Treizième partie

1

Le lendemain matin, je peux vous le dire, je me sentais plutôt guilleret. Je me levai très tôt et passai une chemise de soie orange, un pantalon noir avec une ceinture en cobra et des chaussures assorties.

Pour mon breakfast, je dégustai du melon et du cacik –une salade de concombre avec du yaourt, de l’ail et de l’huile d’olive. Le tout arrosé d’un café très sucré. Délicieux.

Je dis au cuisinier tout le mal que j’en pensais et il eut l’air désolé, ce qui me fit beaucoup rire. D’ailleurs, tout le personnel affichait la même expression navrée : ils avaient passé la nuit à se demander ce qu’ils avaient bien pu oublier de faire. Ils n’avaient pas compris que je me fichais d’eux. Très drôle.

Je pris ensuite une grande feuille de papier. Je ne suis pas doué pour les croquis, mais, au moins, je savais très exactement ce que je voulais. Je trouverais bien quelqu’un pour mettre tout ça au propre.

L’école d’agriculture possédait une autre parcelle de terrain, plus proche de la ville. On avait prévu d’y construire une salle de récréation à l’usage du personnel mais j’avais d’autres projets.

Je traçai les grandes lignes d’un hôpital. Il aurait un seul étage et un sous-sol. Avec de nombreuses chambres et des salles d’opérations. Et aussi un parking. Il serait entouré par un réseau de barbelés camouflé en haie naturelle. Au sous-sol, il y aurait des chambres privées en grand nombre dont l’existence devrait rester secrète. Tout serait équipé d’un dispositif de sécurité de type terrien et chacune des chambres du sous-sol serait pourvue de mouchards.

J’avais l’intention de déposer le projet sous le nom d’« Hôpital Mondial de la Pitié et de la Charité ». Avec ça, je comptais faire une fortune. Dans l’Appareil, on vous éduque pour ça. L’un de mes professeurs me l’avait souvent répété : « Si tu dois être absolument mauvais, il faut que tu aies une façade absolument bonne. » C’est une maxime absolue pour tout gouvernement compétent.

Finalement, j’en vins à bout après avoir plusieurs fois changé d’idée et barré ce que j’avais fait.

Ensuite, je passai à la rédaction des ordres : notre ingénieur résident voltarien devrait creuser des tunnels d’accès. Notre cabinet d’avocat, à Istanbul, devrait faire enregistrer le projet au plus vite. Il se mettrait également en contact avec l’Organisation Mondiale de la Santé pour faire valoir que c’était un apport sans égal au monde de la santé et demander d’utiliser le nom de l’organisation. De même, il faudrait demander une donation de la Fondation Rockecenter pour « les enfants pauvres de Turquie ». La Fondation fait toujours quelque chose si ses cadres peuvent espérer recevoir une contrepartie et si on salue bien haut la vocation humanitaire de Rockecenter. (Ça, ça me ferait mal !)

La dernière lettre que je rédigeai n’était en fait qu’un message. A la base de Blito-P3, comme ailleurs, il existe un Conseil des Officiers, placé sous la présidence du commandant de la base, qui est censé examiner les nouveaux projets. Mais, en tant qu’inspecteur en chef de la Section 451 et inspecteur superviseur général, je pouvais aisément me passer de leur consentement. Je me contentai donc de leur faire part brièvement de ce que je préparais. Aux Diables leur salle de récréation ! Et puis, après tout, le Grand Conseil n’avait-il pas ordonné de répandre un peu de technologie sur cette planète ? Oui, ils pouvaient aller se faire (biper) et se contenter de faire ce que je leur disais. J’apposai le sceau de mon identoplaque sur le message, bien en vue. Ils n’avaient pas intérêt à me chercher des poux. J’ajoutai même un post-scriptum à cet effet.

J’étais soulagé de m’être débarrassé de cette tâche fastidieuse. J’appelai ma gouvernante.

Elle entra bientôt, les yeux creusés par le manque de sommeil, apeurée à l’idée de ce que j’allais lui dire.

— Melahat Hanim, commençai-je (ce qui est une façon particulièrement courtoise de s’adresser à une femme en Turquie. Elles sont toujours flattées. Elles n’ont pas d’âme, en fait), Melahat Hanim, la jolie femme est-elle arrivée d’Istanbul ?

Elle noua les mains et secoua la tête en signe de dénégation.

— Alors, sors d’ici, fille de crotte de chameau, ajoutai-je.

Je me demandais comment je pourrais bien tuer le temps avant dix heures. C’est de la folie d’aller en ville de bon matin : il y a trop de charrettes sur les routes.

Puis, je me dis que je ferais peut-être bien de m’enquérir d’Heller. Je ne me souciais guère de ce qu’il pouvait faire à bord du vaisseau et je n’avais même pas pris la peine de brancher le Relais 831.

L’enregistreur ronronnait et l’écran était éteint. Je l’activai pour explorer la bande.

La nuit précédente, Heller avait simplement regagné le vaisseau à pied. En boitant.

Il s’était sûrement fait mal au pied dans la bagarre !

En visionnant (en accéléré), j’entendis brusquement un sifflement strident. Je revins aussitôt en vitesse de lecture normale.

Le sas du vaisseau était ouvert et là, au bas de l’échelle, je vis Faht Bey qui avait posé un résonateur de coque sur le blindage du vaisseau.

— Ah, vous voilà, dit-il en levant les yeux. Je suis l’officier Faht, le commandant de la base. Êtes-vous l’inspecteur de la Couronne ?

— Je suis ici sur les ordres du Grand Conseil, si c’est ce que vous voulez dire. Montez.

Faht Bey ne semblait pas décidé à escalader cette échelle vacillante jusqu’au sas du vaisseau à vingt-cinq mètres du sol.

— Je voulais seulement vous voir.

— Moi aussi, je veux vous voir, dit Heller en se penchant. Les vêtements qu’on m’a donnés à votre magasin d’habillement sont trop petits et les chaussures font trois pointures de moins.

Là, j’étais déçu. Il ne s’était pas blessé au pied. C’était simplement à cause de ses chaussures trop petites qu’il boitait. Bon, on ne peut pas tout avoir.

— Oui, c’est à ce propos que je voulais vous voir ! Les gens de la ville sont à la recherche de quelqu’un qui correspond à votre apparence. Ils disent qu’il a agressé à deux reprises deux personnages populaires dans une allée déserte et qu’il les a frappés avec un bout de tuyau. L’un a le cou brisé et l’autre une fracture du crâne et un bras cassé. Il a fallu les hospitaliser à Istanbul.

— Et comment savez-vous que la description qu’on donne correspond à moi ? (Mes Dieux, il était bien curieux !) C’est la première fois que vous me rencontrez.

— Gris m’a dit à quoi vous ressembliez, insista cet (enbipé) de Faht Bey. Ne le prenez pas mal. Je crois deviner que vous allez partir d’ici deux ou trois jours.

Qu’il soit (bipé) ! Il avait dû lire l’ordre que Lombar avait donné à Raht !

— Je dois invoquer mon autorité en ce qui concerne la sécurité de cette base et vous demander de ne pas quitter ce hangar aussi longtemps que vous séjournerez ici.

— Est-ce que je peux me promener dans le hangar au moins ?

— Absolument, pour autant que vous ne sortiez pas des tunnels qui donnent accès au monde extérieur.

Heller agita la main avec désinvolture.

— Merci pour le tuyau, officier Faht.

Et ça s’arrêtait là. Je remis la lecture en accéléré jusqu’à ce qu’un éclair m’indique que la porte du vaisseau venait de s’ouvrir.

Heller descendait l’échelle. Clac ! Clac ! Clac ! Il se laissa tomber au sol dans un fracas ahurissant. D’abord intrigué, je compris très vite qu’il avait chaussé ses bottes spatiales dont les barres de métal étaient relevées.

Un petit bloc-notes dans la main, il se mit à déambuler un peu partout, s’arrêtant parfois pour consulter sa montre et griffonner. Il parcourut ainsi tout le périmètre du hangar. Clac ! Clac ! Clac ! Je savais exactement ce qu’il était en train de faire. Il mesurait les lieux. Ces ingénieurs ! Tous dingues ! Il était peut-être en train de s’amuser à exercer son sens de l’orientation ou quelque chose de ce genre ?

Je remis l’enregistrement en accéléré. Mais Heller ne semblait pas avoir l’intention de faire autre chose. Il s’arrêtait devant les portes et les embranchements des tunnels en claquant des semelles et en prenant des notes.

De temps en temps, il rencontrait des membres de l’Appareil. Il salua le premier couple d’un « bonjour ! » joyeux, mais ils détournèrent la tête d’un air glacial et, après cela, il n’adressa plus la parole à personne. La rumeur que j’avais répandue faisait son effet !

Il pénétra dans quelques tunnels latéraux et s’intéressa aux dimensions des cellules de détention. Il était difficile de deviner qu’il s’agissait de cellules car elles n’avaient rien de commun avec celles de Répulsos. Il n’y avait même pas de fils électriques, uniquement des barres de fer scellées dans le roc. L’équipe qui avait été chargée du travail avait vu trop grand. Les cellules étaient prévues pour des centaines de personnes alors qu’il n’y avait jamais guère plus d’une dizaine de détenus. Elles étaient toutes vides, pour l’heure.

J’avançai un peu plus loin et constatai qu’il s’était arrêté. Je revins un peu en arrière pour voir ce qui l’intéressait autant.

Il était devant les portes du hangar. Elles sont particulièrement massives. Il y en a cinquante, disposées en courbe, à l’arrière du hangar, et elles sont situées de part et d’autre d’une espèce de corridor correspondant au hangar par de nombreuses issues.

Bien entendu, toutes les portes étaient verrouillées. Et les ouvertures qui ont été ménagées pour assurer la circulation de l’air et empêcher le pourrissement sont trop hautes pour permettre de voir à l’intérieur. J’étais convaincu qu’Heller ne devinerait jamais ce qu’il y avait derrière.

Lorsque les États-Unis avaient fait pression sur la Turquie pour mettre fin à la culture de l’opium, Lombar s’était littéralement déchaîné. Il en avait acheté de telles quantités qu’il aurait coulé de marché s’il les avait mises en circulation. Tout était encore là, bien empaqueté dans de grands sacs. Des tonnes et des tonnes d’opium.

Mais, à supposer que quiconque parvienne à jeter un coup d’œil à l’intérieur, il n’aurait rien vu de révélateur. Rien que des sacs. De gigantesques piles de sacs.

Heller examinait le sol. Qu’est-ce qu’il pouvait bien escompter y trouver ? La trace des pneus des camions ?

Il se pencha, ramassa un peu de poussière et, sans doute pour s’essuyer la main, je supposais, il la glissa dans sa poche.

L’air insouciant, il reprit sa marche cliquetante. Puis il s’arrêta une fois encore. Il reniflait tout en regardant la grande porte devant laquelle il se trouvait. Il ne risquait pas d’entrer là-dedans ! C’était le laboratoire où l’on fabriquait l’héroïne !

Il s’approcha et frappa à la porte. Qu’est-ce qu’il était stupide ! Il n’y avait personne à l’intérieur. Le labo ne servait que rarement. Mais Heller s’entêtait, frappant à coups redoublés.

Finalement, il abandonna et prit encore quelques notes. Des chiffres. Sans importance.

Et il repartit. Clic clac ! Clic clac !

PLOP ! Il s’arrêta.

Il était devant un tunnel. Il s’y engagea, fit quelques pas, puis rebroussa chemin. Je ne pus m’empêcher de rire. Il avait pris le tunnel qui accédait à ma chambre ! Bien sûr, il ne pouvait supposer que la villa se trouvait immédiatement là, de l’autre côté. Il n’essaya même pas de faire fonctionner l’interrupteur qui ouvrait la porte. Apparemment, il ne l’avait même pas vu. S’il l’avait fait. Il se serait retrouvé à trois mètres de l’endroit où j’étais.

Vous parlez d’un espion !

— Tout cela ne lui avait pris qu’une heure.

Il dessina alors un croquis très net, très propre.

Apparemment, il ne pouvait le donner à personne pour montrer à quel point il était excellent – à moins qu’il n’ait compris que personne ne voulait lui parler – en tout cas, il se contenta de remonter à bord du vaisseau.

Voilà. C’était tout.

Je ne pus m’empêcher de rire à nouveau. S’il avait été un véritable espion, que n’aurait-il pas découvert ! Mais qu’est-ce qu’il avait rapporté de son exploration ? Une carte stupide qu’il aurait pu se procurer au bureau de la base.

Je rangeai le matériel. Il était dix heures et j’avais des choses importantes à faire – à savoir, rendre riche un certain Soltan Gris !

2

Trois voitures étaient affectées à la villa. Elles étaient plus ou moins en état de marche, selon les normes turques. Je sortis pour aller y jeter un coup d’oeil. Le pick-up Datsun contenait encore quelques restes des légumes qui avaient été rapportés du marché du matin. Le break Chevrolet était à sec. Ce qui me laissait la Renault française. En Turquie, on aime faire durer les véhicules et je pensais que cette Renault avait été récupérée à la fin de la Première Guerre mondiale.

Le pare-brise était fendu et la carrosserie portait les traces de plusieurs collisions directes. La batterie était à plat et il allait falloir démarrer à la manivelle. Je n’avais pas envie d’avoir le bras cassé par un retour. Je demandai à Karagoz de la tourner et démarrai en direction de la ville.

Je rêvais de pouvoir m’acheter bientôt une de ces longues limousines noires aux glaces blindées qu’ont les gangsters. Je savais même où en trouver une : un général turc avait été tué pendant le coup d’État militaire de 1963 et sa limousine était en vente à bas prix.

La Renault, néanmoins, avait ses avantages. Sa direction était tellement esquintée qu’elle zigzaguait et que les charrettes s’écartaient vite fait de la route. Elles sont généralement tirées par des ânes et surchargées, et elles créent sans cesse des encombrements à cause de leurs stupides conducteurs. Si vous serrez un peu au moment de doubler, vous avez toutes les chances de balancer le baudet et sa charrette dans le fossé. Très comique. Et ensuite, vous avez le plaisir de voir le conducteur brandir le poing dans votre rétroviseur.

Je venais juste de m’offrir ma cinquième quand je m’aperçus que je passais devant Afyonkarahisar, dont les deux cents mètres culminaient au-dessus de moi.

Brusquement, je serrai à gauche et m’arrêtai, bloquant la route à une colonne de charrettes qui arrivaient de la ville. Mais elles pouvaient très bien attendre. Je sortis la tête et contemplai le rocher.

Il était poudré de ciment, mais on pouvait quand même voir qu’il y avait des prises possibles dans la paroi si on prenait le risque de se casser quelques ongles. Pourtant, jamais je n’aurais tenté l’escalade. Jamais. Et dans le noir ? Ah, non !

Mais ce n’était pas vraiment le rocher qui m’intéressait. Un personnage, plutôt. Pas Heller – je savais depuis longtemps qu’il était complètement dingue – mais quelqu’un qui était soudain devenu vital pour la réussite de mes projets de fortune : Jimmy « l’étripeur » Travilnasty. Il avait dit qu’il avait vu Heller escalader l’Afyonkarahisar. A l’évidence, c’est impossible. Donc, Jimmy « l’étripeur » était un menteur pathologique. Très bien. Je ne perdrais pas ça de vue quand je lui ferais mon offre.

Le moteur avait calé et je dus donc sortir et prendre la manivelle. Les conducteurs de charrettes bloquées hurlaient en brandissant le poing. Je leur répondis de la même manière avant de remonter en voiture pour repartir vers la ville.

Mon but, c’était l’entreprise de construction Laich Bouh qui avait des filiales dans tout le pays. Elle était contractante de la plupart des chantiers gouvernementaux et donc forcément malhonnête. Je m’arrêtai en double file et entrai.

L’affaire fut rondement menée. Le directeur prit mon croquis et fit une estimation financière. Quand je lui dis que je voulais que les travaux soient achevés dans les six semaines, il augmenta son prix. Je sortis aussitôt et il me poursuivit jusque sur le trottoir. Il réussit à me faire rebrousser chemin après avoir diminué de moitié. Mais il me précisa qu’il devrait construire l’hôpital en torchis, qui était le matériau favori dans cette région.

Je lui rétorquai que j’exigeais quelque chose de toute première qualité. Et nous fîmes un compromis : moitié torchis, moitié autres matériaux plus résistants. Puis je doublai le prix en lui annonçant qu’il devrait me rétrocéder la moitié. Le contrat fut conclu, signé, et nous nous quittâmes bons amis.

A ma sortie de l’immeuble, je fus accueilli par deux conducteurs qui me foudroyèrent du regard. Je leur répondis de même et redémarrai. Objectif, la boutique G.I. Western pour messieurs et gentlemen. Évidemment, Istanbul aurait été préférable, mais je n’avais pas le temps et je savais que, pour rencontrer Jimmy « l’étripeur » je devais arborer une tenue appropriée. Il était absolument vital de l’impressionner.

Le choix de la boutique était vraiment restreint. Par bonheur, la loi exigeait que les Turcs ne ressemblent plus à des Turcs mais à des Américains ou à des Italiens et j’eus de la chance. Ils venaient de recevoir une livraison de Hong Kong : la dernière mode de Chicago.

Je me dégotai un complet gris, une chemise noire, une cravate blanche, des Oxford noir et blanc, ainsi qu’un chapeau Fedora gris. Tout ça me semblait aller. Je me changeai dans le fond de la boutique, trompai l’employé à la caisse en échangeant à la dernière seconde un billet de cinq cents livres contre un de cinq et m’arrangeai pour lui faire croire que c’était de sa faute avant de sortir.

Je m’admirai dans une vitrine. Pas mal. J’avais tout à fait l’air de sortir d’un film de gangsters.

Très vite, j’entrepris la tournée des hôtels pour débusquer Jimmy « l’étripeur » Tavilnasty. A Afyon, il n’y a pas beaucoup d’hôtels. Mais tous les employés de la réception secouaient la tête. Non, ils ne l’avaient pas vu.

Bon, il me restait une autre affaire à régler. Je gagnai le Pahalt General Merchandise Emporium. Sa clientèle est essentiellement paysanne et les tarifs qu’on y pratique sont certainement pahalt, ce qui en turc signifie « très élevé ». Dans un petit bureau, tout au fond, j’eus un entretien avec le propriétaire.

Je lui dis que je désirais qu’il ajoute un panneau dans son établissement pour annoncer qu’il achetait l’or. Il me répondit que les mines d’or se trouvaient plus au nord. Je lui dis que là n’était pas le problème. Aux prix qu’il pratiquait, les femmes devaient vendre leurs bijoux. Il reconnut que, oui, il y avait du vrai dans ce que je disais. Alors, je lui dis que tout l’or qu’il pourrait racheter aux paysans appauvris, aux prix de la Bourse de Londres, je le lui rachèterais avec dix pour cent de plus. Il me fit remarquer qu’il ne fallait pas s’attendre à en récolter beaucoup mais je le rassurai : quelle que soit la quantité, ce serait un secret entre nous, et il accepta de mettre le panneau.

J’avais désormais un moyen d’expliquer les grosses quantités d’or que je mettrais sur le marché dès l’arrivée de Blixo. Je pourrais dire que l’or était acheté à Afyon. Quand j’aurais reçu la livraison des mines d’Istanbul, je n’aurais même plus à me soucier d’acheter l’or du Pahalt.

Dans la douce chaleur de midi, je restai un instant dans ma voiture toujours garée en double file, à réfléchir à l’endroit où je pourrais trouver Jimmy « l’étripeur ». Comme je bloquais la circulation, un policier s’approcha, dérangeant ma concentration. Il se pencha et sa moustache racla la vitre.

— Oh, c’est vous ! dit-il.

Vu le ton qu’il avait employé, c’était un compliment. Il semblait presque inquiet. Ici, ils pensent que je suis le neveu du sous-officier qui avait été un héros de guerre. Après tout, je réside dans sa maison. Le policier se précipita alors pour engueuler les conducteurs de carrioles qui attendaient que je libère le passage. Qu’est-ce que j’étais bien ici !

Du coup mes idées crépitaient. Où pouvait bien aller un gangster dans cette ville ? Mais bien sûr : à la résidence Saglanmak ! Voyez-vous, en turc, saglanmak signifie « disponible » ou « à louer ». Mais il existe un autre mot, presque semblable : saklanmak qui, lui, veut dire « se cacher ». Si l’on en croit le grand maître Freud, notre esprit inconscient peut déformer les mots afin qu’ils trouvent un sens plus approprié aux intentions de la personne. On appelle ça des « lapsus freudiens ». C’est ce qui avait dû se passer dans ce cas. Même s’il ne parlait pas le turc, Jimmy « l’étripeur » avait fait un lapsus très révélateur.

Et puis, la Résidence était l’unique endroit où descendaient les gens de la Mafia.

Je traversai la foule des paysans furibonds. J’atteignis bientôt la résidence Saglanmak. Mais j’étais devenu rusé et j’allai me garer en double file à un bloc de distance.

Un balcon faisait le tour de l’immeuble, à hauteur du deuxième étage. Un escalier permettait d’y accéder. Ce qui était indispensable pour quiconque devait quitter précipitamment les lieux.

J’entrai et me dirigeai vers le comptoir de réception. L’employé était un jeune Turc aux cheveux gominés. Il m’avait déclaré précédemment qu’il n’avait pas de client au nom de Jimmy Tavilnasty. Sans m’occuper de lui, je contournai le comptoir et pris dans une niche la boîte qui contenait les fiches des clients.

Il recula.

Je passai rapidement les fiches en revue. Non, pas de Jimmy Tavilnasty.

Il avait dit à Heller qu’il était dans le coin depuis des semaines. Je remontai en arrière. Ça y est ! Je le tenais ! John Smith !

Je regardai l’employé en ricanant :

— Je croyais que tu m’avais dit que Tavilnasty n’était pas ici !

Il avait la main sur le téléphone et je lui bloquai le poignet.

— Non, non. C’est un ami. Je veux lui faire la surprise.

L’autre fronça les sourcils.

Je posai un billet de dix livres sur le comptoir.

Son visage s’éclaira.

Je posai un billet de cinquante livres sur le premier.

Cette fois, il sourit.

— Montre-moi où est sa chambre.

Il désigna celle qui se trouvait en haut de l’escalier, au second.

— Et il est là ?

L’employé acquiesça.

— Maintenant, je vais t’expliquer ce que tu vas faire. Prends une bouteille de scotch – une imitation arabe fera l’affaire – et deux verres. Pose tout ça sur un plateau. Trois minutes après que j’aurai quitté ce comptoir, tu monteras ce plateau et tu frapperas à la porte.

J’ajoutai d’autres billets de cent livres jusqu’à ce que le sourire refleurisse sur ses lèvres. Un sourire à sept cents livres.

Je lui fis répéter le délai prévu et je synchronisai nos montres.

Puis je regagnai la porte principale et, d’un pas désinvolte mais en silence, je grimpai l’escalier extérieur.

Je repérai la fenêtre qui correspondait à la chambre de Jimmy. Elle était ouverte.

J’attendis.

Exactement à la seconde prévue, on frappa à la porte.

Le lit grinça.

Je me précipitai jusqu’à la fenêtre.

Oui, c’était bien notre homme. Un Colt.45 à la main, il se dirigeait à pas de loup vers la porte. Il me tournait le dos.

J’avais prévu cela. Les hommes de main de la Mafia mènent une vie agitée.

Jimmy Tavilnasty « l’étripeur » posa la main sur la poignée, l’arme levée. C’était le moment !

Il ouvrit la porte.

Je bondis par la fenêtre.

Je lançai : « Surprise ! »

Il se tourna à demi et expédia une balle dans la paroi, juste au-dessus de moi !

L’écho de la détonation retentissait encore qu’il fonçait au-dehors.

Le résultat fut catastrophique. Il entra de plein fouet en collision avec l’employé qui tenait son plateau.

Dans un méli-mélo de verres, de scotch, de bras et de jambes, les deux hommes dégringolèrent l’escalier et Jimmy tira deux coups de feu involontaires.

Le tintamarre s’acheva par un bruit énorme et sourd, en bas des marches.

Je me précipitai derrière eux et cueillis le Colt dans la main de Jimmy « l’étripeur ».

— En voilà des façons d’accueillir un vieux copain !

C’est comme ça qu’il faut s’y prendre. De la psychologie. Ça les déséquilibre.

Mais Jimmy était non seulement déséquilibré, mais complètement K.O.

L’employé de la réception me dévisageait avec horreur. Je réalisai que je tenais le pistolet de Jimmy pointé droit sur lui. Je mis le cran de sûreté et lui dis :

— Maladroit. Tu as cassé cette bouteille de scotch. Allez, relève-toi et va en chercher une autre. Sur le compte de la maison, bien sûr.

Il s’éclipsa précipitamment.

Je relevai Tavilnasty et le traînai jusqu’à une petite table, au fond du salon de l’hôtel. Il revenait peu à peu à lui.

L’employé, encore tremblant, réapparut avec une autre bouteille de scotch et deux verres.

Je tendis son arme à Jimmy.

Puis je lui versai du whisky et il but.

Il y avait une expression d’absolue perplexité sur son visage laid et vérolé.

— Qu’est-ce que ça signifie, Bon Dieu ?

— Simplement que je ne tenais pas à me faire descendre.

Il ne parvenait pas à comprendre ça apparemment. Je lui servis un deuxième verre.

J’essayai une nouvelle approche :

— J’aurais pu te tuer et je ne l’ai pas fait. Ce qui prouve donc que je suis ton ami.

Il rumina là-dessus et massa les bosses de son crâne. Il eut droit à un troisième verre.

— Comment va Babe ? demandai-je.

Il me fixa d’un air ébahi.

— Allez… Je te parle de Babe Corleone, l’ex-femme de ma vie.

— Vous connaissez Babe ?

— Bien sûr.

— Et depuis quand ?

— Disons pas mal de temps. Comme ça…

Il but.

— Vous êtes des stups ?

Je me mis à rire.

— De la CIA, alors ?

Je ris encore plus fort.

— Du FBI ?

Je lui servis encore un peu de scotch.

— J’appartiens à l’Organisation Mondiale de la Santé. Je suis là pour te rendre riche.

Il sirotait son whisky.

— Tu vas m’écouter attentivement. On construit un nouvel hôpital. Il sera opérationnel dans deux mois. On va utiliser de nouvelles techniques de chirurgie plastique. On pourra modifier les empreintes digitales, la dentition, les os du visage, le larynx.

— Pas de (biperie) ?

— Non. Il n’y a que nous qui sachions faire ça. Personne ne le saura. Le Serment d’Hippocrate et tout ça, tu saisis ?

— Oui, c’est comme la loi du silence ?

— Absolument. Mais revenons à nos affaires. Tu connais les caïds d’Atlantic City, hein ? Tu connais des tas de gangs, hmm ?

— Exact.

— Et tu sais que ces gangs cachent des gens partout. Que ces gens ne peuvent pas se montrer à cause des dossiers du FBI et d’Interpol qui ont leurs empreintes et leur description. Exact ?

— Exact.

— Si on nous amène ces gens-là, dans notre bel Hôpital Mondial de la Pitié et de la Charité, nous pourrons modifier leur identité physique et leur fournir de nouveaux certificats de naissance, de nouveaux passeports, tout cela pour un bon prix, d’accord. Et toi, tu toucheras vingt pour cent de ce qu’ils balanceront.

Il se procura rapidement une serviette en papier et se mit laborieusement à coucher des chiffres par écrit. Il déclara au bout d’un moment :

— Je vais faire fortune.

— Exact.

— Mais il y a une chose qui cloche. Je peux faire passer le mot. Je peux avoir très vite des tas de célébrités. Mais ce n’est pas possible.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai déjà un boulot. Un contrat.

— Je sais. Gunsalmo Silva.

— Et comment vous êtes au courant ?

— J’ai mes sources d’information. (Je le fixai d’un air hautain.) Gunny Silva ne sera pas de retour avant sept semaines. Tu en as donc six pour trouver des clients pour l’hosto.

— Je vais avoir besoin de fric pour mes frais. Je ne peux pas taxer Babe pour ça.

— Prends-le sur ton avance.

— Hey ! s’exclama-t-il, tout ravi.

— Et, ajoutai-je, si tu te débrouilles pour nous avoir pas mal de clients et de blé pour que nous commencions dans deux mois, j’ajouterai peut-être un petit bonus.

— Vraiment ?

— Ouais. Je te refilerai Gunsalmo Silva sur un plateau d’argent.

— Sans (débiper) ?

— Tu le tireras comme un pigeon !

Il y avait des larmes de gratitude dans ses yeux. Il tendit la main.

— Mec, on marche ensemble !

Ah, la psychologie. Ça fonctionne toujours !

Quelques instants plus tard, j’étais dans ma voiture et je démarrais en fendant la foule qui vociférait sur mon passage.

J’avais l’impression d’être sur des nuages !

Soltan Gris, alias Sultan Bey, était en route vers la fortune ! Une sacrée fortune !

Après tout, le Grand Conseil n’avait-il pas ordonné de répandre un peu de technologies nouvelles sur cette planète ? Et dans des domaines où ça lui ferait le plus grand bien ?

3

Le soleil était chaud, le ciel clair, et je dévorais la route.

Et puis je me souvins qu’il y avait même une danseuse qui m’attendait !

Les perspectives étaient tellement prometteuses que je me laissai aller à chanter, ce que je ne faisais presque jamais :

Frankie et Jonnie s’aimaient d’amour tendre

Et passaient leur temps à s’étreindre.

Ils se promirent d’être toujours fidèles

Aussi longtemps qu’il y aurait des étoiles dans le ciel.

Il y avait un obstacle devant moi. Une file de dix chameaux chargés de bâts. Ils avançaient tête baissée en blatérant mais je ne vis nulle part de chamelier. Le klaxon de la Renault était hors d’état et je passai sur l’autre file pour essayer de voir ce qui se passait à l’avant.

Ah ! Ah ! Je l’aurais juré !

Dans le coin, ils se contentent souvent de mettre un âne en tête de la file de chameaux avec une corde. L’animal sait où aller et les chameaux le suivent. Ce qui montre à quel point ils sont intelligents puisqu’un âne arrive à les guider !

C’était une occasion à ne pas laisser passer !

Je me remis à chanter à tue-tête :

Car c’était un homme !

Mais il m’a trompée !

Je me rabattis devant l’âne. A cause de ma chanson ou du pare-chocs qui venait de surgir sous son museau, il disparut dans le champ de tournesols. La corde cassa et les dix chameaux, instantanément, se lancèrent à la poursuite de l’âne, semant leur chargement.

Qu’est-ce que je me marrais !

Je roulai jusqu’au Centre International de Formation Agricole, dégommai un panneau de stationnement interdit qui n’aurait jamais dû se trouver là et me précipitai dans le bureau du commandant de la base.

Il y avait un contraste évident entre mon humeur et l’expression qu’il affichait sur son visage.

Il gémit et prit sa tête entre ses mains pendant un moment avant de me regarder.

— Officier Gris, est-ce que nous ne pourrions pas avoir un peu moins d’agitation dans la région ?

— Qu’est-ce que c’est qu’un panneau marqué « stationnement interdit », hein ?

— Non. Non, ce n’est pas ça. Hier soir, c’était cette bagarre, et aujourd’hui nos agents en ville nous rapportent que des conducteurs de charrettes n’ont pas cessé de se plaindre. Il y a eu aussi des plaintes de la police sur vos stationnements en double file. Il y a un instant, on m’a appelé pour me dire que vous et un autre gangster, vous tiriez des coups de feu dans un hôtel. Je vous en prie, officier Gris… Nous ne sommes pas censés nous faire remarquer par ici. Avant votre arrivée, tout allait…

— Vous n’étiez pas adaptés à cette planète c’est tout ! Vous êtes en train de devenir des ploucs, des culs-terreux ! Vous n’arrivez pas à suivre. Vous n’avez pas su faire corps avec ce monde. Laissez-moi m’occuper de ces choses-là. Je suis un spécialiste du comportement social de Blito-P3. Vous devriez aller voir les films qu’ils font. Même ceux qu’ils tournent en Turquie ! On y voit des gens qui n’arrêtent pas de tuer et de tout faire sauter ! Mais je n’ai pas le temps de vous apprendre les secrets de la psychologie de ce monde. Je suis là pour travailler.

Je balançai la pile de contrats sur son bureau et il la prit d’un geste las en secouant la tête.

— Un hôpital ? Un demi-million de dollars ?

— Exactement. Laissez-moi la partie politique, Faht Bey.

— Mais cela n’a pas été approuvé par le Conseil Local des Officiers. Notre expert-comptable va s’évanouir !

Cet expert-comptable, je le connaissais. C’était un réfugié de Beyrouth, au Liban. Un de leurs meilleurs banquiers jusqu’à ce que la guerre vienne ruiner la finance et l’oblige à fuir. Un Libanais particulièrement roublard.

— Dites-lui d’ôter ses pattes de la caisse avant que je ne les lui coupe, dis-je. Ce qui me fait penser que je vais être à court de livres. Donnez-m’en trente mille, cette fois !

Il se dirigea en tremblotant vers la pièce du fond et revint avec ce que j’avais demandé. Il nota la somme dans un registre, puis compta dix mille livres qu’il glissa dans sa poche !

— Eh là ! Qui est-ce qui vous a donné le droit de dérober l’argent du gouvernement ?

Ça, je peux vous le dire, j’étais furieux.

Il me tendit les vingt mille livres restantes.

— Il a fallu que je paie la fille. De ma poche.

— La fille ? Pourquoi ?

— Officier Gris, j’ignore pourquoi vous l’avez renvoyée à Istanbul. Notre agent là-bas a dit qu’elle était parfaite. Je l’ai vue moi-même. C’était une très jolie fille. Elle a quitté sa chambre à Istanbul et elle avait pris l’avion jusqu’ici. On peut dire qu’elle était drôlement en colère ! Mais j’ai pris la situation en main. Je suis allé en ville et je l’ai trouvée en pleine rue. Elle faisait un de ces scandales ! Je lui ai donné dix mille livres en votre nom – ça ne fait jamais que quatre-vingt-dix dollars américains – et je l’ai mise dans un bus pour qu’elle retourne à Istanbul.

— Je n’ai jamais donné l’ordre de la renvoyer !

— C’est pourtant ce qu’a dit votre ami le chauffeur de taxi.

Ça, pour être furax, je l’étais, croyez-moi ! Je sortis en trombe, et démarrai. Je rentrai dans un autre panneau de stationnement interdit, rien que pour leur apprendre qu’ils n’avaient pas intérêt à plaisanter avec moi. Puis je fonçai vers la villa avec l’espoir que le chauffeur de taxi s’y trouvait encore.

Mais la Renault me laissa tomber. Plus une goutte dans le réservoir. Je l’abandonnai au beau milieu de la route et terminai à pied, puisque je n’étais plus qu’à une centaine de mètres de chez moi. Je me demandai ce que j’allais bien pouvoir raconter au chauffeur de taxi. Il allait m’entendre !

Mais il n’était pas là.

J’allai engueuler Karagoz pour la Renault et l’envoyai avec le jardinier pour qu’ils la ramènent en la poussant. Je leur interdis d’utiliser une autre voiture tellement j’étais hors de moi.

Toujours pas de fille.

Et rien à faire.

Je barricadai la porte de ma chambre. Je ruminai sombrement pendant un moment. Et puis, parce qu’il me fallait encore de quoi m’énerver, je passai dans ma vraie chambre, de l’autre côté du placard, et j’allumai l’écran.

Heller ne pouvait aller nulle part, puisqu’il n’avait pas d’argent. Pour l’heure, je ne me souciais guère de lui. Dans deux jours, Raht me préviendrait. On se servirait du remorqueur pour emmener Heller jusqu’aux États-Unis, où il ne tarderait guère à être arrêté pour imposture et jeté en prison. Qu’il fasse ceci ou cela, désormais, peu m’importait. Mais j’avais peut-être une chance de le surprendre en défaut.

Il était là, sur l’écran. Il courait suivant le corridor à l’extérieur des entrepôts. Apparemment, il avait deux sacs, sur l’épaule gauche et l’épaule droite. Ils tressautaient à chacune de ses foulées. Lui et ses fichus exercices ! Il s’était lesté pour entretenir sa musculation à cause de la gravité plus faible de la planète. Ah, les athlètes !

Ce n’était pas le genre de situation où il pouvait nous créer des ennuis, aussi je me dis que je ferais aussi bien d’explorer la bande à partir du moment où je l’avais laissé.

Oh !… Mais il avait été particulièrement actif ! Après son ridicule relevé des lieux, il n’était resté que quelques instants dans le vaisseau. Tout d’abord, je ne compris pas ce qu’il avait fait.

Sur ses jambes, il avait des choses bizarres. Immédiatement après avoir redévalé l’échelle, il s’arrêta pour ajuster quelque chose sur ses chevilles. Il portait des sacs ainsi qu’un rouleau de corde et je ne parvenais pas très bien à distinguer ses chevilles à cause de tout cet attirail.

Il se rendit tout droit jusqu’à l’atelier de construction. Il y avait là un technicien qui bricolait sur un établi. Il vit aussitôt qui venait d’entrer dans son antre et détourna les yeux sans dire un mot.

— Je voudrais vous emprunter une foreuse à main pour prélever des échantillons de roche, déclara Heller d’un ton amical.

Le technicien secoua la tête.

— Je suis vraiment désolé, insista Heller. Il y a des séismes dans cette région et cette excavation est particulièrement vaste. On dirait qu’il y a des fissures dans la roche et je m’inquiète pour la sécurité de mon vaisseau. Il va sans doute séjourner ici de temps à autre et je ne veux pas courir le risque d’un effondrement. Alors, soyez assez aimable pour me confier une foreuse à main.

D’un geste presque rageur, le technicien sortit un outil de petite taille d’un tiroir et le tendit à Heller qui le remercia fort courtoisement avant de repartir.

Ces ingénieurs de combat ! Heller sangla solidement ses sacs et entreprit d’escalader la paroi intérieure du hangar !

Maintenant je savais ce qu’il partait aux chevilles. On appelle cela des « pointes » mais, en fait, il s’agit de forets qui vibrent pendant un temps très bref, lorsqu’ils sont appuyés sur la roche ou tout autre matériau. L’Appareil les utilise pour grimper sur les immeubles, mais les ingénieurs, eux, s’en servent pour de véritables escalades en montagne. Heller avait quatre « pointes » à chaque botte.

Une au bout, une au talon, une à l’extérieur et une autre à l’intérieur de la cheville : on peut très facilement se transpercer la cheville avec ces trucs !

Il grimpait tranquillement. Aïe ! Il en avait aussi aux poignets ! Est-ce qu’il avait été équipé comme ça quand il avait escaladé l’Afyonkarahisar ? Non, certainement pas. Je m’en serais aperçu au cours de sa bagarre et ç’aurait été une violation du Code Spatial.

S’il les portait à présent, c’est parce qu’il travaillait. Il s’arrêta à cinq mètres du sol du hangar et mit en marche le foret à main. Ce qui me vrilla les dents.

Il découpa une carotte de trois centimètres de diamètre sur dix de long, un tout petit fragment de roc.

Il la porta à hauteur de ses yeux pour l’examiner attentivement. Le grain de la roche était nettement visible et il l’étudia longuement. Pour moi, tout semblait parfait !

Il prit un petit marteau, cassa d’un coup léger l’extrémité du fragment de roche et le laissa tomber dans un sac. Ensuite, il sortit de son autre sac un bidon dont l’étiquette indiquait : « Colle à roc ». Les caractères étaient très grossiers.

Il déposa une grosse goutte de colle sur l’extrémité de la carotte et la remit en place dans le trou. Il tapota avec son marteau pour parfaire l’emboîtement et, l’instant d’après, nul n’aurait pu deviner qu’on avait prélevé un échantillon de roche à cet endroit.

Heller se déplaça d’un ou deux mètres sur sa gauche et répéta l’opération. Et il continua ainsi, de plus en plus rapidement, carotte après carotte !

Le problème, c’est que tout se passait bien tant qu’il était à cinq mètres du sol. Mais ensuite, il monta à quinze mètres de haut pour réitérer son opération et, chaque fois qu’il regardait vers le bas, j’éprouvais un horrible vertige !

Je fis avancer un peu la bande.

Heller était parvenu au plus haut de son escalade, juste au-dessous de l’illusion électronique qui donne à la base l’apparence d’une montagne. Et il disait quelque chose !

Je revins rapidement en arrière pour écouter.

— Mais pourquoi toutes les bases de l’Appareil sont-elles aussi puantes ? disait-il. Et puis, il n’y a pas que ça : pourquoi se croient-ils obligés de bloquer la circulation d’air ?

Ah, ah ! Je touchais au but.

Il commençait à se parler à lui-même. Un signe qui ne trompe pas !

Il alluma un petit chalumeau et le régla afin qu’il émette de la fumée. *

— Non, pas un brin d’air, dit-il après un instant. Par tous les Dieux, il faut que je trouve la commande de ce machin.

Je ne restai pas longtemps sur ce passage. Il regardait à cent mètres en contrebas. Je distinguai un ouvrier qui, de cette position, n’était guère plus gros qu’un petit caillou. J’en avais l’estomac retourné !

J’accélérai en me repérant au son. Je m’arrêtai, mais je n’entendis en fait qu’un fredonnement. Oui. C’était cette ballade idiote sur le Prince Caucalsia.

Un instant plus tard, il tenta d’entrer en conversation avec le chef du hangar qui, bien entendu, à la suite de la rumeur que j’avais répandue, l’ignora totalement. Mais Heller posa la main sur son épaule et le contraignit à le regarder.

— Je vous ai demandé, insista-t-il, où se trouvent les dispositifs de contrôle de cette illusion électronique ? Je veux les déconnecter cette nuit pour laisser pénétrer un peu d’air ! Il fait bien trop humide ici !

— Ça reste branché en permanence, lui dit l’autre d’un air mauvais. Et c’est comme ça depuis des années et des années. Je pense que les commandes ne fonctionnent même plus. Il y a un siècle qu’on n’y a pas touché et la source d’énergie est autonome. Si vous voulez changer quoi que ce soit ici, allez voir le commandant de la base.

Et il s’éloigna en grommelant qu’il avait suffisamment de travail comme ça sans s’amuser à aérer l’endroit tous les jours.

Le capitaine Stabb était près du vaisseau. Les cinq Antimancos n’étaient pas logés dans le remorqueur mais dans les quartiers qui avaient été aménagés dans le hangar – ils étaient plus confortables et on pouvait les quitter plus aisément pour se rendre en ville. Pas d’échelle de vingt-cinq mètres à descendre. Le capitaine Stabb était ravi qu’Heller ait reçu une bonne leçon durant sa petite promenade pour prendre l’air. Ce gars-là ne ferait pas long feu dans l’Appareil !

Heller regagna le bord.

J’avançai la bande. Apparemment, il n’avait fait sa petite sortie que pour prendre un peu d’exercice. Peu à peu, il diminuait son poids pour ajuster ses muscles à la pesanteur locale.

Ces athlètes sont vraiment stupides !

J’éteignis et revins à mes sombres pensées à propos de cette danseuse qui m’avait échappé. Le monde était contre moi.

4

Le lendemain, vers midi, j’étais encore dans le cirage quand il se produisit quelque chose qui me ramena dans la triste réalité à toute allure.

Il faisait une chaleur à crever. Le soleil d’août avait fait grimper le thermomètre turc à 40°, ce qui signifiait qu’il devait bien faire 45°. Je m’étais installé dans la cour, bien à l’ombre, derrière un temple miniature de Diane, la déesse romaine de la chasse. Mon pichet de sira glacé était déjà vide, et je m’étais lassé de donner des coups de pied au petit garçon qui était supposé m’éventer, quand soudain j’entendis un chant d’oiseau ! Un canari ! Instantanément, mes instincts primitifs s’éveillèrent ! Une année auparavant, j’avais acheté un fusil calibre dix que je n’avais jamais eu encore l’occasion d’essayer ! J’allais régler son compte à ce canari !

En frémissant, je me dressai et me ruai vers ma chambre. Je décrochai en hâte le fusil mais je fus incapable de trouver les cartouches. Ce qui était bizarre vu qu’elles sont tellement grosses qu’on pourrait charger un canon avec. Je me précipitai alors dans l’autre chambre et fouillai dans les tiroirs de la commode.

Ce que je découvris alors balaya toute idée de chasse de mon esprit.

Une enveloppe était épinglée sur mon oreiller !

Elle n’était pas là quand je m’étais réveillé !

Donc, quelqu’un était entré dans ma chambre !

Mais personne n’avait traversé la cour ! Comment cela avait-il pu arriver là ? Porté par le vent ? Mais il n’y avait pas un souffle de vent.

L’enveloppe était du genre que l’on utilise dans certains milieux voltariens pour adresser ses hommages. Sa surface brillait sourdement. La présence d’un serpent dans mes draps m’aurait fait moins d’effet.

Je rassemblai suffisamment de courage pour saisir l’enveloppe. Elle ne paraissait pas du type explosif.

Comme si elle était brûlante, je l’ouvris et en tirai une carte. Une carte de visite du genre « désolé-mais-vous-n’étiez-pas-là-quand-j’ai-appelé ». Quelques mots y avaient été inscrits d’une écriture élégante :

Lombar m’a dit de me rappeler à vous de temps en temps.

Et sous cette formule qui aurait pu passer pour simplement courtoise, on avait dessiné un poignard ! Un poignard à la lame ensanglantée, dégoulinante !

Je fus baigné d’une sueur glacée.

Qui avait pu mettre cette enveloppe ici ? Melahat ? Karagoz ? Ou bien Faht Bey ? Le chef du hangar ? Jimmy « l’étripeur » ? Heller ? Non, non, non ! Certainement pas Heller. Il aurait été le dernier que Lombar aurait choisi ! Le petit garçon qui m’avait éventé ? Non, je ne l’avais pas perdu de vue un seul instant durant la matinée.

Et où était-il à présent ?

Est-ce qu’il me surveillait à cette minute ?

Toute idée de chasse avait quitté mon esprit.

C’était moi le gibier maintenant !

Je dus faire un effort terrible pour réfléchir. Il était évident qu’on attendait quelque chose de moi. Quelqu’un pensait que je ne faisais pas correctement mon travail. Et si cela continuait, si j’en croyais la dernière menace de Lombar, celui – quel qu’il fût – qui m’observait recevrait l’ordre de m’éliminer !

Je savais que je devais faire quelque chose. Un effort. Donner une preuve. Et vite.

Oui, j’y étais !

J’allais retourner voir le capitaine Stabb afin de répandre une autre rumeur sur Heller !

Je laissai tomber la carabine et je me précipitai derrière le placard puis j’ouvris la porte du couloir pour aller trouver Stabb.

Mais il n’était pas là. Il y avait quelque chose d’autre cependant.

Des avions de guerre !

Deux avions de guerre !

Ils avaient dû arriver pendant la nuit !

Ils étaient affreux. Plus gros encore que le remorqueur.

Complètement blindés. Ils n’avaient besoin que de deux hommes pour les piloter. C’était une version compacte de l’appareil personnel de Lombar, « le canon ».

Des engins redoutables, froids, noirs, dévastateurs.

Mortels.

Je m’en approchai. Avec une certaine crainte. S’ils étaient arrivés la veille, quand avaient-ils donc quitté Voltar ? Ils avaient dû recevoir leur ordre de mission le jour même où Heller avait acheté le remorqueur. Car en fait, leur vitesse était à peine plus élevée que celle des transporteurs spatiaux.

Lombar avait donc appris dans la minute même l’acquisition du remorqueur ! Décidément, il en savait toujours trop et bien trop vite ! Il devait avoir des espions dans toutes les…

Au son de la voix qui s’éleva brusquement derrière moi, je sursautai !

— Gris, on est ici depuis des heures ! Où étiez-vous passé ?

Je me retournai. Et je vis un homme au visage dur comme l’ardoise. Avec un regard d’ardoise. Et trois autres derrière lui. Comment avaient-ils fait pour arriver derrière moi sans que je les entende ?

Ils portaient des uniformes noirs avec des gants rouges. Sur le col, ils avaient un insigne : une explosion. Rouge. Je savais ce qu’ils étaient. Dans l’Appareil, on les appelle les pilotes-assassins. Chaque fois que l’Appareil est engagé dans une bataille d’intérêt majeur, il a recours à eux. Ils ne se battent pas directement contre l’ennemi. Ils ne sont là que pour s’assurer qu’aucun vaisseau de l’Appareil ne s’enfuit. Si cela se produit, s’ils ont la conviction qu’il s’agit d’une désertion, ils abattent le vaisseau. Avec le genre de racaille que l’Appareil emploie, cette fonction est nécessaire. Il faut bien surveiller les lâches. Et aussi les mutineries possibles. Les pilotes-assassins sont là pour ça. Ils n’ont pas leur équivalent dans la Flotte.

Quant aux manières de leurs équipages, elles ne valent pas mieux que le « travail » dont on les charge. Le personnage aux yeux d’ardoise qui m’avait apostrophé avait omis le terme d’« officier ». Et il ne me tendait pas la main.

Il montra le remorqueur d’un geste méprisant :

— Ce vaisseau… il n’est pas équipé d’un signal-balise !

Tous les vaisseaux de l’Appareil sont pourvus d’un dispositif fixé dans leur coque, dispositif qui peut être activé par un vaisseau assassin à l’aide d’un rayon. C’est d’une importance vitale pour le repérage d’un vaisseau déserteur qu’il faut abattre.

— C’est un vaisseau de la Flotte, dis-je enfin.

— Gris, écoutez : vous ne tenez pas à ce que je fasse un rapport sur vous, n’est-ce pas ?

Je reculai d’un pas.

Il s’approcha encore. Jamais je n’avais vu des yeux aussi glacés.

— Comment voulez-vous que je descende un vaisseau si je n’arrive pas à le trouver ? Faites-moi installer tout de suite un signal-balise sur ce machin !

Je tentai de reculer encore mais j’étais acculé contre la coque d’un de leurs avions. Le désespoir me terrassa.

— Je ne suis pas à vos ordres, protestai-je.

— Et nous non plus.

L’autre pilote-assassin et les deux copilotes dont il était flanqué approuvèrent d’un même hochement de tête. Ils avaient l’air sinistre, décidé : des professionnels froids qui étaient là pour faire leur métier sans bavure !

Cette situation était très pénible. Le remorqueur n’était pas blindé et pas armé. Une seule salve de n’importe lequel de ces appareils de guerre pouvait réduire en poussière le Prince Caucalsia en une fraction de seconde.

— Nous avons deux ordres à vous transmettre, reprit le premier pilote-assassin. Un : donnez l’ordre au chef de ce hangar d’installer en secret un signal-balise sur la coque de ce machin. Deux : il faut que ce vaisseau soit saboté de façon à ne pas pouvoir quitter ce système en propulsion temporelle et nous échapper.

— Il y a un officier royal à son bord, leur rappelai-je.

— Eh bien, détournez-le du vaisseau pendant qu’on fixe la balise sur la coque. Quant au sabotage, je vous laisse cette responsabilité, puisque vous pouvez monter à bord à votre guise…

J’acquiesçai. J’étais dans une position d’infériorité absolue. J’avais quitté ma chambre si précipitamment que je n’étais même pas armé. Je transgressais ainsi l’une des principales règles de l’Appareil. Puis je me dis que cela n’aurait nullement changé la situation à mon avantage si j’avais été armé. Les pilotes-assassins se seraient plaints à Lombar.

Je hochai nerveusement la tête.

— Alors, on est copains ? dit le pilote.

Je lui tendis la main..

Sans ôter son gant rouge, il me gifla à toute volée, avec un air méprisant.

— C’est ça, dit-il. Faites ce que je vous ai dit.

Je courus transmettre l’ordre secret au chef du hangar. Puis je grimpai l’échelle en toute hâte et demandai à Heller de me suivre.

Je l’emmenai jusqu’à la salle des cartes, hors de vue du remorqueur.

Heller était en tenue de travail. Il devait bricoler à l’intérieur du vaisseau. Comme d’habitude, il portait sa petite casquette rouge.

— Ces deux « canons », me demanda-t-il aussitôt, ils viennent d’où ?

— Ce sont des appareils de surveillance. Ils sont basés ici. Ils étaient partis je ne sais où. Rien à voir avec notre mission.

J’éprouvais un certain sentiment de satisfaction en pensant à ce que serait sa réaction si je venais à lui dire que les deux « canons » étaient là tout spécialement pour ne pas perdre de vue son cher remorqueur et pour l’abattre sans sommation s’il commettait le moindre acte bizarre ou s’il ne revenait pas à temps d’un vol. Tout ce que j’espérais, c’est que je ne me trouverais pas à bord à ce moment-là. Un remorqueur sans blindage et sans armement ne pèserait pas lourd face aux « canons » !

— Nous partirons probablement demain, repris-je. Comme nous avons des cartes sous la main, je vais vous montrer le site où vous allez opérer.

— Ah ! Des cartes géologiques des USA ! Elles montrent même les gisements de minéraux !

— Et toutes les fermes, ajoutai-je, heureux d’avoir éveillé son intérêt, ce qui l’empêcherait de voir ce qui se passait dans le hangar. Nous nous poserons sans doute ici.

Je désignai la région de Virginie du Sud qui figurait sur les ordres de Lombar.

— Cette ville s’appelle Fair Oakes. Vous la voyez ? Tenez, voilà une carte plus détaillée. Ceci, c’est le Comté de Hamden, Fair Oakes est la principale ville du comté. Vous remarquez ce bâtiment, là ? C’est le Palais de Justice du Comté de Hamden. Ces petits zigzags indiquent qu’il se trouve sur une petite colline. Maintenant, regardez bien. Nous nous poserons dans ce champ, ici. C’est une plantation abandonnée et il n’y a personne aux alentours. Les arbres nous cacheront aux éventuels observateurs qui pourraient passer en voiture.

« C’est là que vous quitterez le vaisseau. Vous suivrez ce sentier, ici. Vous passerez près de cette ferme, vous grimperez la colline et vous entrerez dans le Palais de Justice par la porte de derrière.

« On vous donnera votre certificat de naissance. Même s’il est tard. Il y a un vieil employé qui est toujours là. Ensuite, vous vous rendrez à la gare routière.

« Il y a un bus de nuit. Vous irez vers le nord, jusqu’à Lynchburg. Vous devrez probablement changer à Lynchburg pour vous rendre jusqu’à Washington, D.C., puis, de là, à New York. »

Il m’écoutait très attentivement mais son regard demeurait fixé sur les cartes. En fait, cela ne valait même pas la peine de lui expliquer ce qu’il aurait à faire ensuite. La fausse identité de Rockecenter Junior que Lombar lui avait fabriquée attirerait immédiatement l’attention sur lui. S’il descendait dans un motel sous ce nom, il était certain que la presse locale serait aussitôt prévenue qu’une célébrité était de passage. Mais une fausse célébrité ! Et alors : paf ! Les ramifications de Rockecenter seraient alertées. Et adieu Heller !

Oui, Lombar avait monté un sacré piège ! Inventer un Delbert John Rockecenter qui n’avait jamais existé !

— Il faudra utiliser votre fausse identité en permanence. Les Américains sont très pointilleux là-dessus. Si vous n’avez pas de pièce d’identité, ça les rend enragés. Donc, dès que vous aurez vos papiers, utilisez-les. Là-bas, c’est un délit de refuser de décliner son identité à la police et de ne pas présenter ses papiers. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

— Et quel sera donc ce nom ! demanda Heller sans quitter les cartes des yeux.

— Oh, je l’ignore encore. Ce que je sais, c’est qu’il nous faut un certificat de naissance en bonne et due forme. Ça va dépendre des noms dont dispose le Comté de Hamden.

— Eh ! s’exclama-t-il. Il y a des filons d’or indiqués sur ces cartes. J’ai lu des ouvrages sur les États-Unis qui indiquaient tous que l’or se trouvait surtout dans les régions de l’ouest. Regardez. Il y en aurait en Virginie. Et là, sur ces autres cartes, on indique de l’or dans le Maryland. Et aussi… Là… dans les États de… la Nouvelle-Angleterre ?

— Non, tout ça a été exploité quand l’Amérique était encore une « colonie ». Il y a bien longtemps.

Je n’en connaissais pas long en géologie mais je savais au moins cela. J’avais déjà vu ces cartes et, pas plus tard que l’année précédente, j’avais demandé à Raht d’aller creuser un peu dans la région. Il m’avait ri au nez. Puis il m’avait expliqué que c’étaient d’anciens gisements qui étaient portés sur ces cartes.

— Je vois, fit Heller. Les cartographes ont fait le relevé de ce qu’ils appellent les indicateurs : quartz rose, chapeau ferrugineux, schiste serpentin, calamité. Mais ces montagnes… ces… Appalaches, ainsi que celles qui sont au nord-est, là, ce sont les plus anciens massifs montagneux de la planète et je pense qu’on pourrait y trouver tout ce qu’on veut en y regardant de plus près. Et là, au nord… dans cette… Nouvelle-Angleterre ? Il y avait des glaciers dans le passé. D’après la topographie, c’est évident. Il se peut alors que certains des glaciers aient brisé le sommet des pics et mis à nu des filons. Parce que le paysage a l’air d’avoir été drôlement secoué.

Je le laissai commenter avec verve ce qu’il avait sous les yeux. C’était vraiment un (embipé) d’ingénieur. Il était là, tranquillement assis, à dégoiser sur les cartes pendant qu’on bricolait sur son cher remorqueur ! Pour un agent de l’Appareil, il était d’une stupidité qui dépassait l’entendement. Un enfant, un demeuré pour tout ce qui concernait l’espionnage et les opérations clandestines. Pourquoi se passionnait-il à ce point pour ces cartes, d’ailleurs ?

La seule chose qu’il aurait sous les yeux dans les années à venir serait les murs d’un pénitencier.

Une heure passa. Derrière Heller, le chef du hangar me fit un signe.

— Bien, dis-je. En tant que manipulateur, je dois vous mettre en garde contre une chose. Code Spatial, article a-36-544 M Section B. Il vous est formellement interdit de révéler que vous êtes un extraterrestre. Ne donnez votre identité réelle sous aucun prétexte. Les sanctions que prendrait Voltar seraient cent fois plus sévères que celles que vous pourriez encourir sur cette planète. Vous le savez aussi bien que moi. Donc, pour votre propre bien, je dois vous demander votre parole, en tant qu’Officier Royal, que vous ne révélerez votre identité véritable en aucune circonstance.

— Soltan, vous voulez m’insulter ? Vous aussi, vous êtes tenu de respecter le Code. Vous n’êtes pas l’Empereur pour imposer la loi de Voltar en votre nom, que je sache. Mais puisque nous en sommes là, je dois vous dire que vous faites tout pour transgresser les règles du Code Spatial. En tant qu’officier royal et à titre personnel, je peux vous faire traîner devant le Grand Conseil qui vous pressurera à tel point que vous serez comme un chorder-beat. On pourra jouer sur vous rien qu’en vous pinçant.

— Mais je voulais seulement vous aider, dis-je d’un ton lamentable.

Au fond de moi, pourtant, j’exultais. Je savais maintenant qu’il se servirait de ce nom fatal que nous lui avions collé. Il avait même été suffisamment stupide pour laisser trafiquer son vaisseau dans son dos.

Je me levai et lui tendis la main.

— Au succès de cette mission. Je suis persuadé que vous vous révélerez un grand agent. Exactement ce qu’il nous fallait dans cette situation.

En sortant, je regardai à nouveau les avions de guerre : la gueule énorme de leur unique canon pouvait cracher un projectile capable d’anéantir la moitié d’une planète. Ils ne feraient qu’une bouchée du remorqueur. Avec un frisson, je me dirigeai précipitamment vers les quartiers des équipages pour aller trouver Stabb. Je voulais répandre une nouvelle rumeur : Heller avait reçu des instructions secrètes pour tous les liquider, y compris les pilotes-assassins. Ainsi, ils exécuteraient peut-être Heller avant notre départ et je n’aurais plus à monter dans ce (bip) de remorqueur ! S’il y a une chose que je n’apprécie pas, ce sont ces avions de guerre de malheur qui peuvent vous descendre quand ils veulent !

5

Je n’étais vraiment pas d’humeur à apprécier ce qui allait suivre.

Je prenais un peu de détente à l’ombre du temple avec un autre pichet de sira bien glacé quand Karagoz surgit, tout agité.

— Une visite pour vous ! Le chauffeur de taxi dit qu’il doit vous voir immédiatement.

Je me déployai comme un serpent. Je tenais enfin une occasion de cracher mon venin !

— Fais-le entrer dans l’atrium !

Il y avait une fontaine, tout près. Je pourrais peut-être lui tenir la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il se noie !

L’atrium, cette cour autour de laquelle toute demeure romaine était organisée, était généralement un lieu désert, tout à fait ce qu’il fallait pour une exécution. Mais, aujourd’hui, l’atmosphère était différente. Karagoz et le jardinier y avaient apporté de grandes plantes en pot, des tapis somptueux recouvraient le dallage, des sièges confortables avaient été disposés autour de la fontaine, et la fraîcheur et le bruit de l’eau composaient comme une musique. (Bip de bip !) Ce n’était pas l’ambiance qui convenait !

Le chauffeur de taxi était là. Il faisait tourner sa casquette au bout d’un doigt, souriant, jovial. (Bip ! Bip ! Et rebip !)

Bon, de toute façon, je lui ferais son affaire avant peu !

— Par tous les Enfers, qu’est-ce qui vous a pris de réexpédier une fille parfaitement saine à Istanbul ?

Sur le moment, il ne parut pas se souvenir. Puis :

— Oh, celle-là ! Sultan Bey, vous avez eu de la chance, on peut le dire ! Le docteur a découvert qu’elle avait à la fois la (bip) et une (biperie) mal guérie. Une véritable épidémie ambulante ! Et une vraie furie par-dessus le marché ! Vous m’aviez dit de l’envoyer balader, alors je l’ai expédiée à Istanbul pour se faire soigner.

Je savais qu’il mentait. J’étais sur le point de lui hurler à la face qu’il me restitue mon argent quand ce dingue eut le culot de s’asseoir ! Là, devant moi !

Il afficha tout à coup un air de conspirateur. Il regarda en direction de la porte et parut satisfait de constater que nous étions seuls.

— Officier Gris ! me souffla-t-il, je suis tombé sur une affaire en or !

Sur l’instant, je ne sais pourquoi, j’espérai qu’il avait bousillé sa voiture sur un camion. Mais il avait l’air bien trop heureux. Quand les gens ont l’air de vouloir vous chuchoter un secret, on a tendance à les écouter.

— Quand cette fille s’est mise à faire tout ce scandale, j’ai su que ça ne vous plairait pas. Je ne voulais surtout pas que vous soyez mêlé à cette histoire !

Là, c’était mieux. Il montrait du respect. Je me penchai pour mieux entendre ce qu’il disait.

— Il y a deux semaines, poursuivit-il à voix basse, j’ai entendu parler d’un type, quelque part dans l’Est, à Bolvadin, pour être plus précis. Je suis donc allé le trouver. J’avais un moment de libre et je ne vous ferai pas payer les frais d’essence parce que après tout on est des amis…

Oui, c’était vraiment mieux comme ça.

— Qu’est-ce que vous diriez d’une vraie danseuse ? Pas d’une prostituée d’Istanbul qui se contente de trémousser du ventre mais d’une vraie ?

Je me penchai un peu plus.

— Écoutez-moi bien, officier Gris. C’est fantastique. Les Russes, dans le Turkestan, de l’autre côté de la mer Caspienne, ont raflé les nomades pour les regrouper dans des fermes collectives. Ils nettoient comme ça tout le désert de Kara Kum !

« Ceux qui refusent sont abattus. C’est assez affreux. Mais, pour nous, il y a un côté avantageux. (Il se rapprocha encore.) Les femmes… (Il regarda prudemment autour de nous et baissa encore la voix.) Plutôt que de vivre comme ça… elles se vendent !

Là, il avait droit à toute mon attention !

— Ces filles, ce sont de vraies Turques. Les Turcs, vous le savez, à une époque habitaient une région qui allait de la Caspienne à la Sibérie. Ils parlent tous la même langue et c’est tout juste s’ils ont des accents régionaux. Voyez-vous, officier Gris, ils ont gardé leurs anciennes coutumes, et ces filles sont des nomades du désert, la crème des danseuses ! Et elles sont également très expertes dans… vous me comprenez…

Il se rapprocha encore un peu plus près.

— Elles sont vierges car c’est la règle de leurs tribus. Donc, il n’y a aucun danger de… ce que vous savez.

J’étais à demi dressé sur mon siège.

— On leur fait passer le Rideau de Fer clandestinement. Ensuite, elles franchissent le désert du Kara Kum jusqu’au port de Cheleken, sur la mer Caspienne. De là, elles font la traversée jusqu’à Pahlevi, sur le littoral de l’Iran. Elles voyagent à travers tout le pays et on les fait entrer en Turquie à Rezaiyeh. De là, elles sont conduites à Boldavin et il n’y a plus qu’à les amener ici.

Il se rencogna dans son siège. Pas moi.

— Je suis sûr que vous pouvez vous procurer des papiers d’identité. Puisqu’il s’agit d’une Turque authentique, qui parle le turc, ce sera d’autant plus facile. Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

J’en avais la tête qui tournait ! Quelle magnifique occasion ! Exactement ce que je cherchais ! Un expert en commerce comme moi sait apprécier ce genre d’opportunité.

— Comment est-elle ? demandai-je, haletant.

Une fois encore, il regarda d’un air méfiant autour de lui. Nous étions toujours seuls mais sa voix devint un murmure.

— Notre homme a déjà vendu la plupart. En fait, il ne lui en reste qu’une. Et je ne pense pas qu’elle soit longtemps disponible. (Il cherchait dans sa poche. Il me tendit une photographie.) Elle s’appelle Utanc.

Par tous les Dieux, mon cœur faillit s’arrêter !

Quel visage merveilleux !

Elle semblait très jeune, dix-huit ans peut-être. Elle avait des yeux immenses. Elle les baissait mais son regard était vif. Son visage avait la forme parfaite d’un cœur. Elle avait un doigt posé sur ses lèvres pleines. Elle avait un air presque absent.

Mais bien sûr ! Utanc ! Les Turcs donnent aux femmes le nom qui résume leurs qualités. Et Utanc signifie « timidité, modestie, honte ».

Elle était si douce ! Si jolie ! Si fragile ! Tellement sans défense !

Une émotion très étrange montait en moi. Un désir passionné de la protéger. J’avais le sentiment que je serais capable de franchir la frontière pour aller affronter l’armée russe tout entière, me jeter aux pieds d’Utanc et mendier un sourire.

Je soupirai et essuyai les larmes qui montaient à mes yeux.

Je retournai la photo et lus l’inscription portée au dos : 5 000$ U.S. cash.

— Elle vous appartiendra totalement, chuchota le chauffeur de taxi. Elle sera pour toujours votre esclave. Pour l’avoir arrachée aux griffes des Russes qui la violeraient, elle vous vouera une gratitude telle qu’elle ne vous remerciera jamais assez !

Ma foi, est-ce que j’avais le choix ?

Je pris cinq mille dollars dans ma poche et les lui fourrai littéralement dans la main.

— Il y a le transport et les commissions, dit-il. Ça représente cinq mille de plus.

Je les lui donnai aussitôt. Il se leva.

— Sultan Bey, c’est avec plaisir que je vous fais une fleur. Je ne vous compte pas l’essence ni la course.

Il fit mine de refuser la liasse de livres turques que je lui tendis instantanément. Finalement, avec un haussement d’épaules, .il accepta.

— Il faudra compter une semaine pour qu’ils la fassent passer. A présent, il faut que je reparte très vite pour que notre homme ait son argent avant qu’il accepte l’offre de quelqu’un d’autre.

Il s’éloigna rapidement et j’entendis son « taxi » démarrer dans un crissement de pneus. J’espérais qu’il arrive à temps !

Cette nuit-là, je dormis avec la photo sur l’oreiller, près de moi, et je fis des rêves merveilleux !

J’étais si bien que, à l’aube, lorsque je vis Faht Bey debout près du lit, je n’en fus même pas irrité.

— Raht a envoyé un message radio, dit-il. Tout est prêt. Vous pourrez partir pour l’Amérique dès que la nuit sera tombée.

Je n’écoutai même pas ce qu’il dit en quittant la chambre. Il parlait sans doute de prévenir l’équipage du remorqueur.

Je serrai la photo dans ma main et l’embrassai passionnément.

Que les Dieux bénissent les troupes russes qui me permettaient d’acquérir un pareil trésor ! Il y a beaucoup à dire en faveur du communisme !

6

Nous avons décollé dès le crépuscule.

Je connais certaines personnes – au sens critique exacerbé et qui se plaisent de façon pathologique à chercher des poux – qui seraient portées à prétendre que le fait de posséder avant peu une danseuse bien à moi, bien vivante et jolie, avait tendance à me distraire de mon devoir. Mais ce serait pure calomnie.

Avant le départ, j’étais tout entier à ma tâche. J’allai secouer Faht Bey pour qu’il me donne tout l’argent dont j’avais besoin et même plus. Puis je choisis un arsenal terrien. Je rassemblai tout l’équipement nécessaire, avant de menacer tout le personnel, et de secouer un des jeunes garçons.

Je branchai le Relais 831 et, en véritable esclave du devoir, j’entrepris d’espionner les faits et gestes d’Heller à bord du remorqueur.

Il faisait de la confiserie !

Je ne mens pas ! Il était dans la cambuse, entouré de poêles et de casseroles. Il avait même mis un tablier ! Avec une louche, il goûtait un mélange bouillonnant et répugnant, le plus nauséeux et le plus ignoble que j’aie jamais vu !

Je me dis : ça, il doit le tenir de sa sœur. Il s’activait avec des gestes tellement précis.

Je l’observai un peu plus tard. Il avait devant lui tout un tas de petits papiers carrés et il y versait le sucre fondu.

Je m’absentai un moment pour aller menacer une nouvelle fois le personnel. Quand je revins devant l’écran, Heller avait emballé ses bonbons dans leur papier – du papier paraffiné. Ils avaient l’air particulièrement durs et ils étaient striés de spirales rouges et blanches.

Ce qu’il avait fait était idiot. En Amérique, ils ont des tas de bonbons de ce genre. On peut en acheter partout. Il y avait même une publicité pour ça dans les magazines qu’on pouvait se procurer à la section « journaux étrangers » de la bibliothèque du hangar.

Parfait, très bien, me dis-je sarcastiquement. Il se prépare pour le voyage. Et j’éteignis.

Oui, j’eus une journée très chargée avant le décollage. Je consacrai au moins deux heures aux affaires de l’Appareil avant de m’étendre dix heures sur la pelouse pour rêver d’Utanc !

Le décollage se passa sans accroc. Sur Terre, les voyages sont facilités par le fait qu’il n’existe qu’une seule lune et qu’elle n’est pas très brillante. Donc, il suffit de partir et de la suivre dans son déplacement à la surface de la planète. On se promène à cinq cents kilomètres d’altitude et on redescend pour se retrouver sur l’objectif à la même heure locale qu’au départ.

Le capitaine Stabb se montra expert dans ce genre de navigation. A mon avis, l’école de l’Appareil aurait tout intérêt à ouvrir des classes de piraterie et de contrebande. Tandis que nous redescendions, il me raconta des anecdotes amusantes. Il me parla même d’une ville qu’il avait entièrement rasée. A mourir de rire !

Mais malgré tout, nous nous sommes posés selon la procédure officielle.

La plantation, déserte, se trouvait juste au-dessous de nous. On voyait distinctement les champs abandonnés, la maison à demi en ruine dont les deux colonnes du porche avaient disparu, les cabanes des esclaves qui n’étaient plus que décombres.

A deux cents mètres du sol, Stabb activa le déclencheur de paralysie.

Un énorme éclair bleu jaillit du vaisseau pour former un cône qui ne brilla que l’espace d’une seconde. Quiconque l’apercevrait penserait qu’il s’agissait du reflet des phares d’une voiture ou d’un simple éclair d’orage à l’horizon.

Stabb posa le remorqueur bien au centre de la cible, derrière l’écran des arbres, sur le ventre. Le copilote ouvrit la porte du sas. L’ingénieur en second, en moins d’une seconde, fut sur le terrain, en tenue de combat. Il portait un détecteur thermique qu’il pointait vers le sol en un balayage régulier.

L’éclair bleu avait rendu inconscient tout être vivant dans le secteur. Le détecteur permettait de repérer les victimes. Opération de type standard. Indispensable pour éviter les surprises désagréables. Et humanitaire, en fait : inutile de tuer un éventuel témoin accidentel ou encore de le laisser s’enfuir en se demandant ce qui lui est arrivé pour entendre un peu plus tard : « Des pilotes venus de Voltar ont violé l’article a-36-544 M Section B du Code Spatial ! » Et puis, il est toujours difficile de se débarrasser de cadavres dans l’instant : ils attirent inévitablement les shérifs fouineurs et les ennuis.

Le détecteur thermique de l’ingénieur clignota en rouge ! Oui, quelque chose avait été touché par l’éclair paralysant !

Le premier pilote, éclateur au poing, se précipita dans la direction indiquée par le détecteur. Stabb restait rivé aux commandes du remorqueur, prêt à décoller en cas d’embuscade.

C’était une nuit d’août typique de Virginie, chaude et moite. Un mince croissant de lune révélait les silhouettes des arbres. Autour du vaisseau, le vent bruissait dans les hautes herbes.

Et puis, j’entendis un éclat de rire. Le premier pilote revenait en courant, tenant un opossum par la queue. Il le jeta sur le côté en disant :

— Tout est en ordre, maintenant !

— Paré ! lança l’ingénieur en second en posant son détecteur.

Stabb interrogeait la nuit du regard.

— Par tous les Enfers, où est-ce qu’ils sont ? (Il regarda sa montre.) Il faut que nous soyons de retour à la base avant que le soleil se lève ! Il ne nous reste que vingt-cinq minutes !

Soudain, des bruits de pas rapides se firent entendre. Quelqu’un approchait sur le chemin envahi par les herbes.

Raht apparut. Il était chargé de deux énormes valises.

Raht est le Terrien le plus banal d’aspect qu’on puisse imaginer. Mis à part la moustache raide qu’il affectionne, aucun de ses traits ne saurait rester en mémoire. L’espion parfait. Il est originaire de la planète Modon et ses congénères sont très heureux d’être débarrassés de lui.

Il lança les valises dans le sas, pantelant. C’est alors qu’il m’aperçut.

— Fichtre ! L’officier Gris en personne !

Raht s’était toujours exprimé sur un ton vaguement geignard.

— Qu’est-ce que tu trimballes dans ces valises ? lui demandai-je. Les ordres stipulaient des bagages coûteux remplis de vêtements.

Il poussa les deux valises un peu plus en avant.

— Les vêtements, ça coûte de l’argent. Vous n’avez pas la moindre idée du taux d’inflation ici. J’ai dû ajouter des cailloux pour que ces valises pèsent le poids, demandé !

Tu parles, me dis-je. Tu as gardé l’argent pour toi, oui. J’appuyai sur le bourdonneur et pris les valises pour les porter à Heller. Je ne tenais pas à ce qu’il voie les agents qui allaient désormais le suivre partout.

Heller avait déverrouillé les portes de la coursive. J’allai déposer les bagages dans le salon.

Il était là, à la table.

— Vous trouverez des vêtements là-dedans, lui dis-je. Habillez-vous en vitesse. N’emportez aucun de vos effets personnels. Il ne vous reste qu’une vingtaine de minutes, alors, ne traînez pas.

Je le laissai et refermai derrière moi.

Quand je retrouvai Raht, il haletait encore. Je l’entraînai jusqu’au salon de l’équipage. Il me brandit une liasse île documents sous le nez.

— Ça, c’est son diplôme militaire.

Je lus :

ACADÉMIE MILITAIRE DE SAINT-LEE

Compliments :

Delbert John Rockecenter, Jr

a terminé l’ÉCOLE SECONDAIRE.


Authentifié, signé, etc.

C’était un diplôme très impressionnant. Et très beau. Décoré avec des soldats de la Confédération Sudiste présentant les armes, des drapeaux, des canons.

— Et voici les autres papiers, ajouta Raht.

C’étaient d’autres attestations concernant les disciplines étudiées et les notes reçues pour chacune.

— Des faux très habiles, remarquai-je.

— Par tous les Démons, non. Les signatures sont parfaitement authentiques. L’école a été fermée définitivement l’an dernier et l’ex-doyen ferait n’importe quoi pour un peu de fric. Vous croyez que je tiens à être accusé de faux et usage de faux ?

Il arrivait toujours à se plaindre, même quand on le complimentait !

— Où est Terb ? demandai-je. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

— Il a peut-être eu des ennuis. Le vieil employé de ce (bip) de Palais de Justice ne voulait pas revenir après les heures de bureau.

Le capitaine Stabb désigna sa montre.

— A partir de maintenant, il va falloir faire vite. Il faut qu’il fasse encore nuit à notre retour !

Mais Terb surgit à cet instant dans le sas. Tout comme Raht, c’est un Terrien d’aspect remarquablement ordinaire. Un peu replet, plutôt basané, mais dans une foule, personne ne le remarquerait. Lui, il vient de la planète Dolo, où tout le monde est content de ne plus le voir.

— Pas l’officier Gris ! s’exclama-t-il. Je rêve ! Nous ne pouvons être aussi importants que ça ! Raht, je me suis trompé quand je te disais que nous n’étions que de la crotte, voilà que l’off…

— Ça suffit ! lançai-je. Est-ce que le certificat de naissance est prêt ?

Terb acquiesça. Il sortit un déclencheur électrique d’une de ses poches.

— Le vieil employé veut voir notre homme pour s’assurer que le certificat est bien destiné à une personne vivante. Il ne tient pas à ce qu’on le prenne pour un type malhonnête. Donc, votre zozo se présentera, lui refilera un autre billet et le certificat sera signé. Et ensuite, dès que le vieux grimpera les marches du Palais de Justice, j’appuierai là-dessus, et toc ! Plus d’employé, plus de documents. J’ai mis la bombe en place aujourd’hui, un peu avant l’aube, dans les archives !

Je leur donnai alors l’activateur-récepteur.

— Ça, c’est un système spécial. Si vous restez à moins de quatre cents kilomètres de lui, vous pourrez suivre constamment ce qu’il fait.

— Mais on a mis des mouchards partout, dit Raht. Dans ses vêtements, dans les valises, et on a l’activateur sur nous. On ne peut pas le perdre !

— Ça, c’est mieux qu’un mouchard. C’est un implant qu’il a dans le coude et qui enregistre chaque fois qu’il manipule des explosifs ou touche une arme. On ne tient pas à ce que vous vous fassiez descendre.

C’était un gros mensonge mais ça fit de l’effet !

— Avec ça, continuai-je, on peut le suivre depuis un vaisseau. Et voici le Relais 831. Mettez-le toujours à côté de l’activateur-récepteur.

« Laissez le tout branché en permanence. Vous voyez, ça ressemble à un boîtier de connexion téléphonique. Ça peut se placer sous un lit aussi bien qu’à l’intérieur de n’importe quel bâtiment. »

Ils prirent le tout et promirent d’en faire bon usage.

Puis Raht me dit :

— De l’argent. Il nous faut de l’argent. Le taux d’inflation est terrible !

Je leur remis un ordre de virement sur la Chase-Arab New York Bank. Ils se montrèrent ravis. Je l’étais aussi : c’était l’argent du gouvernement.

— Maintenant, disparaissez avant qu’il ne vous voie.

Ils plongèrent dans le sas et s’enfoncèrent dans la nuit, en direction de la demeure que dessinait vaguement le clair de lune.

Stabb regardait à nouveau sa montre.

Heller apparut. Je faillis exploser de rire. En Virginie, on ne trouve pas de vêtements pour des individus de sa taille et il avait l’air complètement ridicule !

Raht avait fait du bon boulot. La veste était à hurler ! A carrés rouges et blancs, énormes. Le pantalon aussi ! A rayures bleues et blanches. Le chapeau était un panama vert pomme bien trop petit pour sa tête ! Les chaussures étaient en daim orange et devaient lui meurtrir les pieds ! Quant à la chemise, pour aller avec le tout, elle était d’un violet resplendissant !

Il était aussi discret qu’une fusée de secours !

Les vêtements avaient pourtant dû coûter cher, du genre que l’on achète quand on a beaucoup d’argent et pas de goût.

Merveilleux !

Heller portait les deux grosses valises.

— Vous ne trouvez pas que c’est un rien voyant ? ,

— C’est à la pointe de la mode !

Je lui expliquai rapidement où il devait aller chercher son certificat et lui remis les autres documents.

Puis je m’agenouillai dans le sas et braquai un viseur de nuit sur la route. Je voulais m’assurer que Raht et Terb étaient hors de vue et que le secteur était désert. Mais là-bas, quelque chose bougeait dans les broussailles.

— J’ai un peu faim, dit Heller derrière moi.

Il s’éloigna vers l’intérieur du vaisseau.

Stabb s’approcha.

— Il dit qu’il veut…

— Donnez-lui ce qu’il réclame.

Oui, quelque chose bougeait près d’une des anciennes cabanes d’esclaves.

Heller réapparut.

— Je vais avoir besoin d’un peu d’argent.

Ah, oui. Son argent. Les ordres stipulaient de lui remettre cinq mille dollars pour qu’il ait l’air à l’aise côté fric. Je lui en tendis deux mille. Trois mille, c’était un salaire honnête pour une nuit de travail.

Il bouclait des courroies sur une des valises.

— Il ne nous reste plus guère de temps, dit Stabb.

Je vis alors ce qui bougeait, là-bas, dans les broussailles. Un renard. Aux Diables !

Je me redressai et me tournai vers Heller. Je lui tendis la main mais il ne la prit pas. En fait, il me présentait une lettre.

— Rendez-moi un service, voulez-vous ? Expédiez ça. J’ai promis de le tenir au courant.

Je pris la lettre et la glissai dans ma poche. J’étais bien trop pressé de le voir disparaître pour prêter attention à ça.

— Eh bien, Jettero, bonne chance. A vous de jouer.

Il sauta au sol avec les deux grosses valises et s’éloigna en boitillant sous le clair de lune.

Bye-bye, Heller, me dis-je. J’espère que tu te feras un tas de copains dans ta cellule !

— On décolle ! lança Stabb.

Je me mis à l’écart. L’ingénieur en second bondit hors du sas avec une machine dans la main. Stabb fit monter le remorqueur à environ deux mètres du sol et le stabilisa pendant que l’ingénieur promenait la machine autour de lui pour redresser les herbes qui avaient été écrasées par le poids du vaisseau. Puis il lança son engin dans le sas et le copilote l’aida à remonter à bord. Ensemble, ils fermèrent les écoutilles.

— Est-ce que vous avez l’ordre d’empêcher notre vaisseau de quitter ce système solaire ? me demanda alors Stabb.

En vérité, oui. Cet ordre m’avait été signifié par le pilote-assassin. Mais je n’avais pas intérêt à révéler à Stabb que son vaisseau était réduit à l’impuissance.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Il vient de prendre le chronoviseur qui se trouvait sur le tableau de bord. Et s’il y en a un autre, on ne peut pas l’avoir parce qu’il a bloqué toutes ses cabines et ses placards. Même avec un éclateur, on n’arriverait pas à les ouvrir ! Et sans chronoviseur, impossible de regagner l’espace. Mais je me suis dit que ça devait être sur votre ordre, puisque vous avez précisé de lui donner ce qu’il réclamait.

Et alors ? Peu importait après tout. Se faire descendre dans ce (bip) de remorqueur ?

Stabb, sans rien ajouter, nous fit grimper à la verticale.

A présent, il s’agissait de regagner la base et de nous y poser avant que le jour se lève.

Stabb poussa les moteurs auxiliaires au maximum.

Je jubilais.

J’étais débarrassé d’Heller !

Je brûlais de me retrouver devant mon écran pour voir tout ce qui allait lui arriver. Pauvre (enbipé) ! Après tous les ennuis qu’il m’avait causés !

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