Chapitre III AU-DESSUS DE TORMANS

« Vitesse équatoriale de la planète, gamma 1, 1/16, période de révolution, 22 heures terrestres… » annonça le Totalisateur articulant distinctivement les mots, comme le font les robots. Le récepteur du journal de bord dévidait l’énorme ruban des enregistrements. Les automates de « La Flamme sombre » observaient minutieusement Tormans, ne laissant échapper aucun détail.

— La quantité d’acide carbonique dans les couches inférieures de l’atmosphère est étonnante, dit Tor Lik. Et combien y en a-t-il encore en dissolution dans les océans ! Cela ressemble à l’ère géologique paléozoïque[14] de la Terre, lorsque l’acide carbonique n’était pas encore partiellement lié aux processus de formation du carbone.

— L’effet orange ? s’informa Sol Sen.

— Le climat, ici, est généralement doux et régulier. L’équateur de Tormans se trouve « à la verticale » par rapport à celui de la Terre, c’est-à-dire qu’il est perpendiculaire à la surface de l’orbite et que l’axe de révolution est confondu avec la ligne d’orbite…

— La pénurie d’eau peut réduire à néant ces avantages, dit Grif Rift prenant part à la conversation après avoir lu les courbes du sondage effectué à la surface. L’étendue des océans occupe cinquante cinq centièmes, mais la différence médiane des oscillations est de un à deux kilomètres selon la profondeur.

— Cela ne prouve pas en soi le manque d’humidité, dit Tor Lik ; il nous faut établir le bilan d’évaporation, de saturation des vapeurs d’eau, la répartition des courants du vent. Par un tel climat, il ne faut pas s’attendre à de grosses réserves de glace aux pôles, nous n’en verrons même pas. Il n’y a ni front polaire ni, d’ailleurs, déplacement important des masses d’air.

Ils continuèrent à travailler, jetant de temps en temps un coup d’œil sur la trappe de visibilité que Ghen Atal avait ouverte pour eux. Traversant les murs épais du vaisseau, la trappe, terminée par une large baie en yttrium transparent, permettait, grâce à un système de réflecteurs, d’examiner à l’œil nu la planète que l’on voyait se déplacer imperceptiblement au-dessous de l’astronef. « La Flamme sombre » accomplissait sa rotation à une altitude de 22 000 km et à peine plus lentement que la planète ; il était donc commode d’observer la surface de Tormans. Le tapis nuageux qui, au début, avait semblé aux Terriens étrangement dense abondait en larges éclaircies à l’équateur, éclaircies à travers lesquelles on apercevait des mers couleurs de plomb, des plaines brunes ressemblant à des steppes ou à des forêts, des crêtes jaunes et des massifs montagneux effondrés et peu élevés. Les observateurs s’habituèrent petit à petit à l’aspect de la planète, et la plupart des détails des photographies devinrent compréhensibles.

Tormans avait des dimensions pratiquement identiques à celles de la Terre et lui ressemblait en de nombreux traits d’ordre planétaire, mais elle s’en différenciait profondément par les détails de sa planétographie. Si les mers occupaient à l’équateur une place importante, les continents étaient rapprochés des pôles. Séparés par des détroits méridionaux, ou plus exactement par des mers, les continents formaient deux sortes de couronnes de quatre segments chacune, qui s’élargissaient vers l’équateur et se rétrécissaient vers les pôles, comme l’Amérique du Sud sur la Terre. Vue de loin et d’en haut, la surface de la planète donnait une impression de symétrie très différente de la Terre et des contours compliqués de ses mers et de ses terres. Entre les grands fleuves qui coulaient généralement du pôle à l’équateur et se jetaient dans l’océan équatorial ou dans son golfe, apparaissaient de larges étendues de terre non irriguée, vraisemblablement des déserts.

— Qu’en dit le planétologue ? Est-ce une planète sauvage ? demanda Sol Saïn en clignant des yeux comme à son habitude.

— Pas du tout ! répondit Tor Lik d’un air sérieux. Elle est plus ancienne que notre Terre, mais ses rotations sont plus rapides. C’est pourquoi l’ondulation polaire des continents a avancé plus vite et est allée plus loin que chez nous. La symétrie, ou plus exactement la ressemblance entre les deux hémisphères, est une coïncidence. Les fonds de Tormans sont, sans doute, plus calmes que ceux de la Terre : ni élévation, ni dépression aussi accentuées, peu ou pas de volcans en éruption, très faibles tremblements de terre. Tout cela est homogène, mais ce qui est le plus étonnant…

— C’est la concentration d’acide carbonique malgré une forte teneur en oxygène ? s’écria Grif Rift.

— Les Tormansiens ont brûlé beaucoup trop de combustible naturel. Il nous sera difficile de respirer et il nous faudra éviter les gouffres profonds du relief. Par contre, la mer saturée d’acide carbonique est transparente comme aux époques les plus anciennes de la Terre… avec, sans doute, une masse sédimentaire calcaire au fond. Tout cela n’influe pas sur le chiffre de la population indiqué par les Céphéens il y a deux cent cinquante ans…

— C’est vrai que les contradictions entre la planétographie et la démographie sont nombreuses, concéda Grif, mais il ne faut peut-être pas essayer de les résoudre avant de descendre à une orbite plus basse. Puisqu’ils n’ont pas de satellite artificiel, rien, sinon le risque d’être découverts, ne nous empêche de survoler la planète à l’altitude que nous voulons.

— D’autant plus que nous avons déjà pris tout ce qu’il nous fallait depuis la première orbite, reprit avec force Tor Lik.

— Tchedi et Faï sont encore occupées. Nos linguistes ont réussi à se procurer des textes suffisamment longs pour élucider la structure de la langue d’après la méthode de Kam Amat. Faï Rodis veut que, lorsque nous approcherons de la planète, nous suivions les émissions de télévision, afin de comprendre la langue de Tormans.

— Naturellement ! Il faut éviter les fausses associations qui créent des clichés tenaces empêchant la compréhension.

— Vous, les planétologues, on ne vous a pas si mal préparés ! Même au point de vue psychologique !

— On a depuis longtemps remarqué que les physiciens-cosmologues auraient une formation imparfaite, s’ils se cantonnaient uniquement dans leur sphère. Des erreurs dangereuses ont été commises, parce que l’homme n’était pas considéré en tant que facteur de l’échelle planétaire. Maintenant, on y fait attention, dit Tor Lik en se levant et en arrêtant la marche paresseuse du ruban jaune.

— Et vous avez, de plus, parfaitement réussi dans votre spécialité. À peine aviez-vous fini les Exploits d’Hercule que vous avez inventé le bolomètre à gypse et, qu’avec l’aide d’un satellite, vous avez découvert cette gigantesque zone de métaux cuivreux à propos de laquelle les géologues discutent encore aujourd’hui comme d’une exception rarissime.

Le jeune planétologue rougit de plaisir et ajouta pour cacher son trouble :

— Et cette exception gît à une profondeur de deux cents kilomètres, presque sous le Bouclier de Sinius !…

Le planétologue n’eut pas longtemps à attendre. Quelques jours plus tard (les nuits étaient beaucoup plus courtes à cette altitude), « La Flamme sombre » glissa insensiblement sur une orbite, dont l’altitude était de moitié inférieure au diamètre de Tormans et augmenta sa vitesse relative, afin de ne pas dépenser trop d’énergie.

Tchedi et Faï Rodis avaient garni la salle ronde d’hypno-tableaux de la langue de Tormans. Chaque membre de l’équipage, une fois son travail normal terminé, entrait là et s’absorbait dans la contemplation des schémas. En même temps qu’il écoutait le son des mots, il en enregistrait inconsciemment le sens. Ce n’était pas une langue si étrangère que cela, car la sémantique et son aldéologie ressemblaient beaucoup aux langues anciennes de la Terre avec un mélange étonnant de mots d’Asie orientale et d’anglais – langue largement répandue à la fin de l’EMD. Comme celle de la Terre, la langue de Tormans était planétaire, mais certains dialectes subsistaient dans les différents hémisphères de la planète et il fallut donc imaginer des noms conventionnels analogues aux noms de la Terre. On donna le nom d’Hémisphère Nord à l’hémisphère tourné en avant selon la rotation de Tormans ; celui tourné dans l’autre sens, vers l’arrière, fut appelé Hémisphère Sud. Comme on l’apprit plus tard, les astronomes de Tormans leur avaient donné les noms d’Hémisphère de Tête et d’Hémisphère de Queue : Hémisphère de Vie et Hémisphère de Mort.

L’universalité de la langue simplifia le travail des chercheurs, mais le changement dans la hauteur du son ainsi que la prononciation nasale tantôt ralentie, tantôt accélérée s’avérèrent bien plus difficiles que la prononciation terrienne à l’accent clair et net.

— Pourquoi ? grommela Grif Rift, le moins avancé des élèves de Tchedi. Pourquoi ne peut-on pas exprimer les nuances de la pensée par un mot supplémentaire au lieu de hurler, de crier ou de miauler ? N’est-ce pas un retour à nos ancêtres, ceux qui sautaient de branche en branche ?

— Pour certains, il est plus simple de prononcer le même mot de façon différente et d’en changer ainsi le sens, rétorqua Tivissa « miaulant » en virtuose, selon l’expression du commandant.

— Et il m’est plus facile à moi de me souvenir de dizaines de mots que de hurler au milieu ou à la fin d’un mot déjà connu, dit Grif maussade et mécontent, qu’il y ait cent ou cent cinquante mille mots, n’est-ce pas la même chose ?

— Ce n’est pas la même chose, lorsque l’orthographe ne correspond pas du tout à la prononciation, ce qui est le cas chez les Tormansiens, affirma Tchedi avec autorité.

— Comment une divergence aussi absurde a-t-elle pu exister ?

— Un conservatisme imprévoyant en est la cause. Le même phénomène a été également observé chez nous, avant l’introduction d’une langue mondiale et avant la rationalisation des divergences, grâce aux machines à traduire. La langue s’était modifiée et enrichie lors du développement accéléré de la société, mais l’orthographe était restée au même niveau qu’avant. Pire encore on s’était obstiné à simplifier l’orthographe et à rendre la langue plus facile pour les paresseux ou les gens bornés au moment même où le développement général exigeait une complexité accrue.

— Et il s’en est suivi une perte de la richesse phonétique de la langue ?

— Pas forcément. Le processus a été, au fond, plus complexe. Par exemple, pour chaque peuple de la Terre, le développement de la culture a enrichi la langue quotidienne dans l’expression des sentiments, la description du monde visible et des souffrances intérieures. Puis, avec la division du travail est née une langue professionnelle, technique qui s’est enrichie au cours du développement de la technique jusqu’à ce que le nombre de mots techniques excède celui de la langue émotionnelle qui s’est, au contraire, appauvrie. Et je soupçonne la langue de Tormans d’être au moins aussi pauvre que ne l’était la nôtre à la fin de l’EMD, et même encore plus.

— Cela implique-t-il la supériorité de la vie professionnelle sur les loisirs ?

— Aucun doute là-dessus. Chaque homme consacrait peu de temps à l’art, aux sports, aux études : ou simplement aux relations avec autrui. Il y consacrait beaucoup moins de temps qu’à ses obligations envers la société et qu’aux affaires indispensables à sa vie. Peut-être y a-t-il autre chose : l’incapacité d’utiliser ses loisirs pour s’instruire soi-même et se perfectionner. Ce ne sont que les signes d’une mauvaise organisation et d’un bas niveau de conscience sociale. Faï Rodis dit que les textes des émissions télévisées de Tormans sont aussi dépourvus de sens que les nôtres aux périodes anciennes de l’Histoire de l’EMD, lorsque les bulletins quotidiens d’information radio, télévisée ou écrite dans des journaux de mauvais papier, ne comportaient pas plus de 3/5e d’information utile. De plus, Rodis pressent, d’après la grande quantité de stéréotypes sémantiques, que l’écriture de la planète a un niveau assez bas de développement. Mais nous ne l’avons pas encore vue, n’ayant fait que déchiffrer la langue d’après les enregistrements des machines à mémoire.

— On doit encore apprendre à écrire ? plaisanta Vir Norine en soupirant. Combien de temps devrons-nous encore tourner au-dessus de Tormans ?

— Plus très longtemps, dit Tchedi pour le calmer. Ce sera plus intéressant maintenant. Olla Dez a commencé aujourd’hui l’écoute des émissions télévisées et il est vraisemblable que, pas plus tard que demain nous verrons comment vivent les habitants de Tormans.

Effectivement, ils virent. La télévision de Tormans n’avait pas atteint la technique eidoplastique extrêmement précise de la Terre, mais les émissions étaient claires avec une belle gamme de couleurs.

L’équipage de « La Flamme sombre », à l’exception du personnel de garde, s’installa devant les immenses stéréoécrans et observa, des heures durant, la vie inconnue. Les gens de Tormans ressemblaient tellement aux Terriens qu’aucun doute ne pouvait plus subsister quant à la justesse de l’hypothèse des historiens sur le destin des trois astronefs de l’EMD. Un sentiment étrange envahit les Terriens c’était comme s’ils regardaient leurs propres séries de films sur des thèmes historiques. Ils virent des villes gigantesques, éparpillées sur la planète, sortes d’entonnoirs aspirant la masse principale de la population ; les gens de Tormans vivaient dans des immeubles étroits à plusieurs étages, au-dessous desquels s’effectuait, dans des labyrinthes souterrains, le travail technique quotidien. Chaque ville, bordée d’une ceinture de buissons étiolés, était coupée de grandes routes tentaculaires qui s’étendaient jusque dans de vastes champs cultivés de plantes pareilles aux fèves de soja et aux pommes de terre de chez nous. Les villes les plus importantes étaient situées en bordure de l’océan équatorial, dans les zones des deltas fluviaux, là où le sol pierreux servait de fondation aux grands édifices. Loin des fleuves et des champs cultivés, d’immenses superficies de terre étaient couvertes de steppes desséchées à la rare végétation herbacée et aux maquis broussailleux, uniformes et infinis.

Dans les zones de terre cultivée, l’absence de village stable était frappante. Quelques constructions tristes, longues et basses fatiguaient les yeux par la répétition d’une uniformité générale aussi bien dans l’Hémisphère de Tête que dans celui de Queue et restaient à proximité des grandes villes et des concentrations moins importantes de population. De lourdes machines se déplaçaient dans la poussière, travaillaient le sol ou moissonnaient, et, de non moins lourds attelages filaient bruyamment et à toute allure sur les routes larges et nues.

Les observateurs terriens comprirent pourquoi ces voitures énormes étaient si bruyantes, lorsqu’ils s’aperçurent que ce fracas provenait tout simplement d’une construction défectueuse des moteurs et de l’ajustage peu soigné des pièces.

Heure après heure, n’osant rompre le silence afin de ne pas gêner leurs camarades, les habitants de la Terre observèrent la vie de la planète lointaine, abasourdis par la masse d’impressions premières. De temps en temps, l’un ou l’autre des membres de l’équipage de « La Flamme sombre » se levait et s’éloignait dans la partie de la salle ronde où, derrière une cloison mince, de la nourriture était servie sur une longue table. Là, tout en échangeant leurs impressions, ils mangeaient, puis retournaient devant leurs écrans, craignant de manquer ne serait-ce qu’une heure des émissions de Tormans, non pas de Tormans d’ailleurs mais de Ian-Iah, comme s’appelait la planète dans la langue de Tormans. Toutefois, ces derniers mois, le nom de Tormans était tellement ancré dans l’esprit des membres de l’expédition – car il avait orienté l’essentiel de leurs réflexions – que les Terriens continuaient à l’appeler ainsi.

Ils firent connaissance avec la ville principale de la planète, dont le nom traduit dans la langue de la Terre, signifie Centre de la Sagesse.

Mais surtout l’hypothèse de Faï Rodis se révéla exacte : l’écriture de Tormans était un système de signes compliqués – des idéogrammes – qui exigerait beaucoup de temps même pour l’esprit fin des Terriens avant d’être maîtrisé. Il existait, heureusement, un ensemble simplifié de signes écrits, utilisé dans la vie quotidienne qui permettait, dans une langue allégée, d’imprimer les informations. De nouveaux tableaux garnirent les murs de la salle ; ils les garnirent, car le tracé des signes correspondait au sentiment esthétique de l’équipage de l’astronef. Leurs entrelacements complexes ressemblaient à d’élégants dessins abstraits. Les textes étaient écrits soit en noir sur papier jaune vif, soit en vert foncé intense sur fond bleu pâle.

— Comme c’est beau par comparaison à la simplicité de notre alphabet linéaire, s’écria Olla Dez. Peut-être conviendra-t-il, au retour, de montrer l’alphabet de Tormans au CPU – Conseil des Perfectionnements Universels !

— Je ne le pense pas, répondit Faï Rodis. On a déjà utilisé des alphabets de ce genre sur la Terre pendant de nombreux siècles. Les conservateurs de tous les temps et de tous les peuples ont défendu la supériorité de ces alphabets sur des écritures purement phonétiques dans le genre de celles qui sont à l’origine de notre écriture linéaire. Ils voulaient prouver que ces signes étant des idéogrammes, se lisaient en unité de pensée avec les peuples parlant différentes langues…

— Et, reprit Olla Dez, les lettres sont devenues non seulement des signes abstraits, mais les symboles mêmes d’une pensée concrète. Voilà pourquoi ils sont si nombreux !

Tchedi Daan ajouta :

— Voilà pourquoi, ils sont si peu nombreux par rapport au volume total de la pensée humaine qui s’élargit de façon exponentielle.

— Vous avez eu raison de remarquer la contradiction essentielle, affirma Faï Rodis. Rien ne se fait en vain, et les avantages des idéogrammes sont peu de chose par comparaison au développement de la culture et de la science. En revanche, les inconvénients sont renforcés au centuple ; pensée figée, entraînant un retard de la réflexion et ralentissant son développement. Une belle lettre compliquée, exprimant des milliers de nuances de la pensée, là où il en faut des millions devient un archaïsme, semblable aux pictogrammes des gens de l’âge de pierre, d’où elle est sans doute issue.

— Je me suis rendue depuis longtemps, Faï ! dit Olla Dez en riant. Au CPU, on m’aurait déclarée partisane de la pensée de l’âge des cavernes. Je vous remercie de m’avoir sauvée de l’infamie !

— Ce n’est pas en vain que le CPU vous aurait traitée sans pitié, répondit Faï Rodis sur le même ton. La majorité de ce Conseil est composée d’hommes, donc, de sceptiques. En face de personnes de notre sexe, surtout avec vos données, la combinaison est instable.

— Vous plaisantez, dit Tchedi sérieusement, mais il me semble qu’une aussi longue existence des idéogrammes sur Tormans est tragique. C’est le retard inévitable de la pensée…

— Plus exactement, l’état arriéré du progrès et l’archaïsme des formes, corrigea Rodis. L’état arriéré sous-entend une comparaison. Avec qui ? Si c’est avec nous, alors, à quel niveau historique ? Notre niveau actuel est beaucoup trop élevé. Il y a eu, jadis, des siècles de vie plaisante, sensée, amicale, de connaissance avide du monde, de bonheur de s’enrichir par la beauté et la joie. Qui de nous aurait refusé de vivre en ce temps-là ?

— Moi, s’écria Vir Norine. Nos ancêtres en savaient si peu. Je n’aurais pas pu…

— Moi non plus, approuva Faï Rodis, mais l’océan illimité de la connaissance s’étend aussi devant nous, comme il le faisait devant eux. Il n’y a pas de différence émotionnelle. Mais la dignité personnelle, les rêves et l’amour, l’amitié et la compréhension, tout ce qui nous a formé et éduqué ? En cela, nous sommes semblables. Pourquoi, alors refuser à Tormans un niveau identique ? Simplement à cause d’une écriture rétrograde ? La preuve la plus importante de la tormansité tombe. Nos démogrammes ne confirment pas les chiffres colossaux de population calculés par les Céphéens. Mettons-y bon ordre.

— C’est invraisemblable ! dit Grif Rift en hochant la tête. Pour tout le reste, les Céphéens se sont montrés bons planétologues. Cette erreur est due soit à…

— Une chute rapide des effectifs, acheva Faï Rodis. Peut-être. Mais alors, elle serait due à une catastrophe et nous n’avons rien remarqué de particulier.

— Pas forcément une catastrophe, remarqua Tivissa Henako.

— Depuis l’époque de la visite des Céphéens, plus de deux cent cinquante ans se sont écoulés. Prenons la longévité moyenne, celle du début de l’ERM, soit soixante-dix ans. En une période égale à quatre fois la longévité, la population de Tormans a pu diminuer de façon encore plus significative ou, au contraire, s’accroître, pour des raisons proprement intrinsèques. Les raisons intrinsèques, à mon avis, découlent de l’aspect si terrible de la catastrophe, dit Tchedi. En attendant, la planète Ian-Iah vue à travers ses émissions télévisées ne me plaît pas du tout.

Comme pour justifier les paroles de Tchedi, des profondeurs du stéréo-écran se fit entendre une musique mélodique entrecoupée, de loin en loin, de coups et de hurlements discordants. Les Terriens virent une place recouverte d’une matière semblable à du verre brun, en haut d’une colline. Un sentier en verre traversait la place et conduisait à un escalier de même matière. Une terrasse, garnie de grands vases et de piliers imposants en pierre grise, menait en quelques marches à un édifice de verre, étincelant sous le soleil rouge. Un fronton délicat s’appuyait sur des colonnes basses, dont les pilastres en métal jaune vif étaient bizarrement assemblés. Une légère fumée s’échappait de deux vasques noires à l’entrée.

Sur le sentier de verre s’avançaient de nombreux jeunes gens. Ils agitaient de courtes baguettes avec lesquelles ils tapaient sur des disques sonores. Certains d’entre eux portaient, sur des courroies jetées sur l’épaule, des petites boîtes rouges garnies d’or, réglées sur une seule et même musique qui, selon les Terriens, aurait pu entrer dans le spectre bleu-vert. La musique de Tormans qu’ils avaient entendue jusqu’ici appartenait uniquement à l’éventail rouge ou jaune des tonalités et des mélodies.

La caméra de télévision approcha des passants et choisit au milieu de la foule deux couples qui regardaient leurs compagnons, puis la ville, avec un mélange étrange d’angoisse et de crânerie. Ils portaient tous les quatre des pèlerines jaune vif, ornées de serpents noirs recourbés, à la gueule béante. Chaque homme donnait la main à sa compagne. Poursuivant leur marche vers l’escalier, ils se mirent soudain à chanter, ou plus exactement, à se lamenter d’une voix aiguë et toute l’assistance reprit le chant.

Tchedi Daan, Faï Rodis et Tivissa Henako qui maîtrisaient la langue de Tormans mieux que les autres se mirent à écouter avec beaucoup d’attention. Le filtre spécial d’enregistrement du son commença à chanter, modulant le discours rapide et indistinct.

— Ils chantent la mort précoce qu’ils considèrent comme l’obligation essentielle de l’homme envers la société ! s’écria Tivissa Henako.

Faï Rodis, silencieuse, penchée comme à son habitude sur l’écran, fut frappée par ce qu’elle voyait. Tchedi Daan se couvrit le visage de ses mains, répétant rapidement le chant retransmis, dont la mélodie plut tout d’abord aux Terriens.

« La haute sagesse est d’aller à la mort en pleine force et santé, évitant ainsi la tristesse de la vieillesse et les inévitables souffrances de l’expérience de la vie…

Ainsi s’en vont, dans la nuit chaude, après l’assemblée du soir, les amis…

Ainsi s’en vont-ils dans l’air frais du matin, après une nuit passée auprès de leurs bien-aimées, fermant doucement la porte du jardin florissant de la vie.

Et les hommes puissants – soutiens et défenseurs – avancent et referment le portail. Un dernier coup retentit dans les souterrains obscurs du temps, qui cachent aussi bien le passé que le futur… »

Tchedi coupa la traduction et, jetant un regard étonné à Faï Rodis, ajouta :

— Ils chantent que la mort est un devoir, lorsqu’on a vingt-six ans ! On accompagne ces quatre personnes au Temple de la Mort Douce.

Oubliant les convenances, Olla Dez s’écria avec indignation :

— Comment une telle société peut-elle exister ? Plus les structures sociales et la société sont élevées, plus tard l’homme atteint la maturité.

— Et c’est pourquoi, nous autres biologistes, – même à l’époque ancienne de l’EMD – avons toujours considéré que notre but essentiel est le prolongement de la vie, de la jeunesse plus exactement, dit Neïa Holly sans quitter du regard la procession de Tormansiens qui montait l’escalier.

— Chez nous, la complexité de la vie et l’étendue des informations sont telles que, jusqu’aux Exploits d’Hercule, l’homme est considéré comme un enfant. La jeunesse se prolonge pendant vingt ans encore et la maturité ne commence que vers quarante ans. Puis, nous avons devant nous soixante ans ou même un siècle de maturité, de pleine énergie, de puissance de travail et de compréhension de la vie. Au lieu de dix ou vingt ans, comme dans l’Ancien Temps. Autrefois, l’homme considérait qu’il était vieux vers quarante ans. J’aurais été vieille, dit Faï Rodis.

— Et l’homme mourait en ignorant tout de la beauté et de la variété du monde ! rappela Vir Norine, troublé. Mais en ces temps-là où 90 % des gens ne savaient même pas lire, cela n’a rien d’étonnant. Une vie longue était un fardeau et n’était tout simplement pas souhaitée. On appelait ceux qui mouraient jeunes, les aimés des dieux. Mais Tormans a une civilisation technique assez élevée. Comment peuvent-ils abattre des arbres qui n’ont pas encore donné de fruits ? C’est insensé et criminel !

— Vous oubliez, Vir, fit remarquer Rodis, que nous ne sommes en présence ni d’une société communiste, ni même d’une société socialiste, mais d’une structure de classe. À mon avis, la coutume monstrueuse de la mort précoce a un rapport direct avec la surpopulation et l’épuisement des ressources de la planète.

— Je comprends, dit Tchedi, la mort n’est pas précoce pour tous !

— Oui. Ceux qui dirigent le progrès technique doivent vivre plus longtemps, sans parler des dirigeants. Ceux qui meurent sont ceux qui ne peuvent rien donner d’autre à la société que leur propre vie et un travail physique simple, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas aptes à recevoir une instruction poussée. Dans tous les cas, Tormans est divisée en deux classes ceux qui sont instruits et ceux qui ne le sont pas ; au-dessus, se trouvent les dirigeants et quelque part, au milieu, les artistes amuseurs, embellisseurs et justificateurs.

— Eux non plus ne meurent pas à vingt-cinq ans ! s’écria Olla Dez.

— Non, bien sûr. Cependant, répondit Faï Rodis, la longévité n’est pas beaucoup plus grande pour les artistes dont on exige jeunesse et beauté.

À ce moment, on entendit au TVP de l’astronef, une musique perçante au rythme sauvage alternant avec des chants de marche, c’est-à-dire des chants qui s’accordaient avec l’allure cadencée de la foule. Les sons perçants des instruments invisibles rompirent le fil à peine perceptible de la mélodie saccadée et agitée. Le film commença.

Sur de vastes steppes à l’herbe haute, s’avançaient de lourdes voitures attelées de ruminants à cornes et à quatre pattes, semblables à certains ruminants de la Terre, mais ce n’étaient ni des antilopes ni des taureaux. Juchés sur des animaux à pattes plus longues qui faisaient penser aux cerfs, des Tormansiens hâlés – jusqu’à en être noirs – galopaient, agitant des haches ou des mécanismes analogues aux armes à feu de jadis. Les cavaliers repoussaient vaillamment une meute de carnassiers rampant aux courtes pattes, horribles serpents aux grandes gueules rétrécies sur les côtés. Parfois, ces mêmes cavaliers attaquaient les attelages, tirant en plein galop. Les escarmouches entraînaient la perte tantôt d’une caravane qui avançait dans la steppe, tantôt celle des assaillants, tantôt la perte des uns et des autres simultanément.

Les Terriens comprirent rapidement qu’ils regardaient un film sur l’installation des Tormansiens sur la planète. On ne voyait pas clairement qui étaient les bandits assaillants. On ne pouvait supposer qu’il s’agissait des aborigènes de la planète, car ils ne se distinguaient en rien des immigrants.

Des films, des mises en scène et des tableaux sur les thèmes du passé héroïque et de la conquête de la nouvelle planète, l’équipage de « La Flamme sombre » eut l’occasion d’en voir beaucoup. Luttes sauvages, courses, meurtres alternèrent avec une vision pauvre et plate de la vie spirituelle. Partout et toujours, triomphaient des jeunes gens doués des qualités particulièrement prisées dans ce monde de distractions illusoires : combativité, force, rapidité de réaction, capacité de tirer avec des armes primitives, qui avaient la forme d’un tube par lequel s’échappait un fragment pesant de métal, grâce à la force de dilatation des gaz.

Des thèmes analogues se répétèrent avec des variantes diverses et, très rapidement, les Terriens en eurent assez. Ils continuèrent pourtant à regarder les films, car des passages de la longue chronique du temps passé se trouvaient fréquemment disséminés dans le sujet le plus stupide. On voyait à travers ces vieux extraits le portrait de la vie vierge et riche de la planète non corrompue par la main de l’homme. Ainsi avait été la Terre de la préhistoire, mais avec une vie animale et végétale encore plus puissante. Le tableau désormais connu de l’histoire de la Terre, au temps de la colonisation de l’Amérique par la race blanche se répétait. À la périphérie, les pionniers libres, rétifs, refusant les lois ; dans les centres habités, les gardiens de la loi et de l’ordre public. Ensuite, le domptage des pionniers jusqu’à l’étouffement total de la société libre. Ce n’était pas en vain que la capitale de la planète s’appelait la ville du Centre de la Sagesse. Ce nom était apparu au temps des pionniers, lors de la mise en valeur de la planète Tormans.

Au début, les steppes furent plus importantes que les forêts. La nature de Tormans n’engendra pas, comme sur la Terre, d’animaux géants comme les éléphants, les rhinocéros ou les girafes. Les quadrupèdes les plus gros furent des bêtes à corne de la taille d’un taureau moyen, bêtes aujourd’hui disparues. D’énormes troupeaux d’animaux ressemblant aux taureaux ou aux antilopes avaient autrefois envahi les steppes. Les mers peu profondes, chauffées par les rayons du soleil rouge et aux algues abondantes grouillaient de poissons qui ressemblaient aux nôtres d’une façon étonnante.

L’absence de vent violent sur la planète se vérifiait par le fait que, sur les parties élevées de la bordure équatoriale, des arbres d’une taille impensable sur la Terre, avaient autrefois poussé. Dans les zones plus proches des pôles, avaient existé auparavant des marais très étendus, couverts de maquis d’arbres uniformes pareils aux taxodis, n’était la nuance brunâtre de leurs feuilles fines et étroites comme les aiguilles de conifères aplatis.

On trouvait tout cela sur Tormans ainsi qu’en témoignaient sans contestation possible les films pris autrefois. Mais maintenant, les Terriens ne voyaient partout que des champs cultivés, des surfaces infinies de buissons peu élevés, chauffés par le soleil et privés de toute autre végétation. Une poussière dense, soulevée par les vents faibles de Tormans tournoyait au-dessus de ces buissons. Les steppes arides paraissaient plus plaisantes à voir, mais, même là, l’herbe semblait rare et courte et faisait plutôt penser aux zones semi-désertiques jadis répandues sur la Terre dans les zones d’alizés.

Était-il possible que les films sur le passé de la planète calment la nostalgie naturelle des Tormansiens envers leur nature autrefois variée ? La majorité écrasante de la population vivait dans de grandes villes où, sans nul doute, les courses hardies et les tirs dans les vastes steppes, les parties de chasse dans les forêts épaisses sous les étoiles claires et scintillantes, appartenaient à un passé à jamais révolu.

On avait plus de mal à expliquer un tout autre genre de spectacle : de jolies femmes ôtaient une partie de leurs vêtements avec des gestes érotiques et se pâmaient dans les bras des hommes, dans des positions dont la franchise donnait la nausée. Pourtant, pas une seule fois, les Terriens ne virent de totale nudité ou d’érotisme pur, comme c’était si fréquent sur leur planète natale. Ici, on devait obligatoirement cacher une partie du corps, la dissimuler en insistant sur les qualités interdites ou secrètes, dans le but évident d’éveiller une imagination faible ou de donner un goût particulier à des relations sexuelles devenues ennuyeuses et dépourvues d’intérêt.

Cet érotisme spécifique se combinait avec l’obligation – inconnue sur la Terre – de porter des vêtements. Personne n’osait apparaître dans un lieu public ou rester chez soi avec d’autres personnes, autrement que complètement vêtu.

Les femmes portaient le plus souvent d’amples chemises courtes, aux revers étroits, aux manches longues et larges, resserrées d’une souple ceinture généralement noire, des pantalons larges aussi et parfois des jupes longues jusqu’à la cheville. Les costumes des hommes étaient à peu près analogues, mais les chemises avaient des pans plus courts. Seuls les jeunes gens portaient des shorts au-dessus du genou comme ceux des Terriens. Dans les réunions publiques ou dans les fêtes, les vêtements étaient en tissu brillant et façonné, sur lesquels on jetait des manteaux courts ou des capes merveilleusement brodées.

Les habits semblaient confortables et faciles à confectionner. Ils correspondaient au climat de la planète et aux conditions de travail très variées. Le mariage heureux de rouge et de jaune plaisait visiblement à la plupart des femmes et convenait parfaitement au teint hâlé de leurs peaux et à leurs cheveux noirs. Les hommes préféraient le violet foncé et le pourpre et faisaient contraster les couleurs des parements aux manches et aux revers. Une partie des Tormansiens portait sur le côté gauche de la poitrine, au-dessus du cœur, des galons ayant la forme d’un long losange horizontal garni de signes. Comme le fit remarquer Tchedi, un respect particulier entourait ceux qui avaient un losange orné d’une sorte d’œil brillant. Mais, en général, le respect envers autrui semblait absent. Au grand étonnement des astronavigants, on se bousculait sans cérémonie dans la rue, on refusait de laisser passer les gens, on ne venait pas en aide au passant qui trébuchait. Mieux encore, les menus incidents comme les chutes dans la rue provoquaient le rire des témoins occasionnels. Si quelqu’un cassait un objet fragile ou renversait un fardeau, alors, les gens souriaient, comme s’ils étaient contents de ce petit malheur.

Dès qu’un accident avait lieu – les émissions de télévision montraient parfois des accidents de voitures et d’appareils volants – la foule se rassemblait aussitôt.

Les gens entouraient les victimes et restaient là en silence à observer avec une curiosité avide les hommes vêtus de jaune – de toute évidence, médecins et sauveteurs – qui portaient secours aux blessés. La foule augmentait, de tous côtés arrivaient en courant de nouveaux spectateurs et leurs visages exprimaient une curiosité bestiale et avide. Ce qui étonna le plus les Terriens fut qu’ils n’accouraient pas pour porter secours, mais seulement pour regarder. Lorsqu’il s’agissait de retransmissions en direct du stade, de l’usine, des stations d’information, des rues de la ville ou des habitations elles-mêmes, la musique ou la voix du speaker était immanquablement accompagnée d’un hurlement sourd monotone, que les astronavigants prirent d’abord pour une mauvaise retransmission. De toute évidence, on ne se souciait pas de supprimer le bruit sur Tormans. Les moteurs des voitures hurlaient et crépitaient, les appareils volants faisaient trembler le ciel. Les Tormansiens parlaient, sifflaient et criaient fort, absolument sans se gêner. Des milliers de petits postes de radio déversaient dans un hurlement général un mélange discordant de musique, de chant ou simplement de paroles à la modulation retentissante et désagréable. Que les habitants de la planète puissent supporter ce bruit ininterrompu, qui ne s’atténuait qu’en pleine nuit resta une énigme pour le médecin et la biologiste de « La Flamme sombre ».

Se familiarisant peu à peu avec la vie étrangère, les Terriens s’aperçurent d’une bizarre particularité dans la diffusion des informations de la planète. Leur programme était tellement différent du contenu des programmes généraux des émissions de la Terre qu’il nécessita une étude particulière.

On accordait un minimum d’attention aux progrès de la science, à l’art, aux découvertes historiques, choses qui occupaient une place essentielle dans les émissions de la Terre, sans parler de l’absence complète sur Tormans de nouvelles en provenance du Grand Anneau. Aucune information planétaire sur quelque changement que ce fut dans les structures générales, les perfectionnements ou les projets de grandes constructions, l’organisation de recherches importantes. Personne ne soulevait de questions, ni ne les exposait, comme sur la Terre, devant les Conseils, personne ne s’adressait personnellement aux esprits les plus élevés de l’humanité.

Une toute petite place était consacrée à l’examen et à l’étude des nouveaux problèmes de mise en scène théâtrale, suscités par les tournants et les changements de la conscience collective et des mérites personnels. Mais la plus grande partie des émissions était consacrée à des films sur le passé sanglant, la conquête (ou plus exactement la destruction) de la nature, les sports de masse. Il sembla incroyable aux gens de la Terre, que des compétitions sportives rassemblent une telle quantité de spectateurs qui ne participaient même pas aux épreuves, mais que la rivalité entre sportifs excitait de façon incroyable. Ce ne fut que plus tard que les Terriens comprirent le pourquoi de la chose. Aux épreuves sportives participaient des gens soigneusement sélectionnés, qui avaient consacré tout leur temps à l’entraînement opiniâtre et stupide de leur spécialité. Personne d’autre ne pouvait participer à ces compétitions. Les Tormansiens, physiquement et psychiquement faibles comme des petits enfants, étaient en adoration devant leurs sportifs vénérés. Cela semblait drôle et même répugnant. Les artistes occupaient une position analogue. Ils étaient choisis parmi les millions de gens. Les meilleures conditions, le droit de participer aux mises en scène, aux films, aux concerts leurs étaient octroyés. Leurs noms servaient à appâter les nombreux spectateurs qui se battaient pour les places de théâtre, tandis que les artistes eux-mêmes qu’on appelait des « stars » étaient soumis à la même idolâtrie naïve que ces sportifs. La position atteinte par la « star » le – ou la – dispensait de toute autre activité. Aucune autre personne, ayant atteint elle-même un niveau artistique certain, ne pouvait se produire en qualité d’artiste, comme cela se faisait sur la Terre. La marque du professionnalisme étroit s’étendait, en règle générale, sur toute la vie de Tormans, appauvrissant les sentiments des gens en rétrécissant leur horizon. Mais peut-être ces impressions étaient-elles dues au choix des événements et des matériaux d’information. Les astronavigants ne pourraient répondre à cette question que lors du contact direct avec le peuple de la planète.

Dans les émissions de télévision et les informations à la radio, on attachait une très grande importance à un petit groupe de personnes, à leurs faits et gestes, à leurs délibérations et à leurs décisions. Le nom de Tchoïo Tchagass était le plus souvent mentionné. Ses opinions sur différents sujets de la vie publique et, avant tout, sur l’économie, suscitaient un enthousiasme démesuré, et il était reconnu comme la plus haute sagesse de l’état. Était-il possible que les dires de Tchoïo Tchagass, bien qu’éloignés de la clairvoyance véritable du génie capable de saisir un problème dans sa profondeur et son étendue, soient quand même très importants pour les habitants de Tormans ? Comment les voyageurs pouvaient-ils en juger à une altitude de six cent mille kilomètres ?

Faï Rodis et Grif Rift le rappelèrent à leurs jeunes et bouillants camarades aux jugements tranchants.

Curieusement, malgré les informations constantes sur les interventions et les déplacements de Tchoïo Tchagass et des trois autres personnes, ses conseillers les plus proches qui formaient avec lui le Conseil des Quatre, – organe suprême de la planète Ian-Iah – aucun des astronavigants n’avait encore réussi à les voir. Cités plus souvent que les autres, ces personnages semblaient être présents partout et nulle part.

Une seule fois au cours d’une émission sur la ville du Centre de la Sagesse, la foule qui avait envahi les rues et les places, accueillit avec un hurlement d’enthousiasme cinq voitures – aussi lourdes que les blindés d’autrefois – qui se frayaient un passage dans la cohue. Les vitres sombres ne laissèrent rien voir, mais les Tormansiens, saisis d’une psychose collective, se mirent à crier et à gesticuler comme lors des compétitions sportives.

Les Terriens comprirent que ces quatre personnes – Tchoïo Tchagass en tête – étaient les souverains véritables de tout et de tous. Comme c’était courant chez les peuples anciens, les habitants de Tormans avaient des noms identiques et devaient, par conséquent, porter jusqu’à trois noms chacun. On rencontrait parfois des gens ayant deux noms : ils constituaient, apparemment, les classes supérieures de la société. Les noms tormansiens avaient une sonorité qui ressemblait en partie aux noms de la Terre, mais la dissonance des syllabes était difficile à prononcer pour les Terriens. Tchoïo Tchagass, Ghentlo Shi, Kando Lelouf et Zetrino Oumrog, tels étaient les noms des quatre dirigeants suprêmes. Leurs noms, à l’exception de celui de Tchoïo Tchagass, avaient été simplifiés. Les noms de Ghen Shi, Ka Louf, Zet Oug étaient répétés, avec une obsédante monotonie et dans un ordre inchangé, après celui de Tchoïo Tchagass qui sonnait comme l’incantation magique des ancêtres sauvages.

Olla Dez déclara en plaisantant que tous les Terriens avec leurs systèmes de deux noms à l’infinie variété devaient appartenir à la classe supérieure de Tormans.

— Et tu le souhaiterais, tu n’en aurais pas honte ? interrogea Tchedi Daan.

— Je pourrais voir les véritables maîtres, ceux qui ont droit de vie et de mort sur tout homme. Déjà, à l’école du second cycle, j’étais attirée par les romans historiques. Ce qui me plaisait le plus étaient les livres sur les rois tout-puissants, les conquérants, les pirates et les tyrans. Tous les contes de la Terre en sont remplis, quel que soit le pays auquel ils appartiennent.

— Ce n’est pas sérieux, Olla, dit Tchedi. Les plus grandes souffrances de l’humanité ont été causées par ces hommes presque toujours ignorants et cruels. Les deux sont étroitement liés. Dans une société mal structurée, l’homme, ou bien doit développer en lui une mentalité solide et courageuse lui servant d’autodéfense, ou bien, et c’est le cas le plus fréquent, ne peut espérer qu’en une aide extérieure, en Dieu. S’il n’y a pas de Dieu, il croit alors en des surhommes, avec le même besoin d’admirer des guides semblables à des soleils, des dirigeants tout-puissants. Ceux qui ont joué ce rôle sont généralement d’obscurs politiciens qui ont donné à l’humanité le fascisme et rien de plus.

Sans se troubler, Olla Dez dit :

— Il y eut aussi des hommes valeureux et des héros parmi eux. J’aurais aimé rencontrer de tels hommes. Elle croisa les mains derrière la tête et appuya son dos contre le montant du divan en fermant rêveusement les yeux.

Faï Rodis regarda attentivement l’ingénieur des Communications et dit :

— Tchedi a raison sur un seul point. Tous ces souverains agirent sans se soucier des conséquences tragiques de leurs actes. Et je comprends Olla Dez…

— Comment ? s’écrièrent ensemble Tchedi, Vir et Tivissa.

— L’homme de la Terre est si circonspect dans ses actes, qu’au regard des souverains de notre antiquité, il est perdant il n’a pas de signe extérieur de puissance et il est comme un éléphant géant se déplaçant avec prudence devant un cerf effrayé qui fonce tout droit.

— Un souverain… effrayé ? dit Olla en riant. L’un contredit l’autre.

— Et, par conséquent, forme une unité dialectique, conclut Rodis.

Les discussions dans le genre de celle-ci se répétèrent souvent, mais l’étude tranquille de la planète prit fin brusquement.

Une nuit, la personne de faction aux émissions radio – Ghen Atal en l’occurence – donna l’alerte et réveilla Rodis, Grif et Tchedi. Ils se réunirent tous les quatre devant l’écran sombre parcouru seulement par la ligne brillante de l’indicateur et par les sauts de ses oscillations. La machine à traduire était débranchée, puisque les astronavigants comprenaient maintenant les mots qui résonnaient dans la fosse harmonique.

« Communiqué de l’observatoire principal du pôle de Queue, transmis par les stations de contrôle. Autour de notre planète, tourne un corps céleste inconnu – vraisemblablement un vaisseau cosmique. Orbite circulaire, angle de surface équatoriale, 45°, altitude 200, vitesse… »

— Ils savent même calculer l’orbite, marmonna Grif Rift.

« Les dimensions du corps cosmique d’après les premières indications sont nettement inférieures à celles de l’astronef qui nous a rendu visite au Siècle du Sage Refus. Second rapport des stations de contrôle à huit heures du matin. »

— Eh bien, nous voilà fixés, dit Grif Rift, avec une pointe de tristesse, en se tournant vers Faï Rodis. Qu’allons-nous faire ?

Rodis n’eut pas le temps de répondre. Le grand écran s’alluma et le même speaker apparut.

« Communiqué urgent ! Attention ! Ici, la ville du Centre de la Sagesse ! » Le Tormansien parlait d’un ton haché et brusque il semblait aboyer au milieu de la phrase. Il transmit les informations concernant l’astronef et termina : « À dix heures du matin, l’ami du Grand Tchoïo Tchagass, Zet Oug en personne prendra la parole. Écoutez tous la ville du Centre de la Sagesse. »

— Qu’allons-nous faire ? répéta Grif Rift, baissant le son au second passage du communiqué.

— Parler avec Tormans ! Après l’apparition de Zet Oug, nous interromprons l’émission et j’apparaîtrai sur tous les écrans pour demander l’autorisation d’atterrir. Olla Dez s’est préparée à une telle éventualité. Les joues de Faï Rodis s’empourprèrent sous l’effet d’un léger trouble.

Au moment annoncé, tout l’équipage de l’astronef se réunit devant les écrans. Le moment le plus important était arrivé, celui pour lequel ils avaient été envoyés par la Terre, et avaient effectué ce voyage incroyable. Tout dépendait des relations qui allaient s’établir entre les invités, malheureusement indésirables, et les Tormansiens ou, plus exactement leurs dirigeants. Car de la décision de ce petit groupe de gens et, sans doute de Tchoïo Tchagass seulement, dépendaient le « bon vouloir » de Tormans et le succès de l’expédition des Terriens.

La montre placée au-dessus du réflecteur du stéréoécran était à l’heure de la ville principale de Tormans. Faï Rodis, qui s’était retirée quelques instants dans sa cabine, arriva environ un quart d’heure avant l’apparition de Zet Oug. Elle avait sûrement préparé à l’avance la robe qu’elle mettrait. Celle-ci aux couleurs favorites des Tormansiens – rouge mêlé d’orange doré – était faite d’un tissu vaporeux qui en fonçait les teintes.

Ce vêtement soulignait les contours familiers de Faï Rodis et les rendaient plus inflexibles et durs, presque menaçants, tandis que ses gestes harmonieux semblaient être les reflets du soleil rouge de Tormans. Ses cheveux noirs, soigneusement coiffés et bouclés, coupés encore plus court, découvraient entièrement son cou altier. Faï Rodis n’avait mis aucun ornement. Elle s’assit dans un fauteuil devant l’écran, sans échanger la moindre parole avec ses compagnons. L’habituel chant assourdi des appareils de PLE ne troubla pas le silence tendu du vaisseau.

Des coups retentissants, comme frappés sur un énorme bouclier métallique, annoncèrent le début de l’intervention de l’un des dirigeants de la planète. L’écran resta vide un moment, puis apparut un homme de petite taille, vêtu d’une cape rouge brodée de serpents dorés bizarrement enroulés. Sa peau semblait plus claire que celle de la plupart des habitants de Tormans. Une boursouflure malsaine atténuait les rides accusées de part et d’autre de sa grande bouche aux lèvres minces. Ses petits yeux intelligents brillaient avec assurance tout en restant inquiets, comme si le Tormansien avait peur de laisser passer quelque chose. Olla Dez poussa un soupir mécontent et déçu et loucha vers Faï Rodis. Celle-ci resta impassible, comme si les traits de cet homme n’étaient pas une surprise pour elle.

Zetrino Oumrog passa sa petite main sur son front haut et dégarni, sillonné de rides transversales.

— Peuple de Ian-Iah ! Le grand Tchoïo Tchagass m’a chargé de te prévenir d’un danger. Dans notre ciel est apparu un appareil étranger venu des ténèbres et du froid de l’univers. Le vaisseau est dirigé par des forces hostiles. L’état d’exception est décrété sur toute la planète en vue de repousser l’ennemi. Suivons l’exemple de nos ancêtres, dont la sagesse et le courage de la population ont permis, sous le règne de Ino Kaou, de chasser les étrangers indésirables au Siècle du Sage Refus. Vive Tchoïo Tchagass !

— Est-il possible que ce soit tout ? Le souverain a-t-il donné clairement son avis ? murmura Olla Dez derrière le pupitre.

Faï Rodis acquiesça de la tête et Olla tourna à fond le bouton bleu, donnant le maximum de puissance à l’appareil de TVP préparé à l’avance. L’image de Zet Oug trembla, se brisa en zig-zags bigarrés puis disparut. L’espace d’une seconde, Faï Rodis réussit à remarquer une expression de peur sur le visage du dirigeant. Elle se leva et se plaça au centre du point de mire. Elle fixa sans ciller le petit losange du rayon central et, en regardant de côté, put se voir sur les écrans, comme dans un miroir. Devant les Tormansiens stupéfaits, l’image tordue et brisée de Zet Oug fut remplacée par celle d’une belle femme souriante qui leur ressemblait étonnamment et qui avait une voix tendre et forte.

— Peuple et dirigeants de Ian-Iah ! Nous sommes venus de la Terre, planète qui a engendré et nourri vos ancêtres. Les circonstances vous ont éloigné dans les profondeurs de l’espace jusqu’alors inaccessibles pour nous et que nous avons pu vaincre maintenant. Nous sommes venus vers vous en tant que vos parents directs, afin d’unir nos efforts pour améliorer votre niveau de vie. Nous n’avons jamais été les ennemis de quiconque et nous sommes remplis de bons sentiments envers vous. Rien ne nous sépare, et une compréhension totale est possible. Nous demandons l’autorisation d’atterrir sur votre planète pour faire connaissance avec vous, vous parler de la vie sur la Terre et vous transmettre toutes nos connaissances. Notre équipage comprend en tout et pour tout treize personnes qui sont semblables à vous, à peine une poignée de gens par rapport au nombre d’habitants de Ian-Iah. Nous ne présentons aucun danger pour vous. Acceptez de nous recevoir sur votre planète. Nous avons appris votre langue, afin d’éviter des erreurs et des malentendus.

L’écran se couvrit d’une ride grise et resta vide et lisse. Du fond de l’appareil éclata un hurlement à travers lequel parvint la voix maintenant connue du speaker de la ville du Centre de la Sagesse, saccadée et hystérique : « … l’émission… coupez l’émission. »

Faï Rodis échangea un regard avec Grif Rift, recula et reprit sa place. Olla Dez tendit la main vers l’interrupteur, mais Rodis l’arrêta du geste. Penchée vers l’appareil, elle se mit à parler d’une voix forte et sonore sans prêter attention au bruit et au sifflement des parasites.

« L’astronef “La Flamme sombre” appelle le Conseil des Quatre ! Appel au Conseil des Quatre. Nous répétons notre demande d’autorisation d’atterrir. Nous demandons une entrevue à Tchoïo Tchagass, président du Conseil des Quatre. Nous attendrons sa réponse sur la fréquence indirecte de vos émissions de navigation. Nous attendons la réponse ! »

Olla Dez éteignit le TVP. La lueur bleue de l’antenne ellipsoïdale brûlait. Après les cris et les hurlements, un silence de mort régna dans la salle circulaire. Ce fut Rodis elle-même qui le rompit.

— Je ne peux considérer ce début comme un succès, dit-elle soucieuse.

— Je dirai même que la tentative de faire connaissance avec Tormans s’est évanouie, dit Grif Rift avec un maigre sourire.

— En voilà de beaux dirigeants ! s’écria Tchedi révoltée, ils ont peur !

— Comme tous ceux qui ont été nourris de capitalisme et qui sont pénétrés d’une jalousie due à une inégalité forcée ils ont peur de la concurrence ! répondit Faï Rodis tristement.

— C’est-à-dire, interrogea Tchedi, qu’ils ont peur qu’on prenne le pouvoir à leur place ?

— Bien sûr !

— Mais, voyons, c’est cruel et absurde. Que ferions-nous du pouvoir dans un monde étranger ?

— C’est clair pour nous, pour toute la Terre, pour le Grand Anneau, mais il est douteux que beaucoup de Tormansiens le comprennent.

— Alors, pourquoi avons-nous demandé l’autorisation d’atterrir ? Il est évident que nous ne nous comprendrons pas, dit Tchedi en haussant les épaules.

— C’est pour ceux qui pourront comprendre. Et puis, c’est à nous de les comprendre, eux et leurs étranges dirigeants, dit Rodis avec fermeté.

— Et vous arriverez à vos fins ?

— J’essaierai.

Le petit œil bleu brûla des heures durant, mais la planète demeura silencieuse. L’astronef entrait dans la partie nocturne, lorsque Faï Rodis se leva et invita ses compagnons qui n’étaient pas de quart, à aller manger.

Pleins d’énergie, ils entamèrent des plaquettes d’un brun sombre, mélange d’une nourriture assez savoureuse pour contenir l’appétit et assez élastique pour faire travailler les dents robustes et les mâchoires, héritées d’ancêtres se nourrissant de toutes sortes de mets solides et indigestes. Faï Rodis se contenta d’une coupe de KMT épais, boisson vert olive. Grif Rift prit juste quelques gorgées d’eau pure.

Tchedi Daan, restée de quart à l’écoute des émissions télévisées, surveillait la reprise des informations sur toute la planète. Les télécaméras montrèrent les rues et les places de différentes villes de Tormans, des salles de réunion et des auditoriums d’écoles. Partout, des Tormansiens excités gesticulaient, criaient de loin ou se répandaient en flots de paroles, lorsqu’ils étaient tout près des micros. À la question qui leur fut posée « Que doit-on faire de l’astronef ? », ils répétèrent le plus souvent « Nous ne le laisserons pas atterrir, nous le détruirons !… » Un jeune homme vêtu de bleu apparut sur la vaste terrasse d’un édifice qui ressemblait à un observatoire d’astronomie. Le speaker déclara que l’un des Gardiens du Ciel – organisation chargée de veiller à l’inviolabilité de la planète Ian-Iah – allait prendre la parole. Le jeune homme vêtu de bleu hurla :

« Vous avez entendu l’ignoble mensonge de la femme odieuse qui dirige la clique de brigands interstellaires. Avec une impudence sans pareille, elle a osé se dire sœur par le sang de notre grand peuple ! Rien que pour ce blasphème, les étrangers dangereux doivent être châtiés. Nos savants ont depuis longtemps établi et prouvé que les ancêtres du peuple de Ian-Iah sont venus des Étoiles Blanches pour conquérir la planète oubliée et instaurer ici une vie pleine de bonheur et de quiétude… »

Tchedi Daan se laissa entraîner par le discours absurde de l’orateur, prononcé avec une emphase inhabituelle pour les Terriens : tremblements de voix et cris alternaient. Elle ne remarqua pas l’arrivée de Faï Rodis. Celle-ci brancha la machine à traduire. Mais même la machine ne put trouver d’équivalent à « ignoble », « clique », « brigands », « odieuse », « blasphème ». Rodis s’éloigna pour faire des recherches, tandis que Tchedi, recourant parfois à l’agrandissement différentiel, continua à observer dans la foule les visages jeunes et uniquement eux. Ils avaient cette expression impénétrable et coupée du monde que l’on rencontre chez les fanatiques, les gens bornés ou indifférents.

Un soupçon subit incita Tchedi à brancher son bracelet-signal et à appeler Olla Dez. Celle-ci accourut, toute rouge. Elle venait de faire face à une attaque lancée simultanément contre elle par Vir Norine, Tivissa et Neïa Holly à propos de son penchant romantique pour les « souverains ». Faï Rodis entra à sa suite, tenant à la main une feuille où elle venait de recopier des mots du dictionnaire des idées anciennes.

— Avez-vous trouvé les mots énigmatiques ? s’impatienta Tchedi, pressée d’exposer ses propres soupçons.

— Ce sont des injures, c’est-à-dire des mots d’un bas niveau de développement psychologique. Ils sont offensants pour ceux auxquels ils s’adressent.

— Mais pourquoi ? Ils ne connaissent rien de nous !

— Ils appliquent les méthodes de pénétration de l’âme à travers le subconscient, méthodes qui ont été interdites en leur temps chez nous, mais qui étaient largement répandues dans les gouvernements démagogues fascistes et pseudo-socialistes de l’EMD. L’horrible criminel Hitler qui traitait son peuple comme des singes à l’instinct grégaire agissait exactement comme les orateurs tormansiens. Il hurlait et vociférait, devenait cramoisi de rage, vomissait des injures et des paroles de haine, empoisonnant la foule par le venin de ses émotions incontrôlées. « Dans une foule, l’instinct est plus fort que tout et il donne naissance à la foi », telles étaient ses paroles, utilisées plus tard par le régime oligarchique et pseudo-socialiste chinois. On ne discute pas avec ses ennemis, on crie, on leur crache dessus, on les bat et, le cas échéant, on les anéantit physiquement. Vous avez vu par vous-mêmes que les orateurs de Tormans ne procèdent que par bourrage de crâne. Ils ne font pas appel à une pensée courageuse, mais à une absence de pensée tout à fait animale, aussi ces insultes ne doivent pas nous émouvoir, elles sont là juste en tant que procédé d’un système élaboré pour tromper le peuple.

Tchedi se leva et passa devant les écrans muraux et les tableaux de commande, les poings serrés d’impatience.

— Je crois avoir compris, commença-t-elle lentement, j’ai même appelé Olla, avant que vous n’arriviez, pour tenter une expérience.

Rodis et Olla regardèrent Tchedi et attendirent.

— Ils ont un second réseau d’informations planétaires. Celui que nous avons reçu quotidiennement est contrôlé et filtré, comme notre Réseau Mondial. Mais, alors que nous agissons ainsi, afin de sélectionner le plus intéressant et le plus important pour une information de premier ordre, ici, on le fait dans un but tout à fait différent.

— Je comprends, approuva Faï Rodis, on ne montre que ce que veulent les dirigeants de Tormans. Le choix des nouvelles se fait d’après « une impression précise ». Il est possible qu’ils fabriquent eux-mêmes les « nouvelles ».

— Sans aucun doute. Je l’ai deviné en regardant le « mécontentement » du peuple. Des groupes de gens qui disent exactement la même chose, avec une colère feinte. On les recrute dans différentes villes. Mais nous n’avons pas un éventail authentique de gens ou d’opinions, et la population n’en a pas non plus.

— S’il en est ainsi… commença Faï Rodis.

— Il doit exister un autre réseau, poursuivit Tchedi, sur lequel a lieu une information authentique. Les dirigeants ne regardent pas la fausse information, ce serait non seulement inutile, mais encore dangereux pour eux.

— Et vous voulez vous brancher sur le second réseau ? demanda Olla Dez. Pouvons-nous connaître ses paramètres ?

— Rappelez-vous, nous avons surpris les rapports nocturnes des observatoires.

Olla Dez se pencha sur l’appareil de profil d’onde, les aiguilles de son indicateur s’animèrent et, en tâtonnant, donnèrent les canaux des émissions.

Faï Rodis enlaça Tchedi et l’étreignit doucement.

Toujours enlacées, elles regardèrent ensemble l’écran aveugle. Les contours flous ou lumineux des lignes nettes apparaissaient et disparaissaient rapidement. Au bout de quelques minutes, une voix forte se fit entendre, et simultanément, on vit sur l’écran, un vaste local encombré de rangées de tables couvertes de plans et de tableaux. À l’arrière-plan, tout à fait différents de ceux qui manifestaient bruyamment dans les rues, des gens vêtus de marron et de gris foncé étaient réunis en cercle. Ils étaient un peu plus âgés que les jeunes exaltés.

— Je ne comprends pas cette panique, dit l’un d’eux au centre. Il aurait fallu accueillir l’astronef. Pensez seulement à ce que pourraient nous apprendre ces gens qui, de toute évidence, sont plus instruits que nous et qui nous ressemblent tant.

— C’est là qu’est le hic, coupa un autre, car comment parler du mythe des Étoiles Blanches ?

— À qui sert-il maintenant ? dit le premier, en fronçant les sourcils, irrité.

— À ceux qui ont affirmé la vérité indiscutable des livres du grand génie Tsoam, livres qui proviennent des Étoiles Blanches. Mais si nous venons de la même planète que les étrangers, et si tout a tellement changé, alors…

— Assez ! Les Quatre ont des yeux et des oreilles partout… coupa celui qui avait parlé le premier, taisons-nous !

Comme à un signal donné, les gens se séparèrent et s’installèrent à leurs tables. L’œil des télécaméras se dirigea vers un laboratoire équipé sur tout un mur de cellules réticulaires, dans lesquelles grouillait quelque chose de vivant. Dans ce laboratoire, se trouvaient des gens en blouse jaune qui ne parlaient que de l’astronef des Terriens.

— L’extraordinaire s’est enfin produit ! dit une femme aux tresses amusantes, comme celles que portent les jeunes filles sur la Terre. Depuis des millénaires, nous avons nié l’existence autour de nous d’une vie intelligente, d’un haut niveau de culture, ou, du moins, nous pensions qu’elle avait très peu de chance d’exister. Au Siècle du Sage Refus, un seul astronef est parvenu jusqu’ici, et maintenant en voici un second qui est, de plus, habité par nos parents directs. Comment peut-on ne pas l’accueillir !

— Chut… Un vieux Tormansien courbé par l’âge fit signe de se taire exactement de la même manière que sur la Terre.

À nouveau, comme répondant à un ordre tacite, les gens se séparèrent. La caméra se fixa sur une grande salle pleine de machines énormes ayant la forme de colonnes, de tuyères et de chaudières. Et soudain, tout s’éteignit. La lunette bleue de l’appareil s’effaça, une fluorescence verdâtre éclaira la lentille du filtre et une voix aiguë prononça un discours en tormansien. Les Terriens qui s’étaient attardés à table s’empressèrent de rejoindre ceux qui étaient en train d’observer.

— À ceux qui arrivent de la planète étrangère. À ceux qui arrivent de la planète étrangère. Le Conseil des Quatre vous invite à entrer en pourparlers. Prenez la liaison-vidéo à deux sens du canal spécial. Un technicien vous expliquera la mise en circuit.

Le sombre stéréoécran s’alluma à nouveau. Derrière l’étroite caméra, identique à l’appareil automatique TVP ordinaire, se tenait un Tormansien d’âge mûr, vêtu de bleu. Il se mit à parler dans un petit mégaphone placé devant lui et s’efforça d’expliquer aux Terriens les paramètres de la ligne spéciale. En un instant, Olla Dez avait branché le TVP déjà réglé de « La Flamme sombre ». Le Tormansien se rejeta en arrière et s’arrêta, stupéfait, en voyant sur son propre écran les membres de l’astronef.

— L’astronef « La Flamme sombre » est prêt à entrer en pourparlers, dit Olla Dez, avec juste une pointe apparente de solennité, en hésitant un peu sur la prononciation tormansienne.

Le technicien en bleu se remit enfin de sa surprise. Il prononça quelques mots étouffés et indistincts dans le cube à tige souple, écouta la réponse et, un peu pâle, leva la tête.

— Préparez-vous. Choisissez celui d’entre vous qui parle le mieux la langue de Ian-Iah et qui connaît les formules de politesse. Je vous branche sur la Demeure du Conseil des Quatre.

Sur l’écran apparut une pièce immense entièrement drapée d’un tissu lourd qui retombait en plis verticaux, d’un vert sombre comme la malachite. Au premier plan, on voyait une table ronde dont les pieds massifs et sculptés avaient la forme de pattes griffues et sur laquelle était posé un globe opalescent bleu pâle. Quatre fauteuils recouverts du même tissu vert étaient disposés sur un tapis d’un jaune soleil éclatant. Le mur du fond était garni d’une armoire noire aux portes décorées de fins dessins bigarrés, au-dessus de laquelle il y avait une carte astronomique faiblement éclairée. Sur l’armoire, une grande lampe à l’abat-jour bordé d’un galon vert projetait ses feux sur quatre personnes qui, l’air important, se prélassaient dans les fauteuils. Trois d’entre eux se rejetèrent dans l’ombre. Au premier plan était assis un homme grand et maigre, en cape blanche, tête nue, les cheveux poivre et sel taillés en brosse. Sa bouche cruelle ne s’harmonisait pas avec le nez court et retroussé ; il avait des yeux étroits et perçants et des sourcils relevés qui semblaient faire un effort pour comprendre. Mais Olla Dez pouvait être contente : Tchoïo Tchagass donnait l’impression d’être le Maître, et, sans aucun doute, il l’était.

Faï Rodis, portant la même robe rouge-orangé, pénétra dans le champ de l’objectif principal. Tchoïo Tchagass se redressa et regarda longuement la femme de la Terre.

— Je vous salue, quoique vous soyez là sans autorisation ! dit-il finalement.

« Il aurait fallu quelques milliers d’années pour demander une “invitation” et recevoir une réponse » pensa Rodis, et ses lèvres tremblèrent en un sourire ironique à peine visible qui entraîna une réaction immédiate : les sourcils du souverain se haussèrent un peu plus.

— Que celui qui est votre chef et qui est chargé de représenter votre planète explique le but de votre venue, poursuivit-il.

Brièvement et avec précision, Faï Rodis parla de l’expédition, des sources concernant la planète Ian-Iah, de la disparition des trois astronefs de la Terre au tout début de l’ERM. Tchoïo Tchagass écoutait, impassible, penché en arrière, ses pieds chaussés de guêtres blanches appuyés sur un support rembourré. Plus sa pose semblait arrogante, plus les Terriens lisaient clairement le trouble qui se produisait dans l’âme du Président du Conseil des Quatre.

— Je n’ai pas bien compris au nom de qui vous parlez. Vous êtes tous bien trop jeunes ! dit Tchoïo Tchagass, à peine Rodis eut-elle fini sa déclaration demandant qu’on reçoive « La Flamme sombre ».

— Nous sommes les gens de la Terre et nous parlons au nom de notre planète, répondit Faï Rodis.

— Je vois que vous êtes les gens de la Terre, mais qui vous a ordonné de parler ainsi, et non autrement ?

— Nous ne pouvons parler autrement, rétorqua Rodis. Nous sommes ici une fraction de l’humanité. Chaque homme de la Terre aurait pu dire la même chose, mais peut-être l’aurait-il fait avec d’autres expressions ou plus clairement.

— L’humanité ? Qu’est-ce que c’est ?

— La population de notre planète.

— C’est-à-dire le peuple ?

— Le concept de peuple existait chez nous dans l’antiquité, avant que tous les peuples de la planète ne se joignent en une seule famille. Mais si on veut utiliser ce concept, alors disons que c’est au nom du peuple unique de la Terre.

— Comment un peuple peut-il parler à l’insu de ses dirigeants légaux ? Comment une foule inorganisée, à plus forte raison la populace, peut-elle exprimer un avis unique et valable ?

— Qu’entendez-vous par « populace » ? demanda Faï Rodis prudemment.

— La partie de la population qui, incapable d’atteindre un niveau scientifique élevé, est utilisée pour la reproduction et les travaux les plus simples.

— Chez nous, il n’y a ni populace, ni foule, ni dirigeants ; chez nous, la seule loi est ce que désire l’humanité et est exprimé par la somme des opinions. Des machines précises existent pour cela.

— Je ne comprends pas la valeur que peut avoir l’avis d’individus isolés, obscurs et incompétents.

— Chez nous, les individus incompétents n’existent pas. Chaque question importante est étudiée ouvertement par des millions de savants dans des milliers d’instituts scientifiques. Les résultats donnent lieu à une réunion générale. Les questions peu importantes et les décisions y afférant sont prises par les instituts adéquats ou même par quelques personnes, mais sont coordonnées par les Conseils, selon la direction principale de l’économie.

— Mais n’y a-t-il pas d’organe dirigeant suprême ?

— Non, il n’y en a pas. En cas de besoin, dans des circonstances extraordinaires, chaque conseil est souverain selon sa compétence. Les différents Conseils sont Les Conseils de l’Économie, de la Santé, d’Honneur et de Droit, d’Astronautique. Les Académies vérifient les décisions.

— Je vois qu’il règne chez vous une anarchie dangereuse et je doute que les relations entre le peuple de Ian-Iah et vous, soient de quelque utilité. Notre vie heureuse et tranquille peut être détruite… Je refuse de recevoir l’astronef. Remportez chez vous votre anarchie ou continuez à errer dans les gouffres de l’Univers !

Tchoïo Tchagass se leva, en se redressant de toute sa taille et tendit un doigt accusateur vers Faï Rodis. Les trois autres membres du Conseil des Quatre se mirent aussitôt debout, les mains levées en signe d’accord, les paumes ouvertement tendues en avant geste d’approbation et d’enthousiasme à Tormans.

Un peu pâle, Faï Rodis tendit également ses mains en avant, ce qui sur la Terre est un geste d’apaisement.

— Je vous demande de réfléchir quelques minutes encore, dit-elle d’une voix forte à Tchoïo Tchagass. Je dois entrer en liaison avec notre planète, avant d’entreprendre des actions décisives.

— Voilà que les arrivants dévoilent leur visage véritable, dit Tchoïo Tchagass en se tournant vers ses collègues. Plissant ses yeux étroits d’un air menaçant, il ajouta :

— Quelles actions décisives ?

— Celles que la Terre m’autorisera à faire ! Si…

— Mais comment pourrez-vous entrer en liaison ? coupa Tchoïo Tchagass avec impatience. Vous venez juste de parler de distance inaccessible. Ou tout ceci n’est que mensonge ?

— Nous n’avons encore jamais menti à personne. Dans des cas extrêmes, et au prix d’une grande consommation d’énergie, l’espace peut être traversé par le rayon direct.

Les compagnons de Faï Rodis se regardèrent étonnés.

Tchedi Daan commença à ouvrir la bouche, Grif Rift lui pressa l’épaule, lui ordonnant du regard de se taire.

Impassible, Olla Dez s’approcha de Rodis et les regards des quatre dirigeants se concentrèrent sur la nouvelle représentante de la Terre. Olla tendit à Rodis le microphone ordinairement utilisé pour les conversations à l’intérieur du vaisseau et fit passer le cadre du TVP sur l’écran du fond de la salle, là où, généralement, l’équipage de l’astronef regardait les stéréofilms emmenés de la Terre et les représentations eidoplastiques. Pour les astronavigants, il ne fit aucun doute que les deux femmes agissaient selon un plan préétabli.

Faï Rodis se mit à appeler au micro le Conseil d’Astronautique. Les paroles mélodieuses et brèves de la langue terrienne sonnèrent comme une incantation pour les Tormansiens. Les quatre dirigeants restèrent debout, à l’écart de la lumière, et Faï Rodis ne put suivre l’expression de leurs visages sombres.

Sur l’écran de l’eidoplaste en trois dimensions, apparurent les gens de la Terre, tout à fait réels, en couleurs naturelles. Il s’agissait, apparemment, d’un extrait de la chronique représentant la session de l’un des Conseils dans la grande salle.

Tchedi Daan libéra brusquement son épaule des doigts de Grif Rift.

— Quel mensonge indigne ! prononça-t-elle à haute voix.

Faï Rodis ne broncha pas, mais poursuivit, penchée en avant et sans quitter des yeux le souverain de Tormans.

— Je traduis vos questions dans la langue de Ian-Iah. Et elle se mit à parler tour à tour dans la langue de la Terre et dans celle de Tormans.

— Éminents membres du Conseil, je dois vous demander la permission de prendre des mesures extraordinaires. Les dirigeants de Tormans n’ont pas exprimé leur accord et, malgré le désir de nombreux habitants de la planète, ont refusé d’accueillir notre astronef pour des motifs fallacieux et futiles…

— Mensonge ! N’avez-vous pas vu à toutes les émissions planétaires comme le peuple est mécontent et exige que, non seulement on ne vous reçoive pas, mais qu’on vous anéantisse ? interrompit Tchoïo Tchagass d’un ton autoritaire.

— Nous nous sommes branchés sur votre réseau spécial et nous avons entendu autre chose, répondit Rodis imperturbable avant de poursuivre :

« … C’est pourquoi, je vous demande de nous laisser effacer de la planète la ville principale, le centre de l’oligarchie autocratique ou de donner un narcotique de notre choix à la planète toute entière.

Tchoïo Tchagass s’assit au bord de la table, mais les trois autres bondirent en avant, en gesticulant.

Imperceptiblement, Olla Dez déplaça le cadre de l’eidoplaste. Sur l’écran du TVP, le Président du Conseil parlait énergiquement en montrant une carte. Les membres du Conseil acquiesçaient d’un signe de tête affirmatif. On débattait de la construction d’une école d’entraînement pour les futurs explorateurs de Tamas. Vu de loin, on pouvait penser que Faï Rodis avait reçu l’autorisation indispensable.

— C’est inouï ! Je ne peux le supporter ! Tchedi Daan sortit en courant de la salle et se précipita dans sa cabine pour s’y enfermer, souffrant atrocement.

Ghen Atal, Tivissa et Menta Kor allaient sortir à sa suite, lorsqu’ils furent arrêtés par le ton impérieux du discours de Faï Rodis :

— J’ai reçu l’autorisation d’entreprendre une action exceptionnelle. Je vous demande de réfléchir à nouveau. J’attendrai deux heures selon le temps de Ian-Iah.

Faï Rodis se tourna pour sortir du champ de vision principal.

— Arrêtez, s’écria Tchoïo Tchagass. Quelle action vous a-t-on autorisée à entreprendre ?

— Celle que je veux.

— Et qu’avez-vous décidé ?

— Rien encore. J’attends votre réponse.

Rodis coupa la liaison de retour du TVP, laissant les dirigeants de Tormans face à l’écran sombre de leur réseau secret. Ils ne pensèrent pas à le débrancher aussitôt, aussi les Terriens purent-ils observer quelques minutes leurs discussions et leurs mimiques agitées et effrayées.

— La situation est grave ! dit un Tormansien au nez busqué et aux yeux ronds et globuleux.

Les Terriens apprirent plus tard qu’il s’agissait de Ghen Shi, le premier adjoint de Tchoïo Tchagass.

— La puissance des étrangers est manifeste. Même s’ils mentent, l’astronef dispose d’une force énorme et est, sans doute, une arme puissante. Sans lui, personne n’aurait pu accomplir ce voyage vers des planètes inconnues, grommela Zetrino Oumrog, mais l’astronef une fois sur la planète…

— C’est une autre affaire ! dit Tchoïo Tchagass, et il cria quelque chose.

L’écran s’éteignit.

Fatiguée, Rodis se laissa tomber dans un fauteuil, passa plusieurs fois ses mains sur son visage et ses cheveux, de haut en bas, comme si elle se lavait. Grif Rift lui tendit en silence une coupe de KMT, qu’elle prit avec un sourire reconnaissant.

— La représentation a très bien marché, dit Olla Dez, satisfaite, mais elle fut interrompue par un mur de silence hostile.

— Indigne ! Honteux ! Les gens de la Terre ne doivent pas jouer de scènes mensongères et se mettre à mentir ! On n’aurait jamais cru que le chef de notre expédition serait capable d’un acte malhonnête ! dirent à tour de rôle, Tivissa Henako, Menta Kor, Ghen Atal et Tor Lik. Même l’impassible Div Simbel regarda Faï Rodis d’un air désapprobateur, tandis que Neïa Holly, Vir Norine, Sol Saïn et Evisa Tanet ne cachaient pas leur enthousiasme.

Faï Rodis posa sa coupe, se leva et s’approcha de ses camarades. Le regard de ses grands yeux verts – grands même pour une femme de l’EMT – était triste mais résolu.

— Vos avis quant à ma façon d’agir sont à peu près également partagés, peut-être est-ce la preuve que j’ai raison… Je n’ai pas besoin de me justifier, car j’ai moi-même conscience d’être coupable. Comme des milliers de fois auparavant, nous nous trouvons devant le même problème : celui de l’ingérence ou de la non-ingérence dans le processus de développement, ou comme on disait avant, dans le destin des individus, des peuples, des planètes. Les recettes toutes prêtes, liées à la force, sont criminelles, mais l’observation impassible des souffrances de millions d’êtres, qu’il s’agisse d’animaux ou de gens, est tout aussi criminelle. Le fanatique ou le psychopathe mégalomane s’ingère partout sans hésitation ni scrupule, que ce soit dans les destins individuels ou dans les chemins de l’Histoire du peuple ; il tue à tort et à travers au nom d’idées qui, dans l’énorme majorité des cas, sont engendrées par l’esprit borné et par la volonté malade d’un paranoïaque. Notre monde communiste a depuis longtemps mis fin aux souffrances dues aux erreurs psychologiques et à l’ignorance du pouvoir. Il est naturel que chacun de nous veuille porter secours à ceux qui souffrent encore. Mais pourquoi ne pas en arriver à utiliser les moyens anciens de lutte que sont le mensonge et le secret ? N’est-il pas évident que, ce faisant, nous nous plaçons au même niveau que ceux que nous voulons sauver ? Et une fois à ce niveau, quel droit avons-nous de juger sans savoir ? Ainsi, à peine ai-je fait un pas sur le chemin d’autrefois que vous m’accusez d’avoir une conduite inadmissible.

Faï Rodis s’assit près de la table, le menton appuyé sur sa main comme à son habitude, et regarda d’un air interrogateur les autres qui gardèrent le silence. Ne voyant pas Tchedi Daan parmi les personnes présentes, elle en comprit la raison et ses yeux se firent encore plus tristes.

— Peut-on vraiment réprouver l’ingérence, interrogea Grif Rift, alors que depuis l’enfance, et tout au long de la vie sociale, la société mène les gens sur le chemin de la discipline et de l’autoperfection ? L’homme ne serait pas l’homme sans cela. Un pas de plus vers le peuple et c’est le perfectionnement de la vie sociale, puis celui de la totalité des peuples, du pays ou de la planète. Les étapes qui mènent au socialisme et au communisme ne signifient-elles pas tout simplement l’ingérence de la connaissance dans l’organisation des relations humaines ?

— Oui, c’est cela, mais à condition qu’elle se fasse de l’intérieur et non de l’extérieur, remarqua Tor Lik ; ici, nous sommes des étrangers venus d’un monde tout à fait différent.

— Nous ne sommes pas des étrangers ! Nous sommes les enfants de la Terre et eux aussi ! s’écria Neïa Holly.

— Il y a près de deux mille ans qu’ils ont continué leur chemin sans nous. Nous n’avons ni le droit, ni l’honneur de considérer les Tormansiens comme les nôtres, rétorqua Tivissa sèchement.

— Comment la biologiste et anthropologue peut-elle juger de façon aussi superficielle ? dit Evisa Tanet avec une moue. Deux mille ans sans nous, mais des millions d’années avec nous, y compris le dernier chemin, le plus difficile qui va de la barbarie et du féodalisme à l’ERM. Toutes ces victimes, ce sang, ces larmes et cette douleur du long chemin parcouru ensemble ! En quoi sont-ils des étrangers pour nous ? Avons-nous donc oublié que l’homme représente l’apogée de trois milliards d’années de sélection naturelle, de jeu aveugle pour sa survie, d’enfer sur lesquels Darwin a le premier attiré l’attention. Nous sommes liés par les gènes d’un héritage historique à toute la vie animale de notre planète et, par conséquent, à celle de Tormans. Pouvons-nous réellement rejeter nos propres racines comme l’ont fait, pour des raisons que nous ignorons, les ancêtres des habitants actuels de Ian-Iah ? Il y a longtemps qu’ils savent, comme nous, que l’homme est plongé dans un océan imperceptible de pensée, d’information thésaurisée, océan que Vernadski, le grand savant de l’EMD a appelé la noosphère. Dans la noosphère se trouvent tous les rêves, les énigmes, les idéaux enthousiastes de ceux qui ont depuis longtemps disparu de la Terre, les moyens de connaissance élaborés de la science, l’imagination créatrice des artistes, des écrivains, des poètes de tous les peuples et de tous les siècles. Nous savons que l’homme de la Terre a puisé dans son âme la force énorme qu’a nécessitée l’édification de la société communiste : étonnement et admiration devant la beauté, respect, fierté, foi créatrice dans la morale sans parler du fondement de tout l’amour. Il n’est pas normal que les Tormansiens aient interrompu cet héritage. N’y a-t-il pas ici transgression de la première loi du Grand Anneau sur la liberté de l’information ? S’il en est ainsi, alors, vous savez que nous avons parfaitement le droit de nous ingérer…

— Convaincant ! dit Sol Saïn.

— Mais cela ne justifie pas les méthodes anciennes ! dit Tor Lik.

— Ce n’est pas une justification et je l’ai déjà dit, répondit Faï Rodis. Mais considérons deux plateaux d’une balance : mettons sur l’un, la possibilité de venir en aide à la planète entière, et sur l’autre, la comédie mensongère que j’ai jouée. Qu’est-ce qui pèse le plus ?

— Inutile de se disputer, concéda Menta Kor, mais le fond de l’affaire n’est pas dans les proportions entre le bien et le mal, le chagrin et la joie qui, comme nous le savons, sont absolus et ne peuvent être comparés. Ici, le germe du danger est, si je comprends bien, au niveau de l’acte, car si l’on entre dans la voie du mensonge et de la terreur, comment déterminer la mesure et les limites au-delà desquelles on ne peut avancer sans tomber ?

— Vous avez exactement exprimé l’avis général, Menta, dit Tchedi Daan en entrant soudainement dans la salle. Le mensonge entraîne un mensonge en retour, la terreur, des tentatives réciproques d’intimidation qui, pour être vaincues, nécessitent de nouveaux mensonges et de nouvelles intimidations et tout cela entraîne une avalanche irrésistible de terreur et de chagrin.

— Je suis convaincue que l’essentiel des critiques que vous avez formulées est juste, mais ces derniers paliers sont une abstraction lointaine, dit Faï Rodis.

L’œil bleu s’éteignait. La planète Ian-Iah appelait « La Flamme sombre ». On alluma les écrans sur le vaisseau et dans la Demeure du Conseil des Quatre.

Tchoïo Tchagass était assis avec une raideur qui n’était pas naturelle, les mains croisées sur sa poitrine. Il regardait fixement les Terriens.

— Je vous autorise à visiter la planète et vous invite chez nous. D’ici vingt-quatre heures, le lieu d’atterrissage sera prêt et vous sera indiqué. Faï Rodis se leva et s’inclina, mettant dans ce geste une ironie à peine visible de coquetterie féminine.

— Je vous remercie au nom de la Terre et de mes compagnons. Il n’est pas nécessaire que nous nous hâtions d’atterrir. Nous devons procéder à l’immunisation, afin de ne pas vous transmettre les principes pathogènes contre lesquels vous n’avez aucun anti-corps et nous devons nous immuniser nous-mêmes. Maintenant que nous avons votre autorisation, nous prendrons des échantillons de terre, d’eau, d’air…

— Sans atterrir ?

— Nous avons pour cela des appareils que nous appelons fusées « gratteuses ». Je pense que nous serons prêts à atterrir dans une dizaine de jours. De plus…, Faï Rodis s’arrêta une seconde.

— De plus ? dit Tchoïo Tchagass, les yeux brillants.

— Je vais prévenir le second astronef. Il tournera à une altitude élevée au-dessus de Ian-Iah en nous attendant, ceci en cas d’avarie de notre astronef.

— Les pilotes du vaisseau de la Terre sont-ils si maladroits ? demanda Tchoïo Tchagass irrité, alors que les membres du Conseil des Quatre échangeaient des regards découragés.

— Les voyageurs du Cosmos ou les vagabonds de l’univers, comme nous ont appelé les Gardes du Ciel, doivent être prêts à toute éventualité, dit Faï Rodis en insistant sur ces derniers mots.

Le souverain de Tormans acquiesça de mauvais gré et l’audience télévisée prit fin.

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