epstein ne dit rien.
— Donc, continua Heller, vous devez accepter mon offre d’emploi et gérer mes affaires. Cette loi indienne est toujours en vigueur. Impossible de vous y soustraire.
Epstein le régarda fixement. Brusquement il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et éclata en sanglots. Quand il eut recouvré l’usage de la parole, il bredouilla :
— J’en étais sûr, j’en étais sûr. Quand j’ai entendu toutes ces bonnes nouvelles, je savais qu’une catastrophe était imminente ! Et elle n’a pas manqué de se produire ! Déjà que c’était une épreuve terrible d’essayer de me prendre en charge malgré les coups de boutoir du destin. (Il eut une nouvelle crise de larmes.) Et voilà qu’en plus je dois vous prendre en charge aussi !
Heller déposa les deux billets de cent dollars dans la main d’Epstein. Le petit homme les regarda avec des yeux désespérés. Il se leva, alla jusqu’à sa veste et mit l’argent dans son portefeuille vide.
Il dévisagea tristement Heller et dit d’une voix morne :
— Retrouvez-moi demain midi devant les marches de la bibliothèque de l’université, sur le campus. J’aurais mis au point tout ce que nous devons faire.
— Excellent, fit Heller.
Epstein ramassa sa veste, son pantalon et ses chaussures et se mit en route. Il se retourna une dernière fois et dit :
— Je sais que vous allez regretter toute votre vie d’avoir été aussi bon avec quelqu’un qui est le jouet de la fatalité. Je m’en excuse à l’avance.
Et il s’éloigna en clopinant, tête basse.
Heller était assis dans le hall du Gracious Palms et lisait le Evening Libel[11]. Quelques heures s’étaient écoulées depuis sa rencontre avec Epstein. Nous étions en début de soirée. Il portait son vieux complet bleu, celui qui était trop petit. Il avait jeté son costume « jetable » dès qu’il était rentré, car il était imprégné des odeurs de l’Hudson. Comme les tailleurs n’avaient pas encore livré sa nouvelle garde-robe, il avait dû se rabattre sur le complet bleu.
L’article qu’il était en train de lire disait :
Mr Don Hernandez O’Toole, maire de New York, a donné aujourd’hui une conférence de presse dans laquelle il n’a pas mâché ses mots. En effet, il a adressé un blâme cinglant à l’antenne new-yorkaise de l’Internal Revenue Service.
« Il serait souhaitable que l’IRS perde la détestable habitude de faire sauter des propriétés non imposables, a déclaré M. Hernandez. Cela met la ville de New York en péril. »
Ce blâme fait suite à une explosion qui s’est produite cet après-midi dans la 125e Rue alors que des agents de l’IRS visitaient un immeuble non imposable.
Selon Flame Jackson, capitaine des Pompiers de New York, il s’agit d’un attentat prémédité, car des bâtons de dynamite ont été retrouvés dans l’une des voitures des agents de l’IRS.
La cause officielle de cette explosion est : « Dynamitage prématuré. »
Un porte-parole du gouvernement américain a déclaré : « L’IRS est parfaitement en droit de faire ce qui lui plaît quand ça lui plaît aux victimes qui lui plaisent, que cela plaise ou non à la ville de New York. » Selon l’opinion publique, cette déclaration est la preuve que l’IRS est, comme à l’accoutumée, couverte en haut lieu.
Il n’y a eu aucune victime importante parmi les personnes qui ont trouvé la mort dans cette explosion.
Heller tourna la page et j’aperçus deux cases de ma bande dessinée préférée : Bugs Bunny ! Mais ma joie se mua aussitôt en irritation car quelqu’un vint interrompre Heller dans sa lecture et celui-ci posa le journal sans que j’aie pu voir la fin de la bande.
Heller leva la tête. C’était Vantagio.
— Tu t’es inscrit ? demanda-t-il.
Il avait parlé avec nervosité. Avais-je également décelé une note d’hostilité dans sa voix ?
— Si tu t’es inscrit, pourquoi ne m’as-tu pas tout de suite prévenu ?
— Eh bien, disons que rien n’est fait pour le moment, dit Heller. C’est à cause de mes notes : 5 sur 20 de moyenne. Et comme en plus je demande à être admis directement en dernière année, il y a des chances pour qu’on refuse de me prendre.
Vantagio avait-il blêmi ? C’était difficile à dire car il se tenait dans l’ombre d’un palmier.
— Qu’est-ce qu’on t’a dit, exactement ?
— Que ma candidature va passer devant le conseil d’orientation. Je dois retourner là-bas demain matin à neuf heures.
— Sangue di Cristo ! rugit Vantagio. Et tu attends huit heures du soir pour m’annoncer ça !
Et il se précipita dans son bureau dont il claqua violemment la porte. Il était salement en colère.
Oui, pas de doute, Vantagio était jaloux d’Heller. Peut-être me serait-il possible d’exploiter cela à mon avantage ?
Mais j’eus bientôt l’occasion d’observer quelque chose de bien plus intéressant : vers neuf heures, Heller se débarrassa poliment d’un diplomate africain qui lui tenait la jambe et prit l’ascenseur pour regagner sa suite. Il sortit au dernier étage et que vis-je au fond du couloir ? La porte de son appartement grande ouverte !
Une jolie brune était à moitié allongée dans l’encadrement et tendait la main vers lui. D’une voix musicale, elle lança :
— Viens vite, mon joli. Tu nous fais attendre !
Une cascade de gloussements s’échappa de la suite.
L’interférence revint – je commençais à être habitué.
Mais j’avais pu observer quelque chose de très intéressant : Heller ne fermait jamais sa porte ! Les filles entraient dans son appartement comme dans un moulin !
Il conviait virtuellement les gens à venir le cambrioler !
Cet après-midi-là, je fis une sieste très agréable durant laquelle je dressai de nombreux plans pour mettre à sac l’appartement d’Heller.
Je dormis plus longtemps que prévu, mais quoi de plus naturel ? Ces derniers jours, je n’avais pas osé me coucher de peur de rater quelque chose d’important. Par bonheur, les choses se déroulaient enfin comme je voulais. Tandis que je me réveillais, je vis qu’Heller descendait du métro à la station de la 116e Rue ; nous étions déjà le lendemain. Je regardai mon écran avec une certaine indulgence. Le sort d’Heller était quasiment scellé.
Il se rendit directement à la salle des inscriptions. L’endroit était bourré d’étudiants qui achevaient de remplir leurs papiers de candidature. A en juger par la cohue, c’était sans doute le dernier jour d’inscription.
Je me calai confortablement dans mon siège, savourant à l’avance la rebuffade qu’Heller allait essuyer. Il ne faisait aucun doute que la dénommée Miss Simmons allait rejeter sa candidature. Ses notes étaient trop mauvaises. Et alors, tous ses plans tomberaient à l’eau.
Je la vis bientôt sur mon écran. Ah, la brave femme ! Elle finit d’inscrire l’étudiant qui se trouvait devant Heller, puis leva la tête avec un sourire terrifiant, le genre de sourire qu’arbore l’araignée femelle avant de se repaître du mâle.
— Tiens, tiens, le jeune Einstein, dit-elle d’une voix glaciale. Asseyez-vous.
Heller s’exécuta et Miss Simmons se mit à farfouiller dans une pile de paperasses.
— Il semblerait, reprit-elle avec toujours le même rictus hideux, qu’on se fiche complètement de savoir qui va faire sauter la planète ces jours-ci.
— Hier, vous m’appeliez Wister, l’interrompit Heller.
— Oui, mais les temps changent à une telle vitesse, pas vrai, Einstein ? Dites-moi, je ne savais pas que vous comptiez Dieu parmi vos relations.
— Est-ce que ma candidature est passée devant le conseil d’orientation ?
— Ça, vous pouvez le dire. Sachez que, normalement, nous refusons de prendre les étudiants d’une autre école dans nos classes de dernière année.
— Si vous le voulez, je peux passer l’examen de rattrap…
— Silence, Einstein. Il semblerait que vous soyez un cas à part. Votre candidature a été acceptée. Et en plus on vous a placé d’office dans notre très respectable École d’Ingénierie et de Sciences Appliquées, alors que vous auriez dû passer un examen d’entrée.
— Je vous suis très reconn…
— Silence, Einstein. Vous n’avez pas tout entendu. D’ordinaire, il faut aussi passer le Test américain de Connaissances Générales et obtenir un tiers de réponses exactes. Mais vous, Einstein, vous en avez été apparemment dispensé..
— Mais c’est formid…
— Oh, mais ce n’est pas tout. Un étudiant qui veut faire l’école d’ingénierie doit également passer le Test d’Aptitudes Scolastiques et obtenir plus de 700 sur 1 000 à l’écrit comme à l’oral. Mais pas vous, Einstein, pas vous. Ce test ne vous est pas demandé.
— C’est merv…
— Attendez, ce n’est pas fini. Il faut 15 sur 20 de moyenne pour être admis chez nous. Eh bien, vos 5 sur 20 ont suffi. N’est-ce pas fabuleux ?
— C’est carrément extraord…
— Je dirais même que ça tient du fantastique, Einstein. J’ai reçu l’ordre d’en haut de vous inscrire d’office. En dernière année. A l’École d’Ingénierie et de Sciences Appliquées. En tant que candidat au Doctorat de Sciences et d’Ingénierie Nucléaires, dont l’examen aura lieu en mai de l’année prochaine. L’ordre a été signé par le doyen de l’université, ni plus ni moins.
— Vraiment, je ne sais comment exprim…
— Oh, vous allez bientôt pouvoir vous exprimer, Einstein, et plutôt deux fois qu’une, le coupa Miss Simmons en cessant brusquement de sourire. Soit les pouvoirs publics ont complètement perdu la boule, soit la diminution du budget gouvernemental et l’absence de boom économique depuis la dernière guerre mondiale font qu’ils ont un besoin pressant de vos deux mille cinq cents dollars. Je penche pour la première explication. Mais vous et eux, VOUS N’ALLEZ PAS VOUS EN TIRER COMME ÇA ! Il ne sera pas dit que j’aurai apposé mon nom sur un formulaire d’inscription susceptible de produire un physicien nucléaire qui a un petit vélo dans la tête. Me suis-je bien fait comprendre, Einstein ?
— Je suis désolé si…
— Inutile de vous mettre dans tous vos états. Gardez votre énergie pour plus tard. Vous allez en avoir sacrément besoin ! Oh, je ne puis faire autrement que vous inscrire, Monsieur-le-Fils-de-Dieu-en-Personne, mais il y a inscription et inscription. Vu ? Vous êtes prêt ?
— Vraiment, je…
— Pour commencer, il y a certaines matières obligatoires que vous n’avez pas étudiées dans votre ancienne école et sans lesquelles vous ne pouvez pas décrocher le doctorat. Elles sont au nombre de quatre. Je vais vous y inscrire. Vous devrez les étudier EN PLUS des autres matières pas piquées des hannetons qui sont requises pour le doctorat.
— Je suis certain de pouv…
— Oh, ne me remerciez pas encore ! Ce n’est pas fini. Maintenant, compte tenu du fait que vous débarquez ici avec 5 sur 20 de moyenne, il me paraît improbable que vous soyez vraiment rompu aux matières que vous avez étudiées jusqu’ici. Aussi j’inscris ici que, pour être admis chez nous, vous devrez suivre des cours de rattrapage pour réviser ces matières défectueuses – en plus de tous les autres cours, bien sûr.
— Je pense pouv…
— Je sais que vous m’en êtes reconnaissant. C’est pourquoi je vais vous faire une autre petite fleur. Vous venez de Saint Lee, qui est une école militaire. Eh bien, j’ai décidé que toutes les connaissances militaires et universitaires dont on vous a officiellement crédité là-bas seront purement et simplement annulées si vous ne terminez pas le programme de dernière année du ROTC[12]. Comme ça, vous aurez l’occasion de vous rendre compte de l’ignominie de la guerre ! Et je peux vous assurer que si vous ne terminez pas ce programme, ça ne sera pas dur de convaincre l’Armée que vous êtes un mauvais patriote. J’ai d’ailleurs l’intention d’écrire un petit mot au ROTC, au cas où. Cela signifie que vous aurez, chaque semaine, trois cours supplémentaires et trois heures de manœuvres, tout ça en plus des autres cours dont nous venons de dresser la liste. Ne suis-je pas gentille avec vous, ô Fils de Dieu ?
Heller demeura silencieux. Il se contentait de regarder fixement Miss Simmons, à présent. Sans doute était-il trop stupéfait pour parler.
Elle s’était tournée vers son listing d’ordinateur et consultait les horaires des cours.
— Mais c’est maintenant que vous allez vraiment me remercier, ô Divinité des Divinités. Ce matin au petit déjeuner, quand j’ai reçu l’ordre de vous inscrire, j’ai calculé mon coup avec beaucoup de précision. Vos cours ne se suivent pas à la queue leu leu. Il y en a plusieurs qui ont lieu aux mêmes heures. Des fois, vous en avez deux, voire trois, qui se déroulent en même temps. Ce qui signifie que vous allez obligatoirement manquer des cours. Les professeurs vont hurler. Vous allez vous retrouver devant le conseil des doyens. Et ce sont eux, et non moi, qui vous annonceront que vous ne pouvez pas passer votre doctorat en mai. Et s’ils essaient de rejeter la faute sur moi, je dirai que c’est vous qui avez insisté pour suivre tous les cours, ce qui est la stricte vérité, n’est-ce pas, Jéhovah ?
Miss Simmons se laissa aller en arrière contre le dossier de sa chaise et resta là à fixer Heller en se tapotant les dents avec un crayon.
— Oh, ça ne m’étonne pas vraiment que vous soyez submergé par la gratitude, dit-elle au bout d’un moment. Voyez-vous, Dieu Tout-Puissant et Créateur de Toutes Choses, s’il y a une chose que je hais, c’est le PISTON ! De plus, je suis membre du Comité Antinucléaire Américain. En fait, j’en suis la secrétaire. Et même si cet organisme ne date pas d’hier, même s’il est constamment persécuté et même si les Forces de Police Tactique de la ville de New York n’attendent qu’une occasion, pour à nouveau nous défoncer le crâne à coups de matraque, j’avoue que l’idée de doter le monde d’un physicien nucléaire aussi peu qualifié que vous me glace le sang. Est-ce que nous nous comprenons, Wister ?
— Vraiment, Miss Simmons…
— Oh, j’ai failli oublier. Au cas où vous auriez quelques trous dans votre emploi du temps – comme vous le savez, l’oisiveté est la mère de tous les vices –, j’ai ajouté un cours qui constituera votre matière facultative. C’est un cours intitulé « Appréciation de la Nature ». Tous les dimanches, les étudiants sortent toute la journée pour admirer les arbres et les oiseaux et éventuellement apprendre que c’est un crime odieux de construire toutes ces bombes destinées à détruire le monde. C’est moi qui fait ce cours, ce qui me permettra de garder un œil sur vos impulsions criminelles. Voilà, Wister. Vous pouvez me remercier à présent.
— Vraiment Miss S…
— Et puisque les pouvoirs publics ont tant besoin d’argent, votre facture se trouve augmentée de mille cinq cent trente-trois dollars avec toutes ces matières supplémentaires. J’espère que vous n’avez pas cette somme. Payez à la caisse. Bonne journée, Wister. SUIVANT !
Heller prit les papiers qu’elle avait déjà remplis pour lui, ainsi que la facture.
Il se rendit à la caisse et paya.
Haha ! Je la portais de plus en plus dans mon cœur, cette Miss Simmons. Une femme de valeur ! Pendant un instant, je me demandai si je ne devais pas lui envoyer une boîte de bonbons – de la part d’un admirateur anonyme. Non.
D’un autre côté, un coup-de-poing américain eût été sans doute plus approprié, vu le genre de femme que c’était. Ou même un poignard de la Section Couteau pour orner son bureau. Mais en avait-elle vraiment besoin ?
Heller arriva à la bibliothèque de l’université peu avant midi. C’était une gigantesque rotonde d’inspiration romaine dont la très noble façade était ornée d’une dizaine de colonnes. On accédait à la bibliothèque par un énorme escalier qui s’étendait pratiquement sur toute la longueur de l’édifice.
Il passa devant une fontaine, puis devant une statue au-dessous de laquelle étaient gravés les mots Aima Mater, puis il monta l’escalier et se laissa tomber sur l’une des dernières marches, la tête basse.
Oui, il avait vraiment de quoi être abattu. Durant les deux dernières heures, j’avais bien rigolé. Il avait sillonné l’énorme campus au pas de course afin de localiser les innombrables salles de cours, les amphithéâtres, les gymnases, les salles de tir et les terrains de sport et de manœuvres qu’il allait devoir fréquenter. Il avait sans cesse consulté un listing d’ordinateur et découvert que son emploi du temps comprenait dans la plupart des cas deux cours ayant lieu en même temps, suivis d’une heure où il n’avait rien à faire. Il y avait même un jour où il avait trois cours à la même heure ! J’étais écroulé de rire. Personne ne pouvait respecter un tel emploi du temps, pas même le grand Heller ! Et sept jours sur sept, par-dessus le marché !
Et maintenant il était là, assis sur les marches, dans la chaleur accablante du soleil de midi, conscient sans doute qu’il lui serait désormais impossible de décrocher son diplôme et d’exécuter les plans stupides qu’il avait formés pour mener sa mission à bien, rien que pour me contrarier – et me faire tuer.
Des étudiants montaient et descendaient l’escalier – des garçons et des filles pas trop bien habillés. Heller paraissait sans doute plus jeune que certains d’entre eux, même s’il avait quelques années de plus et – soyons honnêtes –cent fois plus d’expérience. Il devait se sentir idiot, lui un Officier Royal de la Flotte, au milieu de ces créatures naïves. Ah ! Il avait l’air fin ! Et tous ces (bips) de Terriens aussi, d’ailleurs. Je m’amusai à imaginer quelle serait leur réaction s’ils apprenaient que ce grand blond assis au beau milieu des marches était un ingénieur de combat voltarien originaire de Manco, une planète éloignée d’une vingtaine d’années-lumière, un officier qui portait l’étoile des cinquante missions réussies et qui pouvait faire sauter leur planète en un tournemain ou bien empêcher une invasion qui les anéantirait tous. Quelle farce !
Deux filles et un garçon passèrent près de lui.
— Ouah ! s’exclama l’une des filles. Tu fais partie de l’équipe de base-ball ?
— Je croyais que la fac ne fournissait plus les tenues, fit le garçon. Dis donc, mais c’est des pointes que t’as aux pieds.
— C’est pour me cramponner à l’existence, rétorqua Heller.
Et ils se mirent tous à hurler de rire. J’eus beau chercher, je ne vis pas ce qu’il avait dit de drôle. Oh, qu’il aille se faire voir, après tout ! Il fallait toujours qu’il soit obscur. Et de quel droit cherchait-il à se rendre populaire ? C’était un extraterrestre, un intrus ! Et en plus, les filles étaient jolies.
— Je m’appelle Muggins, dit le garçon. Et voici Christine et Coral. Elles vont au Barnyard College qui fait partie de l’Université d’Empire, et il n’y a que des femmes là-bas ! Tu verrais ça !
— Moi, c’est Jet, fit Heller.
— Viens nous rendre visite un de ces quatre, dit Christine.
Ils partirent dans une nouvelle crise de rire avant de dégringoler l’escalier.
Epstein arriva !
Il traînait un gigantesque rouleau qui devait bien faire quatre mètres de long et trente centimètres de diamètre. Il passa devant la fontaine et la statue, gravit l’escalier et s’arrêta à deux marches d’Heller. Il portait un complet gris râpé et un chapeau usé, gris lui aussi, et, en plus du rouleau, il trimbalait un vieil attaché-case tout éraflé. Il s’effondra sur une marche en haletant.
— Comment va monsieur Epstein ? demanda Heller d’une voix enjouée.
— Ne m’appelez pas comme ça, dit Epstein. Ça me met mal à l’aise. Appelez-moi Izzy, comme tout le monde.
— D’accord, mais à une condition : que tu m’appelles Jet.
— Non, vous êtes mon supérieur. C’est vous qui apportez les capitaux. Je devrais vous appeler monsieur Wister.
— On dirait que tu as oublié que tu es responsable de moi désormais. Ce qui implique que tu es responsable de mon moral. (Il fit une pause et ajouta sur un ton ferme) : Appelle-moi Jet.
Izzy Epstein le regarda d’un air malheureux, avant de soupirer :
— D’accord, monsieur Jet.
Heller renonça à le convaincre et changea de sujet :
— Je vois que tu as trouvé des vêtements. Je craignais qu’ils aient été tous détruits dans l’incendie.
— Oh, oui. J’ai pris une douche au gymnase et je me suis procuré deux complets, un chapeau et un attaché-case à l’Armée du Salut. Bien sûr, ce n’est pas du tout le genre de vêtements qui conviendrait à quelqu’un comme vous, mais si je m’habillais trop bien, j’éveillerais l’attention et j’attirerais le mauvais sort. Il ne faut jamais avoir l’air trop à l’aise, sinon la foudre vous frappe sans crier gare.
Ce (bip) d’Izzy Epstein me donnait la nausée. De toute évidence, c’était un névrosé dépressif qui souffrait d’un complexe de persécution. Et aussi de religiomanie : la fixation qu’il faisait sur la destinée en était la preuve évidente. Heller courait droit à la faillite avec lui. Les névrosés sont des incompétents notoires. Mais, d’un autre côté, ç’avait été un sacré coup de chance pour moi qu’Heller soit tombé sur lui. Ce type n’était même pas capable de gérer ses propres affaires. Alors, vous pensez, celles d’Heller !…
— En tout cas, tu as meilleure mine, dit Heller.
— Je ne tiens plus debout ! J’ai passé toute la nuit à mettre au point le projet que vous m’avez demandé. Le seul endroit que j’aie pu trouver, c’est l’École des Beaux-Arts, ce qui fait que j’ai été obligé de me servir de leur matériel.
— C’est ça, le projet ?
— Vous voulez dire ce rouleau ?… Oui, en effet… Tout ce qu’il leur restait, c’était du papier « atelier ». Ce sont ces grandes feuilles qu’on place derrière les modèles pour avoir un fond blanc. Quatre mètres de large sur trente de long. J’ai dû prendre la feuille telle quelle, car ils n’avaient pas laissé de ciseaux.
Il essaya de la dérouler. Mais il n’avait pas les bras assez longs pour maintenir la feuille à plat. Heller voulut l’aider mais Izzy l’en empêcha.
— Non, non. Vous êtes l’investisseur. (Brusquement il cria) : Hé ! Vous !
Deux étudiants sortaient de la bibliothèque. Izzy les arrêta en haut de l’immense escalier.
— Toi, tu prends ce coin-ci et toi, tu prends l’autre… Bien… Surtout ne les lâchez pas.
Et les deux étudiants demeurèrent là, séparés de quatre mètres, tenant le haut du rouleau.
Heller avait rejoint l’autre névrosé en haut de l’escalier. Izzy descendit à reculons en déroulant la feuille. Il s’arrêta au bout de deux marches. Tout en haut du rouleau, sur toute sa largeur, il y avait un titre, tracé avec une encre criarde : Plan Confidentiel.
— Vous trouverez sans doute qu’il y a un peu trop de couleurs, déclara Izzy.
C’était l’euphémisme du siècle : la feuille flamboyait littéralement dans la lumière du soleil.
— Il ne leur restait que des vieux pots de peinture à moitié sèche et j’ai dû la mélanger avec de l’eau. Pour écrire, j’ai utilisé des vieux pinceaux hors d’usage. Mais bon, je pense que ce plan vous donnera un bon aperçu de ce que j’ai à vous proposer.
Il descendit deux marches de plus, tout en déroulant la feuille. Sous le titre, il y avait une rangée de lignes et de symboles étranges. On aurait dit trois fourches qui ratissaient des pommes. L’ensemble était de toutes les couleurs – des couleurs criardes.
— Cette première rangée, dit Izzy, montre toute une série de sociétés. Nous les appelons des « couvertures » dans notre jargon. Nous les ferons enregistrer séparément à New York, dans le New Jersey, le Nevada et le Delaware. Chacune aura son propre conseil d’administration.
Il descendit d’une marche pour dérouler un peu plus la feuille. Deux autres étudiants étaient assis non loin et mangeaient un sandwich. Izzy leur demanda de se placer de part et d’autre de la feuille et de la tenir. Ils s’exécutèrent sans discuter.
Izzy désigna la deuxième série de lignes et de symboles bariolés qu’il venait de dévoiler.
— Voici les comptes en banque de ces sociétés.
Il descendit d’une marche et demanda à deux autres étudiants de tenir chacun un côté du diagramme et à deux autres encore d’aller tenir le haut de la feuille qui commençait à se recourber.
— Ça ici – vous voyez ces flèches entrelacées ? –, ce sont les différents agents de change qui s’occupent des commandes qui sont passées aux sociétés couvertures.
Izzy déroula un peu plus la feuille.
Un étudiant s’approcha et demanda :
— C’est quoi ?
— Un poster psychédélique, répondit l’un des étudiants qui aidaient à tenir le diagramme.
— Nous arrivons maintenant aux phases les plus importantes, continua Izzy. La société qui se trouve à droite est au Canada. Celle de gauche est au Mexique. Ces deux sociétés contrôlent invisiblement celle du centre qui est située à Singapour. Vu ?
Izzy descendit encore et fit appel à d’autres étudiants pour aider à tenir la feuille. Des garçons et des filles s’étaient perchés sur un grand parapet de pierre pour avoir une vue d’ensemble du « poster ».
— Cette série de flèches – ce sont les vertes les plus importantes, encore que les mauves soient très utiles –cette série de flèches, disais-je, transfère les fonds des sociétés ci-dessus sans que le gouvernement soit au courant.
— C’est une affiche ? demanda un étudiant.
— Oui, une affiche pour des manifs, à ce que j’ai cru comprendre, répondit un autre.
Izzy déroula un peu plus la feuille et recruta quelques étudiants supplémentaires pour la tenir.
— Voici le consortium Suisse-Lichtenstein. Vous vous demandez sans doute pourquoi les entreprises qu’il regroupe paraissent être indépendantes les unes des autres. Eh bien, elles ne le sont pas, en fait.
Izzy déroula encore son diagramme et fit appel à quelques étudiants de plus.
— Les fonds de Suisse-Lichtenstein sont clandestinement transférés en Allemagne de l’Ouest et, de là, à Hong Kong. Vous comprenez ?… Non ?…
Il déroula un peu plus la feuille.
— Ici, vous pouvez voir pourquoi : les fonds de Hong Kong – la flèche mauve – vont à Singapour, reviennent à Tahiti et… (il déroula un peu plus le diagramme)… arrivent directement dans notre cour de derrière, aux Bahamas. Futé, hein ?… Mais regardez Londres.
Une fois de plus, il déroula la feuille. La partie qu’il venait de dévoiler montrait trois sociétés, trois agents de change et trois comptes en banque, tous situés à Londres, tous reliés à Hong Kong par des lignes orange vif.
— Voilà comment nous faisons pour transférer des fonds de Londres jusqu’aux Bahamas. Mais ceci va vous intéresser.
Il descendit d’une marche et embaucha quelques étudiants de plus pour aider à tenir la feuille. Sur le plan, on voyait à présent un réseau complexe de lignes bleu foncé qui allaient vers chaque compte en banque et chaque agent de change.
— Voilà le réseau d’arbitrage, reprit Izzy. Au moyen d’un système de contrôle central, nous pouvons tirer profit de la fluctuation des devises dans tout le réseau. Autrement dit, chaque fois que nous transférons des fonds, nous ramassons une petite fortune ! Bien entendu, il nous faudra des télex et des lignes téléphoniques privées. Mais les frais seront largement remboursés chaque semaine.
Il déroula un peu plus la feuille et fit appel à d’autres étudiants pour la tenir. L’escalier commençait à être plutôt bondé.
— A quoi songeait l’artiste quand il a dessiné cela ? demanda une fille.
— A la soul music, répondit un garçon cultivé.
— Je trouve ça très, très beau, dit une autre fille. Ça apaise les sens.
— Regardez… fit Izzy. Je parie que vous étiez impatient de voir ceci.
D’un geste majestueux, il désigna une société unique qu’il avait encerclée et d’où partaient tout un tas de flèches rouges.
— Voici la société centrale ! je l’ai appelée MULTINATIONALE ! Elle orchestre tout le diagramme au moyen de titres et d’actions qui sont détenus par des prête-noms et au moyen de conseils d’administration totalement indépendants les uns des autres !… Et vous savez la meilleure ?… Cette société est une société de GESTION ! Elle n’est pas officiellement responsable de ce que font les autres sociétés ! Génial, non ?
— Mais pourquoi toutes ces sociétés, tous ces comptes en banque et tous ces agents de change ? demanda Heller.
— Eh bien, je suis responsable de vous, pas vrai ?
— En effet.
— Si l’une de ces sociétés fait faillite, elle s’effondre toute seule, sans que cela ait la moindre influence sur le reste du consortium. Vous me suivez ?… Vous pouvez avoir autant de faillites que vous voulez ! Vous pouvez déposer le bilan de telle ou telle société pour ne pas avoir à payer d’impôts, vous pouvez utiliser ces sociétés pour en acheter d’autres, vous pouvez dissimuler et faire disparaître des bénéfices. Bref, vous pouvez tout faire !
Heller était sceptique.
— Oui, mais je ne vois pas comment autant de…
— Écoutez, l’interrompit Izzy. J’avoue que je ne vous ai pas dit la vraie raison. (Il se pencha et murmura à l’oreille d’Heller) : Vous m’avez dit que vous aviez un ennemi.. Trapp, de Flooze et Plank… C’est l’homme de loi le plus implacable et le plus malhonnête de Wall Street. Avec ce système, il ne pourra jamais vous toucher.
— Pourquoi ça ?
Izzy se pencha un peu plus et baissa encore la voix. Les étudiants faisaient un potin de tous les diables et j’eus du mal à saisir ce qu’il disait.
— Parce que votre nom et votre personne physique n’apparaîtront jamais dans ces sociétés. Il n’y aura aucun lien entre elles et ce que vous pourriez entreprendre publiquement. Ce sont toutes des sociétés privées, à but lucratif, et elles fonctionnent toutes au moyen d’actions et de titres authentiques. L’édifice est impénétrable tel qu’il est construit là ! (Il se redressa et ajouta :) Il reste encore une petite chose pour laquelle j’ai besoin de votre approbation. Elle ne figure pas sur ce diagramme. Un étudiant des beaux-arts l’a dessinée pour moi ce matin.
Dans la partie inférieure du rouleau, il y avait un rouleau plus petit. Izzy le sortit et le déploya. Il devait mesurer environ soixante centimètres sur un mètre. C’était un dessin représentant un globe noir d’où sortait un bout de ficelle qui lançait des étincelles.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Heller.
— Le logo que je propose pour la Multinationale ! En fait, c’est le vieux symbole de l’anarchie. Une bombe ! Voyez ? La mèche est allumée.
— Une bombe à poudre chimique, commenta Heller.
— Regardez, si nous retournons le dessin, nous voyons juste une sphère noire d’où s’échappe un petit filet de fumée. C’est comme ça que nous présenterons le logo, mais vous et moi, nous connaîtrons sa véritable signification. Alors, vous êtes d’accord ?
— Euh… oui.
— Pour le plan et le logo ?
— Euh… oui.
— Je sais qu’il a été fait à la va-vite et qu’il a l’air un peu sommaire. Il y a même certains noms que je n’ai pas marqués… Je trouve ça très indulgent de votre part de me donner votre accord.
— C’est quoi ? demanda un étudiant qui venait d’arriver. Une œuvre d’art ?
— Oui, une œuvre d’art ! fit Heller.
— Bon, si on réenroulait tout ça ? dit Izzy.
Plusieurs « Non ! » retentirent aussitôt dans la foule. Un
étudiant dit :
— Il y a des tas de personnes qui n’ont pas pu voir le dessin. Nous allons le déployer à un autre endroit de l’escalier, là-bas, un peu plus loin, comme ça les gens pourront grimper sur le parapet ou sur la statue pour l’admirer.
Vaincus par le nombre, Heller et Izzy s’écartèrent et les laissèrent faire.
— Tu as pu te réinscrire ? demanda Heller.
— Oh, oui. C’est pour ça que je suis arrivé un peu en retard. Pendant que je travaillais sur votre projet, il m’est venu une nouvelle idée de thèse pour mon doctorat. Et je suis allé voir les responsables de l’université pour la leur soumettre. Elle va s’intituler : Comment utiliser les entreprises pour anéantir l’ordre mondial actuel.
— Et ils t’ont autorisé à te réinscrire et à rédiger cette thèse ?
— Voyez-vous, l’erreur que je commettais, c’était de dévier vers les sciences politiques alors que mon doctorat est un doctorat de gestion d’entreprises. D’ailleurs, ils n’arrêtaient pas de me le répéter. Mais la nouvelle idée que j’ai eue est parfaite. Dans le titre de ma thèse, on ne trouve plus le mot gouvernement. Par contre, j’ai laissé le mot entreprises. Et ordre mondial peut être interprété comme « finance capitaliste ». Donc, à moins que le sort ne me réserve quelque horrible malheur, je devrais décrocher mon doctorat en octobre.
— Mais alors tu as payé tes droits d’inscription.
— Oh, oui. Et je vais vous rembourser les deux cents dollars que vous m’avez avancés.
— Mais comment as-tu fait ?
— Juste après vous avoir quitté, hier, je suis allé à la Bank of America. Je leur ai montré les deux cents dollars, ce qui prouvait que j’avais du travail, et je leur ai emprunté cinq mille dollars sans garanties. Ça m’a permis de rembourser ma bourse d’État et il me reste largement de quoi subvenir à mes besoins. Je ne serai plus obligé de dormir dans le parc – j’ai toujours peur de me faire agresser. Demain et après-demain, j’irai dormir dans un dortoir public – juste le temps de nous trouver des locaux. Une fois que nous aurons nos bureaux, je dormirai sur place –si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
J’étais interloqué. Comment ce petit déchet d’être humain, sale, mal habillé et timide avait-il fait pour entrer dans une banque et emprunter cinq mille dollars sur simple présentation de deux billets de cent dollars ?
— Attends une minute, dit Heller qui, de toute évidence, venait de penser à quelque chose. Ça va prendre très, très longtemps de mettre en place toutes ces sociétés à Hong Kong, Tahiti et je ne sais où. Quel délai t’es-tu fixé ?
— Oh, c’est ma faute, gémit Izzy. Mais c’est parce que mes nerfs ont été mis à rude épreuve, ces derniers temps. Je ne voulais pas vous en parler parce que j’avais peur que vous ne fassiez machine arrière.
— Allez, dis. Combien de temps ? Deux mois ? Un an ?
— Dieu du Ciel ! Non ! Je songeais à mardi prochain ! Je croyais que vous me diriez vendredi, mais il y a le week-end…
— Mardi prochain ! fit Heller, estomaqué. (Puis il se reprit et dit :) Tu vas avoir besoin d’argent pour faire tout ça. Tiens, voilà dix mille dollars pour commencer. Ça sera assez ?
— Oh, Seigneur ! Oui ! En fait, c’est trop. Je vais d’abord les mettre en sécurité dans une consigne à la gare routière. Ensuite, je les déposerai sur notre premier compte en banque. Et après, une fois que tout sera en place, nous verserons vos capitaux sur les différents comptes en banque et nous commencerons à les transférer à droite et à gauche pour les faire travailler. Est-ce trop vous demander de me rencontrer ici sur ces marches mardi prochain à seize heures ?
Brusquement, je compris. Ou du moins, je crus comprendre. Izzy n’était rien d’autre qu’un escroc habile et sournois. Il allait prendre tout l’argent d’Heller, s’arranger pour qu’il ne puisse plus y toucher et le laisser sur la paille. Je renonçai aussitôt à faire échouer le plan d’Izzy Epstein. Il n’avait même pas donné de reçu à Heller !
Izzy récupéra son rouleau sous les applaudissements de la foule. Il y eut même quelques étudiants qui l’aidèrent à porter son « œuvre » lorsqu’il partit.
J’éclatai de rire. C’était probablement la dernière fois qu’Heller le voyait.
Tout ça m’avait remonté le moral : j’étais en train de ramasser tout un tas d’alliés potentiels qui pourraient s’avérer fort utiles dans le cas où les plans que j’avais formés pour Heller tomberaient à l’eau. Vantagio, Miss Simmons, Izzy Epstein… Je décidai de tenir une liste. Lorsque Raht et Terb se présenteraient au bureau de New York, je pourrais peut-être considérablement améliorer mes plans.
Heller passa une partie de l’après-midi à localiser les classes. De toute évidence, il essayait toujours de voir comment il allait faire pour suivre deux ou trois cours en même temps. Ensuite il traversa le campus, contourna le bâtiment de l’école de journalisme et s’engagea dans Broadway où il trouva la bibliothèque universitaire.
Toute la journée il n’avait cessé de demander des renseignements à tout le monde et de s’introduire dans les bureaux des professeurs pour leur poser des questions. Il avait noté toutes ces informations au dos de son listing et il avait à présent une liste de livres, de manuels et d’auteurs longue d’un mètre. Il la donna à la jeune vendeuse qui se trouvait derrière le comptoir. C’était une étudiante – une lauréate, sans doute – qui avait été engagée à mi-temps pour venir à bout de la ruée qui se produit immanquablement à chaque rentrée universitaire. Je vis qu’elle était aussi très jolie.
— Tout ça ? s’exclama-t-elle en réajustant ses lunettes à monture d’écaillé. Je n’arrive pas à lire cette écriture. Pourquoi n’apprend-on plus aux gamins à lire et à écrire de nos jours ?
Heller se pencha pour regarder ce qu’elle lui désignait. Par tous les Enfers ! Dans la marge il avait fait des annotations en sténo voltarienne !
Je saisis mon stylo d’une main ferme. J’en avais vu des transgressions du Code au cours de mon existence, mais celle-là dépassait tout ! Peut-être qu’une prostituée ou un tailleur étaient incapables de voir qu’ils avaient affaire à un extraterrestre, mais ici il était entouré d’étudiants et ces gens-là sont intelligents.
— C’est de la sténo, dit Heller. Les titres et les auteurs sont écrits en entier.
Effectivement. Il les avait notés très lisiblement en caractères d’imprimerie.
— C’est quoi ça, ici ? demanda la fille en remontant ses lunettes afin de mieux voir. (Elle désignait Les Fondements de la géométrie d’Euclide.) Nous n’avons pas de livres de cet auteur. C’est son premier roman ?
Heller lui dit qu’il n’en savait rien et lui demanda de l’aider à le trouver. Elle alla chercher ses catalogues et chercha dans la rubrique « Auteurs ». Pas d’Euclide. Puis elle consulta un énorme catalogue où les titres étaient classés par ordre alphabétique. Rien. Heller lui dit alors que l’auteur faisait peut-être partie du titre et elle parcourut à nouveau le catalogue.
— Le voilà ! s’écria-t-elle brusquement. La géométrie euclidienne interprétée et réécrite par le Pr Confusinsky, d’après une adaptation de I.M. Obscurus.
Elle alla en chercher un exemplaire sur un rayon.
— Vous avez écrit « Euclide » alors que c’était « euclidienne », dit-elle à Heller sur un ton de reproche. Vous devriez apprendre l’orthographe.
Ils ne trouvèrent aucun auteur du nom d’Isaac Newton et la fille conclut qu’il s’agissait sans doute d’un révolutionnaire dont les œuvres avaient été interdites par la Police Tactique de New York. Mais Heller insista et ils finirent par trouver un livre intitulé Les lois du mouvement, telles que je les ai réécrites et adaptées d’un texte du Dr Statik, traduit au préalable de l’anglais archaïque newtonien par Elbert Obsolete. L’auteur était un certain Pr M. S. Epell, agrégé de littérature.
— Vous auriez dû me dire que cet ouvrage se trouvait dans la section littérature, s’emporta la vendeuse. Vous ne savez même pas lire un catalogue.
— – Je vous promets que j’apprendrai, dit Heller.
— Bonté divine, on apprend à lire ce genre de catalogue en première année de fac. On dirait qu’on ne s’est pas très bien occupé de votre éducation. A la bibliothèque de l’université, il y a des gens qui sont là exprès pour montrer aux étudiants comment on fait. Allez les voir et dites-leur de vous apprendre. Je suis ici pour vendre des livres, pas pour donner des cours du niveau maternelle !… Bon, continuons… Dieu que cette liste est longue ! A cause de vous, les autres clients attendent !
Cependant, Heller et la fille avancèrent plutôt vite et les piles de livres grimpèrent rapidement. Lorsqu’ils eurent terminé, la jeune fille passa la tête entre deux colonnes de livres et regarda Heller en plissant les yeux. Puis elle remonta ses lunettes pour mieux le voir et dit :
— Vous ne pouvez pas porter tout ça dans vos bras. Et il est hors de question que je les emballe. Allez acheter cinq sacs à dos au grand magasin de la fac. Pendant ce temps, mon assistant vous préparera la facture.
Heller revint bientôt avec cinq sacs à dos, mit les livres dedans et paya. Ensuite il régla les sangles et réussit à attacher tous les sacs sur lui. Des étudiants qui attendaient s’écartèrent d’un air blasé pour lui faire de la place.
— Ça va aller ? demanda la fille. Ça doit peser au moins cent kilos. Les livres, c’est lourd.
— Ça ira à peu près, répondit Heller. Mais il manque quelques-uns des ouvrages qui figurent sur ma liste.
— Ah, ceux-là… Regardez. Prenez, disons, le trente et unième de votre liste, celui qui s’intitule L’histoire mondiale réécrite par des propagandistes compétents à l’usage des enfants et autorisée par l’Association Médicale Américaine. Eh bien, c’est un livre de cours moyen deuxième année. Nous ne vendons pas ce genre de truc. Va falloir que vous alliez chez Bobard et Glutz, la seule librairie scolaire autorisée de la ville. Elle se trouve dans Varick Street. (Et elle lui donna le numéro de la rue.) Bon sang ! Comment avez-vous fait pour entrer en fac sans aucune connaissance générale !
Heller se fraya un chemin à travers la file d’attente. Les étudiants s’écartèrent docilement. Le client suivant s’avança et la fille lui dit :
— Bon Dieu ! On reçoit que des étudiants de première année, ces jours-ci.
— Sur le double de ta facture, c’est écrit qu’il est en dernière année, rétorqua l’autre.
— Ça y est, j’ai compris ! s’exclama la fille (Plein d’espoir, je mpntai rapidement de son.) Il a eu une bourse sportive ! C’est un haltérophile ! Vite, dites-lui de revenir ! J’ai été terriblement impolie. J’ai besoin d’un cavalier pour aller en boîte ce soir. Bon sang ! Qu’est-ce que je peux être bête ! En plus, il était mignon.
Ça, pour être bête, elle était bête ! A cause d’elle, j’avais manqué je ne sais combien d’occasions d’épingler Heller pour violation du Code ! Pis encore : ils n’avaient pas bronché en voyant quelqu’un soulever cent kilos comme si c’était un sac de plumes. Et s’ils avaient regardé par la vitrine, ils auraient vu Heller courir sans effort, clic-clac, clic-clac, en direction du métro. Ma foi dans les facultés d’observation des étudiants venait d’être sérieusement ébranlée. Peut-être qu’ils se droguaient. C’était la seule explication possible. Ils avaient eu sous les yeux un extraterrestre qui n’arrêtait pas de se trahir et ils n’avaient même pas tiqué !
Le métro était direct. Heller descendit du train et émergea dans Varick Street. Quelques instants plus tard, il entrait dans la « seule librairie scolaire autorisée ». Durant le trajet, il avait coché en rouge les livres manquants. Il tendit sa liste annotée en sténo voltarienne à un vieil homme à moitié aveugle et lui dit qu’il voulait juste les livres précédés d’une marque rouge. Le vieillard se précipita vers les stocks.
— Vous en voulez combien ? cria-t-il. Trente de chaque ?
— Un de chaque suffira, dit Heller.
— Oh, vous êtes étudiant… Bon, très bien. Le vieux réapparut dix minutes plus tard avec une grosse pile de livres. Il chancelait sous leur poids. Il repartit et revint bientôt avec une deuxième pile. Heller pointa chaque livre sur sa liste et dit :
— Il en manque un : L’Arithmétique élémentaire.
— Ce n’est plus enseigné. Ç’a été remplacé par les « maths modernes », comme ils disent.
— C’est quoi, les « maths modernes » ?
— J’sais pas. Ça change chaque année. C’est une histoire de nombres positifs et de nombres négatifs, sauf que cette année on a supprimé les nombres. L’année dernière, c’était les intégrales et les sous-ensembles, mais comme ça permettait quand même aux écoliers d’apprendre à compter, ç’a été supprimé.
— Il me faut un livre qui traite des bases de l’arithmétique.
— Pourquoi ?
— Je n’ai aucun problème avec les logarithmes. Je les fais de tête. La seule forme d’arithmétique que j’aie vue jusqu’ici était utilisée par une tribu primitive de Flisten. Elle se servait de bâtonnets de graphite et de tablettes de chaux.
— Sans blague ?
— Oui. C’était au cours d’une expédition pacifique de la Flotte. Les autochtones ne voulaient pas croire que nous avions autant de vaisseaux et c’était très drôle de les regarder bondir dans tous les sens, en train de compter et de multiplier et de mettre leurs calculs par écrit. Mais j’ai vu des tribus encore plus retardées. Dans l’une d’elles, les hommes se servaient de leurs doigts et de leurs orteils pour compter leurs femmes. Ils n’avaient jamais plus de quinze femmes, vu que c’était le nombre de doigts et d’orteils dont ils étaient dotés.
— Ah, vous appartenez à la Flotte ? Moi aussi, j’ai fait partie de la Marine, durant l’avant-dernière guerre. Attendez ici. Je reviens.
Il retourna dans la salle des stocks, farfouilla interminablement dans les rayons et finit pas revenir avec un livre poussiéreux et esquinté. A en juger par son état, il devait se trouver là depuis des éternités. Il était intitulé : Les Fondements de l’arithmétique – addition, multiplication et division – avec un chapitre spécial consacré à l’arithmétique commerciale et aux numéros de music-hall.
Le vieux ouvrit le livre, révélant les pages jaunies.
; – Il a été publié à Philadelphie en 1879, dit-il. Il contient toutes sortes de trucs, comme additionner trente nombres à dix chiffres d’un simple coup d’œil. Les comptables ne se servaient que de ça autrefois. Il y a aussi des tas de numéros de music-hall. Par exemple, un type arrivait sur scène. On écrivait une série de nombres et on mettait le tableau noir à l’envers, et le type trouvait la réponse en trois secondes. Le public était épaté. Le patron m’a dit de jeter ce bouquin, mais j’avais plutôt envie de le donner à un musée. Depuis qu’ils ont voté cette loi qui autorise les écoliers à se servir de calculatrices, plus personne ne s’intéresse au sujet. Mais puisque vous êtes de la marine comme moi, vous pouvez le prendre.
Heller paya et le vieil homme confectionna deux énormes paquets avec les livres. Il y en avait à nouveau pour cent kilos. Je crus qu’Heller allait les soulever et partir avec. Aussi je fus déçu lorsqu’il estima que deux cents kilos, ça faisait un peu trop. J’étais persuadé qu’il aurait pu tout porter avec un peu d’efforts. Il demanda à un employé de lui appeler un taxi. Le vieux alla même chercher un diable et l’aida à charger le véhicule. Heller le remercia.
— Ne jetez pas ce livre, dit le vieil homme tandis qu’Heller montait dans la voiture. Je ne crois pas qu’il y ait encore une seule personne dans ce pays qui connaisse la vraie arithmétique. Je parie même que personne ne se souvient de son existence. Lorsque vous n’en aurez plus besoin, faites-en cadeau à un musée.
— Merci d’avoir remis la pipe du bon côté ! lança Heller.
Et le taxi s’élança. Le vieux agita la main en suivant le véhicule du regard.
Transgression du Code ! « Remettre la pipe du bon côté. » Il s’agissait sans doute de quelque expression employée dans la Flotte voltarienne. Mais non… Attendez… Je n’avais jamais entendu prononcer cette phrase sur Voltar. Était-ce une expression terrienne ?… Mais Heller ne connaissait pas ce genre de locution américaine. A moins que… Et puis, dans la Flotte voltarienne, on ne fume pas la pipe. On fume ces petites tiges appelées « fumettes ». Il n’y a que les Terriens qui fument la pipe.
On était à l’heure de pointe et le taxi était coincé dans les embouteillages new-yorkais, ce qui me laissait pas mal de temps pour essayer de trouver la signification de cette expression. Mais j’eus beau chercher, la solution ne vint pas. Je venais d’écrire : « Les marins terriens et les spatiaux sont souvent en contact avec des prostituées », lorsque ma concentration fut interrompue.
Un domestique avait chargé les livres d’Heller sur un chariot. Il le poussait à travers le hall du Gracions Palms lorsque Vantagio surgit de son bureau tel un diable à ressort.
Il regarda fixement le chargement, puis il déchira l’un des paquets et ouvrit un sac à dos pour vérifier qu’il s’agissait bien de livres.
— Ils t’ont admis ! s’écria-t-il.
Il laissa échapper un long soupir de soulagement et s’essuya le visage avec un mouchoir de soie. Ensuite il fit signe au domestique de repartir avec son chargement et poussa Heller dans son bureau.
— Tu as réussi ! lâcha-t-il.
— Je pense que c’est vous qui avez réussi, rétorqua Heller.
Vantagio fit celui qui ne comprenait pas.
— Ne jouez pas les innocents, dit Heller. J’ai été admis d’office. On m’a dispensé de tout, on n’a même pas vérifié si j’étais capable de penser ! Comment avez-vous fait ?
Vantagio éclata de rire et s’assit à son bureau.
— Bon, d’accord, môme, tu m’as percé à jour. Il était déjà très, très tard hier soir et j’ai eu beaucoup de mal à joindre le directeur de l’université, mais j’y suis finalement arrivé. Vois-tu, durant la pleine saison, nous embauchons quelques-unes des étudiantes du Barnyard College. Alors je lui ai dit que si ce matin à neuf heures trente précises tu n’étais pas inscrit, je supprimais notre programme d’aide aux étudiantes.
— J’ai une dette envers vous.
— Oh non ! Non, non, non. Tu ne t’en tireras pas comme ça. Tu dois toujours faire ce que je te dis. Vrai ou faux ?
— Vrai.
— Alors décroche ce téléphone et appelle Babe pour lui dire que tu es inscrit !
Heller tourna le téléphone à haut-parleur vers lui et pressa le bouton qui composait automatiquement le numéro. Il tomba sur Geovani qui lui passa aussitôt Babe dans la salle à manger.
— C’est Jerome, madame Corleone. Je voulais juste vous dire que Vantagio a fait de l’excellent travail et qu’il a réussi à me faire inscrire.
— Tout est totalement réglé ? demanda Babe.
— Totalement, confirma Heller.
Mais je constatai qu’il ne lui avait pas dit – pas plus qu’il ne l’avait dit à Vantagio – que Miss Simmons s’était arrangée pour qu’il se casse la figure en beauté. Heller n’était qu’un sale hypocrite.
— Ah, si vous saviez comme je suis heureuse ! Mon cher garçon, il ne faut surtout pas que vous finissiez comme tous ces voyous. Maman veut que vous ayez de la classe. De la classe à l’état pur. Que vous deveniez président, ou quelque chose comme ça.
— Je vous en suis infiniment reconnaissant.
— Maintenant, il va falloir me faire une promesse, Jerome. (La voix de Babe était devenue sévère.) Jurez-moi que vous ne sécherez aucun cours.
Heller demeura silencieux. Il savait très bien qu’il allait manquer deux à trois classes par jour ! Bénie soit Miss Simmons !
Lorsqu’il eut retrouvé sa voix, il dit :
— Pas même un petit cours de rien du tout, madame Corleone ?
— Jerome, écoutez-moi bien. (La voix de Babe s’était durcie.) Je sais que ce n’est pas une sinécure d’élever des garçons. Je n’ai jamais eu de fils, mais j’ai eu des frères, aussi je parle en connaissance de cause ! Il suffit d’abaisser sa garde une seconde, et les voilà qui s’éclipsent, libres comme l’air, pour aller faire les fous et casser les carreaux des voisins.
Aussi ma réponse sera claire et nette : pas d’école buissonnière. Vous ne sécherez aucun cours ! Maman vous surveillera et maman vous donnera la fessée !… Maintenant, faites-moi cette promesse, Jerome. Et Vantagio, si tu écoutes cette conversation – je suis sûre que tu écoutes parce que j’entends ma voix sortir du haut-parleur de ton téléphone – tu vas regarder ses mains et t’assurer qu’il ne croise pas les doigts. Vérifie aussi s’il ne croise pas les pieds. Vas-y !
Vantagio examina Heller de la tête aux pieds et annonça :
— Ni ses pieds ni ses doigts ne sont croisés, mia capa.
Ouah !… Heller était dans un drôle de pétrin ! A cause de ses principes absurdes d’Officier Royal, comme quoi une promesse est une promesse, il devait être en train de souffrir mille morts. Étant donné qu’il ne pourrait pas respecter sa parole, il ne la donnerait pas. Et j’étais sûr que par « fessée », Babe entendait sans doute « les pieds scellés dans le ciment au fond de l’Hudson ».
— Madame Corleone, je vais vous parler à cœur ouvert, dit enfin Heller. (Ah, on y était !) Je vous promets solennellement que, à moins que je ne me fasse descendre ou à moins que l’université ne ferme pour quelque raison, je terminerai mes études dans les délais et je décrocherai mon diplôme.
— Oh, mon cher garçon !… C’est encore mieux que ce que je vous ai demandé ! Mais attention, Jerome, n’oubliez pas : maman vous a à l’œil. Au revoir !
Vantagio appuya sur une touche pour déconnecter la ligne. Il était rayonnant.
— Vantagio, j’ai encore un petit service à vous demander, dit Heller. Pourriez-vous me donner le numéro de téléphone de Bang-Bang Rimbombo ? Je voudrais l’appeler de ma suite.
— Pour faire la fête, hein ?… Je te comprends tout à fait. En fait, il est ici à Manhattan. L’officier chargé des prisonniers sur parole est en train de lui en faire voire de toutes les couleurs.
Il griffonna le numéro sur un bout de papier et le tendit à Heller.
— Amuse-toi bien, môme.
Je n’en revenais pas. Vantagio était peut-être malin, mais là il s’était laissé avoir. J’allais de surprise en surprise avec ce (bip) d’Heller. Que préparait-il encore ? Est-ce qu’il allait faire sauter l’université ? Personnellement je ne voyais pas ce qu’il pouvait entreprendre d’autre pour tenir la promesse qu’il venait de faire à Babe Corleone.
Heller sortit de sa chambre une heure plus tard. Les tailleurs avaient dû livrer sa garde-robe car, dans les glaces de l’ascenseur, je vis qu’il avait mis un costume d’été anthracite fait d’une étoffe qui, bien que fine et légère, paraissait épaisse et robuste. Il portait une chemise de soie blanche, une cravate bleu foncé et des boutons de manchettes en diamant. Fait exceptionnel, il n’avait pas coiffé sa casquette de base-ball et il était tête nue. Par contre, lorsqu’il traversa le vestibule, je sus immédiatement qu’il avait aux pieds ses souliers à pointes !
Il dévala les marches d’une station de métro – clic-clac, clic-clac – et monta dans une rame. Il descendit à Times Square et, quelques instants plus tard, il remontait Broadway. Il passa devant les sex-shops et, à une intersection, s’engagea dans une rue latérale. Au début, je crus qu’il avait décidé d’aller voir une pièce car il regardait attentivement les panneaux et les affiches de chaque théâtre devant lequel il passait.
Et puis, brusquement, il s’arrêta devant une entrée qui donnait directement sur un escalier. L’enseigne disait : KO Athletic Club. Il monta et entra dans une salle pleine de boxeurs casqués qui s’acharnaient sur les sacs de sable.
De toute évidence, il était attendu. Un employé vint à sa rencontre et dit : « C’est vous, Floyd ? », avant de lui faire signe de le suivre. Il conduisit Heller dans un vestiaire et désigna un placard qui fermait à clé. Heller se déshabilla et mit ses vêtements sur des cintres. Puis l’employé lui donna une serviette, ouvrit une porte et, d’une petite poussée du pied, expédia Heller dans un épais nuage de vapeur blanche.
Heller avança à tâtons, agita le bras pour chasser un peu de vapeur et aperçut Bang-Bang Rimbombo. Le petit Sicilien était assis sur un banc, une serviette enroulée autour de lui, le corps inondé de sueur. Son visage étroit n’était qu’une tache floue dans l’épais brouillard.
— Comment ça va ? demanda Heller.
— Mal, très mal, môme. Ça ne peut pas être pire. Assieds-toi.
Heller obéit et se tapota le visage avec la serviette. Il suait déjà à grosses gouttes. Il devait faire horriblement chaud là-dedans.
Et ils demeurèrent assis là, sans dire un mot. De temps à autre, Bang-Bang s’emparait d’un pichet d’eau et buvait quelques gorgées. Puis il le passait à Heller.
Une heure s’écoula. Ce fut Bang-Bang qui le premier brisa le silence.
— Je crois que je commence à faire de nouveau partie de la race humaine. Mon mal de tête est parti.
— Tu as fait ce que je t’ai demandé ? dit Heller. J’espère que ça ne t’a pas causé trop de dérangements.
— Ç’a été simple comme bonjour… T’as vu, je peux bouger le cou. J’ai pas dessoûlé depuis la dernière fois qu’on s’est vus. (Il demeura silencieux quelques instants, se souvint de la question d’Heller et reprit :) Chaque semaine, le même jour et à la même heure, le Père Xavier se rend à Bayonne. C’est le confesseur de Babe. Il l’a connue toute petite, à l’époque où elle créchait dans l’East End. Donc, chaque semaine, il vient à Bayonne, il dîne avec elle, il écoute sa confession et puis, juste avant de partir, il embarque toute une cargaison de pilules contraceptives volées qu’il ramène à New York. Et comme l’un des endroits où il doit les livrer n’est autre que le Gracious Palms, il en a profité pour déposer le matériel que tu m’avais demandé. Bref, ça ne m’a causé aucun dérangement. Tu ne me dois rien. Ce matos ne vaut pas grand-chose.
— Merci beaucoup.
— Si tout était aussi facile, la vie vaudrait le coup d’être vécue. Mais en ce moment, c’est pas le cas. Tu sais, des fois la vie peut être une méchante galère, môme.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Peut-être que je peux t’aider.
— J’ai bien peur que ni Dieu ni personne ne puisse m’aider, soupira Bang-Bang. Mercredi prochain, je retourne en cabane.
— Mais pourquoi ? Je croyais que tu étais libéré sur parole.
— C’est vrai, môme. Mais mon arrestation avait été un coup monté. La détention d’une mitrailleuse est un délit fédéral, mais feu Oozopopolis s’était arrangé pour que ce soit la police de New York qui trouve l’arme et elle m’a alors arrêté en invoquant la Loi Sullivan – détention illégale d’arme ou quelque chose comme ça. Ce qui fait qu’on ne m’a pas envoyé dans une prison fédérale, mais à Sing Sing, juste au nord de la ville.
— Dur, dur, fit Heller.
— Ouais. Ils sont tellement malhonnêtes qu’ils t’envoient même pas dans la bonne prison ! Donc, quand j’ai été libéré sur parole, je suis bien entendu rentré chez moi, dans le New Jersey. Le type qui s’occupe des prisonniers sur parole est immédiatement venu me trouver et il m’a dit que je n’avais pas le droit de quitter New York car c’est là que j’avais été jugé. Alors je suis allé à New York. Mais nous ne contrôlons plus New York comme avant depuis que « Saint Joe » s’est fait buter, ce qui fait que l’inspecteur de police Bulldog Grafferty n’arrête pas de faire pression sur l’officier des prisonniers sur parole pour que je retourne en prison et que je finisse de purger ma peine – on me dit maintenant qu’il me reste huit mois à tirer, môme. Huit mois sans rien boire !
— Est-ce que c’est parce que tu n’as pas d’endroit où habiter ? Je pourrais…
— Non, non. Je connaissais une nana à Central Park West et j’ai emménagé chez elle et ses cinq sœurs.
— Si c’est pour des histoires d’argent, je pourrais…
— Non, non. Je te remercie, môme. De l’argent, j’en ai à la pelle. Je suis payé au coup par coup – sous le comptoir. Mais c’est justement ça le problème. La condition que l’officier des prisonniers sur parole m’a posée pour que je ne retourne pas en tôle, c’est de trouver un travail stable. Tu te rends compte, môme ? Un travail stable ! Un artiste comme moi ! Et comme les jobs que j’exécute à droite et à gauche peuvent difficilement être déclarés, je n’ai aucun statut social et je suis officiellement considéré comme un vagabond. En plus, personne ne veut embaucher un ex-tôlard. Babe a dit qu’elle allait s’arranger pour que j’aie un travail régulier – avec la sécu et une paye fixe et tout ça – dans l’une des entreprises Corleone, mais ça équivaudrait à révéler que la « famille » contrôle des affaires légales – je suis trop célèbre. Je ne ferai jamais quelque chose qui pourrait créer des ennuis à Babe, jamais. C’est une capa merveilleuse. Bref, tu vois le problème auquel je suis confronté. On m’a dit : « Soit tu trouves un job régulier et tu t’inscris à la sécurité sociale, soit on t’arrête pour vagabondage et tu retournes au placard mercredi prochain. » Dixit l’officier des prisonniers sur parole.
— Bon sang, je suis vraiment navré.
— Ça m’a fait du bien de me confier à quelqu’un. Je me sens vachement mieux. Est-ce que mon mal de tête serait parti pour de bon ?… (Il secoua la tête pour vérifier.) Ouaipe. Viens, on va prendre une douche et aller dîner.
Ils se séchèrent, s’habillèrent et sortirent. Lorsqu’ils traversèrent la salle d’entraînement, Heller ne put s’empêcher de taper sur quelque chose – sa méchanceté naturelle. Alors qu’ils passaient devant un sac de sable, il donna un coup de poing dedans. Le sac se détacha de ses ressorts et s’envola.
— Je suis désolé, dit Heller au surveillant de la salle.
— Hé, patron ! cria celui-ci. Venez voir !
Un homme très corpulent qui mâchonnait un énorme cigare arriva.
— Regarde ce que vient de faire ce gamin ! dit le surveillant.
— Je vous rembourserai le sac, s’excusa Heller.
— Hum, fit le gros homme. Tape dans celui-là, pour voir.
Heller se planta devant le sac que l’autre lui avait désigné et donna un coup de poing dedans. Le sac oscilla lourdement, sans plus.
— Les ressorts de l’autre étaient morts, lâcha le gros homme. Tu devrais vérifier le matériel, Joe.
Je ris. Heller ne cognait pas si fort que ça, tout compte fait. Il est tout le temps en train de frimer. C’était réjouissant de le voir ramasser une gamelle de temps à autre.
Les représentations avaient probablement commencé car il n’y avait plus de files d’attente devant les théâtres.
— Si tu veux voir la fin d’une pièce, dit Bang-Bang, attends l’entracte. Les gens sortent dans le hall pour fumer une cigarette. Tout ce que tu as à faire, c’est de te mêler à eux au moment où ils regagnent la salle. Le problême, c’est que tu te demandes toujours ce qui s’est passé au début de la pièce, alors j’ai arrêté de faire ça.
Ils s’arrêtèrent devant un gigantesque restaurant illuminé de partout et surmonté d’une énorme enseigne lumineuse :
Sardine’s
Le maître d’hôtel aperçut Bang-Bang dans la file d’attente, les entraîna à l’intérieur et les mena à une petite table dans le fond.
— Il y a pas mal de célébrités qui viennent dîner ici, dit Bang-Bang. Regarde ce type là-bas. C’est Johnny Matinee. Et cette femme, dans ce box, c’est Jane Lologiggida. Toutes les stars du théâtre viennent manger ici. Lorsqu’il y a une première, les comédiens rappliquent ici après la représentation. Si la pièce est un succès, tout le monde applaudit. Si c’est un bide, personne ne leur adresse la parole.
La table d’Heller et de Bang-Bang se trouvait dans un petit coin discret. Le maître d’hôtel revint bientôt et leur tendit à chacun un menu. Heller regarda les prix.
— Hé, c’est pas donné ici. J’avais pas l’intention de me faire inviter. C’est moi qui régale.
— Malgré son côté tape-à-l’œil, c’est un restaurant italien ici. Il appartient à la famille Corleone. Donc, c’est la maison qui offre. De toute façon, on va juste nous servir une salade, des boulettes de viande et des spaghetti. Ce qui n’empêche que ce sera de la bouffe de tout premier choix.
Bang-Bang essayait d’extraire quelque chose de la poche intérieure de son veston. Une bouteille de Johnnie Walker golden label ! Il la posa sur la table.
— Ne fais pas cette tête-là, môme. Je ne l’ouvrirai pas. Je l’ai juste amenée pour la contempler. Il m’en reste des cartons entiers, mais comme je vais partir huit mois à Sing Sing, je vais me retrouver au régime sec. Alors j’ai pris cette bouteille avec moi, histoire de me dire que je ne suis pas encore en prison.
La salade arriva et ils l’attaquèrent de bon appétit. Un serveur passa devant eux. Il arborait une moustache luxuriante.
— Che c’è di nuovo ? demanda-t-il à Bang-Bang.
— Tout va mal, répondit le petit Sicilien. Je te présente le môme, Pretty Boy Floyd. Il est de la famille. Floyd, voici Cherubino Gatano.
— Enchanté, fit le serveur. Tu veux quelque chose à boire, Floyd ?
— De la bière.
— Attends ! Stop ! cria Bang-Bang. Te laisse pas avoir par ce bambino, Cherubino. Il est mineur. Ça risque de (biper) pour toi si tu lui sers de l’alcool. Il ne faut jamais enfreindre la loi.
— Tais-toi, répliqua le serveur. Il peut boire de la bière même s’il est mineur.
— Depuis quand ?
— Depuis tout de suite, fit Cherubino avant de s’éloigner.
Il revint bientôt avec un plateau sur lequel étaient posées une bouteille trapue et une flûte de pilsener.
— Tu enfreins la loi ! protesta Bang-Bang. Et moi qui vais bientôt retourner en tôle ! Ils vont ajouter : « A incité un mineur à bafouer la loi » et me coller perpète !
— Bang-Bang, dit Cherubino, je t’aime. Je t’aime depuis l’époque où je t’ai connu en culottes courtes. Mais tu es bête. Tu ne sais pas lire. C’est de la bière suisse, une bière excellente. Sauf qu’elle ne contient pas la moindre goutte d’alcool ! (Il mit la bouteille sous le nez de Bang-Bang pour lui montrer l’étiquette et ajouta :) Elle est importée et elle est légale !
Puis il remplit la flûte et la tendit, à Heller, qui goûta.
— Ouaaaah, délicieux !
— Tu vois ? dit Cherubino en posant la bouteille vide sur le plateau. Tu as toujours été bête, Bang-Bang.
— Laissez la bouteille, dit Heller. Je vais recopier l’étiquette. J’en ai ma claque de toutes ces boissons à base de cola !
— Bang-Bang et moi, on virait les Grecs qui venaient empiéter chez nous, à l’époque où on vivait à Hell’s Kitchen. Alors ne va pas croire qu’on n’est pas amis, lui et moi. Mais il a toujours été bête et quand il est revenu de la guerre, l’armée l’avait rendu encore plus bête, ce qui n’est pas rien. A bientôt, môme.
Et il s’éloigna. Bang-Bang riait aux éclats.
— Cherubino était mon capitaine pendant la guerre. Il est bien placé pour le savoir.
— Tu as fait quoi dans cette guerre ?
— Moi ? J’ai été marine.
— Oui, mais tu as fait quoi ?
— Eh bien, il paraît qu’un marine est censé savoir tout faire. Il doit savoir manier toutes sortes d’armes, ce qui fait qu’il n’a pas vraiment de spécialité, comme les gars de l’armée de terre, et qu’il se fait tirer dessus avec plus de diversité.
— Qu’est-ce que tu as reçu comme entraînement ?
— Oh, j’ai été bien entraîné. Et j’ai eu un démarrage en flèche. Quand je suis sorti du camp d’entraînement, je me suis retrouvé tout en haut – c’est le cas de le dire. Qn m’a mis pilote d’hélico.
— D’hélico ?
— Hélicoptère, môme. Un engin avec une grande hélice sur le dos. D’où tu sors, bon sang ? Ça t’arrive de regarder les vieux films ?… Enfin bon, pour en revenir à mon histoire, je passais la journée à sillonner le ciel et à tirer sur tout ce qui bougeait en bas, quand, brusquement, ils m’ont envoyé dans une école de spécialistes.
— Quelle branche ?
— Sabotage. (Les boulettes de viande et les spaghetti arrivèrent.) Oh, et puis zut, môme ! Puisqu’on est potes, autant que je te dise la vérité. Je m’étais écrasé tant de fois et j’avais bousillé tant d’hélicos qu’un colonel a dit : « Ce (bip) de Rimbombo est un élément doué ; mais il n’est pas dans la bonne branche. Envoyez-le à l’école de sabotage. » J’ai essayé de lui expliquer que c’était difficile de ne pas se crasher dans un hélico criblé de balles, mais il n’a pas voulu m’écouter et je me suis retrouvé saboteur. Et je n’ai pas eu besoin de me reconvertir après la guerre. Personne n’est au courant de cette histoire, alors ne l’ébruite pas, môme.
— Oh, je ne dirai rien, le rassura Heller. (Après un temps, il dit :) Bang-Bang, j’aimerais que tu me donnes ton avis à propos de quelque chose.
Ah, on entrait dans le vif du sujet. Quel hypocrite, ce Heller. Je savais très bien qu’il n’était pas venu ici pour s’amuser. Je dressai l’oreille. Peut-être qu’il allait réussir à se mettre Bang-Bang à dos. Il a le don d’irriter tout le monde. Moi, surtout… Une habitude dangereuse !
Il sortit un formulaire de sa poche. L’en-tête disait :
ÉCOLE D’ENTRAÎNEMENT DES OFFICIERS DE RÉSERVE
Il s’agissait d’un formulaire d’engagement.
— Bang-Bang, reprit Heller, regarde cette ligne, ici. Elle dit que je promets d’être fidèle aux États-Unis d’Amérique et de soutenir la Constitution. Et je suis censé signer. Ça me paraît plutôt irrévocable comme serment.
Bang-Bang lut le document et dit :
— Ce n’est pas le vrai serment. La ligne suivante dit que tu promets, dès l’obtention de ton diplôme d’officier, de servir deux ans dans l’armée américaine en tant que sous-lieutenant. Hum… Oui… C’est juste le formulaire d’engagement qu’on donne aux étudiants qui entrent à l’École d’Entraînement des Officiers de Réserve. Ce n’est que lorsque tu en sortiras que tu devras vraiment prêter serment. On te dira de te mettre debout, de lever la main droite et de répéter à voix haute je ne sais plus quel texte. C’est ça, le vrai serment.
— Je ne peux pas signer cet engagement. Et lorsque j’aurai décroché mon diplôme, je ne pourrai pas non plus prêter serment.
— Je te comprends tout à fait. C’est rien qu’une bande de fripouilles.
Heller posa la feuille sur le côté et poursuivit son repas. Au bout de quelques instants, il dit :
— Bang-Bang je peux te trouver une place de chauffeur.
Le petit Sicilien était tout ouïe.
— Avec la sécu, retenues à la base et un fixe ?… Un job qui conviendra à l’officier des prisonniers sur parole ?…
— Absolument, répondit Heller. Mardi, j’aurai une entreprise tout ce qu’il y a de légal et elle peut t’engager comme chauffeur. Vingt-quatre heures avant ta date limite.
— Hé ! Ça veut dire que je ne retournerai pas en tôle !
— Il y a deux petites conditions.
Bang-Bang dressa à nouveau l’oreille. Il était sur ses gardes.
— En fait, tu ne conduiras pas beaucoup. Mais pendant la journée, tu auras un certain nombre de choses à faire. Elles n’ont rien de pénible et elles entrent dans tes attributions.
— Je flaire un piège, fit Bang-Bang d’un air méfiant.
— Non, non. Jamais je ne te demanderai de faire quelque chose d’illégal. En plus, ton lieu de travail est bourré de filles.
— Ça paraît intéressant… Mais je sais qu’il y a quand même un piège.
— Eh bien, euh, c’est trois fois rien. Tu as été marine et tout ça, et tu connais bien ce genre de choses, donc ça ne te demandera aucun effort. Ce que j’aimerais que tu fasses, en plus de tes autres fonctions, c’est que tu signes ce formulaire de mon nom – J. Terrance Wister – et que, trois fois par semaine, tu suives les classes d’entraînement et de manœuvres à ma place.
— NON ! lança Bang-Bang sur un ton catégorique.
— Ils ne m’ont jamais vu. Je sais parfaitement que nous ne nous ressemblons pas du tout, toi et moi, mais je connais bien ces gens : tout ce qu’ils veulent, c’est quelqu’un qui réponde « Présent ! » quand ils font l’appel et à qui ils peuvent donner des ordres.
— NON ! répéta Bang-Bang.
Et, bien entendu, il avait raison : c’était un Sicilien de petite taille qui mesurait trente centimètres de moins qu’Heller et qui était brun, et non pas blond.
— Si tu dis à tout le monde que tu te prénommes Terrance et si, de mon côté, je me fais appeler Jet ou Jerome, les étudiants penseront que nous sommes deux personnes différentes, mais les ordinateurs réagiront comme si nous étions une seule et même personne.
— NON !
— Tu m’amèneras les textes qu’ils te donneront à étudier et tu m’enseigneras les manœuvres. Comme ça, cette petite combine restera honnête et c’est moi qui réussirai l’examen.
— NON !
— Je te donnerai le salaire que tu voudras pour faire tout ça… et on ne te renverra pas en prison.
— C’est pas une histoire d’argent, môme. Deux cents dollars par semaine, ce serait formidable. Mais c’est pas une question de pognon. C’est tout simplement qu’il y a certaines choses qu’un homme ne peut pas faire, un point c’est tout !
— Lesquelles, par exemple ?
— Écoute, môme. J’ai fait partie des marines. Il y a un dicton : Si tu as été marine, tu le restes pour toujours. Les marines, môme, c’est les MARINES ! L’armée de terre, c’est ce qu’il peut y avoir de pire. C’est l’infanterie, môme. Les biffins ! Je ne sais pas si tu réalises, mais tu me demandes de balancer tous mes principes. Même faire semblant de m’engager dans l’armée de terre, c’est impossible. Je me sentirais tellement dégradé que je ne pourrais plus me regarder dans la glace ! J’ai ma fierté, môme. Et la fierté, c’est tout !
Ils mangeaient en silence.
Des bruits de voix confus retentirent au-dehors et Bang-Bang regarda en direction de l’entrée.
— Il a dû y avoir une générale, dit-il. C’est probablement les stars qui font tout ce boucan devant le restaurant. Regarde bien, môme. Si la pièce est bonne, les gens vont applaudir. Si elle ne vaut rien, ils tourneront le dos aux comédiens.
Johnny Matinee avait à moitié quitté son siège et scrutait l’entrée. Jane Lologiggida tendait son joli cou. Les trois photographes de Sardine’s, qui n’avaient cessé de mitrailler les clients pour étoffer leurs press-books, se tinrent prêts à immortaliser la grande scène qui allait suivre.
Le bruit augmenta. La porte s’ouvrit et la foule qui attendait devant le restaurant s’écarta.
Et qui croyez-vous qui entra ? L’inspecteur de police Bulldog Grafferty, vêtu d’un uniforme resplendissant !
Les clients se détournèrent en poussant un gémissement de déception.
— C’est Grafferty, susurra Bang-Bang. Quel toupet ! Venir dans un endroit qui appartient aux Corleone !… Il travaille pour Faustino !
Grafferty savait très bien où il allait : il se dirigeait directement vers la table de Bang-Bang !
Il s’arrêta à gauche d’Heller et dévisagea le petit Sicilien. De toute évidence, c’était lui qu’il était venu voir.
— Les flics en civil postés dans la rue t’ont vu entrer ici, Rimbombo. Je voulais juste jeter un dernier coup d’œil à ta face de rat avant que tu retournes en prison.
Heller ne regardait pas l’inspecteur. Il avait soulevé un coin de nappe et, à l’aide d’une fourchette, l’enfonçait dans la poche de la tunique de Grafferty ! Complètement débile !… Ça prouvait bien à quel point– il était futile.
— Tiens, c’est quoi ça ? rugit Grafferty en saisissant la bouteille de Johnnie Walker golden label. De l’alcool sans étiquette fiscale ! Je savais bien que je trouverais quelque chose en venant dans ce…
La voix d’Heller retentit soudain dans tout le restaurant, interrompant à la fois le speech de Grafferty et les conversations feutrées aux différentes tables.
— N’essayez pas d’arrêter mon ami pour avoir soi-disant incité un mineur à enfreindre la loi !
Grafferty reposa la bouteille et se tourna vers Heller.
— Qui es-tu, toi ?… J’ai l’impression de t’avoir vu quelque part.
De sa voix perçante d’officier de la Flotte, Heller contre-attaqua :
— Cette bière est légale !
— De la bière ? fit Grafferty. Un mineur qui boit de la bière ? Ho, ho, ho, Rimbombo ! Tu vas pas y couper, cette fois ! Et je vais m’arranger pour que les Corleone se voient retirer la licence de ce resto !
— Regardez ! ordonna Heller. C’est de la bière sans alcool ! Lisez l’étiquette !
Avec des gestes maladroits, précipités, il poussait la bouteille en direction de Grafferty. Elle bascula. Grafferty tendit la main pour la rattraper.
Elle heurta la bouteille de scotch !
Qui bascula à son tour !
Grafferty se jeta en avant pour l’empêcher de tomber par terre.
Elle éclata en mille morceaux sur le sol !
Grafferty se pencha un peu plus. Il parut trébucher sur quelque chose et tomba en avant.
La nappe fut arrachée de la table !
Une avalanche de spaghetti, de couverts,’ d’assiettes sales et de sauce tomate s’abattit sur l’inspecteur de police Bulldog Grafferty.
Jane Lologiggida se leva à moitié, une main appuyée contre sa poitrine. Elle était très pâle.
Heller se leva et s’exclama :
— Oh, mon Dieu !
Il se précipita pour aider Grafferty, écrasant les débris de verre avec ses pointes. Il regarda par terre et, d’un petit coup de pied, envoya la capsule et l’étiquette au loin.
Il aida l’inspecteur à se lever. Puis il saisit une serviette à carreaux sur une table voisine et entreprit de nettoyer le visage de Grafferty.
Il s’y prenait comme un sagouin ! Il étalait des spaghetti sur tout le faciès de l’inspecteur, dans ses cheveux, sur la tunique de son uniforme.
Jane Lologiggida était debout à présent, appuyée contre la paroi de son box.
Heller attrapa Grafferty par le coude et l’entraîna vers la table de la star.
Les photographes n’en perdaient pas une miette !
Euh, Miss Lologiggida, dit Heller, l’inspecteur Grafferty tenait absolument à vous faire savoir combien il était navré d’avoir perturbé votre repas. La nappe s’est prise dans sa ceinture. N’est-ce pas que vous êtes désolé, inspecteur ?
Grafferty commençait tout juste à reprendre ses esprits. Il regarda fixement la star, avant de crier brusquement :
— Oh, mon Dieu ! C’est Jane Lologiggida !
Il vit qu’il traînait toujours derrière lui la nappe et les assiettes sales, arracha le coin de nappe de sa ceinture et, sous les flashes des photographes, sortit du restaurant en courant.
Jane Lologiggida partit dans une crise de fou rire. Elle était pliée en deux.
Johnny Matinee arriva telle une fusée.
— Bon sang ! Dommage que je n’aie pas été mêlé à ce gag. Ça va faire la une des journaux !
L’attaché de presse de Johnny Matinee était en grande conversation avec les trois photographes et le gérant du restaurant.
Il s’approcha d’Heller et lui dit :
— Écoute, môme, cette histoire ne t’apportera rien. Ça t’embête si Johnny fait la une à ta place ? Nous ferons un collage sur les clichés qu’ils viennent de prendre.
— A votre aise.
Ils placèrent Johnny Matinee devant Jane Lologiggida, à l’endroit où Heller s’était tenu, et lui firent prendre la même pose. Les appareils photo et les flashes crépitèrent.
Heller regagna sa table. Les gens continuaient à hurler de rire dans le restaurant. Quelqu’un se mit à applaudir tardivement. Heller se tourna et salua profondément tout en désignant Johnny Matinee, Les gens parurent trouver cela encore plus drôle car les rires redoublèrent.
Bang-Bang se tenait les côtes.
— Oh, sangue di Cristo ! Ce (bip) de Grafferty ne remettra pas de sitôt les pieds dans un endroit appartenant aux Corleone. Et grâce à toi, le restaurant va avoir pour un million de dollars de publicité gratuite.
— Et Grafferty ne fera pas le rapprochement entre la bouteille de scotch et l’explosion de l’entrepôt, ajouta tranquillement Heller en s’asseyant.
Bang-Bang le dévisagea.
— Hé, je n’avais pas pensé à ça !
Cherubino arriva avec une nouvelle bouteille de bière sans alcool, le visage fendu d’un large sourire.
— Il est bien ce môme que tu nous as amené, Bang-Bang. Je suis content qu’il fasse partie de la famille et pas d’un autre gang. Peut-être que tu n’es pas aussi bête que je croyais ! ajouta-t-il en s’éloignant.
Bang-Bang regardait pensivement Heller.
— Tu sais quoi, môme ? dit-il enfin. Je vais accepter ta proposition. Je vais ravaler mes scrupules et m’engager dans l’armée pour toi. (Il réfléchit un peu avant de reprendre :) Je ne fais pas ça pour échapper à la prison, mais parce qu’on ne s’ennuie pas quand on est avec toi !
Mais j’étais loin d’être aussi impressionné qu’eux. Le coup de la nappe était une vieille blague que nous avions l’habitude de faire aux nouvelles recrues particulièrement stupides de l’Académie. Et n’importe quel spatial sait mettre fin à une situation explosive dans un bar. Non, tout ce qu’il faisait, c’était utiliser à son avantage la technologie voltarienne – laquelle est cent fois plus évoluée que la terrienne. Néanmoins, il était beaucoup trop sournois, beaucoup trop malin. Et il faisait beaucoup trop de progrès !
Où Diable était le rapport journalier de Raht et Terb ? Ah, on pouvait dire qu’Heller roulait son monde : il avait réussi à faire croire à tous ces (bips) qu’il était quelqu’un. C’était insupportable. Tous ces (bips) d’applaudissements !