Chapitre XI LES MASQUES DU SOUTERRAIN

Faï Rodis ne put voir le souverain avant son départ inopiné pour les Archives de l’Histoire. Tchagass évita l’audience d’adieu. Le grand et maigre « porte-serpent » qui servait d’intermédiaire entre le Président du Conseil des Quatre et Rodis, déclara que l’Auguste était très occupé par les affaires de l’état. La coïncidence entre ces occupations et les aventures de la semaine précédente auraient pu amuser Rodis, n’eût été le souci qu’elle se faisait pour ses amis restés en ville.

Avant de quitter le palais de Tsoam, elle réussit cependant à laisser ses coordonnées au micro-émetteur.

Malgré la tristesse de son architecture et l’isolement, la nouvelle demeure de Faï Rodis lui sembla plus confortable que le palais des Jardins de Tsoam. Le nom d’Archives de l’Histoire ne se justifiait nullement. Il s’agissait tout simplement d’un vieux temple construit en l’honneur du Temps tout-puissant. Ce n’était pas une divinité, mais un symbole plutôt devant lequel, autrefois, les Tormansiens non religieux venaient s’incliner. Le Temple du Temps se composait de six longs bâtiments parallèles de solide brique bleue. Une galerie adjacente et découverte s’avançait à deux mètres au-dessus du sol. Elle était entourée d’une balustrade basse faite de serpents entrelacés. Les frontons de chacun des six bâtiments étaient soutenus par des colonnes entrelacées de fonte grossière. Un jardin à l’abandon, aux arbustes épineux et buissonneux, poussait entre le temple et la haute muraille rouge, sur la crête de laquelle se promenaient, de temps en temps, les gardes « violets » portant des petites fusées sur la poitrine. La terre sèche, réchauffée le jour, répandait la nuit une chaleur sentant la poussière.

Il n’y avait rien à l’intérieur des bâtiments, excepté des liasses de livres. Au centre de chaque salle, on voyait de hautes dalles de pierre calcaire grise et rouge, émaillées de dessins compliqués représentant des inscriptions anciennes. Devant ces dalles, s’étalaient les éventaires en pierre pour la collecte des offrandes.

Les autels latéraux des étages supérieurs servaient d’armoires et de rayonnages, ils étaient bourrés de livres. Dans les espaces vides s’entassaient des piles de manuscrits, de journaux, de reproductions ou d’estampes à demi réduits en poussière. Rodis était maintenant parfaitement au courant : on n’avait pas construit suffisamment de réserves spécialisées et on se contentait de réaménager tant bien que mal de vieux bâtiments vides. Il n’existait même pas de musée proprement dit, doté d’expositions largement diffusées, de dioramas optiques spéciaux, d’éclairage particulier ou d’une protection contre la poussière ou les changements de température.

Les étages supérieurs comprenaient des corridors étroits, des balcons vacillants, des débarras, des chambres et des cellules dont on ignorait l’affectation.

Lorsque le « porte-serpent » amena Rodis choisir son logement, Tael qui accompagnait constamment la « souveraine » terrienne, réussit à lui murmurer de choisir le cinquième bâtiment à partir de l’entrée. Le « porte-serpent » qui s’attendait à ce que Rodis veuille s’installer plus près des portes, se réjouit. Par prudence et veulerie il lui demanda la raison de son choix.

— C’est le bâtiment le mieux conservé, répondit Rodis sans hésiter, et de plus, il y a un serpent remarquable sur le palier.

— Tout à fait juste ! approuva le « porte-serpent ».

Faï Rodis n’avait pas menti. Le serpent sculpté qui se trouvait dans le cinquième bâtiment se distinguait effectivement des deux types de sculptures rencontrés dans toute la planète. On représentait généralement les serpents en train de relever leurs anneaux énormes dans la pose menaçante des cobras de la Terre ou dressés sur l’extrémité de leur queue, comme un ressort tendu, la gueule tournée vers le ciel. Ces deux types de serpents exprimaient la cruauté et la volonté de se battre. L’énorme serpent en fonte que le sculpteur inconnu avait modelé dans le cinquième temple était l’image du désespoir : courbes asymétriques des anneaux comme brisées convulsivement, partie supérieure du corps douloureusement rejetée en arrière, gueule étroite fermée dans un cri muet. Le serpent, comme les gens, se sentait en captivité et voulait s’en arracher. Sans aucun doute, le sculpteur avait anticipé sur l’inferno.

Rodis s’installa dans deux petites pièces sentant la poussière et les vieux papiers. On les débarrassa rapidement et on les garnit de meubles apportés à l’avance. Rodis aurait préféré les deux pièces carrées plutôt confortables avec un balcon commun donnant sur la partie du temple proche de la forêt. Mais Tael, dès qu’il en eût l’occasion, lui conseilla de choisir les deux cellules asymétriques tout près du toit brusquement recourbé. Le « porte-serpent » ordonna aux « violets » d’installer le mobilier (Comme on le sait, tout l’attirail de Rodis se composait uniquement du SVP et d’un sac de batteries de secours) et prit congé et déclara qu’il viendrait de temps en temps rendre visite à la souveraine de la Terre, pour vérifier que son installation était confortable.

— Le Grand et Sage – le porte-serpent fit le salut habituel – m’a ordonné de vous dire de ne pas quitter les Archives de l’Histoire, eu égard au danger. Il y a ici des gardes prêts à prévenir toute attaque. Les rues de la ville sont toujours dangereuses et le souverain – nouvelle courbette, – est convaincu que vous refuserez une protection personnelle.

— Je refuse !

— Le Grand Tchoïo Tchagass prévoit tout ! Et maintenant, je m’en vais. Comme il l’a fait jusqu’à présent, l’ingénieur Honteel Tollo Frael restera avec vous pour vous aider.

Le « porte-serpent » fit un vague signe de tête en direction de l’ingénieur et sortit. Le plancher en bois du corridor et de l’escalier grinça sous ses pas lourds. Le silence régna dans le vieux temple.

Après être resté un moment silencieux et absent, Tael se reprit.

Faisant signe à Rodis de se taire, il arracha une petite feuille de papier, la noircit de quelques signes et la tendit à Rodis qui lut : « Le SVP peut-il détecter des appareils électroniques ou des poisons chimiques ? », elle acquiesça de la tête et mit en marche le Neufpattes. Le SVP sortit une petite lampe à lumière verte dont le rayon parcourut la pièce sans changer de couleur. Puis, un petit globe noir muni d’un cadran à calculer dressa ses antennes qui indiquèrent deux endroits dans la première pièce et quatre dans la seconde. D’après ces indications, Tael découvrit dans un meuble, l’armoire et la niche de la fenêtre, six petites boites en bois sombre. Obéissant aux ordres de l’ingénieur, Rodis foudroya chaque boite, d’ultra-sons au pouvoir destructeur. L’opération ne prit que quelques minutes. Tael poussa un soupir de soulagement et demanda à Rodis de brancher le champ de protection.

— Maintenant, dit-il en prenant place sur le divan, on peut parler librement.

— Pourquoi de telles précautions ? dit Rodis en souriant. Ils n’ont qu’à écouter et enregistrer.

— En aucun cas ! s’écria l’ingénieur avec un air de triomphe. Vous allez tout comprendre dans un instant ! Tchagass en choisissant un endroit isolé a commis sa première grande erreur. Il existe dans les très vieux temples des lieux secrets, oubliés depuis longtemps et inconnus des dirigeants, car c’est à nous les « Cvil » que les chercheurs, les historiens et les architectes prévoyants ont réussi à transmettre le secret. Dans deux constructions semblables – La Tour Vitrée dans l’Hémisphère de Queue et la Coupole des Cent Blancs de la capitale, on multiplie maintenant les appareils ADP et IMC… Mais ce n’est que tout récemment que ce Temple du Temps a été découvert. Mon ami, architecte-restaurateur de bâtiments anciens, a retrouvé accidentellement les plans de ce temple. Vous êtes tout à fait libre ici. Vous pouvez quitter les Archives de l’Histoire, ou recevoir qui vous voulez quand bon vous semble, au nez et à la barbe des « violets ».

— Recevoir qui je veux est très important, dit Rodis toute contente, c’est une garantie de sécurité pour ceux qui viendront me voir. Je n’ai pas besoin d’aller en ville pour le moment. Si on me suit, cela pourrait avoir des conséquences désagréables. D’ailleurs, je peux tromper les « violets » quand je le désire.

— Vraiment ? s’écria Tael étonné et admiratif, comment est-ce possible ?

— Vous verrez, le lui promit Rodis, mais comment peut-on consulter ces plans ?

— Je ferai venir l’architecte demain, mais je vais vous montrer tout de suite le chemin souterrain. Il me faut partir pour ne pas éveiller les soupçons en restant trop longtemps avec vous en tête-à-tête… C’est là.

L’ingénieur entra dans la pièce de derrière servant de chambre à coucher, se mit à genoux près d’un mur épais et, prenant la jambe de Rodis, lui fit poser la pointe du pied contre un creux invisible du plancher. D’une pression légère sur le talon, il obligea Rodis à appuyer sur un loquet caché. Les ressorts puissants repoussèrent sur le côté une dalle épaisse et étroite. Une odeur de renfermé provenant du souterrain s’exhala par la fissure verticale. L’ingénieur pénétra dans la nuit noire faisant signe à Rodis de le suivre. Il alluma alors une petite lampe et montra un levier rouillé qui, en pivotant, dissimulait le passage.

— On ne peut l’emprunter que pour l’aller, il faut prendre un autre chemin pour revenir. Rien n’était automatique à cette époque, mais, de toute façon, cela n’aurait pas résisté à l’épreuve du temps.

Ils descendirent un étroit escalier en pierre situé dans l’épaisseur du mur, tournèrent deux fois et commencèrent à monter. Sur la dernière marche du mur, une poignée en forme de faucille dépassait. Rodis la tourna. La lumière lui fit involontairement cligner les yeux. Elle se trouvait dans sa chambre à coucher, mais de l’autre côté.

D’un bond, Tael atteignit l’extrémité de la corniche surmontant la fenêtre, redescendit en souplesse et referma le mur.

— Même si quelqu’un tourne la poignée par inadvertance, le mur restera fermé. Le Tormansien rayonnait comme un petit garçon qui a découvert un trésor.

— Nous vous attendrons demain derrière le mur à la même heure, dit-il. S’il y a un empêchement, envoyez un signal à infra-son par le SVP. Vous recevrez votre nourriture du palais de Tsoam. Ne mangez rien, nous vous apporterons nous-mêmes des vivres. Connaissant vos goûts simples, je ne doute pas que vous trouverez ce que l’on vous donnera mangeable. Mais, aujourd’hui, vous devrez jeûner.

Faï Rodis se contenta de sourire.

— Je dois vous quitter maintenant, dit Tael en prenant la main de Rodis dans l’intention de la porter à ses lèvres. Après lui avoir fait « cadeau » de la mort, elle permettait cette tendresse à l’ingénieur et l’embrassait elle-même parfois sur le front. Mais ce jour-là elle retira doucement sa main et dit :

— Je viens avec vous.

— Comment ? Pourquoi ? Et les « violets » ?

Elle sourit, se dirigea vers la statue du serpent et sortit dans la galerie découverte sous le ciel nocturne, faiblement étoilé.

Les « violets » qui faisaient les cent pas devant l’entrée du cinquième temple, saluèrent Tael qu’ils connaissaient, avec dédain, et ne remarquèrent pas Rodis. Quelques « violets », étaient rassemblés avec leur commandant devant les portes principales. Le commandant surveilla les formalités et exigea le laissez-passer de Tael, sans s’apercevoir que la femme de la Terre marchait à côté de l’ingénieur.

Rodis et Tael sortirent finalement sur la place du monument du Temps tout-puissant. Rodis l’avait vu très vite en passant en voiture et voulait l’examiner de près. Quatre éclairages lançaient une lumière plombée sur le monument.

— Et comment reviendrez-vous ? s’inquiéta Tael.

— Comme je suis sortie.

— Hypnose collective ! approuva l’ingénieur : on l’utilise chez nous pour les confessions publiques : Les biologistes ont fabriqué un appareil spécial en forme de serpent avec combinaison de musique, de mouvement rythmique et d’hypnose causée par la lumière.

— Beaucoup de gens, chez nous, reçoivent ce don particulier. En le renforçant par un entraînement spécial, ils deviennent des médecins, mais moi, je ne suis pas médecin. Pourtant ce don, inutile pour les historiens, s’avère utile de façon imprévue…

On entendit des pas au loin. L’ingénieur disparut derrière le piédestal, mais Rodis se mit à faire lentement le tour du monument ancien, s’efforçant de comprendre les sentiments du peuple de Ian-Iah qui avait vécu là des millénaires auparavant. Quatre silhouettes masculines fondues ensemble aux dimensions gigantesques. Sur le soubassement circulaire était écrit en lettres énormes et dorées : « Au temps tout-puissant ». Le géant de pierre était debout, les jambes écartées. Son visage impassible et inexpressif regardait l’espace découvert où convergeaient les rues étroites de la ville. Il tenait dans ses deux mains un immense bouclier portant une inscription. Un serpent de l’espèce de Tormans à la tête rétrécie sur les côtés, dépassait du bouclier, ses grandes dents venimeuses apparaissaient dans sa gueule ouverte. « Celui qui a peur de la tombe du Temps sera mangé par le serpent éveillé » lisait-on sur le bouclier. Dans la partie droite, dissimulant sous un sourire le sens sibyllin et malfaisant de l’inscription, le Temps, sous sa seconde apparence, laissait voir, sous la main tendue, des personnages flous sortant du piédestal. Dans l’autre partie, le même géant, la bouche énorme ouverte dans un rictus cruel, les narines gonflées, et le nez camus, faisait tournoyer une épaisse massue plantée de clous. Les gens se tordaient en tous sens pour protéger leurs visages et leurs têtes, tombaient à genoux, se tortillaient, ouvrant leurs bouches noircies en un cri inarticulé de souffrance. Là où la massue ne pouvait déjà plus l’atteindre, un cortège était tombé dans un fossé recouvert d’une grille à peine visible.

La quatrième partie du monument, celle qui était orientée vers le temple, était limitée par une route en verre de la même couleur que la pierre du monument. Ici, le quatrième visage du géant était éclairé d’un sourire triste, plein de réconfort et d’étrange triomphe. Avec une tendre prudence, il s’inclinait sur une foule de jeunes gens aux corps sains et beaux tendus vers lui. Le géant semblait aplanir de la main le champ de bras tendus et renversait une coupe énorme sur les visages tournés vers lui avec espérance et joie.

Faï Rodis regagna doucement et prudemment ses appartements isolés du reste du monde. Elle entra en contact avec Evisa par l’entremise du SVP et lui décrivit son nouveau logis. Evisa la brancha sur Vir Norine et Rodis se tranquillisa en voyant que son exil n’avait pas eu de répercussions sur ses compagnons. Apparemment, le mécontentement de Tchoïo Tchagass n’était dirigé que contre elle.

Pour Rodis, seuls comptaient maintenant Tchedi, Evisa et Vir Norine perdus dans la grande capitale. C’était pour Tchedi, que Rodis se faisait le plus de souci. Mêlée à la partie inculte et indisciplinée de la population, Tchedi ne pouvait évaluer toutes les motivations de leurs actes. Mais Evisa la rassura, lui affirmant que Tchedi avait amassé plusieurs observations intéressantes et que tout allait bien. Rodis s’endormit, tranquillisée, dans sa nouvelle habitation, sans prêter attention aux craquements incessants des planches et des poutres.

Seule continua à briller dans la nuit sombre la minuscule lumière du SVP – semblable aux veilleuses d’autrefois. Elle donnerait l’alarme en cas de modification chimique de l’air ou si un hôte indésiré arrivait.

À l’heure convenue, Rodis s’habilla en Tormansienne : pantalon large, blouse en tissu noir uni et chaussures solides. Elle mit un diadème qui lui tenait lieu de lampe et s’allumait automatiquement dans l’obscurité. De la pointe du pied, elle appuya contre le creux du mur.

Avant de s’engager dans le passage béant, elle installa le SVP dans la première pièce et brancha le champ de protection automatique. Une fois son logis à l’abri de toute visite imprévue, Rodis retira la dalle murale.

Tael et l’architecte l’attendaient en bas du premier escalier. Comme d’habitude, les relations commencèrent par un long regard et des paroles saccadées. Pour l’architecte timide et de petite taille, habitué à côtoyer des dignitaires ignorants et un monde grossier, Rodis descendant l’escalier avec son diadème lumineux apparut comme une déesse. Tael se contenta de sourire, en se rappelant son propre émoi lors de sa première rencontre avec Rodis. La descente en zig-zag les amena à une galerie garnie d’arcades qui entouraient la salle centrale à voûte basse. Entre les arcades étaient dissimulés des bancs de pierre dans des niches. L’architecte conduisit ses compagnons dans l’une de ces niches, où se trouvaient une table toute neuve et un cylindre massif portant une double lampe qu’il alluma. Une lumière forte tirant sur le rouge se déversa dans le souterrain. L’architecte recula légèrement, s’inclina et se présenta.

— Gah Dou-Den ou Gahden. Il étala le plan général du souterrain. Rodis fut frappée par les dimensions de celui-ci. Deux étages de passages et de galeries traversaient le sol et partaient dans toutes les directions. Six longues ramifications allaient au-delà du jardin et de la muraille.

— Cette galerie passe sous la statue du Temps – expliqua l’architecte, mais nous l’avons laissée fermée, car c’est un lieu trop fréquenté. La route No 5, à gauche de la galerie, est l’une des plus commodes. Elle se termine dans un vieux pavillon occupé actuellement par des transformateurs électriques à haute tension, auquel nous autres « Cvil » avons librement accès. La route No 4, encore plus pratique, s’enfonce dans l’épaisseur de rochers situés sur une côte menant aux montagnes. Là, se trouve, sur une terrasse, le vieux bâtiment du laboratoire de chimie Zet Oug. La cave du laboratoire conduit à un puits accessible à tous ceux qui sont initiés au secret du temple. Les autres routes aboutissent à des lieux dégagés qui peuvent être découverts si on s’en sert trop souvent, mais qui sont parfaits en cas de fuite.

— Zet Oug, l’un des membres du Conseil des Quatre ? demanda Rodis. J’ignorais que c’était un chimiste.

— Ce n’en est pas un ! dit l’architecte en riant. Chez nous, n’importe quel institut, théâtre ou usine peut avoir le nom d’un des Grands, même si ceux-ci n’ont aucun rapport avec la science, l’art, ou d’ailleurs avec quoi que ce soit, si ce n’est qu’ils sont au pouvoir.

— C’est l’usage, confirma Tael comme pour s’excuser.

— Pourrais-je rencontrer les gens dans cette salle ?

Rodis examina le vaste souterrain.

— Je pense qu’on pourrait facilement être encerclé ici en cas d’attaque. Allons dans le Sanctuaire des Trois Pas. Il se trouve au deuxième étage.

Les souterrains du second étage semblaient encore plus vastes. On voyait, çà et là, un meuble intact de bois noir ou de fonte poreuse, matériau très utilisé sur la planète à cause du manque de métaux purs. Une très fine poussière recouvrait les objets. Sur les murs soigneusement polis, une épaisse pellicule de verre ordinaire protégeait des fresques peintes sur un fond noir éclatant aux couleurs favorites de Tormans : vermeil et jaune canari. La combinaison de ces deux couleurs rendait les dessins plus vulgaires, mais leur donnait en même temps une sauvagerie d’une force primitive. Rodis, ralentissant involontairement le pas, examina avec admiration les œuvres des anciens peintres de Ian-Iah. Tael et Gahden n’accordèrent aucune attention aux fresques murales.

D’après ce que Rodis put en juger, les fresques exprimaient la marche inéluctable de l’homme vers la mort suivant le cours inexorable du temps.

Sur la partie droite de la galerie, le sentiment de la vie se développait lentement, passait des jeux insouciants de l’enfance à l’expérience adulte et s’éteignait au moment de la vieillesse dans une explosion de désespoir lorsqu’il s’agissait d’emprunter le ravin abrupt menant à la mort, symbolisé par une ligne verticale qui coupait tout ce qui l’approchait. Au-delà de cette frontière, il n’y avait que du noir. Sur ce même fond noir, près de la ligne de coupure, s’entassait un groupe de personnes dessinées d’une façon particulièrement suggestive. Ces gens, déformés par l’âge et la maladie, s’appuyaient, serrés, sur des corps entassés, mais dès que quelqu’un effleurait la ligne fatidique, les têtes, les mains, les corps disparaissaient dans les ténèbres comme tranchés d’un coup…

Sur la partie gauche de ce même mur noir, il n’y avait pas de fresques, mais des bas-reliefs, immergés dans une matière vitreuse qui leur donnait un réalisme extraordinaire. Ici, les peintres avaient représenté le passage abrupt de l’adolescence pensive à la jeunesse livrée à ses instincts sexuels, comme si le monde entier se ramenait à une rythmique de jeunes corps dansant avec un érotisme effréné.

Des hommes rouges et des femmes jaune-flamboyant s’enlaçaient dans des poses compliquées, mais ces représentations étonnantes n’avaient aucunement la dignité divine des sculptures érotiques de l’Inde ancienne, ni même la profondeur démoniaque des fresques tantriques du Tibet ou des tableaux sataniques de l’Iran.

L’obscurité d’un noir glacé interrompait la procession des silhouettes, non pas lors de la chute mortelle, mais au moment du crescendo, du bouillonnement des sentiments. À l’inverse du mur de droite, le mur gauche exprimait le concept de la mort précoce.

L’idée d’une rotation rapide des générations par la sélection des plus aptes au progrès était née, il y a longtemps sur Tormans.

La population actuelle de la planète recueillait les fruits des pensées semés des milliers d’années auparavant et la catastrophe de la surpopulation en avait fait une véritable philosophie.

La galerie noire s’élargit. Levant la tête, les promeneurs virent des masques monstrueux, peinturlurés de façon grossière et criarde : larges bouches béantes déformées par un rictus sarcastique, dents acérées n’ayant rien d’humain, yeux vifs clignant d’un air méprisant et moqueur. Sous ces gueules repoussantes se trouvait une autre rangée de masques à dimension humaine, sur lesquels se lisait une mélancolie désespérée. La déchéance spirituelle qui s’y exprimait était si réaliste, qu’elle éveilla en Rodis un sentiment pénible difficile à surmonter. Les masques avaient toujours constitué des révélateurs de problèmes psychologiques vécus, montrant la nécessité de dissimuler les vrais visages de l’homme et de la société. Ici, l’allégorie des masques semblait tout à fait simple, mais leur hauteur de pensée et leur niveau de réalisation n’égalaient pas les fresques de la galerie noire. C’est ce que Rodis fit remarquer à l’architecte. S’animant, il lui demanda d’attendre un peu. Aidé de Tael, il apporta un banc assez haut, ôta de leurs crochets les représentations monstrueuses et creuses, moulées dans un matériau léger. Les masques cachaient une frise s’étalant sur toute la longueur de la galerie : merveilleuses sculptures de beaux jeunes gens aux visages nobles et virils et dont les corps nus n’avaient ni le caractère honteux, ni le caractère bassement sexuel des silhouettes de la galerie noire.

— Pourquoi les a-t-on recouvertes ? Et quand ? demanda Rodis.

— Cela s’est passé à l’époque du pouvoir planétaire, répondit Gahden, dans le but d’ôter encore un soutien spirituel à l’homme. Ceux qui venaient autrefois ici contemplaient cette frise et réfléchissaient ; ils ressemblaient moralement aux gens du passé, auxquels ils empruntaient la force, la sagesse et la clarté. Les qualités ainsi acquises – courage, volonté et aptitude à la rêverie – étaient intolérables aux yeux des souverains. Voilà pourquoi, on a accroché sur ces frises les masques du Siècle de la Famine et des Meurtres… Remettons tout en place, Tael.

— Non. Que ceux qui viendront nous voir ici regardent les faux fantômes et la vraie vie de Ian-Iah.

L’architecte les conduisit dans une salle carrée aux quatre coins de laquelle des masques se pâmaient en un rire cynique. Près du mur face à l’entrée, on voyait trois larges terrasses, chacune d’elles comportant une double rangée de bancs. Il y avait une niche dans le mur, garnie d’une longue table.

— C’est le Sanctuaire des Trois Pas, dit l’architecte. C’est cet endroit que je propose comme lieu de rencontre.

— C’est parfait, approuva Tael et il regarda Rodis.

— Vous seuls qui connaissez bien la vie de Ian-Iah pouvez en juger. Ce qui m’intéresse, c’est le Sanctuaire lui-même. Pourquoi des Trois Pas ?

— Cela vous semble-t-il important ? demanda l’architecte.

— Oui, j’en devine la raison, mais il me faut une confirmation. C’est d’une importance capitale pour comprendre plus profondément la vie spirituelle passée de Ian-Iah.

— Bon, je vais me renseigner, promit Gahden, mais je dois m’en aller maintenant. Je dois m’occuper de l’installation et des guides.

L’architecte disparut dans les ténèbres sans allumer de lampe. Faï Rodis décida de suivre son exemple et de ne pas prendre d’infra-radar. Elle en parla à Tael qui lui rétorqua :

— Que vous importe d’avoir ou non de la lumière, puisque vous pouvez vous arranger pour qu’on ne vous remarque pas ?

— Mais si j’emmène avec moi des gens qui se cacheront dans les chemins latéraux, hors de mon champ ?

— Je n’arriverai sans doute jamais à penser comme un Terrien. Vous pensez aux autres, avant de penser à vous. Presque tous vos raisonnements suivent le même mouvement : du général au particulier. Et vous souriez à tous ceux que vous rencontrez, tandis que nous, au contraire, nous cachons sous un air arrogant notre crainte des railleries ou des vexations. Notre grossièreté trahit chaque fois le niveau inférieur d’une vie passée dans la terreur. Il y a entre nous une différence extraordinaire, dit Tael avec amertume.

— Elle n’est pas aussi importante, sourit Rodis. Aidez-moi à compter le nombre de pas et les virages, à moins que vous ne deviez partir vous aussi ?

— Non, je voudrais installer un système de signalisation relié à votre chambre.

Ils marchèrent quelque temps en silence. Rodis aida l’ingénieur à renforcer un fil électrique très fin.

— Les Anges Gris veulent vous voir, dit Tael.

— Des Anges ? Gris ?

— Il s’agit d’une très ancienne société secrète. Nous pensions qu’elle avait cessé son activité pendant les Siècles de l’Âge d’or. Apparemment, les Anges continuaient d’exister mais sans avoir d’activité. Maintenant, ils disent que votre ADP les a ramené à la vie. Il est indispensable que vous les rencontriez.

— Le Sanctuaire des Trois Pas et Les Anges Gris, comme c’est étonnant ! prononça Rodis d’un ton pensif. Tout cela a vraiment existé ici aussi ?

— Quoi, particulièrement ?

— Je vous le dirai plus tard, lorsque Gahden aura obtenu les renseignements que je lui ai demandé sur les Trois Pas et que j’aurai vu les Anges Gris.

Faï Rodis passa le reste de la journée à réfléchir aux actions futures. Cela faisait déjà dix-huit jours que ses compagnons partageaient la vie quotidienne de la ville du Centre de la Sagesse. Quelques jours encore et leur mission s’achèverait, sauf pour Vir Norine et pour elle. L’astronavigateur avait du mal à s’y retrouver dans les hautes sphères intellectuelles de la société tormansienne ; quant à elle, elle devait renouer les fils entre les classes séparées de la société de Ian-Iah, entre des gens que l’histoire avait si souvent trompés, que les combines pratiquées par la propagande politique avaient désorientés et qui étaient épuisés par une vie ennuyeuse et sans idéal. Aucune lutte raisonnable ne peut exister sans idéal. Ici les mots les plus expressifs, les idées les plus séduisantes devenaient des formules vides, dénuées de passion. Pire encore étaient les mots à double sens dont la sonorité habituelle et attrayante était peu à peu pervertie. La route du futur se dispersait en milliers de petits sentiers dont aucun n’inspirait confiance. Les bases de la société et même celles de la vie banale en groupe étaient ici totalement détruites. La légalité, la foi, la vérité et la justice, la dignité de l’homme, même la connaissance de la nature, tout avait été détruit par les gens amoraux, ignorants et malhonnêtes qui étaient au pouvoir. La planète Ian-Iha était tout entière devenue un gigantesque cimetière. Cimetière d’âmes vides d’avoir gaspillé leurs forces en haine sénile, en jalousie et en luttes absurdes. Et partout sur cette malheureuse planète, le mensonge, comme fondement de la connaissance et comme base des relations sociales.

Et cette terrible situation d’irréligion, de scepticisme, de méconnaissance de la route à suivre avait également engendré la schizophrénie. D’après des estimations secrètes, près de 60 % de la population de Tormans était composé de malades mentaux. Les « Cvic » méprisaient tout et les « Cvil » effrayés par les « porte-serpent » vivaient dans une peur constante. La crise était maintenant sur le point d’éclater. « Cvic » et « Cvil » avaient compris qu’il était impossible de continuer à vivre ainsi et qu’il fallait rejeter les mensonges et les tromperies. Si eux, les Terriens, réussissaient à leur montrer le droit chemin, à supprimer la méfiance, alors, ils pourraient rentrer chez eux.

« Décollage immédiat ! » Combien faudrait-il attendre de jours pour prononcer ces mots merveilleux ! Combien faudrait-il passer encore de jours dans la mansarde et le souterrain, avant de pouvoir dire ces mots à Grif Rift, qui attendait avec une anxiété grandissante. Elle allait bientôt avoir une nouvelle entrevue difficile avec lui par SVP interposé. Elle demanderait un Neufpattes supplémentaire ou, tout au moins, son projecteur pour le Sanctuaire des Trois Pas. En s’endormant, Rodis eut une pensée nostalgique pour son tableau resté dans les Jardins de Tsoam.

Elle se leva aux premiers rayons du soleil. Elle venait juste de finir sa gymnastique matinale, lorsque le « violet » entra et annonça qu’un mandataire du souverain allait l’honorer de sa présence (ils ne venaient jamais, mais vous « honoraient de leur présence »). Un peu étonnée par une visite de si bonne heure, Faï Rodis le reçut. Le dignitaire était petit et gros. Les serpents dorés qui ornaient sa poitrine et ses épaules prouvaient son rang très élevé d’adjoint direct du Conseil des Quatre.

Le « porte-serpent » transmit les salutations de Tchoïo Tchagass. L’invitée de la Terre ne devait en aucun cas considérer son transfert comme un exil ou comme une disgrâce voulue par le souverain. Le Grand et Sage trouvait qu’elle était trop isolée dans le palais et qu’il lui serait plus agréable d’être plus près de ses compagnons.

Dissimulant un sourire, Rodis remercia et ajouta qu’elle était aussi loin de la ville ici qu’au palais.

Le dignitaire soupira avec une tristesse feinte. Il dit que Ian Gao-Ioar avait pris des mesures pour lui assurer une protection qui ne la gênerait pas lors de ses promenades dans la capitale. Rodis exprima un étonnement poli. Le « porte-serpent » demanda si le personnel qui lui était attaché la traitait bien. Après avoir dit quelques banalités, il se leva. Son visage fermé et ennuyé se fit attentif, ses yeux intelligents et vifs firent le tour de la pièce. Il se pencha sur Rodis et demanda d’une voix à peine audible, si elle pouvait brancher l’appareil de protection afin qu’on ne les entende pas. Rodis fit un signe de tête affirmatif, tourna le cadran du Neufpattes et se plaça entre les fauteuils. Elle poussa les plaquettes des émetteurs. Le rayon magnétique parcourut les recoins de la pièce, les replis du rideau et le meuble, au cas où l’on aurait installé là de nouveaux appareils. Rassuré, le dignitaire se rassit dans son fauteuil et, les yeux fixés sur Faï Rodis, il commença à parler du mécontentement du peuple envers le pouvoir et de la vie présente. Quelques hauts dignitaires avaient compris cela et étaient prêts à changer l’équipe actuelle de dirigeants. Il avait de son côté les « violets » avec Ian Gao-Ioar lui-même à leur tête. Avec l’aide de Faï Rodis, il pourrait renverser Tchoïo Tchagass et tout le Conseil des Quatre.

— Que dois-je faire, d’après vous ? demanda Rodis.

— Très peu de chose. Donnez-nous quelques-unes de vos machines… – il toucha le SVP – et annoncez à la télévision que vous êtes avec nous. Nous nous chargerons de tout régler.

— Et que se passera-t-il après le renversement du pouvoir ?

— Vous autres, Terriens, aurez une totale liberté de mouvements sur toute la planète. Passez chez nous autant de temps qu’il vous plaira. Faites ce que vous voulez ! Et il en sera de même pour le second astronef lorsqu’il arrivera. Il n’y aura plus de contrôle.

— Pour nous, les invités, ou pour le peuple de Ian-Iah ?

Le « porte-serpent » fronça les sourcils, comme si Rodis avait manqué de tact en posant la question. Il se mit à parler d’une manière confuse et prolixe, d’injustices, d’exécutions massives et de tortures, de dignitaires stupides, de la médiocrité des trois membres du Conseil et de la majorité de la Grande Assemblée que Tchoïo Tchagass avait lui-même composée en choisissant les gens les plus incultes et les plus lâches. Mais Rodis lui répéta inlassablement les mêmes questions, lui demandant d’énumérer les changements réels dans la vie de la planète qui suivraient le renversement du Conseil des Quatre.

Le « porte-serpent » se fâcha, se mordit les lèvres et tambourina de ses doigts les bras de son fauteuil, puis, comprenant qu’il ne pourrait s’en tirer avec des termes généraux, il commença à énumérer :

— Nous augmenterons le nombre des distractions. Nous construirons très vite plusieurs Maisons de l’Amour, des Fenêtres de la Vie et des Palais de Repos sur les bords de la Mer Équatoriale. Nous supprimerons la censure des spectacles érotiques, nous enlèverons la responsabilité des hommes au stade initial de l’éducation des enfants… Et tout cela pour les deux classes de la société, mais surtout pour les « Cvil ». Il faut lever l’interdiction des émissions venues du Cosmos. Je n’y vois aucun danger pour le gouvernement. Les émissions sont rarement captées et comprises…

Rodis écouta le dignitaire en silence, s’efforçant de comprendre le cheminement de sa pensée, puis elle se mit à parler lentement :

— Supprimez la loi de la mort précoce ; il ne doit plus y avoir ni « Cvil » ni « Cvic ». Il ne faudra plus nourrir les enfants avec des produits frelatés. Consacrez cent fois plus de moyens à l’éducation, à de meilleures écoles, à des voyages, à améliorer la vie. Construisez davantage d’hôpitaux, de cantines, de logements. Fondez des musées. Les sciences et les arts doivent être différents. Nous vous aiderons à changer et à améliorer beaucoup de choses dans la vie du peuple.

— Oh ! Tout cela est bien trop compliqué. La planète s’est trop appauvrie après les Siècles de Famine. On ne peut tout faire en même temps. Beaucoup de ces constructions sont indispensables. Et, croyez-le, les « Cvic » sont heureux à leur manière.

Il regarda fixement Rodis et proféra :

— Savez-vous que le processus historique est semblable à un pendule oscillant d’avant en arrière, atteignant des amplitudes opposées et des écarts importants. Notre victoire permettra au pendule d’osciller sur l’amplitude économique de la vie et alors…

— Mais ce n’est pas vrai ! La marche effective de l’histoire est différente. Le pendule n’est qu’une image, créé par des gens à la pensée linéaire, qui ignoraient la dialectique. L’origine de cette image vient des souffrances endurées par le peuple, lorsque des modifications mineures du système gouvernemental se produisirent, sans qu’il y ait un changement radical. Si rien ne change, lorsqu’on choisit une doctrine opposée à la sienne, c’est qu’il faut modifier la psychologie elle-même. Le temps passe, tout s’effondre, causant des malheurs incalculables. Vos économistes ne savent ni prévoir les pulsations naturelles qualitatives et quantitatives, ni s’en défendre. La tâche de l’homme est de supprimer ces souffrances « pendulaires ».

— Laissons les conséquences lointaines. Ne croyez-vous donc pas que le seul fait d’augmenter les distractions serait un progrès appréciable pour tout le peuple ?

— Bien sûr que non ! Le déséquilibre entre la vie misérable et les distractions sera d’autant plus terrible que l’illusion sera plus grande. Les divergences entre l’appauvrissement, le resserrement de la vie individuelle et sociale de l’homme et ces visions peu réalistes qui servent à les voiler seraient encore accrues. La fausse grandeur, la tension, la plénitude de sentiments nés de l’illusion entraînent la désagrégation de l’âme partagée entre un monde factice et la vie réelle.

— Ainsi, vous ne croyez pas qu’il soit nécessaire de renverser le gouvernement ?

— Exactement. Je n’ai entendu que des paroles creuses. Vous et vos complices n’avez ni connaissances, ni programme élaboré, ni projet. En dehors des permutations hiérarchiques de la classe supérieure de Ian-Iah, vous ignorez par où commencer.

Le « porte-serpent » se leva, les traits figés. Faisant un effort sur lui-même, il déclara qu’il avait encore une demande à formuler et qu’il espérait que la Terrienne ne la rejetterait pas.

— Enseignez à nos médecins comment prolonger la vie, expliquez-leur comment vous gardez vos forces et votre beauté et comment vous vivez deux fois plus longtemps que nous.

— Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— Comment pourquoi, s’écria le dignitaire.

— Tout doit avoir un sens et un but. Une longue vie est nécessaire pour celui qui est spirituellement plus riche, qui peut donner beaucoup plus aux autres, mais autrement à quoi bon ? Vous êtes des millions à n’avoir à vous soucier de rien si ce n’est de vous-même et de vos privilèges, des millions de parasites insensibles, sans conscience, sans morale et sans devoir. Vous vous soustrayez à vos obligations directes et, en même temps, vous prenez pour vous cent fois plus que ce qui est donné à n’importe quel autre membre de la société. Au nom de quoi agissez-vous comme des pillards, parachevant l’œuvre de vos prédécesseurs qui ont épuisé les ressources de la planète et de l’humanité de Ian-Iah ? N’avez-vous pas le vertige en voyant le fossé énorme qui vous sépare du peuple ?

Le « porte-serpent » fit entendre un son indistinct, serra les poings, tapa du pied et se précipita soudain vers la porte.

— Restez !

L’ordre de la femme de la Terre, prononcé avec une brusquerie inhabituelle et une autorité irrésistible, le cloua sur place. S’excusant, il s’arrêta docilement près de Rodis. Celle-ci, d’un mouvement rapide et imperceptible – particulier aux Terriens –, passa sa main sur le vêtement du « porte-serpent » trouva une petite boite lourde dans la poche intérieure de poitrine et se tourna vers le SVP. D’une légère chiquenaude, l’enregistrement fut détruit. Puis, Rodis remit la petite boite en place. Pendant tout ce temps, le dignitaire était resté planté là, raide, et répétait à voix haute « Je ne me souviens de rien, je ne me souviens de rien du tout », ne s’apercevant pas que le souvenir de la conversation qui venait d’avoir lieu s’effaçait même de son esprit. Grâce à ses dons naturels, Faï Rodis n’avait pas eu besoin de l’IMC. Le « porte-serpent » se dirigea vers la porte, salua et disparut. Rodis coupa le son protecteur et, aussitôt, des signaux d’appel se firent entendre. L’image d’Evisa apparut. Elle était tout émue, ce qui la rendait encore plus charmante.

— Tchedi a été grièvement blessée, elle a de plus une côte cassée. Elle se trouve dans l’hôpital où je suis.

Evisa donna la liste des médicaments et des instruments qu’il fallait faire venir de « La Flamme sombre » et dit qu’elle se rendait sur-le-champ avec Norine auprès du Commandant de la ville, pour l’avertir qu’un disconef automatique allait quitter « La Flamme sombre » et convenir d’un terrain d’atterrissage.

— Est-ce que Tchedi est consciente ?

— Elle dort.

— J’arrive.

Rodis posa sa main bien à plat (signal de fin de liaison) et brancha le SVP sur le vaisseau.

Vir Norine et Evisa se rendirent dans une grande maison sur la colline, non loin de l’hôpital Central. C’est dans cette maison que se trouvait le Commandant. Des centaines de personnes allaient et venaient dans des couloirs sombres et hauts, sur lesquels donnaient des portes massives. Les petites cartes toutes-puissantes firent leur effet. On conduisit les deux Terriens chez le Commandant et même chez les secrétaires, que les simples « Cvic » et « Cvil » de la capitale ne réussissaient à joindre qu’après quelques mois d’attente.

La vaste pièce meublée d’une table immense soulignait le rang du dignitaire gros et soigné qui, l’air très important, trônait dans un profond fauteuil. Il se leva avec un visible effort, s’inclina et retomba dans son fauteuil, montrant en silence à Evisa et à Vir des sièges en face de la table.

Vir exposa sa demande en quelques mots. Un long silence s’ensuivit. Le dignitaire feuilleta des papiers posés devant lui, leva la tête et les Terriens virent dans son regard cette même arrogance stupide qui était l’apanage de tous les « porte-serpent ».

— C’est un cas spécial. Aucun engin automatique n’a jamais survolé la ville. Je ne peux donner l’autorisation.

— Mais des vols brefs de ce genre se pratiquent sur la Terre depuis des millénaires. C’est absolument sans danger, affirma Vir Norine.

— Et si quelque chose se détraquait tout à coup ? Si le disque tombait soudain sur un lieu habité par des personnalités ?

— Comprenez que c’est impossible !

— De toute façon, il n’y a aucun arrêté à ce sujet. Il faut demander l’autorisation au Conseil des Quatre !

— Alors, demandez-la ! Il s’agit de la vie d’un être humain !

Le « porte-serpent » eut l’air indigné et effrayé, comme si le souverain tout-puissant avait été offensé en sa présence.

— Même si j’osais utiliser la liaison directe pour faire mon rapport, il est de toute façon impossible de recevoir l’autorisation immédiatement. Et je ne suis pas sûr que la réponse soit affirmative.

Evisa bondit sur ses pieds. Ses yeux étincelèrent. Vir Norine se leva également. Ils se regardèrent et se mirent brusquement à rire.

— Est-ce vrai que les commandants haut-gradés sont aptes à prendre des décisions importantes ? demanda doucement Evisa.

— Parfaitement !

— Aucune loi n’autorise l’atterrissage d’un engin automatique. Mais aucune loi ne l’interdit non plus ?

Le « porte-serpent » montra quelque désarroi, mais se reprit rapidement.

— Cela n’a pas été prévu par la loi, donc, ce n’est pas autorisé.

— Vous avez été précisément nommé pour prendre des décisions dans des situations imprévues, sinon pourquoi seriez-vous ici ?

— Je suis ici pour veiller aux intérêts du gouvernement, dit le « porte-serpent » avec arrogance.

Vir Norine posa sa main sur l’épaule d’Evisa.

— Ne perdons pas de temps. Il n’est rien de plus qu’un robot programmé. Une simple bande sonore pourrait le remplacer.

Le dignitaire se leva d’un air menaçant. L’astronavigateur tendit vers lui sa main, la paume tournée.

— À votre place ! Dormez ! Oubliez !

Le « porte-serpent » retomba sur son fauteuil, les yeux fermés, la tête penchée sur le côté. Evisa et Vir Norine sortirent du bureau, dirent aux secrétaires que le dignitaire était en conversation avec le Conseil des Quatre. La terreur sacrée qui se lut sur leurs visages montra que le Commandant de la ville dormait vraiment bien.

— Le discoïde sans pilote atterrira quand même, décida Vir Norine. Tael trouvera un emplacement. L’automate prendra toute la cargaison possible, car Tael a également demandé du matériel. Vite au SVP ! Rodis s’est mise d’accord avec Rift et Tael se trouve déjà avec elle.

Tael et ses amis installèrent une balise de rappel dans un jardin désséché, à environ 1 km de l’hôpital Central. Le disque robot couvrit en 17 minutes la distance entre l’astronef et la ville du Centre de la Sagesse. Evisa et Vir Norine prirent ce dont ils avaient besoin et coururent à l’hôpital, tandis que le groupe de Tael s’occupait de décharger le matériel qui leur était destiné. Grif Rift promit d’envoyer un autre disque dans la nuit et donna des instructions à l’automate. Les Tormansiens pouvaient soit cacher le robot dans un lieu sûr, soit le noyer dans l’océan.

On conduisit Tchedi à l’hôpital, sans connaissance. On l’installa tout d’abord dans un corridor encombré de lits. Le médecin de garde refusa de croire aux déclarations des « violets » – qui appartenaient malheureusement au rang le plus bas – et se contenta de rire, lorsqu’ils affirmèrent que cette jeune fille venait de la Terre. L’arrivée de Tchedi, de nuit, vêtue de la tenue habituelle des « Cvic » et, qui plus est, après une bagarre de rue, était trop invraisemblable. Un dernier doute, né de l’examen de son corps d’une perfection étonnante, se dissipa, lorsque Tchedi évanouie prononça quelques mots dans la langue de Ian-Iah avec l’accent de l’Hémisphère de Queue. Le médecin considéra que les lésions étaient mortelles. Il se jugea incapable de sauver la jeune fille. Il serait inutile de la tourmenter, lorsqu’elle sortirait de son bienheureux état de choc. Et le chirurgien fit un geste de renoncement, ignorant qu’au même moment, « l’œil du souverain » avait donné l’ordre de rechercher coûte que coûte Evisa Tanet.

La forte volonté de Tchedi l’aida à émerger du rouge océan de douleur et de faiblesse qui avait inondé sa conscience. Elle gisait sur un étroit lit de fer, sans vêtements, couverte d’un drap jaune, sous la lumière vive d’une lampe sans abat-jour. Ce genre de lampe sous vide à la lumière crue et blessante se trouvait dans tous les bureaux et toutes les maisons des « Cvic ». Ici, à l’hôpital, la lumière vive semblait insupportable, mais pas un de ses voisins de lit qui gémissaient et déliraient, n’y prêta attention. La nuit, ni médecins, ni infirmières, ni garde-malades ne visitaient les malades qui passaient la longue nuit de Tormans seuls avec leurs souffrances, trop faibles pour se lever ou parler entre eux.

Tchedi comprit qu’elle allait mourir et qu’elle était abandonnée à son destin. Surmontant une douleur atroce et un grand vertige, Tchedi se leva, posa ses pieds au bas du lit et perdit à nouveau connaissance. Une piqûre aiguë la fit revenir à elle. Ouvrant les yeux, Tchedi vit, penché sur elle, le visage brûlant d’inquiétude d’Evisa.

Accompagnée par le médecin de garde mort de peur du fait de sa méprise, Tchedi fut conduite dans une salle d’opération libre. Evisa, après s’être convaincue que tout danger imminent avait disparu, entra en liaison avec Rodis et Vir Norine.

Il fallut plus de deux heures pour régler différentes affaires, y compris une conversation décevante avec un « porte-serpent ». Tchedi dormait dans la salle d’opération. Lorsqu’Evisa accourut en hâte portant sur l’épaule une sacoche avec les préparations indispensables, tout le personnel médical de l’hôpital était déjà réuni au complet. Vir Norine arriva en courant une minute plus tard, chargé de deux gros paquets solidement attachés.

Le chirurgien chef marcha nerveusement vers les portes de la salle d’opération, fuyant son cabinet où, tour à tour, se montraient sur le grand écran Zet Oug et Ghen Shi, exigeant des nouvelles de l’invitée de la Terre. Sur le conseil de Tael, Evisa ne parla pas des secours envoyés par l’astronef. On pensa à l’hôpital qu’elle avait couru chercher les médicaments chez elle ou chez son camarade.

En se passant le désinfectant, Evisa réussit à se détendre, puis elle commença sans retard l’opération. Les chirurgiens de Tormans virent la technique étrange du médecin de la Terre. Evisa étala hardiment toutes les parcelles affectées par les coups de couteaux longitudinaux, évitant soigneusement de léser les plus petites ramifications nerveuses et les vaisseaux lymphatiques. Elle fixa les os brisés, y compris les plus petits fragments avec des agrafes rouges, isola les principaux vaisseaux sanguins, les ouvrit et relia à ceux-ci un petit appareil à pulsations. Puis, le champ opératoire fut pratiquement entièrement recouvert d’OMN – solution permettant la régénération rapide des os, des muscles et des nerfs ; les blessures furent fermées avec des agrafes noires. Evisa utilisa un second appareil permettant de masser les bords des blessures et de les frictionner simultanément avec un liquide épais régénérant la peau – le RP. Aussitôt après, Evisa réveilla Tchedi et lui fit boire abondamment une émulsion qui ressemblait à du lait. Vir Norine, habillé en infirmier, souleva Tchedi de la table d’opération avec d’infinies précautions. Les Terriens ne se souciaient plus d’observer les convenances tormansiennes. Ils refusèrent les draps stériles. L’astronavigateur porta à bout de bras Tchedi toute nue dans une petite chambre spécialement préparée à cet effet. Il la déposa sur un lit fait d’un tissu spécial à l’éclat argenté et la recouvrit d’une hotte légère et transparente, préalablement tendue sur une carcasse. Le Neufpattes bleu cendré de Tchedi était déjà installé près du lit. On lui brancha un appareil multi-cylindrique doté d’un système de tuyaux, dont les extrémités furent fixées à la cloche du SVP. Evisa Tanet, fatiguée, s’étendit sur un petit divan dur, allongée sur le dos, légèrement appuyée sur sa main gauche, sa tête reposant sur son bras droit replié. Elle surveillait la colonne des indicateurs qui se trouvait à son chevet. Ces indicateurs étaient reliés par des fils aux tempes, au cou, à la poitrine et aux poignets de Tchedi. Vir Norine regarda Evisa avec reconnaissance. Il serra fermement son coude droit qui dépassait sous les cheveux bouclés et épais de la nuque. Il sortit en marchant prudemment sur le sol encore humide de désinfectant.

L’astronavigateur n’avait pas encore quitté l’énorme bâtiment de l’hôpital que quelqu’un, portant la blouse de visiteur – blouse jaune, chiffonnée, mais propre – et ayant un pansement de travers sur le visage, entra dans la chambre où Tchedi dormait et où Evisa sommeillait. Evisa bondit et lui sauta au cou.

— Rodis.

— Je suis venue vous remplacer, et Rodis passa ses doigts sur la joue creusée de fatigue d’Evisa.

Evisa fronça les sourcils, comme un enfant qui a reçu du savon dans les yeux, et secoua la tête violemment.

— Pas maintenant. Je ne serai rassurée que lorsque la tension nerveuse aura baissé.

— Je reste. Couchez-vous !

— Il y a si longtemps que je n’ai pas bavardé avec vous, même par SVP interposé. Depuis quand vous a-t-on autorisée à sortir ?

Rodis eut un rire juvénile, sonore et insouciant.

— Personne ne m’a donné d’autorisation. C’est comme pour l’atterrissage du discoïde. Si j’en avais fait la demande, ils auraient mis des jours à répondre à cette question. Je resterai avec vous autant que c’est nécessaire.

— Mais ce déguisement ?

— C’est l’œuvre de Tael et de ses amis.

Rodis passa par-dessus ses habits noirs de Tormansiens, un vêtement de médecin de la Terre arachnéen et argenté.

— Où est votre SVP, Rodis ?

— Il est branché. On va l’amener cette nuit et on le laissera à l’entrée de ce bâtiment. Je l’appellerai d’ici. Mais couchez-vous, pendant que je marcherai dans la chambre. J’ai besoin de me calmer. Il y a longtemps que je n’ai pas éprouvé la joie de marcher comme aujourd’hui. Il me semble qu’il y a une éternité que je vis dans l’obscurité : obscurité naturelle du vaisseau et celle inutilement obligatoire de Tormans.

— Tchedi non plus n’a pu s’habituer à une telle vie. Les longues promenades lui étaient utiles pour connaître les gens et leurs coutumes, mais elles se sont terminées par une catastrophe, dit Evisa.

— Quelle a été la cause de l’attaque ?

— Elle n’a pas pu encore le dire. Celui qui a attaqué Tchedi s’est suicidé et je doute qu’elle le sache.

Rodis réfléchit et dit :

— Tout vient du manque d’éducation sexuelle qui engendre la Flèche d’Ahriman. J’ai écouté votre cours sur l’érotisme de la Terre. Vous avez essuyé un échec même avec des médecins, alors qu’eux auraient dû être éduqués.

— Oui, c’est dommage, dit Evisa tristement, j’aurais voulu leur montrer que le désir maîtrisé ne conduit pas à la diminution des sensations sexuelles, mais, au contraire, à une passion accrue, que le désir est plus fort et plus clair si on ne lui lâche pas la bride. Mais que pouvons-nous faire s’ils n’ont, comme me l’a dit Tchedi, qu’un seul mot pour l’amour mais des dizaines de mots grossiers pour l’union physique. Voilà pour l’amour qui, dans la langue de la Terre, a une quantité de mots dont j’ignore le nombre.

— Il y en a plus de 500, répondit Rodis sans hésiter, 300 pour différencier les nuances de la passion et près de 1 500 pour décrire la beauté humaine. Mais ici, je n’ai rien trouvé dans les livres de Tormans, en dehors d’essais médiocres pour décrire, dans une langue indigente, sa belle dulcinée. Tout se passe de la même manière, toute poésie disparaît, la sensation s’émousse dans ces répétitions monotones. Les oligarques (grâce à leurs acolytes cultivés) luttent éperdument, afin d’empêcher les gens de prendre conscience des valeurs spirituelles qu’ils recèlent et des forces importantes de la nature humaine inhérentes à ces valeurs. Ils essaient également d’amoindrir et de déprécier la beauté physique, afin que l’homme ordinaire ne puisse en aucun cas se sentir meilleur que ses dirigeants ou supérieur à eux. Leurs laquais savants sont toujours prêts à mentir, à nier les forces spirituelles et à railler la beauté.

— Autrefois, poursuivit Rodis, en Europe, au Proche-Orient, dans l’Inde moyenâgeuse, l’amour physique était étroitement mêlé à la religion, à la philosophie, aux rites. Puis a suivi une réaction : Les Siècles Obscurs ont vu l’exaltation de la religion, le rejet et l’écrasement de la sexualité. Puis, nouvelle réaction : à l’ERM, agonie de la religion, retour à l’érotisme primitif, mais le rôle de l’aspect physique est plus faible, il n’y a plus d’impulsion puissante des sentiments. Cette période qui marque la fin des sociétés de type capitaliste sur la Terre, fut aussi marquée par le pragmatisme. L’érotisme comme les sciences et la politique, fut considéré sous l’angle du profit matériel et pécunier… Le pragmatisme a conduit invariablement à restreindre les sentiments ainsi que la pensée. Voilà pourquoi les Tormansiens doivent commencer par retrouver les sensations normales du monde et ce n’est qu’après, qu’ils seront capables d’un véritable érotisme. Mais vous bougez vraiment trop, Evisa ! Arrêtez !

Rodis passa ses doigts sur le corps d’Evisa, exerçant des pressions sur des points déterminés et parlant sur un rythme lent et musical. Au bout de quelques minutes, Evisa s’endormit d’un sommeil enfantin et paisible. Les rides d’affliction qui subsistaient aux commissures des lèvres disparurent rapidement. Rodis se mit à genoux et se cambrant en arrière toucha le sol de sa tête en redressant le dos. Ses compagnes étaient à un âge où les forces se rétablissent vite après un bon sommeil réparateur. Rodis les admirait toutes les deux et était contente d’elles. Elles avaient fait ce qu’il fallait pour étudier Tormans et, n’avaient, naturellement, pu changer la vie ici. Maintenant, elles allaient regagner « La Flamme sombre ». Evisa et Tchedi avaient apporté leurs petites graines au problème énorme du revirement de l’histoire de Tormans, elles n’avaient plus besoin de courir de risques. Tchedi l’anthropologue et Evisa le médecin de la Flotte Stellaire iront encore dans d’autres lieux de l’univers, elles donneront des enfants à la Terre et mèneront une vie longue et intéressante. L’humiliation extrême supportée par l’homme de Tormans, les souffrances que l’on y endure, le chagrin et la pitié éprouvés envers leurs confrères s’adouciront, s’effaceront et, une fois sur la Terre, cesseront finalement de les tourmenter…

La porte s’entr’ouvrit lentement, un SVP entra et s’arrêta aux pieds de Rodis. Elle ôta de son couvercle un lourd tambour blanc qu’elle installa avec effort à la fenêtre, vissa le cône bleu à une saillie spéciale du bord supérieur. Rodis trouva dans l’équipement d’Evisa un grand verre, d’une transparence qui le rendait invisible, et, retournant le cône, versa dans le récipient un liquide tout aussi transparent. Rodis y trempa ses lèvres avec précaution et son visage s’éclaira de contentement. Après l’eau minéralisée impure, pauvre en bactéricide et sentant le fer des conduites d’eau, le goût de l’eau de la Terre avait une saveur indicible. Neïa Holly n’avait pas non plus oublié d’envoyer de la nourriture terrestre concentrée.

Rodis se mit à préparer un repas pour Tchedi et Evisa.

Blême et en sueur, le médecin entra rapidement dans la chambre.

— Je ne me doutais pas que j’avais chez moi la souveraine de la Terre, dit-il en s’inclinant devant Rodis. Vous êtes trop à l’étroit ici. Nous nous occuperons plus tard de mieux vous installer, venez pour l’instant dans mon cabinet. On vous demande des Jardins de Tsoam. Il semble – et le visage du médecin-chef eut une expression suppliante – que le Grand et le Sage en personne veuille vous parler…

Faï Rodis se plaça devant l’écran de Ian-Iah à double canal. La silhouette bien connue du souverain apparut bientôt. Tchoïo Tchagass était sombre. Il fit un geste brusque en direction du médecin. Celui-ci, après avoir salué bien bas, sortit.

Tchoïo Tchagass regarda Rodis : sa blouse argentée laissait voir le simple costume d’une femme de Ian-Iah.

— Cette blouse fait moins d’effet que vos vêtements précédents. Mais vous ressemblez davantage… à l’un de mes sujets, dit-il posément. J’ai tout de même été surpris en apprenant que vous étiez ici.

— S’il n’y avait pas eu l’accident de Tchedi, je n’aurai pas quitté les Archives. J’ai trouvé des choses intéressantes et vous avez agi sagement en m’y envoyant.

Tchoïo Tchagass se radoucit.

— J’espère que vous êtes une fois de plus convaincue du danger qu’il y a à avoir des relations avec notre peuple cruel et méchant. Il s’en est fallu de peu que nous perdions une quatrième invitée !

Faï Rodis faillit demander qui était responsable de cette situation, mais il n’entrait pas dans ses plans d’irriter le souverain.

— Qu’avez-vous l’intention de faire maintenant ? s’enquit Tchoïo Tchagass.

— Dès que notre anthropologue sera rétablie, elle retournera sur l’astronef avec notre médecin. Ce n’est plus qu’une question de jours.

— Et ensuite ?

— Je retournerai aux Archives de l’Histoire. Je terminerai mes recherches sur les manuscrits. Notre astronavigateur poursuivra ses contacts avec les savants de la capitale. Nous passerons encore une vingtaine de jours ici, puis nous vous quitterons.

— Et le second astronef ?

— Il doit être tout proche. Mais nous n’allons pas abuser de votre hospitalité. Il n’atterrira sans doute pas. Il restera sur orbite jusqu’à notre départ.

Cette nouvelle sembla faire plaisir au souverain.

— Bien. On va vous installer du mieux possible.

— Ne vous faites pas de souci. Donnez plutôt l’ordre qu’on organise sans retard une réunion soit avec vous, soit avec des souverains plus jeunes. Sinon, il nous sera difficile de discerner où finit votre volonté et où commence la lâcheté et la peur des dignitaires.

Tchoïo Tchagass fit un signe de tête bienveillant et regarda Rodis un moment en silence, puis, sans dire un mot, disparut soudain de l’écran. Rodis retouna auprès de Tchedi. Celle-ci était déjà appuyée contre des oreillers. La hotte avait été supprimée. Les yeux plissés de contentement, Tchedi et Evisa se délectaient de l’eau et de la nourriture de la Terre.

— Je ne pensais pas – dit Tchedi – que la nourriture en conserve avait un aussi bon goût.

— Après celle de Tormans… dit Rodis et elle enfonça ses doigts dans la chevelure épaisse de la jeune fille qui avait repris sa couleur naturelle cendré-doré. Les yeux de Tchedi, débarrassés de leurs lentilles, avaient retrouvé leur éclat bleuté.

— Ce qui m’étonne – Tchedi se souleva sur un coude, mais Evisa la remit à sa place aussitôt – c’est qu’on puisse s’empoisonner, empoisonner ses enfants, détruire l’avenir en transformant et en appauvrissant la nourriture jusqu’à ce qu’elle devienne un poison. Imaginez qu’on accepte ce poison sur la Terre ! C’est insensé !

— Ce procédé terrible leur permet d’augmenter la quantité de nourriture en rendant sa production moins onéreuse. Mais ils la vendent aussi cher qu’avant. C’est ce qu’on appelle dans la société de Tormans, les contributions indirectes. Le revenu va aux oligarques.

— Je suis sûre que pas un seul laboratoire n’est chargé ici d’analyser le contenu des produits, afin d’éviter de révéler leur nocivité dit Evisa. Nous devrions en ramener des échantillons sur la Terre.

— Excellente idée, dit Rodis. Nous commencerons dès aujourd’hui à l’hôpital.

Rodis massa longuement et lentement l’épaule de Tchedi, les cicatrices de ses blessures en voie de guérison ainsi que les marques des agrafes noires qui disparaissaient peu à peu. Tchedi assura qu’elle se sentait très bien, mais Rodis et Evisa craignaient des séquelles de lésions internes. Elles empilèrent sur un petit chariot des livres distrayants. Tchedi les avala les uns après les autres à une vitesse inconcevable pour les Tormansiens, mais tout à fait normale pour les Terriens qui, en un instant, assimilaient des pages entières.

Lorsqu’Evisa s’approcha de Tchedi, la montagne de livres s’était élevée.

— Est-ce vraiment si intéressant ? demanda-t-elle.

— J’ai cherché en vain quelque chose de valable. Je ne croyais pas que dans une société techniquement développée on pouvait écrire ce genre de sottises. Cela fait penser à la littérature de l’ERM. On dirait qu’ils n’ont ni problèmes spirituels, ni angoisses, ni maladies, ni malheurs. Les véritables grandes tragédies, le merveilleux héroïsme humain qui se cache dans la grisaille de la vie quotidienne, ne les touchent pas. Même l’homme ne les intéresse pas et ne sert que de toile de fond. Tout se ramène à quelques sottises passagères, une incompréhension occasionnelle ou un mécontentement mesquin. Les écrivains d’ici savent avec beaucoup d’habileté distraire et divertir en répétant la même chose des centaines de fois. Ils écrivent aussi pour la télévision et exaltent le bonheur de vivre sous la sage autorité de Tchoïo Tchagass qui les a soi-disant délivré d’un passé lamentable. L’histoire ne commence qu’avec l’instauration du pouvoir planétaire du grand oligarque théoricien Ino-Kaou. On a l’impression que les livres ont été écrits pour des enfants aux faibles facultés intellectuelles. Tous les livres sont récents et ne sont pas beaucoup lus. Il faut demander des œuvres encore plus anciennes.

Evisa alla à la bibliothèque, fouilla un long moment, bavarda avec le bibliothécaire et revint perplexe.

— Lorsque Tchoïo Tchagass devint souverain – dit Evisa – tous les anciens livres durent être enlevés des bibliothèques de la planète, sous peine de lourds châtiments. Tous les livres furent mis dans des filets lestés de pierres et jetés à la mer. Des exemplaires ont été conservés dans des dépôts spéciaux où l’on n’a le droit ni de les lire, ni de les copier. Ils sont interdits à tous, sauf aux personnes particulièrement dignes de foi.

— Quel crime contre l’humanité ! remarqua Rodis avec sévérité.

— Mais vous ne savez pas encore tout, dit Tchedi. Il existe ici le système terrible du filtrage. Dans chaque Maison des Spectacles, à la télévision, à la radio, se trouvent « les yeux du souverain ». Ils ont le droit d’arrêter n’importe quel spectacle, d’interrompre tout le réseau, si quelqu’un essaye de transmettre quelque chose sans autorisation. L’interprétation d’une chanson interdite peut entraîner la condamnation à mort de son interprète. « Les yeux du souverain » ont une liste indiquant ce qui est toléré et ce qui ne l’est pas… Il en est ainsi pour tout. La voix de Tchedi trembla. Ah, les pauvres gens !

Rodis et Evisa se regardèrent. Rodis s’assit au chevet de Tchedi en fredonnant. Elle lui effleura le front et le visage du bout de ses doigts. Les yeux bleus brillants de larmes de Tchedi se fermèrent. Une minute plus tard, la jeune fille dormait d’un sommeil profond et apaisé.

— Et maintenant, proposa Evisa, allons faire un tour dans l’hôpital. Il est très tard, les médecins sont partis. J’ai apporté une blouse propre.

Faï Rodis mit le vêtement et la calotte jaunes et les deux femmes de la Terre sortirent dans le corridor encombré de lits et fortement éclairé.

Elles ne pourraient jamais oublier les quatre nuits qu’elles passèrent à faire des rondes bénévoles dans le service de chirurgie. Rodis fit découverte sur découverte. On ne donnait pratiquement aucun calmant à ceux qui souffraient. La médecine de Tormans ne connaissait pas les analgésiques, n’entrant pas dans le métabolisme de l’organisme et ne donnant pas d’accoutumance – de toxicomanie. Des moyens puissants comme le massage hypnotique ou l’auto-suggestion n’étaient pas du tout appliqués. Les médecins ne s’intéressaient pas aux peines de cœur, à la peur de la mort, et la douleur diffuse des fractures était considérée comme inévitable. Supprimer la douleur superflue, ce qui accélère la guérison des uns ou adoucit les derniers jours des autres, était considéré comme inutile.

Rien n’était fait contre la solitude des malades, leurs interminables nuits de souffrance dans des chambres jamais aérées. Les femmes, d’une longévité plus grande que les hommes, étaient très nombreuses à l’hôpital. Elles y passaient des mois. On expliqua aux Terriens que l’on sauvait les épouses et les mères des « Cvil », qui avaient des dépressions nerveuses si elles venaient à disparaître. Ils corrompaient des fonctionnaires pour aller au Palais de la Mort Douce, privant l’état de spécialistes indispensables. Dans ces hôpitaux, ne pas témoigner de respect envers la mort semblait un paradoxe dialectique et naturel, puisque la mort était pour la plupart des habitants de la planète une obligation édictée par le gouvernement. Les « Cvil » s’accrochaient avec encore plus de désespoir à la vie dans ces hôpitaux bondés. Rodis se souvint avec ironie de ses expériences de l’enfer. Elle avait maintenant atteint les cercles les plus bas de l’inferno.

Pour la centième fois, Evisa approuva par la pensée le meneur des six « Cvic ». Ceux-ci étaient morts en bonne santé, ignorant la lutte pitoyable pour la vie dans la saleté et la douleur.

Faï Rodis allait d’un lit à l’autre, s’installait près du malade, calmait la douleur par hypnose, tranquillisait les gens par des chansons, leur apprenait à s’endormir par l’auto-suggestion ou à se distraire par l’imagination. Evisa, qui ne disposait pas d’une force psychique aussi grande, faisait des massages de nerfs curatifs. En rentrant le matin dans la chambre de Tchedi, toutes les deux se jetaient épuisées sur un lit et dormaient, vidées de leur influx nerveux.

Le bruit qu’il y avait une femme extraordinaire se répandit rapidement dans tout l’hôpital. On venait maintenant trouver Faï Rodis en s’adressant à elle comme à une déesse. La tristesse environnante pesait lourdement sur elle, l’écrasait, la privait de sa liberté intérieure initiale. Rodis comprit, pour la première fois, à quel point elle était encore éloignée de la véritable perfection spirituelle. La conscience qu’au milieu de cet océan de douleurs ses forces étaient inefficaces, éveillait immanquablement, la pitié, ce qui l’éloignait du but essentiel. Le secours qu’elle apportait ici ne correspondait pas au problème aux gens de la Terre : aider le peuple de Ian-Iah à supprimer le système social infernal une fois pour toutes.

Après ces quatre jours passés à l’hôpital, Faï Rodis retrouva les champs tristes du Temple du Temps. Ses amies l’accompagnaient, ainsi que les trois SVP. Deux d’entre eux portaient Tchedi encore affaiblie, dans un hamac à ressort posé sur des brancards. Tael les accueillit avec une joie ineffable et même la garde, composée cette fois-là d’hommes particulièrement instruits, s’adoucit à la vue des yeux bleus de Tchedi qui regardait autour d’elle avec l’enthousiasme de la convalescence. La gaieté de Tchedi fut de courte durée. À l’annonce de son retour sur l’astronef, la jeune fille se fâcha violemment et Faï Rodis eut beaucoup de mal à la convaincre que c’était absolument nécessaire.

Inquiète, Evisa demanda à rester en cas de maladie de Rodis ou de Vir Norine.

— Ma santé est excellente, rétorqua Rodis, et je sais soigner par suggestion mieux que n’importe lequel d’entre vous.

— Mais Vir ?

— Il me semble malade, mais d’une maladie qu’un médecin, fut-il de la Flotte Stellaire, ne peut guérir.

— Vraiment ? Notre astronavigateur expérimenté ? Vous plaisantez ?

— J’aurais bien voulu.

— Mais c’est insensé ! Et vous êtes si calme !

— Ce n’est pas plus insensé que la vie de Tchedi parmi les « Cvic », ou votre travail à l’hôpital, ou que toutes les idées qui nous ont poussé à intervenir dans la vie de cette planète inhospitalière et malheureuse.

— Pensez-vous à un danger particulier, Rodis ? Je ne vous quitterai pas.

— Partez ! Rodis serra Evisa contre elle et ses cheveux couleur aile de corbeau se mêlèrent une seconde aux boucles roux foncé d’Evisa.

Les trois femmes firent une promenade dans le souterrain aux masques et dans le Sanctuaire des Trois Pas.

— Nous laisserons votre SVP ici, dit Rodis en se tournant vers Evisa.

Sa couleur gris vert au reflet argenté s’harmonisa avec les tables et les bancs noirs.

— Et le mien ? demanda Tchedi qui aimait le Neufpattes bleu cendré.

— Vous le donnerez à Tael et vous lui apprendrez à s’en servir.

— Et sa lumière verte continuera de briller sur l’astronef ?

— Oui ! Je prendrai le bracelet d’Evisa, mais je le brancherai directement sur « La Flamme sombre » lorsque vous serez en sécurité derrière les parois du vaisseau.

— Derrière les parois du vaisseau… répéta Evisa. Peut-être est-ce peu honorable pour l’expérience elle-même, mais je serai plus heureuse là-bas. Il vaut cent fois mieux vivre sur le vaisseau et accomplir des sorties dans un monde étranger, que de se voir arrachés comme nous de « La Flamme sombre » et emportés par le courant d’une vie étrange, qui semble avoir pour règle générale de faire du tort aux autres et à soi-même, de créer partout malheur et misère, même là où il n’existe pas de raison d’être malheureux.

Rodis et Vir Norine accompagnèrent les jeunes filles à une lourde voiture, couverte de poussière.

Tchedi étreignit Rodis avec force, embrassa l’astronavigateur, puis se mit à genoux, et caressa son SVP. Tael et les deux Terriens allèrent au balcon du 5e temple. La voiture suivit la route supérieure sinueuse et la colonne de poussière fut visible encore longtemps au-dessus de la ville. Tael avait déjà appris à reconnaître l’humeur de ses amis terriens impassibles en apparence. Et maintenant, après un regard sur leurs visages calmes fixés sur l’horizon, l’ingénieur voulait distraire Rodis et Vir Norine de leurs pensées.

— Je ne vous ai pas encore remercié pour ce précieux cadeau, dit-il en montrant le SVP.

— Chez nous, on n’adresse pas de remerciements pour les cadeaux. C’est nous qui devons dire merci, répondit Rodis.

Tael se troubla et changea de conversation.

— Le nombre de pattes des SVP m’a toujours intrigué. Pourquoi 9, pourquoi un chiffre impair au lieu d’un nombre symétrique 2-4-6-8-10 ?

— La question n’est pas aussi simple, répliqua Norine. Au-dessus de la symétrie bilatérale, il y a la triade. L’impair hélicoïdal est supérieur à l’équilibre bilatéral de l’opposition généralement utilisé sur la Terre et correspondant à la structure superficielle du monde environnant. La nature a créé l’imparité. Les chiffres 5-7-9 permettent plus facilement d’éliminer les oppositions du système binaire et donnent une stabilité au monde oppositionnel bilatéral, c’est-à-dire que ces chiffres permettent de traverser des obstacles insurmontables. Mieux que l’unité, l’imparité est le moyen de sortir de la lutte infernale des oppositions et la possibilité de fuir le balancement dialectique droite-gauche, haut-bas. Il existe dans la nature des systèmes de phases multibases comme par exemple le courant triphasé. Les propriétés de l’imparité ont été remarquées dès l’antiquité. Les chiffres 3-5-7-9 sont considérés comme des chiffres porte-bonheur, magiques. Chez nous, on utilise la méthode des brisures hélicoïdales dans les systèmes équilibrés de forces opposées.

Tael secoua la tête.

— Tout ce que j’ai compris, c’est qu’il existe des mécanismes travaillant selon des principes beaucoup plus complexes que les contradictions intérieures. Ces mécanismes sont, comment dire, supérieurs aux forces du monde construit dialectiquement. Ils sont tout-puissants !

— Si vous voulez. Les SVP sont inutiles dans la vie quotidienne de la Terre. Les robots-compagnons ne nous accompagnent que lors d’expéditions difficiles dans des mondes lointains et inconnus. Là, ils sont irremplaçables.

— Ils sont également irremplaçables dans un monde mal structuré, ajouta Tael.

Une ombre angoissée passa sur le visage de Vir Norine et le fit ressembler au Tormansien.

— Vous devez partir, Vir ? demanda Rodis en l’enlaçant et en le regardant dans les yeux. On vous attend ! Y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe ?

— Oui. Un événement imprévu a eu lieu et c’est inquiétant.

— Ici, sur Tormans, où il n’y a jamais rien ? Qu’y a-t-il encore, Vir ?

— Je ne sais pas. Je dois me débrouiller, mais les jours passent…

— Oui, il reste si peu de temps. Vir, mon ami… la voix de Rodis s’adoucit, pleine de tendresse.

L’astronavigateur descendit l’escalier en courant et dépassa le garde stupéfait. Faï Rodis resta debout, appuyée à la balustrade du balcon et tellement plongée dans ses réflexions, que Tael sortit sans lui dire adieu et emmena le Neufpattes dans le souterrain.

Rodis regarda longuement les montagnes nues au loin qui s’élevaient dans la poussière pourpre. Après la catastrophe de Kin-Nan-Té encore si fortement ancrée dans sa mémoire, l’accident de Tchedi, voilà qu’autre chose se préparait. Et cette fois, Rodis ne savait quelle décision prendre. Que pouvaient espérer Vir et sa bien-aimée, si ce n’est des victimes des deux côtés ? Et pourquoi était-ce tombé sur Vir Norine qui avait tant de fois traversé la Galaxie – et dans tous les sens – à bord de vaisseaux spatiaux, sur un homme si intelligent et aux connaissances encyclopédiques si grandes ? À moins que, selon les lois des revirements inattendus, cela soit la conséquence des obstacles insurmontables ? Absorbée par ses pensées, elle n’avait pas remarqué que le crépuscule tombait. Faï Rodis regagna sa chambre.

Juste avant d’arriver à la première porte, elle sentit la présence d’une personne qu’elle avait l’impression de connaître. Elle n’alerta pas le Neuf-pattes, mais le brancha aussitôt sans allumer la lumière. Son bracelet fit un bruit à peine perceptible et signala le changement d’air dans la pièce. Le Neufpattes alluma son petit œil rose. Rodis vit que la porte de sa chambre à coucher était fermée. Quelqu’un devait faire le guet, caché dans la première pièce, ce qui expliquait pourquoi la porte était fermée. Rodis l’ouvrit. Ses narines perçurent un parfum si faible que, si elle n’avait pas été sur ses gardes, elle ne l’aurait sans doute pas senti. Soudain, tout se brouilla dans sa tête. Une force obscure la vrilla intérieurement. Rodis fut saisie du désir sauvage de hurler, rire et de se rouler par terre. Par un puissant effort de volonté, Rodis résista au poison. Elle recula vers le SVP, prit un biofiltre qu’elle fixa sur le nez. Elle pouvait maintenant réfléchir. Encore un peu hébétée, elle chercha la préparation T-9/32, antidote universel contre toute excitation du thalamus. Même sans être médecin, Rodis diagnostiqua qu’on avait pulvérisé dans la chambre un produit qui annihilait la conscience et libérait les réflexes primitifs du groupe thalamique et du bulbe gris du cerveau. L’antidote fit son effet. Heureusement qu’elle avait prévu d’emporter ce genre de médicament au moment des préparatifs d’atterrissage !

Rodis retrouva sa clarté de pensée et de vue et ordonna au SVP d’éclairer la pièce. Elle tira brusquement la lourde portière dissimulant la niche de la fenêtre. Là, pelotonnée comme un chat, se cachait Er Vo-Bia. Un masque transparent muni d’un petit ballon à gaz fixé sous la mâchoire protégeait le visage de la belle qui bondit dès qu’elle vit Rodis. Ses yeux profondément enfoncés lancèrent à Faï Rodis un regard étonné, anxieux et interrogateur : « Pourquoi ne tombes-tu pas ? ». La maîtresse de Tchoïo Tchagass tenait dans une main un appareil complexe, utilisé sur Tormans pour les prises de vue.

Er Vo-Bia étendit sa main libre vers sa ceinture dans laquelle une arme était sans doute dissimulée.

— Arrêtez ! ordonna Rodis. Parlez, pourquoi avez-vous fait cela ?

Clouée sur place, la belle s’arrêta et tout son corps mince oscilla on aurait dit qu’elle voulait se métamorphoser en serpent, animal favori de la planète.

— Je voulais, dit-elle avec effroi et les dents serrées, mettre à nu ton véritable « moi », te le révéler. Et lorsque tu te serais roulée par terre, en proie à des désirs bestiaux, j’aurais pris un film de toi que j’aurais montré au souverain – Er Vo-Bia leva l’appareil. Il pense beaucoup trop à toi, il t’admire trop. S’il avait pu voir ça !

Faï Rodis regarda le beau visage déformé par la méchanceté. L’union d’une âme basse et d’un corps parfait avait de tout temps étonné les gens sensibles à la beauté et Rodis ne faisait pas exception.

Elle finit par dire :

— Siou-Té, chez nous, chaque acte indigne doit être contrebalancé. Ôtez votre masque !

Même le masque respiratoire ne put cacher la terreur animale de la femme. Elle dut céder à la volonté irrésistible de Rodis.

Une minute plus tard, Er Vo-Bia était étendue sur le sol, la tête renversée, les yeux fermés, les dents serrées. Elle ressentait ce qu’elle voulait que Rodis éprouvât.

— Iangar ! Iangar ! Je te veux ! Encore plus qu’avant ! Vite ! Iangar ! s’écria soudain Er Vo-Bia.

En réponse à son appel, la porte s’ouvrit et, sur le seuil, apparut le chef des « violets » en personne.

— Il était là à monter la garde ! devina prestement Rodis.

Comprenant que leur projet avait échoué et que leur secret était dévoilé, Iangar s’empara d’une arme. Mais il avait beau être un fin tireur, il n’était pas de taille à lutter de vitesse avec Faï Rodis. Elle brancha le champ de protection. Les deux balles tirées sur elle – au ventre et à la tête – revinrent et frappèrent Iangar à la racine du nez et entre les clavicules. Le regard de Iangar fixé sur Rodis s’éteignit lentement, son visage se couvrit de sang ; il tomba à la renverse, glissa le long du mur et roula sur le côté à deux mètres de sa maîtresse.

Les coups s’étaient sûrement répercutés dans tout le temple. Il fallait agir sans perdre de temps. Rodis traîna Er Vo-Bia dans la chambre à coucher, ferma la porte et ouvrit les deux fenêtres. Puis, elle desserra les lèvres d’Er Vo-Bia et y fit couler un remède. Les mouvements convulsifs d’Er Vo-Bia s’arrêtèrent.

Un moment plus tard, la femme ouvrit les yeux et se redressa en chancelant.

— Il me semble que… prononça-t-elle d’une voix rauque.

— Oui. Vous avez fait tout ce que vous escomptiez que moi je fasse.

Soudain, la méchanceté qui se lisait sur le visage de Er Vo-Bia s’effaça qui fut remplacée par la peur, une peur profonde, totale et pitoyable.

— Où est la caméra ? Où est Iangar ?

— Ici.

Rodis montra la porte de la chambre voisine.

— Iangar est mort.

— Qui l’a tué ? Vous ?

Rodis secoua la tête en signe de dénégation.

— Non, il s’est tué avec ses propres balles.

— Et vous saviez tout ?

— Si vous voulez parler de vos relations avec lui, oui.

Er Vo-Bia tomba aux genoux de Rodis.

— Faites-moi grâce ! Le souverain ne pardonnera pas, il ne supportera pas d’être humilié.

— Je comprends ça. Des gens comme lui ne peuvent tolérer de rivaux.

— Sa vengeance sera terrible, ses bourreaux sont experts en tortures atroces.

— Comme votre Iangar ?

La belle Tormansienne baissa la tête, implorant le pardon.

Rodis alla dans la pièce voisine et revint au bout d’un instant avec la caméra.

— Rendez-moi le reste du poison, dit-elle en tendant la main. Er Vo-Bia tressaillit et s’empressa de lui donner un minuscule pulvérisateur.

— Maintenant, sortez par la première fenêtre de la galerie. Sautez de la balustrade, prenez l’escalier latéral et descendez dans le jardin. J’espère que vous avez la petite carte du souverain.

Tout étonnée, Er Vo-Bia regarda Rodis.

— Et ne craignez rien. Personne ne connaîtra votre secret. La Tormansienne ne bougea pas ; elle voulut dire quelque chose, mais ne le put. Rodis l’effleura doucement de ses doigts.

— Fuyez, ne restez pas là ! Moi aussi, je dois partir.

Rodis se retourna, entendit derrière elle les sanglots bizarres d’Er Vo-Bia et sortit. Les gardes ainsi que leur officier s’étaient rassemblés dans la première pièce, face au mur de protection des SVP. Dans un coin, était étendu le corps de Iangar.

Après sa conversation à l’hôpital avec Rodis, le souverain de la planète avait dû donner des ordres pour une liaison immédiate, car il apparut sur l’écran improvisé du SVP. Les gardes s’enfuirent à la vitesse de l’éclair.

Rodis dit que Iangar lui avait tiré dessus. Tchoïo Tchagass connaissait suffisamment l’action du champ de protection pour comprendre ce qui s’était passé. D’ailleurs, le souverain n’était pas du tout affligé par la perte du chef de sa garde personnelle, premier adjoint de Ghen Shi attaché à la sécurité de l’État. Il semblait même plutôt content.

Rodis n’avait pas le temps de réfléchir à ces rapports si complexes, elle craignait qu’on ne l’éloignât du temple après la mort de Iangar. Le souverain lui proposa, par mesure de sécurité, de regagner le palais, mais elle refusa poliment. Elle allégua qu’elle n’avait pas encore examiné des soi-disant documents qui s’entassaient dans trois pièces aménagées par Tael.

— Quand aurez-vous fini votre travail ? demanda Tchoïo Tchagass avec circonspection.

— Dans trois semaines environ, comme nous en avions convenu.

— Ah oui ! Venez passer quelques jours chez moi avant votre départ, j’aimerais utiliser une dernière fois vos connaissances.

— Vous pouvez utiliser celles de la Terre.

— Ce n’est pas ce que je veux. Vous parlez de connaissances générales, alors que j’ai besoin de connaissances particulières.

— Je suis prête à vous aider même pour cela.

— Bien. Souvenez-vous de mon invitation ! Je vais vous quitter, mais répondez auparavant à une seule question : Que savez-vous de ceux qu’on appelait autrefois sur la Terre les petits-bourgeois ? J’ai rencontré ce mot étrange aujourd’hui.

— Au début, on désignait par « petits-bourgeois » toute une catégorie sociale. Puis, ce terme a qualifié plus spécialement ceux qui sont capables de prendre, mais incapables de donner. Ils ont ainsi causé des préjudices à autrui, à la nature, à toute la planète. Leur avidité n’a pas de bornes.

— Mais mes dignitaires sont exactement ainsi !

— Naturellement.

— Pourquoi « naturellement » ?

— L’avidité et la jalousie fleurissent et se renforcent dans les dictatures, lorsque les traditions, les lois, l’opinion générale sont abolies. Celui qui veut uniquement prendre est toujours contre « les forces de résistance ». On ne peut lutter contre ces gens que par un moyen ; la suppression de tout privilège, et donc, la suppression de l’oligarchie.

— Bon conseil. Vous restez fidèle à vous-même. Voilà pourquoi… – le souverain réfléchit comme s’il ne trouvait pas le mot exact –, je suis attiré par vous.

— Parce que je suis sans doute la seule à vous dire la vérité ?

— Si ce n’était que cela !

Tchoïo Tchagass fit un geste d’adieu et se retira.

Les gardes s’empressèrent de laver l’endroit où, quelques instants auparavant, était étendu le cadavre de Iangar. Ils regardèrent avec une terreur superstitieuse Rodis qui entrait dans la chambre. Elle devait débrancher le SVP et elle craignait la curiosité excessive des « violets ». Les gardes disparurent, au moment où Tael, hors d’haleine et plus mort que vif, arrivait.

— C’est ma faute ! C’est à cause de ma bêtise ! s’écria-t-il, en s’arrêtant sur le seuil.

Posément, Rodis le fit entrer dans la chambre, ferma la porte : elle prenait d’instinct les mesures de précautions indispensables à tout habitant de Ian-Iah. Elle lui raconta ce qui s’était passé.

Le Tormansien se calma un peu.

— Je ne reste pas, je retourne immédiatement au souterrain. Nous vous y attendrons. N’oubliez pas que vous avez aujourd’hui un rendez-vous important. La bouche du Tormansien se plissa en un sourire malin, d’une manière tout à fait terrienne.

— Vous m’intriguez, dit Rodis en souriant.

L’ingénieur se troubla, car il sentait qu’elle lisait dans ses pensées. Il fit un geste de la main et partit en courant.

Après avoir refermé la porte et posté le SVP à sa place habituelle, Rodis descendit dans le souterrain.

Tael, Gahden et un inconnu, dont le visage aux traits fortement accusés et aux yeux marron-clair avait le regard fixe d’un oiseau, l’attendaient dans le souterrain.

— J’ai compris, dit Rodis avant que l’ingénieur et l’architecte n’aient fait les présentations, vous êtes peintre ?

— Puisque vous avez compris que vous êtes considérée comme le symbole de la Terre, notre problème est simplifié. Ri Bour-Tine – ou Ritine – est un sculpteur et il doit exaucer le vœu de plusieurs personnes et faire votre portrait. C’est l’un des meilleurs artistes de la planète et il travaille à une vitesse étonnante.

— L’un des plus mauvais ! s’écria le sculpteur d’une voix haute et gaie. C’est du moins l’avis de ceux qui gouvernent l’art ici.

— Peut-on vraiment « gouverner » l’art ? demanda Rodis surprise. Elle ajouta aussitôt : « Ah, j’avais oublié que « gouverner » signifie chez vous « protéger », protéger l’oligarchie de tout attentat contre la puissance sans partage qu’elle a sur la vie spirituelle.

— Il est difficile de mieux parler ! s’exclama le sculpteur.

— Mais il y a des gens qui aiment tout simplement leur art et le servent, qui savent qu’une seule rose embellit tout un jardin.

— Seuls les pauvres nous aiment. Les « porte-serpent », eux, sont des ignorants qui ne s’intéressent qu’à tout ce qui est utilitaire. Ils ne soutiennent que ceux qui les flattent – les laquais de l’art. L’art véritable exige du temps. Que peut-on créer, si on passe sa vie à décorer des palais et des jardins de sculptures banales ? Quant aux œuvres de la littérature, de l’architecture, de l’art véritable ! L’art est un bouclier pour l’homme : il protège un rêve qui ne se réalisera pas dans le cours naturel d’une vie.

— Pour nous, dit Rodis, l’art n’est pas un bouclier, mais une étape de la lutte contre l’inferno.

— Peu importe le nom qu’on lui donne – répondit Ritine –, l’essentiel est que l’art console au lieu de distraire, incite à l’action et non à la passivité, ne recherche pas le paradis facile et refuse d’être un tranquillisant.

— Je me souviens que notre Tchedi avait été frappée par la quasi-absence de statues dans la ville, les parcs et sur les places. Sont-elles considérées comme inutiles ?

— Pire encore. Si une sculpture n’est pas gardée ou protégée par un grillage, on la défigure ou on la couvre de graffitis, quand on ne la démolit pas complètement !

— Qui ose lever la main sur la beauté ? Les gens sont-ils vraiment capables de blesser un enfant, piétiner une fleur, offenser une femme ?

— Et l’enfant, et la fleur, et la femme ! répondirent en chœur les trois Tormansiens.

Rodis en fut tout étonnée.

— Qu’il existe des êtres capables de faire cela semble inévitable dans une société du type de la vôtre. Mais quel est leur pourcentage par rapport aux gens normaux ? Est-ce que leur nombre augmente ou diminue ? Voilà la question essentielle.

Les Tormansiens se regardèrent en silence.

— Je sais, je sais. Les statistiques sont interdites. Pourtant, vous devez vous-mêmes organiser des réunions, faire des comparaisons, supprimer l’aveuglement général. Faï Rodis se tut et dit en riant soudain : j’agis en oligarque et je me mets à donner non plus des conseils, mais… comment dites-vous ?

— Des ordres, dit l’architecte avec un large et bon sourire.

— Bon, allez-y, commencez, Ritine. Dois-je m’asseoir, rester debout ou marcher ?

Le sculpteur hésita, prit une profonde inspiration, sans se décider à parler. Rodis devina ce qu’il allait dire, mais ne se pressa pas de lui venir en aide ; elle lui lança un regard oblique et interrogateur. Ritine se mit à parler, gêné :

— Voyez-vous, les gens de la Terre ne sont pas comme nous : ce n’est pas seulement leur visage ou leur port de tête qui est différent, mais leur corps surtout. Le vôtre est particulier. Il n’est pas plus mince, mais pas plus lourd non plus. Malgré sa force, votre corps est très souple et très mobile.

— Vous voulez que je pose nue, sans vêtement ?

— Si c’était possible ! Ce n’est qu’ainsi que je pourrais réaliser le véritable portrait de la femme de la Terre !

Les Tormansiens furent surpris de voir que Rodis était encore plus lointaine et inaccessible dans son orgueilleuse nudité.

L’architecte la regarda, les mains jointes comme en prière. Il se souvint alors du souterrain et des héros recouverts par les masques. Vêtus de façon ordinaire, ils auraient semblé disgracieux. L’inverse se produisait avec Rodis : habillée, elle semblait plus petite, plus fine, alors que les lignes de son corps étaient plus prononcées, plus contrastées que celles des sculptures des ancêtres de la galerie.

Tael resta figé, les yeux fixés au sol. Il se couvrit les yeux de la paume de ses mains. Soudain, il se détourna et se dissimula dans les ténèbres de la galerie.

— Le malheureux, il vous aime ! lança le sculpteur brièvement, presque grossièrement, sans quitter Rodis du regard.

— Le bienheureux ! rétorqua Gahden.

— Attention ! Tu vas succomber toi aussi ! Mais silence ! dit Ritine avec autorité. Savez-vous danser ? demanda-t-il en se tournant vers Rodis.

— Comme n’importe quelle femme de la Terre.

— Alors, dansez de manière à ce que votre corps tout entier, chacun de vos muscles, se mette en mouvement.

Le sculpteur se mit à jeter des esquisses à une vitesse effrénée sur des feuilles de papier gris. Quelques minutes s’écoulèrent en silence. Puis Ritine laissa retomber sa main, épuisé.

— Impossible ! Vous allez trop vite ! Vous bougez avec autant de fougue que vous pensez. Faites seulement les toutes dernières figures et à mon signal, vous vous « figerez ».

Cela alla mieux ainsi.

À la fin de la séance, le sculpteur réunit ses croquis en une liasse volumineuse.

— Nous continuerons demain !… D’ailleurs, permettez-moi de rester là un moment. Vous devez avoir un entretien avec les « anges » et je vais vous dessiner assise. Je n’aurais jamais pensé que des gens de votre civilisation étaient si forts !

— Vous n’êtes pas le seul à vous être trompé. Nombre de nos ancêtres pensaient que l’homme du futur serait mince, frêle et délicat. Une fleur transparente sur une tige souple.

— Voilà, vous avez deviné, vous utilisez les mêmes mots, s’écria le sculpteur.

— À quoi bon vivre, si on mène une lutte triomphale contre la vie et qu’on en profite en même temps ? Pour être des machines ? Quelle serait cette vie ? Pour être mère, je dois, selon ma complexion, être l’amphore de la vie pensante, sinon je mutilerais mon enfant. Pour supporter le poids d’actions difficiles – seule façon de vivre pleinement – nous devons être forts, surtout les hommes. Pour comprendre le monde dans toute sa plénitude et sa beauté, il faut jouir d’une vivacité de sentiments. J’ai vu sur la table du Président du Conseil des Quatre une sculpture symbolique qui représente trois singes : l’un se bouche les oreilles, l’autre se couvre les yeux de ses pattes, le troisième masque sa bouche. Ainsi, si l’on prend le contre-pied de ce symbole du secret et de la docilité, l’homme-singe entend tout, voit tout et parle de tout.

— Vos explications remettent tout en place, dit le sculpteur, mais cela ne me facilite pas l’approche de votre personnalité multiple. Je ferai des épreuves lorsque j’aurai pénétré mon modèle. Un modèle étrange, d’une beauté extraordinaire, mais non étranger, ce qui accentue la difficulté. Comprenez-moi, créer cela est impossible en une seule fois !

— Ne cherchez pas à me convaincre, je comprends. Et je poserai pour vous, dès que tout le monde sera parti. Mais avant que n’arrivent « Les Anges Gris », je dois savoir ce qu’est le Sanctuaire des Trois Pas. Avez-vous découvert quelque chose, Gahden ?

— Le Sanctuaire a été construit au moment de la fondation du temple, lorsque le culte religieux du Temps était florissant. Seuls avaient accès au Sanctuaire ceux qui avaient accompli les trois étapes de l’épreuve ou les trois pas d’initiation.

— Ainsi, je ne m’étais pas trompée. Vous avez emmené cette foi avec vous de la Terre ! La foi en la possibilité d’atteindre la vertu et pour toujours, sans obligation prolongée et sans lutte. Et voilà qu’ici, en 2 000 ans, on n’a même pas réussi à équilibrer les forces de la Joie et des Peines !

— De quelles épreuves parlez-vous ? demanda le sculpteur, intéressé.

— Toute religion comporte des épreuves précédant l’initiation à la connaissance suprême et secrète. Elles sont au nombre de trois. Trois pas menant à la grandeur individuelle et à la puissance. Comme s’il pouvait exister une force particulière indépendante du monde environnant.

La première épreuve est appelée « l’épreuve du feu ». Elle représente l’acquisition de la maîtrise de soi, de la virilité élevée, de la dignité, de la foi en soi en tant que processus permettant de brûler ce que notre âme renferme de mal. Après l’épreuve « du feu », il est encore possible de revenir en arrière, de rester un homme ordinaire. Ce n’est plus possible après les deux épreuves suivantes : celui qui les accomplit ne peut désormais mener une vie ordinaire.

Tael, qui était sorti de la galerie, demanda en bégayant légèrement :

— Et tout ça n’est que superstition ?

— Pas tout. Plusieurs de ces épreuves sont utilisées pour notre entraînement psychologique. Mais la foi en un être suprême qui veille sur des destins meilleurs est une survivance naïve de la conception du monde au temps des cavernes et pire encore, une survivance du fanatisme religieux des Siècles Obscurs.

Huit hommes entrèrent dans le souterrain et observèrent alentour. Même pour les Tormansiens toujours graves, leurs visages étaient sévères ; ils portaient des manteaux bleu-sombre simplement jetés sur les épaules.

L’architecte voulut les conduire auprès de Rodis, mais celui qui marchait en tête l’écarta avec dédain.

— Es-tu la souveraine des étrangers venus de la Terre ?… Nous sommes venus te remercier pour les appareils dont nous rêvons depuis des millénaires. Nous nous sommes cachés sans agir pendant de nombreux siècles, mais maintenant nous pouvons reprendre la lutte.

Faï Rodis regarda les fermes visages des arrivants. Ils respiraient la volonté et l’intelligence. Il ne portaient aucun ornement ou signe particulier. À l’exception du manteau qu’ils avaient vraisemblablement mis pour leur équipée nocturne, leurs vêtements ne se distinguaient en rien des vêtements des « Cvil » ordinaires. Simplement, chacun d’eux avait au pouce de la main droite un gros anneau de platine.

— Du poison ? demanda Rodis au chef en montrant l’anneau. Elle les invita du geste à s’asseoir.

Le chef haussa les sourcils comme Tchoïo Tchagass et eut un rictus cruel.

— La dernière poignée de main mortelle donnée à ceux sur lesquels tombe notre choix.

— D’où vient le nom de votre société secrète ? interrogea Rodis.

— Nous l’ignorons. Aucune légende n’a été retrouvée à ce sujet. Nous nous sommes appelés ainsi depuis le début, c’est-à-dire depuis que, venant des Étoiles Blanches ou comme vous l’affirmez de la Terre, nous sommes arrivés sur la planète Ian-Iah.

— C’est ce que je pensais. Le nom de votre société a un sens plus profond et est bien plus ancien que vous ne le croyez. Pendant les Siècles Obscurs, a pris naissance sur la Terre la légende du grand combat de Dieu et de Satan, du bien et du mal, du ciel et de l’enfer. Les anges blancs combattirent aux côtés de Dieu et les anges noirs à ceux de Satan. Le monde entier fut divisé en deux jusqu’à ce que Satan et son armée noire soient battus et précipités dans l’enfer. Cependant, il y avait des anges qui n’étaient ni blancs, ni noirs : ils étaient gris. Ils restèrent comme ils étaient, refusèrent de se soumettre à quiconque, de combattre pour l’un ou pour l’autre camp. Rejetés par le ciel, écartés de l’enfer, ils demeurèrent à jamais entre le paradis et l’enfer, c’est-à-dire sur la Terre.

Les arrivants aux visages maussades écoutèrent les yeux brillants : la légende leur plut beaucoup.

— Le nom « d’Ange Gris » a été adopté par une société secrète en lutte contre la cruauté de l’Inquisition pendant les Siècles Obscurs. Elle était opposée au mal fait par, les serviteurs « noirs » de dieu et à la non-ingérence indifférente des « anges blancs ». Je pense que vous êtes les descendants de vos frères terriens.

— Stupéfiant ! dit le chef des « Anges Gris ». Cela renforce notre conviction.

— Laquelle ? demanda Faï Rodis avec une vivacité inattendue.

— La conviction que la terreur est nécessaire, qu’il faut passer de l’action isolée à la destruction massive des personnes malfaisantes qui ont trop tendance à proliférer.

— Le mal ne doit pas être détruit de façon mécanique. Personne ne peut immédiatement comprendre le revers de toute action. Il faut équilibrer la lutte de telle sorte que le choc des oppositions provoque un mouvement vers le bonheur, une escalade vers la bonté. Sinon, vous perdez le fil conducteur. Vous le voyez vous-même : des milliers d’années se sont passés et, sur votre planète, règnent comme autrefois l’injustice et l’oppression, des millions de gens ont une vie très courte. Exterminer les personnes malfaisantes ne peut se faire que dans un but précis, autrement, vous lutterez contre des spectres. Le mensonge et l’arbitraire suscitent à chaque pas de nouveaux spectres : meurtres, dangers, richesses matérielles. Le développement de ces spectres sur la Terre n’a pas été parfaitement compris et l’humanité, en les combattant, n’a fait que consolider leur action psychologique. Nous devons nous rappeler toujours que l’action est égale à la réaction et maintenir l’équilibre. Mais vos attaques aveugles accroissent la souffrance du peuple et rendent l’inferno encore plus profond. Vous devrez alors être vous-mêmes détruits.

— Ainsi, vous croyez que nous sommes inutiles, telle fut la question lourde de menace qui suivit.

— Non seulement inutiles, mais nuisibles, si vous n’extirpez pas les racines principales du mal, c’est-à-dire, comme disaient les chasseurs de l’antiquité, si vous ne portez pas un coup mortel à l’oligarchie. Mais ce ne sera que le premier pas qui ne servira à rien sans le second et le troisième. Ce n’est pas en vain que le Sanctuaire a reçu le nom des Trois Pas.

Rodis s’arrêta et fixa attentivement le chef des « Anges Gris ».

— Continuez, dit-il doucement. Nous sommes venus entendre vos conseils. Croyez que nous n’avons d’autre but que d’alléger le sort du peuple et de rendre notre planète natale heureuse.

— Je vous crois et j’ai foi en vous, répondit Rodis, mais vous devrez convenir que, si l’arbitraire règne sur la planète et si vous voulez rétablir la loi, vous devrez être tout aussi puissants – même en restant dans l’ombre – que le gouvernement oligarchique qui personnifie cet arbitraire. L’instabilité d’une société mal structurée réside essentiellement dans le fait qu’elle est toujours au bord du gouffre profond de l’inferno et qu’elle peut y tomber à la plus petite poussée et retourner vers les Siècles de Famine et de Meurtres. L’analogie avec l’ascension d’une montagne abrupte est parfaite, sauf que ce ne sont pas les forces de la pesanteur qui entrent en action, mais les instincts primitifs des hommes. Il en est de même pour vous : si vous ne garantissez pas aux gens une santé, une dignité et une connaissance plus grandes, vous les ferez seulement passer d’une catégorie d’inferno à une autre, qui sera très vite plus terrible, car tout changement de structure exige des forces complémentaires. Et où prendre ces forces, si ce n’est chez le peuple, en diminuant son aisance déjà bien précaire, et en augmentant son labeur et son malheur !

— Mais nous nous enfonçons dans la pauvreté ! Cela signifie-t-il que nous n’en sortirons jamais ?

— Il existe différentes sortes de pauvreté et la pauvreté matérielle de Ian-Iah n’est pas encore désastreuse, parce qu’elle peut trouver une issue dans la richesse spirituelle. Mais il faut créer les bases de cette richesse : bibliothèques, galeries de tableaux, sculptures, musées, grande musique, chants, danses et beaux édifices. La fameuse inégalité de la répartition des biens matériels ne serait pas dramatique si seulement les dirigeants n’essayaient pas de conserver leur position en appauvrissant spirituellement le peuple. Les grands philosophes de la société de la Terre ont enseigné à protéger par-dessus tout la richesse psychique de l’homme. On ne peut la protéger que par l’action, la lutte active contre le mal et l’assistance à ses compagnons, en d’autres mots par un effort sans relâche. La lutte n’exige pas obligatoirement la destruction. Le facteur de répercussion, de rejet sur le plan psychologique est très grand et est accessible à chacun après un entraînement adéquat. Ce que vous appelez les forces magnétiques ou magiques est utilisé depuis longtemps chez nous dans les jeux d’enfants comme « la disparition » et « la sortie de l’autre côté du miroir ». Les forces supérieures de l’homme ne peuvent entrer en action, qu’après une longue préparation analogue à celle suivie par les artistes avant toute création, tout essor spirituel, lorsque surgit la grande compréhension intuitive. Les trois pas se retrouvent ici aussi : renoncement, concentration et apparition de la connaissance.

— Et vous pensez, souveraine de la Terre, que c’est intentionnellement que le peuple de Ian-Iah a été maintenu à un bas niveau spirituel ? demanda le chef.

— À mon avis, oui !

— Alors, nous allons agir ! Les souverains et les « porte-serpent » auront beau être protégés, ils ne nous échapperont pas ! Nous empoisonnerons l’eau qu’ils boivent et qui provient de conduites spéciales, nous répandrons dans l’air de leurs demeures des bactéries et du poison radio-actif, nous saturerons leur nourriture de produits nocifs à action lente. Pendant des millénaires, ils ont choisi leur garde parmi les gens les plus obscurs. Maintenant, ils ne le peuvent plus et les « Cvil » pénètrent dans leur forteresse.

— Et alors ? Si le peuple ne comprend pas votre but, il ne se produira qu’un changement d’oligarques. Je le répète : vous pourriez être vous-mêmes des oligarques et, d’ailleurs, n’est-ce pas ce que vous voulez ?

— En aucun cas !

— Alors, préparez un programme d’action accessible à tous et surtout, préparez des lois justes. Les lois ne sont pas faites pour protéger le pouvoir, la propriété ou les privilèges, mais pour faire observer le respect, la dignité et multiplier la richesse spirituelle de chacun. Appliquez simultanément Les Trois Pas pour créer une véritable société : loi, opinion publique, confiance des gens en eux. Encore trois pas et vous aurez construit l’escalier qui mène à la sortie de l’inferno.

— Mais ce n’est plus la terreur !

— Non, bien sûr. C’est la révolution. Si « Les Anges Gris » sont prêts, ils pourront maintenir les maîtres de l’arbitraire dans la peur. Mais sans cause commune, sans le concours des « Cvil » et des « Cvic », vous vous retrouverez dans le groupe des oligarques. Et voilà ! Avec le temps, vous vous écarterez inévitablement des principes antérieurs, car la société de régime communiste ne peut exister que comme un courant uni, sans cesse variable, progressant constamment, et non comme des parties isolées avec des couches intermédiaires privilégiées figées.

Le chef des « Anges Gris » porta la paume de ses mains à ses tempes et s’inclina devant Rodis.

— Une longue réflexion est encore nécessaire, mais je vois la lumière.

Enveloppés dans leurs manteaux, « Les Anges Gris » s’éloignèrent en compagnie de Tael. Rodis s’enfonça dans son fauteuil et croisa les jambes. Le sculpteur Ritine s’installa en face d’elle ; plongé dans ses croquis, il fredonna à voix basse un air très connu. Faï Rodis se souvint ! C’était une très vieille mélodie de la Terre. Les paroles lui revinrent en mémoire : « J’ai de la peine, parce que je t’aime ». Il était frappant de voir comment une musique sortie de la profondeur des siècles, réunissait les deux planètes, faisait passer dans les sentiments des Terriens et des Tormansiens un même ruisseau de beauté. Et, malgré le poids de ses responsabilités et son anxiété quant à l’avenir de ce peuple, Faï Rodis eut la certitude que l’expédition de la Terre serait couronnée de succès.

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