Chapitre XII LA FENÊTRE DE CRISTAL

Avant de sortir dans la rue, Vir Norine se regarda dans la glace. Il s’efforçait de ne pas se distinguer des habitants de la capitale et les imitait jusque dans leurs démarches. Les hommes à la robuste constitution et à la musculature puissante n’étaient pas une rareté dans l’ensemble sportifs professionnels, lutteurs, joueurs de ballons, hercules de foire. Mais un œil exercé pouvait quand même distinguer Vir Norine des autres, à cause de la rapidité de ses mouvements, lorsqu’il se déplaçait dans la foule.

Vir Norine se dirigea vers l’institut médico-biologique. Les savants de Ian-Iah avaient fusionné ces deux branches des sciences naturelles.

Dans la rue, on était soumis au flot incessant et rapide des passants poussés par la crainte d’être en retard ; ils étaient incapables d’établir un emploi du temps. Les moyens de transport et les surfaces de distribution – plus exactement de vente – des produits étaient mal organisés. Les hommes se hâtaient, inquiets ; les femme, minces comme des tiges, avaient une démarche inégale, déformée par des chaussures inconfortables et par le poids de sacs à provision trop lourds. Ceux-là étaient les « Cvil ». Les « Cvic » marchaient encore plus vite. L’ombre de la fatigue sillonnait leurs visages, ils avaient des poches sous les yeux, des rides de tristesse entouraient leurs lèvres sèches et gercées. Presque toutes les femmes – cela semblait être la règle – avaient les épaules voûtées, ce qui cachait leur poitrine dont elles avaient honte. Celles qui se tenaient bien droites avec une allure orgueilleuse étaient celles qui se vendaient pour de l’argent ou pour mener une vie de plaisir. Une femme ordinaire et de belle prestance à la démarche hardie pouvait s’exposer, elle, à des outrages.

Cette cruauté sexuelle s’accommodait de manière étonnante avec l’existence des Maisons de Repas luxueusement aménagées, dans lesquelles – aux heures tardives et pour un prix élevé – des jeunes filles à demi-nues et parfois même complètement nues, dansaient ou servaient à manger. L’inégalité et l’instabilité des rapports publics et privés, l’alternance d’insultes grossières et méchantes avec les soucis et le sentiment de la dignité de l’homme qu’on y rencontrait, ce mélange inexplicable d’êtres bons et d’êtres mauvais, tout cela évoquait pour Vir Norine un appareil déréglé, lorsque derrière l’écran de l’indicateur de contrôle les baisses et les hausses se succèdent à un rythme endiablé.

Si, parmi la foule de passants uniformément accablés de fatigue et de soucis, des yeux rêveurs, purs, tendres ou nostalgiques rencontraient les siens, Vir Norine en était ravi. On pouvait ainsi sans aucun ADP, distinguer les braves gens. Il en parla à Tael. L’ingénieur rétorqua qu’une observation aussi superficielle n’était valable que pour une première sélection, car la stabilité psychique, la profondeur et le sérieux des aspirations, l’expérience de la vie passée restaient inconnus. L’astronavigateur fut d’accord, mais continua à chercher avidement les signes d’une vie véritable parmi les milliers de passants qu’il côtoyait.

L’institut qui avait invité Vir Norine occupait un nouveau bâtiment aux formes architecturales simples et nettes. Tout indiquait qu’à l’intérieur devaient se trouver réunies de bonnes conditions de travail. D’immenses fenêtres donnaient beaucoup de lumière (« beaucoup trop, pensa Vir Norine, car rien n’est prévu pour donner de l’ombre »). Mais les murs minces n’empêchaient pas d’entendre le bruit de la rue ; les plafonds étaient bas et la ventilation laissait à désirer. D’ailleurs, dans la ville du Centre de la Sagesse, la chaleur et l’exiguïté étaient les compagnons inséparables de vie. Les vieux bâtiments, construits avant le début de la crise du logement, possédaient, au moins, des murs épais et des étages élevés, aussi étaient-ils plus calmes et y faisait-il plus frais.

Dans le vestibule, le garde violet se leva avec obséquiosité à la vue de la petite carte du Conseil des Quatre. Le premier adjoint du directeur descendit de l’étage supérieur et fit visiter avec affabilité l’institut à l’homme de la Terre.

Au troisième étage – celui de la biophysique – des calculatrices étudiaient des appareils analogues aux comparateurs à réticule de la Terre. On conduisit l’astronavigateur dans un couloir éclairé de faibles lampes roses : le mur gauche comportait une fenêtre en verre d’un seul tenant ayant la transparence du cristal, longue de quelques mètres. Cette fenêtre jouxtait le laboratoire. Privée de lumière naturelle, la grande salle basse aux quatre piliers carrés, aurait pu ressembler à la partie ouvragée d’une mine souterraine sans les tuyaux d’un bleu étincelant du plafond et la décoration gris argent des murs nus. Triste uniformité : rangées de tables et de pupitres identiques, hommes et femmes vêtus de blouses jaunes, portant un calot, tous penchés sur leurs tables dans une attitude d’extrême concentration. Vir Norine remarqua qu’ils prenaient cette pose dès qu’apparaissait dans le couloir le directeur adjoint. Le Tormansien ricana tout content.

— Tout a été pensé pour le confort ! Lorsque nous autres, administrateurs, venons ici, nous pouvons surveiller chaque travailleur. Il y a beaucoup de tire-au-flanc et nous devons les chasser !

— N’y a-t-il pas d’autres moyens ? demanda Vir Norine.

— C’est le meilleur et le plus humain.

— En est-il de même dans chaque laboratoire ?

— Oui, en ce qui concerne les nouveaux bâtiments. Les vieux laboratoires sont bien plus mal outillés et notre tâche à nous chefs est alors plus difficile. Les savants bavardent pendant les heures de travail, sans tenir compte du temps qui appartient au gouvernement. Nous devons faire plusieurs contrôles.

De toute évidence, la science de Ian-Iah, comme toutes les autres formes d’activité, avait un caractère contraignant. Le savoir divisé en menues parcelles n’intéressait pas plus les gens que n’importe quel travail dont le sens et le but ne sont pas apparents. Seuls avaient un sens le grade universitaire et la fonction qui procuraient des privilèges. Les fragments d’information scientifique obtenus dans les différents instituts étaient transformés et utilisés par les savants de la catégorie supérieure qui travaillaient dans des instituts mieux outillés et inaccessibles – véritables forteresses gardées par les « violets ». Tous les savants d’une certaine valeur étaient réunis dans la capitale et dans deux ou trois villes importantes situées le long des deux rives de l’Océan Équatorial. C’est dans un établissement de la catégorie supérieure que se rendit Vir Norine pour essayer de trouver les véritables intellectuels, les chercheurs qui se souciaient du bonheur de l’humanité de Ian-Iah, comme le faisaient l’ingénieur Tael et ses amis.

L’astronavigateur et le directeur adjoint firent le tour de l’édifice. Tous les laboratoires étaient construits sur le même modèle. Seuls, l’appareillage et le nombre des chercheurs étaient différents.

— Revenons au département des calculatrices, proposa Vir Norine. J’ai été très intéressé par l’appareil que l’on y mettait au point. Si vous le permettez, je vais interroger les biophysiciens.

— Ils ne pourront vraiment pas vous renseigner. Ils sont maintenant occupés à étudier les propriétés des courants d’entrée et de sortie. Cela aurait pu sembler simple, mais on n’a pas encore réussi à saisir les corrélations quantitatives.

— Savez-vous à quoi sert cet appareil ?

— Bien sûr. Je ne possède pas vos compétences, mais je peux essayer de vous donner des précisions, fit remarquer le directeur adjoint d’un air important. La structure en réseau ou en réticule de l’encéphale transmet à la conscience des associations constantes.

— Excusez-moi, mais nous connaissons tout cela sur la Terre depuis longtemps. La seule chose qui m’intéresse est la fonction de cet appareil. Nous en avons un de ce genre qui sert à choisir la combinaison la plus efficace des individus dans des groupes de travail hautement spécialisés.

— C’est beaucoup trop complexe ! Il nous faut un appareil pour reconnaître et améliorer les associations récurrentes qui se répètent inévitablement chez tous sans exception. Certaines personnes sont si fortes, qu’elles secrètent une grande résistance à notre sagesse ainsi qu’à l’amour qu’on veut leur inculquer envers le Grand. Le directeur adjoint se courba automatiquement en un salut respectueux.

— J’ai tout compris, dit Vir Norine d’un ton glacial. Je vous remercie. Je n’ai plus besoin d’aller dans le laboratoire.

— Nos savants veulent vous rencontrer, se hâta de dire l’adjoint du directeur, mais pour le moment, ils travaillent dans différents endroits. Il faudra attendre qu’ils soient tous ensemble. Peut-être viendrez-vous nous voir à « l’atelier » ? C’est ainsi que l’on appelle nos réunions du soir, où nous nous distrayons, nous discutons ou donnons des spectacles.

L’astronavigateur sourit.

— C’est ça, je serai à la fois la distraction, la discussion et le spectacle.

— Qu’allez-vous chercher ! se troubla le directeur adjoint. Nos gens veulent bavarder avec un collègue de la Terre, vous poser des questions et répondre aux vôtres.

— D’accord, dit Vir Norine et il ne retint pas davantage l’administrateur, comprenant que celui-ci devait obligatoirement faire les préparatifs nécessaires, je viendrai ce soir.

Il se dirigea vers le bureau de poste principal. Là, comme le lui avaient raconté avec fierté les habitants de la capitale, étaient utilisées les toutes dernières machines. Elles triaient les lettres selon six codes, mettant de côté instantanément la correspondance destinée à ceux qui refusaient le réseau vidéo, car ils craignaient la divulgation de leurs secrets intimes. Les gens ignoraient qu’au moindre soupçon, les lettres étaient jetées dans la machine voisine qui les radiographiait et en imprimait le contenu sur film. Sur appel codé, le destinataire était automatiquement photographié sur le même film…

D’autres machines donnaient tous les renseignements possibles, y compris les conseils permettant de choisir un travail dans la capitale ou la détermination de ses aptitudes.

Le vieil immeuble des postes, solide, se composait d’une immense salle remplie de machines automatiques. Sur ces machines, des hiéroglyphes au-dessus de chaque pupitre faiblement éclairé, expliquaient en détail les manipulations à accomplir pour obtenir la correspondance, le conseil ou le renseignement. Il était évident que dans les écoles de Tormans, on n’apprenait pas à utiliser ces machines d’intérêt public. Des instructeurs se promenaient dans la salle, vêtus d’uniformes marron, prêts à aider les clients du bureau de poste. Ils déambulaient, l’air arrogant et inaccessible, imitant deux « violets » installés à deux extrémités de la salle. Vir Norine remarqua que les clients ne s’adressaient pas à ces conseillers peu aimables et vaniteux. Tchedi avait raison de dire qu’ils provoquaient chez elle un effet de répulsion, ils respiraient la méchanceté et le vide spirituel.

Ces « non-êtres » des vieux contes russes, avaient une apparence humaine, mais leur âme était totalement détruite par leur entraînement spécial. Ils faisaient tout ce qu’on leur ordonnait, sans penser à quoi que ce soit et étaient absolument dénués de sentiment.

Vir Norine s’approcha de la machine à déterminer les aptitudes, s’efforçant de se mettre dans la peau d’un Tormansien venu de loin (plus on était loin du Centre, plus l’instruction et le niveau de vie étaient mauvais) pour trouver ici, dans la capitale, une vie nouvelle. Il accomplit une série de manipulations. En haut de l’écran brilla une lumière orange et une voix impassible hurla dans toute la salle : « faibles capacités intellectuelles, développement mental inférieur à la normale, borné et sot, mais réactions musculaires excellentes. Le conseil est de s’orienter vers le métier de chauffeur ».

Interloqué, Vir Norine regarda l’automate : les indications du tableau et la lumière s’éteignirent. On se mit à rire derrière lui. L’astronavigateur se retourna. Des hommes s’approchèrent de l’automate. Voyant l’embarras de Vir Norine, ils le prirent pour un des leurs.

— Qu’y a-t-il, tu es perdu ? Le métier de chauffeur n’est pas assez bien pour toi, en voilà une belle tête de pioche ! Allez, on ne te retient pas ! » s’écrièrent-ils en poussant légèrement l’astronavigateur. Vir Norine aurait voulu leur dire que de telles caractéristiques ne correspondaient pas à l’image qu’il avait de lui-même, mais il comprit qu’il était inutile de se lancer dans des explications et il se dirigea vers la partie presque vide de la salle, là où l’on vendait des livres et des journaux.

Il comprit d’ailleurs très vite l’absurdité apparente du choix de l’automate. La machine avait été programmée conformément aux normes de Tormans, elle n’était pas en position de comprendre les coefficients qui dépassaient le niveau supérieur et les considérait inévitablement comme appartenant au niveau inférieur. La même chose se serait produite avec un Tormansien particulièrement doué. Conformisme de la société capitaliste conduisant à la Flèche d’Ahriman. Dans la littérature d’ici, on écrivait plus sur le mal que sur le bien. Le vocabulaire concernant les ténèbres, le mal, était plus développé que celui concernant la clarté et le bien, parce que l’expérience quotidienne accumulait quantitativement plus de mal. Pour la même raison, les gens croyaient plus facilement au mal : il était plus convaincant, plus visible, agissait davantage sur l’imagination. Les films, les livres, les poèmes de Tormans traitaient infiniment plus de cruauté, de meurtres, de violence que de bien et de beauté, mots encore plus difficile à décrire à cause de la pauvreté du vocabulaire exprimant l’amour et la beauté.

Les conflits et la violence formaient la base, le contenu de toute œuvre d’art, faute de quoi les habitants de Tormans ne manifestaient aucun intérêt pour un livre, un film ou un tableau. L’horreur, le sang et la souffrance, devaient ou se rapporter au passé ou entrer en conflit avec des ennemis venus du cosmos. Le présent était consacré à représenter le royaume calme et incroyablement heureux sous la sage autorité du souverain. Uniquement cela et rien d’autre ! Pour un Tormansien, l’art ayant trait au présent n’offrait aucun intérêt. « Toute la planète considère que cette forme d’art respire l’ennui » avait dit Tchedi avec raison.

Tous ces phénomènes avaient une cause unique : le mal l’emportait sur le bien. Une coupe transversale du niveau moyen des exigences spirituelles montrait que – selon les calculs approximatifs faits sur la Terre par l’Académie des Joies et des Peines à l’EMD – la somme des difficultés, du malheur, de l’ennui et du chagrin dépassait de 15 à 18 fois la somme de bonheur, d’amour et de joie. Il en était sans doute de même sur Tormans. L’expérience des générations accumulée dans le subconscient devenait plutôt négative. En cela résidait la force du mal, la puissance de Satan comme disaient autrefois les gens religieux. Plus le peuple était ancien, plus cette expérience négative – comme l’entropie – s’amassait fortement en lui. Les Tormansiens – descendants et frères des Terriens – avaient vécu deux mille ans de trop désorganisés et exposés à la Flèche d’Ahriman. Leur mépris du bien datait de plus longtemps…

Soupirant avec amertume, Vir Norine regarda autour de lui et rencontra le regard d’une jeune fille, appuyée contre un rebord du mur, non loin du kiosque à livres. Elle avait des yeux immenses, un cou fin enfantin et des mains très petites ; elle froissait nerveusement des feuilles de papier jaune, une lettre de toute évidence. Son sentiment de chagrin anxieux se communiqua à Norine. De grosses et rares larmes coulèrent l’une après l’autre des longs cils de la jeune fille. Pour la première fois, l’astronavigateur éprouva une vive compassion. Hésitant à engager la conversation avec l’inconnue, il réfléchit à la manière de l’aider dans sa peine. Plus foncée que celle des habitants de la capitale, la couleur de sa peau prouvait qu’elle venait de l’Hémisphère de Queue. Une robe courte et légère couvrait ses jambes sveltes et robustes. La teinte étrange de ses cheveux noirs avec des nuances cendrées, se distinguait des habituelles têtes noires aux reflets roux des Tormansiennes et s’harmonisaient avec les yeux gris de la jeune fille. Les clients du bureau de poste allaient et venaient tout autour. Parfois, les hommes l’enveloppaient d’un regard impudent. La jeune fille se détournait ou baissait la tête, feignant d’être plongée dans sa lettre.

Plus Vir Norine observait l’inconnue, plus il percevait en elle une profondeur spirituelle comme il en avait rarement rencontrée chez les Tormansiens habituellement dépourvus de tact et de culture. Il comprit qu’elle était manifestement en proie à un grand malheur.

Vir Norine savait que s’approcher tout simplement d’un homme qui vous plaisait, bavarder avec lui, était impossible ici. La tendresse cordiale, si naturelle sur la Terre, provoquait sur Tormans, défiance et répulsion. Chez les « Cvil », les gens plus âgés craignaient, lorsque quelqu’un leur adressait la parole, qu’il appartiennent aux services secrets du gouvernement, qu’il soit un provocateur à la recherche de conjurés anti-gouvernementaux imaginaires formés par les gens que l’épreuve « Rencontre avec le Serpent » effrayaient. Les femmes plus jeunes avaient peur des hommes. Tout en réfléchissant, Vir Norine rencontra à nouveau le regard de l’inconnue et il lui sourit, mettant dans ce sourire toute sa sympathie née de façon si soudaine et tout son empressement à l’aider.

La jeune fille sursauta, son visage se durcit en une seconde, un voile impénétrable recouvrit ses yeux. Mais la force de bonté qui éclairait les yeux du Terrien l’emporta. La jeune fille sourit faiblement et tristement en réponse et rappela à Vir Norine un personnage des fresques historiques du musée de l’île de Chio. La Tormansienne le regardait maintenant avec attention et étonnement.

Vir Norine s’approcha d’elle si vite que la jeune fille recula d’effroi et tendit la main comme pour le repousser.

— Qui es-tu ? Tu es tout à fait différent. La Tormansienne le regarda et répéta : « tout à fait différent. »

— Pas étonnant, sourit Vir Norine, je viens de loin, de très loin ! Mais n’ayez pas peur de moi. Qu’est-ce qui vous menace ? Quel malheur vous est-il arrivé ? et il montra la lettre.

— Comme tu parles drôlement, tu n’appartiens pas aux gens haut placés de la capitale, dit la jeune fille en souriant.

Luttant contre les larmes qui affluaient, elle ajouta :

— Tout s’écroule. Je dois retourner chez moi et à cause de cela…

Elle se tut et se tourna, levant la tête vers la frise de bronze coulé, faisant semblant d’examiner les arabesques compliquées des hiéroglyphes et des serpents.

Vir Norine prit sa petite main hâlée. La Tormansienne regarda sa propre paume, comme étonnée de la voir enfermée dans une si grande main.

Très vite, Vir Norine apprit tout. Siou An-Té ou Siou-Té était originaire d’une ville de l’Hémisphère de Queue, que l’astronavigateur ne connaissait pas. Pour on ne sait quelle raison importante (il ne lui demanda pas laquelle) il lui fallut quitter cette ville. Elle partit pour la capitale chez son frère qui travaillait dans une fonderie. Son frère – le seul être au monde qu’avait Siou-Té –, rêvait de la faire venir dans la capitale pour qu’elle étudie le chant et la danse. En cas de succès, elle pourrait devenir « Cvil ». Cela avait toujours été le rêve de son frère qui aimait sincèrement sa sœur, phénomène peu fréquent dans les familles de Tormans. Pour des motifs non expliqués, son frère souhaitait plus que tout que Siou-Té vive longtemps, bien que lui-même soit incapable de recevoir l’instruction nécessaire pour devenir « Cvil ».

Au moment où Siou-Té se mit en route pour la capitale, son frère fut victime d’un sérieux accident du travail et on l’envoya plus tôt que prévu au Palais de la Mort Douce. Ses pauvres biens et, surtout, les économies qu’il avait amassées en prévision de l’arrivée de Siou-Té, furent partagées entre ses voisins. Il avait envoyé une lettre à Siou-Té avant de mourir, sachant qu’elle devait aller à la poste dès son arrivée pour recevoir les instructions lui permettant de le retrouver dans la capitale. Et voilà… Siou-Té tendit les feuillets jaunes.

— Qu’avez-vous l’intention de faire ? demanda Vir Norine.

— Je l’ignore. Ma première pensée était d’aller au Palais de la Mort Douce, mais on me trouvera trop jeune et en trop bonne santé, et on m’enverra quelque part, où ce sera pire que l’endroit d’où je viens. Surtout que… Elle se troubla.

— Que vous êtes belle ?

— Dites plutôt parce que j’inspire du désir.

— Est-il vraiment difficile de trouver un être doué de bonté dans cette grande ville et de lui demander de vous aider ?

Siou-Té regarda le Terrien avec une nuance de pitié.

— Tu viens sûrement de loin, peut-être des forêts qui poussent, dit-on, sur les crêtes des Montagnes Rouges et de la chaîne Transversale.

Voyant que Vir Norine ne comprenait pas, elle expliqua :

— Les hommes me donneraient volontiers de l’argent que j’aurais à rembourser en nature.

— En nature ?

— Mais oui ! Tu ne comprends vraiment rien ! s’écria la jeune fille avec impatience.

— Bon, bon… Et les femmes ?

— Les femmes ne feraient que m’insulter et me conseilleraient de travailler. Chez nous, les femmes n’aiment pas les jeunes, surtout celles qui sont plus attrayantes qu’elles. Toute femme considère l’autre comme son ennemie jusqu’à ce qu’elle soit vieille.

— Maintenant, je vous comprends. Pardonnez à un étranger de vous poser une question stupide. Mais, peut-être, accepterez-vous mon aide ?

La jeune fille se raidit, réfléchit et étudia le visage de Vir Norine, puis sa bouche enfantine esquissa un sourire.

— Que sous-entends-tu par « aide » ?

— Nous allons aller tout de suite à l’hôtel du « Nuage Azuré » où je vis. Là, nous prendrons une chambre pour vous. Nous déjeunerons ensemble si vous voulez bien de moi. Puis, vous vous occuperez de vos affaires et moi des miennes.

— Tu dois être un homme puissant, si tu vis dans un hôtel de la partie haute de la ville et je me demande pourquoi j’ose t’adresser la parole. Peut-être m’as-tu prise pour une autre ? Je ne suis qu’une « Cvic » ordinaire et stupide venue d’un lieu éloigné ! Et je ne sais rien faire…

— Ni chanter et danser ?

— Un peu et même dessiner, mais qui ne sait faire cela ?

— Les trois-quart de la ville du Centre de la Sagesse !

— Étrange. Chez nous, dans notre coin perdu, on chante les vieilles chansons et on danse beaucoup.

— Mais je ne vous prends pas pour une autre. Et je ne connais aucune femme de la capitale.

— Comment cela se peut-il ? Tu es si… si…

En guise de réponse, Vir Norine saisit la jeune fille par la main comme faisaient les habitants de la capitale et l’entraîna assez vite. Siou-Té était rapide et adroite et elle s’accorda aussitôt à l’allure de l’astronavigateur. Ils grimpèrent une colline, en direction du bâtiment jaune et blanc du « Nuage Azuré » et entrèrent dans le vestibule bas, si sombre que même de jour des lampes vertes l’éclairaient.

— Siou-Té a besoin d’une chambre, dit Vir Norine en se tournant vers le réceptionniste.

— Elle ? dit le jeune Tormansien en montrant la jeune fille du doigt avec impudence. Papiers !

Docilement, Siou-Té fouilla dans la petite bourse fixée à sa ceinture et en sortit, émue, un papier rouge.

Le réceptionniste sifflota et refusa de le prendre.

— Oh, oh ! et où est la petite carte d’accueil dans la capitale ?

La jeune fille troublée commença à expliquer que la petite carte devait être fournie par son frère, mais qu’il…

— On s’en fiche ! l’interrompit grossièrement le réceptionniste. Aucun hôtel ne t’acceptera dans la ville du Centre de la Sagesse ! Et inutile d’insister !

Vir Norine, retenant avec peine une indignation croissante parfaitement inconvenante pour un voyageur de la Terre, s’efforça de convaincre le réceptionniste. Toutefois, même la petite carte toute-puissante de l’invité du Conseil des Quatre fut inefficace.

— Je perdrai ma place si je laissais entrer quelqu’un sans document. Surtout une femme !

— Pourquoi « surtout une femme ».

— On ne peut encourager la débauche.

Pour la première fois, Vir Norine ressentit la dépendance accablante de chaque Tormansien vis-à-vis du moindre chef – généralement un homme malveillant.

— Mais est-ce que je peux recevoir des amis ?

— Chez vous, certainement. Toutefois, des « violets » peuvent venir de nuit faire des vérifications et il s’en suivra des désagréments pour elle, bien sûr ! Où est-elle passée ?

Vir Norine regarda autour de lui. Dans le feu de la discussion, il n’avait pas remarqué que Siou-Té avait disparu. Un sentiment de perte immense l’incita à bondir en un clin d’œil dans la rue, ce qui surprit le réceptionniste pourtant blasé. Une sensibilité nerveuse subtile poussa Vir Norine vers la gauche. Au bout d’une minute, il vit Siou-Té. Elle marchait, tête baissée, continuant de serrer dans ses petits poings son « document » rouge désormais inutile.

Vir Norine n’avait jamais encore ressenti une telle honte de n’avoir pu tenir sa promesse. Il y avait autre chose : un sentiment vague et très désagréable, rappelant la dignité virile d’autrefois, avait été bafoué devant une femme charmante qui se trouvait dans le malheur à cause de cela.

— Siou-Té, appela-t-il.

La jeune fille se retourna. Une joie subite éclaira son visage, les commissures de ses lèvres tristes se relevèrent. Il lui tendit la main, le cœur serré.

— Venez !

— Où ? Je t’ai déjà causé assez de tracas. Je vois que tu es aussi étranger ici que moi et que tu ignores ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Adieu !

Siou-Té parlait avec une profonde conviction. La tristesse résignée qui brillait dans ses grands yeux était insupportable pour un homme de la Terre éduqué dès la naissance à lutter contre la souffrance.

L’astronavigateur ne souhaitait pas utiliser sa force mentale pour soumettre la jeune fille à sa volonté, mais il n’avait pas d’autre moyen de la convaincre.

— Nous irons chez moi. Pas longtemps ! Jusqu’à ce que je parle à des amis et que je trouve des chambres pour vous, et pour moi, par la même occasion. Jusqu’ici cela m’était égal d’être à l’hôtel, maintenant cela me dégoûte.

Siou-Té accepta. Ils retournèrent dans le vestibule où le réceptionniste les accueillit avec un sourire cynique. Vir Norine décida de le punir : au bout de quelques secondes, le réceptionniste se traîna en rampant aux pieds de Siou-Té et tendit à celle-ci la clé de la chambre de Vir. Sur Tormans, tous les établissements publics et les chambres étaient soigneusement verrouillées, faible rempart contre le vol effroyablement répandu. Le réceptionniste baisa d’un air suppliant le pied poussiéreux de la jeune fille. Elle en fut toute surprise et voulut s’enfuir. Vir Norine la prit par la main et la conduisit dans l’appartement de deux pièces qu’on lui avait alloué, ce qui était considéré comme un luxe dans la capitale.

Il fit asseoir son invitée lasse et secouée jusqu’au tréfonds de l’âme dans un fauteuil confortable. Remarquant qu’elle passait nerveusement sa langue sur ses lèvres sèches, il lui donna à boire ; il posa sa main sur le front brûlant de Siou-Té et la calma. Puis, il fit sortir le Neufpattes de sous le lit. Le SVP couleur prune foncée, bourdonna doucement. Siou-Té sursauta, son regard alla de la machine à Vir Norine avec un mélange de crainte et d’enthousiasme.

Vir Norine voulut appeler Tael, mais ne trouva que le préposé aux liaisons avec les Terriens. Vir lui demanda de lui trouver un gîte chez les « Cvil ».

La conversation terminée, il replaça le SVP sur « réception », s’installa près de Siou-Té et l’interrogea jusqu’à ce qu’il sentit qu’elle était calmée mais qu’elle luttait contre une lourde fatigue. Il n’eut pas à la plonger dans un sommeil profond ; la jeune fille se pelotonna docilement dans le fauteuil. Vir attendit patiemment que le SVP se mette en marche et se reposa avant la visite à « l’atelier » de l’institut médico-biologique. Plus de deux heures s’écoulèrent. Le signal d’appel à peine audible se fit entendre et sur l’écran apparut Tael tout ému et inquiet.

Vir Norine obtint l’adresse qu’il avait demandée. Pour rendre service aux Terriens, on leur avait trouvé deux chambres confortables dans un appartement occupé par un « Cvil ». C’était un professeur de l’Association des Architectes qui vivait seul, dans un immeuble essentiellement habité par l’intelligentsia technique, dans laquelle se recrutaient les partisans de Tael qui avaient vu les films de « La Flamme sombre ».

Siou-Té s’éveilla et regarda autour d’elle. Elle ramena sur ses genoux sa robe froissée.

— Allez vous laver, proposa gaiement l’astronavigateur, puis nous iront dîner. Nous nous rendrons à l’appartement ensuite. On vous a trouvé une chambre, mais elle sera tout près de la mienne. Cela ne vous gêne pas ?

Toute contente, Siou-Té applaudit.

— Pas du tout ! Si vite ? Comme j’ai dormi longtemps ! J’ai passé les deux dernières nuits à marcher, à rester dans un corridor, je n’avais pas d’argent.

— Alors, vous devez être affamée ! Partons !

Ils se rendirent au grand Palais de la Nourriture, un beau bâtiment – selon les normes de Ian-Iah – aux portes vitrées encadrées de fer garni de pierre polie.

Gênée par sa robe légère et bon marché – à cette heure, les femmes portaient généralement un pantalon – Siou-Té se fourra dans un coin et s’amusa à observer avec curiosité la décoration étonnante et l’attitude des habitants de la capitale, ce qui était également la distraction favorite de Vir Norine. On leur servit à dîner. Regardant sa compagne à la dérobée, il fut surpris de constater que cette belle jeune fille, sans aucun doute affamée, mangeait sans gloutonnerie et sans affectation voulue, tout à fait comme une habitante de la Terre. Vir Norine ne sut que plus tard que Siou-Té n’avait reçu aucune instruction et que ses manières plaisantes s’expliquaient par une délicatesse spirituelle innée.

Non loin d’eux, près de la colonne lisse en marbre artificiel, une bande bruyante et désinvolte de jeunes gens avait déplacé quelques tables pour s’installer. Vir Norine et Siou-Té échangèrent librement leurs impressions sans leur accorder la moindre attention. Entre les tables circulait une jeune fille bien faite – ce qui était rare à Tormans –, la démarche dansante. Elle était vêtue d’une robe brun-rouge et marchait la tête haute et fière. Son visage intelligent, à l’expression réfléchie et triste, était d’une beauté provocante. Elle suscita la curiosité des habitués et des serveurs. Pourtant, une pointe de vulgarité perçait sous son attitude gracieuse. La jeune tille chaussée de souliers dorés faisait claquer ses hauts talons avec une légèreté séduisante.

— Oh les belles jambes ! s’écria Siou-Té.

L’astronavigateur regarda discrètement les petits pieds de sa compagne, chaussés de sandales plates faites de deux lanières qui passaient entre l’orteil et le second doigt. Les jambes de Siou-Té, droites comme celles des enfants, semblaient nues et sans défense. Elle les cacha sous la table et insista :

— Regardez comme elle est triste. C’est le sort de toutes les belles filles. Peut-être a-t-elle besoin de réconfort comme moi ?

L’astronavigateur se tut et pensa que Siou-Té avait des raisons pour attirer son attention précisément sur cette jeune fille. L’une et l’autre se distinguaient par leur sérieux des jeunes femmes tapageuses qui minaudaient, ce qui était considéré comme du dernier cri à Tormans.

— Je sens que vous êtes un homme extraordinaire. Peut-être, une lueur d’effroi passa dans le regard de Siou-Té, êtes-vous un « porte-serpent » déguisé ?

— Avez-vous jamais entendu parler d’un seul « porte-serpent » qui aurait aidé quelqu’un dès la première rencontre ? demanda Vir Norine avec un sourire.

— Jamais, dit la jeune fille, contente. Mais pourquoi ne me dis-tu pas « tu », comme c’est la coutume chez nous ?

— Je l’expliquerai plus tard.

La fin du repas se passa en silence. Apaisée, Siou-Té suivit Vir Norine dans la rue et ils partirent à la recherche de la maison et du gîte prévu. Ils s’enfoncèrent dans la partie vieille de la ville aux ruelles étroites et tortueuses. Vir Norine arrêta un passant « Cvic ».

— Remonte à droite, tu verras un bloc de maisons grises qui ont l’air d’être en briques. Si les chiens aboient, c’est que c’est là.

Effectivement, Vir Norine avait déjà vu des chiens, que les femmes tenaient en laisse autour des blocs de maisons habités par des « Cvil ». Ailleurs, il n’avait remarqué aucun animal domestique. Il ne faisait pas de doute pour le Terrien que ces chiens provenaient de la planète natale, leur ressemblance frappante avec ceux de la Terre ne pouvait être fortuite.

— Pourquoi y a-t-il autant de chiens ici, s’étonna Siou-Té ?

— Il est vraisemblable que les Citoyens-à-la-vie-longue ont du temps à consacrer aux animaux. Les chiens m’ont toujours paru être prisonniers des maisons et des chambres étroites, tout justes bonnes pour les chats…

— Et pour l’homme, ajouta Siou-Té.

— Oui, malheureusement. Les partisans les plus enthousiastes des chiens sont parfois des neurasthéniques solitaires ou des gens qui ont été humiliés. L’attachement d’un chien les soutient et les persuade qu’ils sont des êtres supérieurs pour quelqu’un. Curieux comme cette ambition d’être supérieur revêt de multiples visages et a été sous-évaluée par les psychologues du temps passé !

— Par nos psychologues du temps passé ? Tu connais l’histoire ?

— Un peu.

— Comme j’aurais voulu étudier ! L’histoire était ma matière préférée à l’école…

Le propriétaire de l’appartement se trouvait chez lui. Le « Cvil », grand et âgé, salua l’astronavigateur et serra doucement la main de Siou-Té. Dans l’entrée étroite et sombre, Vir Norine eut son attention attirée par la porte d’entrée massive munie de nombreux verrous compliqués.

— Ce n’est pas pour se protéger des voleurs, expliqua le propriétaire, s’ils le veulent, ils peuvent entrer.

— Vraiment ?

— Bien sûr. Je pense que peu de gens se rendent compte combien nous autres « Cvil » sommes sans défense devant les houligans et les voleurs. Nous ne pouvons rien faire. Même si nous avions des armes ! Il faudrait répondre de chaque blessure causée, même si vous avez été attaqué à coups de couteau. Ce qui m’étonne, c’est que peu de « Cvic » encore utilisent les occasions que leur montre le gouvernement : faire irruption dans les appartements, offenser, tuer.

— Pourquoi le gouvernement encourage-t-il le désordre ?

— C’est très simple. Cela donne une apparence de liberté et apporte une détente à une vie peu plaisante. Les vols ne sont pas trop terribles, ils se limitent à quelques objets. Bien plus dangereux sont « les yeux du souverain » ! Ils prennent vos clés, fouillent dans les appartements dans l’espoir de trouver des chansons et des livres interdits, des journaux intimes, des lettres.

— Et tout cela est interdit ?

— Vous êtes tombé du ciel ? Ah ! Excusez-moi, c’est tout à fait ça !

Le maître de maison se troubla.

Vir Norine demanda qu’on les conduise à leurs chambres.

Les pièces carrées, couvertes de tapis et de rideaux, semblèrent très confortables à Siou-Té. Elle choisit, sur les instances du maître de maison, une chambre qui s’avançait comme un phare sur la rue et retint avec peine des larmes de reconnaissance.

— Je sais que les jeunes filles aiment rêver en observant la vie qui s’écoule près d’elles, dit le professeur avec une tendresse inattendue.

— Avez-vous une fille ? interrogea Siou-Té.

— J’en avais une… Elle est morte dans le Palais de la Mort Douce. Elle était « Cvic » par ses aptitudes et a refusé de profiter de mon droit.

— Lequel ? demanda doucement Vir Norine.

— Celui de protéger un membre de sa famille, même s’il est « Cvic ». Même au seuil de la retraite, un vieil homme est encore utile au gouvernement. Et maintenant, je n’ai plus personne…

Vir Norine changea de sujet et demanda l’autorisation d’amener son SVP, mais un peu plus tard afin de ne pas attirer l’attention.

Le professeur applaudit à ces sages précautions.

— Quant à vous Siou-Té, dit Vir Norine, je vous demande de ne pas sortir, avant de recevoir la petite carte qui permet de vivre dans la capitale.

— Ne vous en faites pas ! Je la surveillerai et ne laisserai pas notre oiseau sortir. Ne ressemble-t-elle pas à une guitaye ?

Vir Norine avoua qu’il ignorait de quoi il s’agissait.

— C’est un oiseau au petit poitrail cerise dont la tête et la queue sont d’un noir cendré, le dos et les ailes d’un bleu vif azuré. N’en avez-vous jamais vu ?

— Non.

— Excusez un vieil homme ! J’oublie toujours que vous n’êtes pas des nôtres.

Vir Norine remarqua le sursaut de Siou-Té.

Il atteignit l’institut à la nuit tombée. « L’atelier » venait juste de se remplir. Comme toujours, l’arrivée du Terrien provoqua une curiosité non déguisée, particulièrement forte dans le milieu des savants.

Vir Norine se souvint de l’avertissement de Tael. À chaque réunion, en plus des agents secrets du Conseil des Quatre, des appareils pouvaient être installés pour enregistrer les discours et écouter les conversations. La pauvreté des ressources ne permettait pas de le faire à chaque réunion, mais lorsqu’un invité de la Terre était présent, les enregistrements avaient toujours lieu. Aussi décida-t-il de ne pas inciter les participants à parler de choses compromettantes.

À l’étonnement de l’astronavigateur, l’assistance se conduisit d’une manière désinvolte et émit des opinions assez dures. Ayant entendu parler de l’arbitraire des oligarques, Vir Norine s’inquiéta. Les savants pouvaient être emprisonnés sur-le-champ pour de telles paroles. Ce n’est qu’ensuite qu’il comprit la finesse psychologique de Tchoïo Tchagass : qu’ils parlent, de toute façon, ils ne peuvent pas ne pas penser à la situation de la société, qu’ils se défoulent en prononçant des discours vides ; en revanche, ils ne peuvent fomenter de conspirations qui les excluraient du milieu des intellectuels prisés par le gouvernement, ce qu’ils ne souhaitaient pas.

Le premier orateur fut un jeune savant d’allure ascétique, au menton proéminent et aux yeux brûlants de colère. Il parla de l’inutilité pour la science de continuer à se développer : plus sa route s’élargit, plus elle pénètre profondément les secrets de la nature, et plus chaque pas exige d’efforts et de dépenses matérielles considérables. La progression rapide de personnes isolées est impossible. La connaissance s’est trop diversifiée, les expériences de plus en plus complexes ralentissent le cours des recherches, tandis que des montagnes d’informations inutilisées s’accumulent. Tant que la science disposera de moyens insuffisants, elle ne pourra espérer résoudre les problèmes qui lui sont posés, percer les profondes contradictions du mécanisme biologique et du développement social. Il s’ensuit que les savants reçoivent des privilèges du gouvernement pour ce qu’ils ne peuvent réaliser, c’est-à-dire qu’ils sont des parasites vivant sur les titres acquis. Le savoir morcelé s’enlise dans des questions pratiquement inutiles puisque les réserves de la planète sont épuisées. Le savant termina en appelant à renoncer à toute ambition sectaire et à regarder vers le ciel d’où proviennent des astronefs de civilisations puissantes qui ont su ne pas piller ce que la nature leur a donné et principalement les Terriens qui ressemblent comme des frères au peuple de Ian-Iah.

Le directeur adjoint, assis près de Vir Norine, secoua la tête et murmura :

— Discours très, très dangereux.

— Quelque chose le menace ?

— De sérieuses conséquences.

— Sera-t-il condamné par le gouvernement ?

— Je ne le pense pas. Mais ses collègues ne lui pardonneront pas une telle auto-dénonciation.

À la table où siégeait le conseil « d’atelier », se leva un autre savant, pâle et morose, articulant les mots avec une ironie fielleuse.

— Il est inutile d’appeler au secours les autres civilisations du cosmos. Ils viendront en guerriers et nous deviendrons leurs esclaves. C’est ce qu’avait prévu le grand Ino-Kaou au Siège du Sage Refus, c’est-à-dire lors du premier contact avec une culture d’une autre planète. Que notre invité de la Terre nous pardonne, mais c’est l’opinion d’un réaliste et non d’un rêveur romantique !

— Cela ne m’étonne pas, lui répliqua Vir Norine. Sur la Terre, à l’Ère du Monde Désuni, le savant chinois très connu Iang a exigé que nous ne répondions pas aux appels venus d’autres planètes. À la même époque, l’astronome allemand Herner déclara qu’il voyait dans l’établissement de liens avec d’autres mondes l’ultime occasion d’éviter un suicide planétaire – il sous-entendait par là une guerre avec utilisation de l’arme la plus terrible mise au point alors par la science.

Le directeur adjoint de l’institut prit la parole et énuméra les bienfaits apportés à la médecine biologique par les médecins de l’institut médicaments et surtout, drogues hallucinogènes et méthodes de modification du psychisme.

— Voilà qui dément les insinuations du premier orateur sur l’absence de résultat de la science dans le domaine social. La science a un rapport direct avec le bien de l’humanité.

— Excusez un étranger – intervint Vir Norine – mais comment ?

— L’information – si vaste soit-elle – n’engendre pas par elle-même la sagesse et n’aide pas l’homme à vaincre ses propres difficultés. L’infinie sottise générale ne permet pas de comprendre la nature véritable des malheurs. Grâce à nos appareils et aux agents chimiques que nous utilisons, nous enfonçons dans les esprits obtus les résolutions fondamentales des problèmes sociaux. Sur l’ordre du Grand et Sage Tchoïo Tchagass, nous avons créé un serpent hypnotique qui dévoile les pensées des ennemis du gouvernement. Notre institut a préparé des machines qui saturent l’air de tranquillisants et d’hallucinogènes puissants, dont une quantité infime suffit à changer le cours des pensées de l’homme le plus désespéré et à le réconcilier avec l’adversité et même avec la mort…

— Oui, mais la science n’a pas encore réussi à expliquer le sens de l’existence de l’homme, dit un nouvel orateur qui coupa brusquement la parole au directeur adjoint. Il avait une barbiche peu fournie en pointe, et ressemblait à un mongol d’autrefois.

— Les gens ne comprennent pas plus le but de la vie que les animaux terribles de la Terre et des mers aujourd’hui disparus de la planète Ian-Iah ; c’est pourquoi, je ne suis pas enclin au triomphe comme notre très respecté chef. Aux yeux des ignorants – qu’il s’agisse de « Cvic » ou des couches supérieures de la société – la science a toujours raison lorsqu’elle réfute des notions établies depuis des temps immémoriaux. Ils pensent que la science est en elle-même l’outil le plus noble de l’homme, mais que c’est la mauvaise nature de l’homme qui l’a pervertie et qu’elle reste la force de vie la plus effective. En résumé, selon eux, nous devons toujours suivre le chemin de la science, c’est le chemin magique qui transforme le savant en magicien et en oracle ! Quelle ironie ! Faut-il rappeler l’amère leçon qu’ont reçus le peuple et toute la planète Ian-Iah à cause de ce préjugé !

» Le déséquilibre entre le peuple de Ian-Iah et la société a été si grand, qu’il a engendré la totale incompétence de la plupart de ceux qui s’adressaient aux savants avec une crainte superstitieuse. Et nous les avons remerciés en refusant absolument de nous soucier du destin du peuple !

Vir Norine se leva, demanda qu’on l’excuse s’il avait mal compris les orateurs et dit qu’il voulait essayer d’exposer le point de vue des Terriens sur la science en général.

— La science ne connaît pas et ne peut connaître le monde dans son immensité. Et croire qu’elle a déjà trouvé la solution de tous les problèmes conduirait à la catastrophe. Seuls les gens aveuglés par le dogmatisme ou par un enthousiasme partisan peuvent penser ainsi. Aucune découverte, aucune grande loi, n’est définitive. C’est généralement à propos des mathématiques que les esprits dogmatiques pensent à la plénitude et à l’achèvement de la science, mais c’est comme si l’historien décidait que l’histoire est accomplie. Plus notre connaissance se développe, plus le mystère de la nature se dresse devant nous. La richesse des phénomènes les plus courants est illimitée et inépuisable dans ses aspects multiples, dans les chemins sinueux du développement historique. Nous autres sur la Terre, nous nous représentons la science comme une œuvre immense qui s’étend dans l’espace à des milliards de parsecs de distance et dans le temps à des milliers de siècles. L’univers est si complexe et si énigmatique que le développement de la science au cours des millénaires écoulés nous a fait perdre l’arrogance des savants d’autrefois et nous a appris la modestie. L’une des attitudes fondamentales que nous apprenons à nos enfants est : « Nous ne savons qu’une infime partie de ce que nous devrions savoir… »

Un léger murmure d’étonnement se répandit dans la salle, mais les savants savaient écouter et Vir Norine poursuivit :

— La nature dans laquelle nous vivons et à laquelle nous appartenons s’est formée pendant des centaines de millions d’années suivant un changement historique dans les systèmes d’équilibre. Cette complexité est sous sa forme véritable si grande et si profonde, que nous ne pouvons jouer avec la nature en utilisant toutes les données scientifiques limitées. Il y a très longtemps, sur la Terre, les gens cédant au désir de prendre sans effort et sans peine, pour rien, ont créé les jeux de hasard. Le jeu le plus répandu était la roulette : on fait tourner doucement une roue divisée en cases numérotées et entourée d’un limbe immobile ; on lance une boule sur la roue et lorsque la boule s’arrête – ou la roue, les témoignages manquent de précision – sur l’un des chiffres inscrits sur le limbe, elle indique le gagnant. S’il n’y en a pas, le propriétaire de l’appareil garde l’argent. À cette époque, les gens ignoraient complètement les lois de cet appareil et, bien que soupçonnant la part de hasard, ils continuèrent à jouer et perdaient tout ce qu’ils possédaient, s’ils ne quittaient la maison de jeux à temps.

» Nous ne devons pas non plus jouer avec la nature qui utilise elle-même depuis des milliards d’années le jeu du hasard, – méthode qui a été remarquée, il y a déjà 7 000 ans dans l’Inde ancienne, et qui s’appelle Rasha-Lila ou « jeu divin ». Notre problème est de trouver comment quitter la maison de jeux de la nature. Ce n’est qu’en rassemblant les différents aspects de la connaissance humaine que nous avons pu nous élever au-dessus de ce jeu, c’est-à-dire au-dessus des dieux de l’Inde. Nous pouvions échouer, car dans l’inferno concentré de notre planète, La Flèche d’Ahriman pouvait causer des dommages irréparables. J’ai utilisé des termes qui ne sont peut-être pas clairs pour vous : la concentration de l’inferno. Pour ne pas entrer dans des explications, définissons-la ainsi : c’est lorsque l’homme essaye maladroitement et de façon illusoire de dominer la nature. Il détruit alors l’harmonie intérieure obtenue et entraîne des trillions de victimes sacrifiées sur l’autel de la vie. Un savant a dit : « quand nous comprendrons que le myosotis et le blé forment un tout, nous pourrons prendre l’héritage de la nature entre nos mains bonnes et tolérantes ». Telle est, en termes très généraux, l’attitude qui est adoptée sur la Terre envers la science.

» Que puis-je vous dire sur votre science ? Il y a 3 000 ans, le sage Erf Rom a écrit que la science du futur ne doit pas devenir le credo de la société, mais sa morale, sinon elle ne remplacera pas totalement la religion et restera insuffisante. La soif de connaître doit remplacer la soif d’adorer. Il me semble que, chez vous, ces rapports sont plutôt inversés et que, même la question primordiale de l’éternelle jeunesse a été résolue chez vous par la mort précoce. Comment je vois votre science après la visite de vos instituts et la discussion d’aujourd’hui ? À mon avis, son défaut essentiel est qu’elle ne se soucie pas de l’homme, ce qui est absolument intolérable chez nous. Humanisme et inhumanité se côtoient dans la science. Une mince frontière les sépare et il faut être très pur et très honnête pour ne pas la franchir. Ce n’est pas tout. Au fur et à mesure de son développement, l’humanisme se transforme en inhumanité et vice-versa, comme tout processus dialectique. Le salut de la vie par n’importe quelle mesure se transforme en moquerie cruelle et DNS devient alors un bienfait, or, d’un autre côté, qui ne contestera l’inhumanité du DNS ? Vous faites des expériences sur des animaux et sur des prisonniers, mais pourquoi ne vous préoccupez-vous pas du psychisme qui est infiniment plus riche et plus vaste que n’importe quel moyen chimique ? Pourquoi ne protégez-vous pas l’atmosphère psychique contre le mal, le mensonge quel que soit le plaisir que vous avez à émettre des pensées confuses ou à prononcer des mots vides ? Même les théories scientifiques les plus importantes du point de vue moral rejoignent les pensées de l’âge de pierre, si elles n’amènent pas à la sagesse consciente de la morale humaine. C’est ainsi que de nombreuses découvertes ont été prévues de manière prophétique par les philosophes de l’Inde et de la Chine anciennes.

» L’existence de l’atmosphère psychique était déjà connue à l’EMD, lorsque l’un des plus grands savants de la Terre, Vernadski, lui a donné le nom de noosphère. Il faut se soucier davantage de la noosphère que de l’atmosphère, mais vous négligez l’une et l’autre. Vous créez des hôpitaux en ignorant l’importance de l’influence du milieu et je m’étonne qu’il puisse y avoir des guérisons.

— Bien sûr qu’il y en a ! affirma le directeur adjoint.

— Soit. Les habitants de Ian-Iah ne sont pas adaptés à une structure très tendue, comme nous autres Terriens et ils supportent plus facilement les conditions d’infernalité. Ils ne peuvent faire autrement. Nous aurions un prix plus fort à payer, car nos réactions sont extrêmement rapides, nos sentiments plus forts et notre mémoire plus chargée.

» Les bienfaits dont il a été question ici sont, à mon avis, meurtriers et ne sont justifiés par aucune nécessité étatique. Les tranquillisants qui réconcilient les gens avec la médiocrité de la vie sont comme la faux qui coupe tout ce qu’il y a au-dessus de la racine : les fleurs et la mauvaise herbe, le bon grain et l’ivraie. Votre science biologique cherche visiblement à étouffer la liberté intérieure et à créer des individus standardisés, c’est-à-dire à former un esprit de masse. Toutes les recherches que vous avez énumérées sont orientées précisément dans ce sens. Comment pouvez-vous sélectionner ce qui est beau et tresser avec la beauté des guirlandes de destinées humaines, aider les gens à trouver et à apprécier tout ce qu’il y a de clair dans la vie, si vous étouffez les émotions et si vous détruisez les âmes ?

» Après les terribles secousses et la déshumanisation de l’EMD, nous avons commencé à comprendre qu’il est possible de détruire réellement l’âme, c’est-à-dire le « moi » psychique de l’homme par une ratiocination inutile et l’autosatisfaction. Il est possible de priver l’homme d’émotions normales, d’amour, d’éducation psychique et d’en faire une machine pensante conditionnée. Beaucoup de « non-humains » de ce genre sont apparus et on leur a confié le soin d’effectuer des recherches scientifiques et de surveiller des humains réels, ce qui n’alla pas sans danger. Après avoir réfléchi à l’image mythique du prince du mal – Satan – l’homme devint comme lui, surtout vis-à-vis des animaux. Imaginez un moment des centaines de millions de chasseurs tuant des animaux uniquement pour le plaisir, des abattoirs gigantesques, des vivariums expérimentaux dans les instituts. L’étape suivante concerne l’homme lui-même : hécatombes dans les camps de concentration, gens écorchés vifs, cordes et tapis faits avec les tresses de cheveux de femmes. Cela a existé, l’humanité de la Terre ne chercha pas à le cacher et se souviendra toujours de l’époque où le mal a été légitimé par les savants. Car plus la connaissance est profonde, plus le tort causé peut être grand ! On a alors imaginé de créer des monstres biologiques : par exemple, cerveaux séparés du corps vivant dans une solution, alliage de certaines parties de l’homme avec des machines. C’est, en gros, la même chose qui a été faite avec la création de « non-humains » qui n’ont conservé qu’un seul sentiment, l’aspiration à un pouvoir sadique illimité sur l’homme réel, aspiration provoquée immanquablement par un complexe d’infériorité extrême. Par bonheur, nous avons arrêté à temps les intentions insensées de ces nouveaux satans.

— Il y a là une contradiction, envoyé de la Terre ! dit quelqu’un en allongeant un cou maigre sur lequel reposait une grosse tête au visage aplati et aux yeux méchants étroitement fendus. Tantôt la nature est trop impitoyable, lorsqu’elle joue avec vous le jeu cruel de l’évolution, tantôt l’homme commet une faute irréparable en s’éloignant de la nature. Où est la vérité ? Où est le chemin satanique ?

— Du point de vue dialectique, c’est l’un et l’autre. Tant que la nature nous maintient dans un enfer sans issue tout en poursuivant grâce à cela son évolution, elle suit le chemin satanique de la cruauté impitoyable. Mais, lorsque nous évoquons le retour à la nature, les merveilleux pièges de sa beauté et de sa liberté illusoire, nous oublions que sous chaque – vous entendez, sous chaque – petite fleur se cache un serpent. Et nous devenons les serviteurs de Satan, si nous profitons de ces formes anciennes. Mais, si nous suivons l’autre extrême, nous oublions que l’homme est une partie de la nature. Il doit être entouré par elle et ne pas détruire sa structure naturelle, sinon il perdra tout et deviendra un mécanisme anonyme, capable de n’importe quelle action satanique. La vérité se trouve sur le fil séparant les deux chemins mensongers.

— Merveilleusement dit ! s’écria le premier orateur.

— Que mes collègues, savants de Ian-Iah, me pardonnent si je n’ai pas su exprimer la sagesse de la Terre alliée à la connaissance colossale du Grand Anneau Galactique. Après tout, je ne suis qu’un astronavigateur. Seule, l’absence de mes amis plus compétents que moi, m’oblige à parler devant vous. Ne pensez pas que je sois plein d’un orgueil démesuré envers le large horizon de la science de notre monde. Je m’incline devant l’aspiration héroïque à la connaissance de votre planète isolée, coupée des autres. Chaque pas que vous faites est encore plus difficile et encore plus précieux, mais à une seule condition : il faut que chaque pas tende à diminuer les souffrances de l’humanité de Ian-Iah, à permettre de sortir de l’inferno. C’est le seul critère scientifique qui soit valable pour nous.

Vir Norine salua l’assistance qui resta silencieuse, soit parce qu’elle était étonnée, soit parce qu’elle était indignée.

Le directeur adjoint de l’institut remercia Vir Norine et dit que la sagesse de la Terre était peut-être grande, mais qu’il n’était pas d’accord. Il fallait poursuivre cette discussion très importante.

— Moi aussi, je ne suis pas d’accord avec vous, dit l’astronavigateur en souriant, à propos de la sagesse de la Terre. Autrefois, chez nous sur la Terre, il y a eu également d’innombrables discussions concernant des millions de questions posées par des millions de livres, dans lesquels les gens se disputaient avec leurs adversaires. À la fin, nous nous perdions dans les finesses de la sémantique et des syllogismes, dans les dédales de millions de définition philosophiques des choses et des processus, dans les méandres des recherches mathématiques. Un processus analogue se produisit en littérature avec l’accumulation de subtiles fioritures de style et de formules vides privées de tout contenu.

» Et la connaissance morcelée prise dans les rets de ces labyrinthes imaginaires a engendré dans l’art figuratif et la musique, des œuvres encore plus insensées et fantastiques. Tous les traits authentiques du monde environnant subirent une distorsion monstrueuse. Ajoutez à cela que la mentalité schizoïde s’est éloignée inéluctablement de la réalité pour se retirer dans son propre monde – monde né d’un cerveau malade –, et vous comprendrez alors la force de cette vague sur le chemin historique de l’humanité de la Terre. C’est depuis cette époque que nous craignons les discussions subtiles et que nous fuyons les définitions aux détails superflus tout à fait inutiles dans un monde en perpétuelle mutation. Nous sommes revenus à la très ancienne sagesse déjà énoncée dans l’épopée épique du Mahabharata, il y a quelques millénaires. Le héros Arjuna dit : « Tu me déconcertes par tes paroles contradictoires. Dis-moi seulement, comme je peux atteindre la Félicité ».

— Arrêtez, s’écria le directeur adjoint. Même les définitions mathématiques sont inutiles, selon vous ?

— Les mathématiques sont uniquement nécessaires dans leur secteur qui est très étroit. Vous avez vous-mêmes subi la faim, la maladie et la pauvreté à cause de votre mépris de l’homme et de la nature, et à cause d’une triple défiance : défiance dans la possibilité de lutter contre les saboteurs et d’augmenter la fertilité par des moyens biologiques plutôt que chimiques ; défiance à l’égard d’une fabrication possible d’une nourriture tout à fait artificielle ; défiance concernant la profondeur de la pensée et des forces spirituelles de l’homme. Vous avez refusé d’étudier la complexité réelle de la nature vivante que vous avez enchaînée à une logique unilatérale et dangereuse. Au lieu d’être des penseurs libres, vous êtes devenus les esclaves de disciplines scientifiques étroites, enchaînés par les méthodes que vous aviez vous-mêmes imaginées. La même croyance primitive dans la force des signes, des chiffres, des dates et des mots domine vos travaux et vos formules. Ceux qui croient connaître la vérité se protègent essentiellement par la même superstition que l’on retrouve dans les slogans primaires et les affiches pour « Cvic ».

» Je connais encore très mal votre planète, mais jusqu’ici, je n’ai pas encore vu de science véritable chez vous. Ce que vous appelez science, n’est que de la technologie, un professionnalisme étroit, aussi éloigné du travail désintéressé de connaissance du monde que la pratique artisanale l’est de la maîtrise authentique. Vous luttez pour des découvertes aux applications éphémères, comme on en fait des centaines de milliers chaque jour chez nous. C’est, bien sûr, important et nécessaire, mais cela ne constitue pas toute la science. On ne considère pas, chez vous, que la connaissance globale et l’éducation du peuple soient les composantes nécessaires des recherches scientifiques, alors qu’elles sont les piliers fondamentaux de la science. Aussi obtenez-vous une accumulation d’informations banales concernant des découvertes hâtives, informations obtenues sans réflexion et sans sélection sérieuse, ce qui ne vous permet pas d’embrasser les vastes étendues du monde de la connaissance. En même temps, l’arrogance des jeunes chercheurs qui ne sont, au fond, que des technologues ignorants qui se figurent être des savants, finit par les faire rêver d’une réorganisation de l’univers, avant même d’avoir une représentation approximative de la complexité de ses lois.

— Quelle exagération ! dit le directeur adjoint.

— C’est la vérité ! dit Vir Norine qui refusa d’engager une discussion sur la valeur de l’activité scientifique de l’institut.

Il sortit dans la rue, content comme toujours de quitter un établissement mal aéré. La nuit de Tormans tombait déjà avec sa noire obscurité sans étoiles dans laquelle se noyait la lune blafarde et grise. Un réverbère était allumé dans un coin, au-dessus du kiosque cubique qui vendait des boissons grisantes. C’est là que se rassemblaient les hommes et qu’on entendait des insultes. La brise apporta une odeur de boisson, de fumée de cigarettes et de nuit.

Vir Norine alla à l’hôtel « Le nuage azuré », « réveilla » le SVP qu’il conduisit dans la rue par l’escalier latéral. Puis, il regarda pour la dernière fois le gîte inconfortable et pensa avec joie à l’appartement aux multiples verrous et à Siou-Té, douce comme son souvenir. Marchant en compagnie du Neufpattes dans l’allée déserte du square à la végétation si pauvre, il se rappela les propos sur la guitaye et décida d’aller jeter un coup d’œil au musée des sciences naturelles. Mais quand ? Demain, c’était son tour de travailler avec Tael sur les matériaux envoyés par le disconef. Puis, il devait encore rencontrer les savants de l’institut de physique et de mathématique. Ils avaient soif de révélations extraordinaires, mais il ne pourrait rien leur raconter, même en ce qui concernait la branche de la cosmophysique qui lui était familière. Rapprocher les différentes démarches de la pensée devrait être le fait d’un pédagogue ou d’un vulgarisateur et non le sien. De plus, ce goût pour les révélations de la science était métaphysique.

L’astronavigateur s’arrêta court. Près de lui, le Neufpattes souleva la poussière. En travers de l’allée se trouvaient six Tormansiens, éclairés par le lointain réverbère à mercure. Vir Norine réfléchit : devait-il aller à leur rencontre ou les attendre ? Il n’aurait pas eu peur même s’il avait été seul, mais en présence du SVP, il n’y avait absolument aucun danger. Mais il pouvait, en se défendant, blesser les Tormansiens, ce qu’il voulait éviter.

— Es-tu le Terrien ? demanda brusquement l’un des jeunes gens, – sûrement des « Cvic » – en approchant.

Vir Norine opina de la tête.

— Alors, c’est toi qu’il nous faut. Vous avez chez vous une femme d’une beauté folle. Je l’ai vue dans le jardin, à la sortie de la ville. Elle s’appelle Evisa Tanet. Il répéta Evisa Tanet, ou plutôt, chanta son nom d’un air rêveur.

— C’est le médecin de notre expédition, le médecin de la Flotte Stellaire.

— Ah ! fit le « Cvic » d’un ton vague. C’est elle qui m’a dit d’aller voir votre souveraine. Son nom aussi est beau, pas autant que celui d’Evisa, mais il sonne bien : Faï Rodis. Elle m’a dit que je devais sans faute parler avec elle et que c’était important pour nous et pour vous. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais j’ai promis. Et voilà que moi, Gzer Bou-Iam que tout le monde connaît, devant qui tremblent les « Cvic » et les « Cvil », je ne peux tenir ma promesse. La souveraine Faï Rodis est gardée par une armée de ces affreux « violets » et les « Cvil » ne me croient pas. Ils pensent que j’ai été acheté par les « porte-serpent ». Et à quoi cela me servirait ?

— À rien, sans doute, dit Vir Norine en souriant.

— Vous voyez. Peux-tu me faire confiance et organiser une conversation avec la souveraine ?

— Je te crois et je pense que c’est possible.

— Quand ?

— Tout de suite. Allons dans ce coin désert. Il y a une sorte de mur derrière lequel on peut cacher la lumière de l’écran.

— Et voilà ! s’écria le « Cvic » tout content et il conduisit Vir Norine dans l’allée principale, près d’une longue dalle posée en travers du chemin. Elle était couverte de maximes édifiantes. On rencontrait ce genre de dalles en différents lieux de la ville, mais Vir Norine n’avait jamais vu quiconque en lire les inscriptions.

Vir connaissait l’emploi du temps de Rodis. Elle devait être en haut. Effectivement, Rodis répondit au premier appel du SVP. Elle apparut sur l’écran improvisé de la dalle de pierre. Elle ne portait pas le vêtement noir des Tormansiennes, qu’elle mettait généralement lorsqu’elle était aux Archives de l’Histoire, mais une courte robe blanche garnie de bleu.

— Ah ! L’expression qui jaillit de la bouche du Tormansien n’était ni de l’étonnement ni de l’enthousiasme.

L’astronavigateur parla des « Cvic » qui cherchaient à la rencontrer à la demande d’Evisa Tanet. Rodis fit venir Gzer Bou-Iam dans le champ éclairé de l’appareil, l’examina pendant quelques secondes et dit :

— Venez !

— Quand et comment ?

— Voulez-vous tout de suite ? Rendez-vous sans attirer l’attention au Monument du Temps Tout-Puissant, tournez à droite, prenez la rue de La Dernière Guerre, c’est la huitième maison. Combien de temps vous faut-il ? Je vous y attendrai et vous conduirai chez moi.

Rodis coupa le contact et Vir Norine éteignit rapidement son SVP.

— Ça c’est bien ! s’écria le « Cvic », ravi. Comme tout est simple chez les gens véritables ! Transmets mon salut à Evisa Tanet ! Dommage que je ne puisse plus la revoir !

— Pourquoi ? Lorsque vous serez chez Rodis, demandez-lui de vous mettre en liaison avec l’astronef et d’appeler Evisa Tanet.

— C’est vrai ? Et de quoi je vais lui parler ? s’effraya tout à coup le « Cvic ».

— Regardez-la sans rien dire !

— C’est ça. Merci, l’ami. C’est le moment.

Le Tormansien tendit la main et serra vivement celle de Vir Norine qui sourit.

Être remercié par un habitant de la capitale de Ian-Iah n’était pas courant !

Maintenant, même si l’astronavigateur se perdait une seconde fois dans les ruelles du vieux quartier de la capitale, son ouïe fine le guiderait. On entendit au loin un chien aboyer, comme si les petits chiens étaient aussi mal élevés que leurs maîtres.

Au cliquetis des verrous, Siou-Té accourut dans l’entrée. Elle cria : « Merci ! Merci ! » et s’élança sur Vir Norine. Elle s’arrêta soudain, vaincue par la timidité. Elle avait obtenu la petite carte de plastique bleu avec les signes et les tampons nécessaires lui permettant de vivre dans la capitale.

Vir Norine se réjouit en entendant la voix particulière de la jeune fille, plus basse que les voix de fausset des Tormansiens, mais plus haute et plus sonore que celles des femmes de l’astronef – mezzo-soprano. Siou-Té, avec le souci maternel des femmes de Ian-Iah obligées de nourrir en premier leur mari, avait préparé un souper avec les provisions du maître de maison. Elle fut chagrinée d’apprendre que Vir Norine ne mangeait jamais le soir, mais se contentait de prendre une boisson spéciale. S’il avait su le mal qu’avaient les Tormansiennes à faire la cuisine sur leurs appareils chauffants primitifs, il aurait fait un effort pour avaler quelque chose. Mais, comme il ignorait tout des dalles brûlantes et des casseroles toujours salies, il refusa la nourriture en toute quiétude. La jeune fille lui demanda la permission de venir près de lui, lorsqu’il se reposerait, car elle avait une question très importante à lui poser.

« La question importante » fut posée dès le seuil de la porte, et Vir Norine ne put ni ruser ni se soustraire au regard direct qui exigeait la vérité.

— Oui, Siou-Té, je ne suis pas un habitant de Ian-Iah. Je viens d’une planète infiniment éloignée, très différente, la Terre. Oui, je viens de ce même astronef dont vous avez entendu parler, mais comme vous le voyez, nous ne sommes pas une bande d’espions ou de bandits du cosmos. Nous sommes du même sang, nos ancêtres communs vivaient, il y a plus de 2 000 ans, sur la même planète, la Terre. Vous êtes tous de là-bas et non des Étoiles Blanches.

— Je le savais bien ! s’écria Siou-Té avec une fierté triomphante. Tu es tout à fait à part, et je l’ai compris aussitôt. C’est pourquoi, je me sens à l’aise, je suis bien avec toi, comme je ne l’ai jamais été de ma vie ! La jeune fille se mit à genoux, saisit la main de l’astronavigateur et la porta à sa joue, puis, elle s’arrêta, les yeux fermés.

Vir Norine ôta la main avec de tendres précautions, fit se relever la petite Tormansienne et la fit asseoir dans un fauteuil près de lui.

Il lui parla de la Terre, de leur arrivée ici, de la perte des trois Terriens. Le SVP ne contenait que quelques « stellettes ». Elles permettraient de se faire une première idée de la vie sur la Terre.

C’est ainsi qu’ils commencèrent à passer leurs soirées ensemble. La curiosité insatiable et l’enthousiasme de sa jeune auditrice galvanisèrent Vir Norine, chassant le pressentiment qui le torturait jusqu’à présent, qu’il ne reverrait plus sa Terre natale tant aimée.

Dès les premières minutes de leur atterrissage sur Tormans, il avait ressenti, de tout son être, une atmosphère psychique maligne. La malveillance générale, la méfiance et surtout la jalousie la plus sotte et la plus ridicule rivalisaient avec le désir de se distinguer à tout prix de la masse. Plus tard, le Terrien comprit que c’était la conséquence de l’accroissement jadis colossal de la population – des milliards – qui noya les personnalités dans un magma anonyme et impersonnel. L’atmosphère psychique de Ian-Iah était comparable à une eau malsaine, dans laquelle tombe de temps en temps un nageur imprudent et qui, au lieu de le calmer et de le rafraîchir, lui donne un sentiment de répulsion, de démangeaison, de saleté. Sur la Terre autrefois, on l’appelait « l’eau maligne ». On la trouvait partout où les fleuves ne descendaient pas de montagnes ensoleillées, où les ruisseaux n’étaient pas rafraîchis par des sources, des forêts ou une pluie pure, mais croupissaient dans les marais, les affluents taris et les criques fermées et se nourrissaient des restes pourris de la vie. L’atmosphère psychique était identique : des millénaires de stagnation, de piétinement sur place, de pensées malfaisantes et d’outrages invétérés accumulés entraînèrent la disparition de « l’eau fraîche » des sentiments purs et des buts nobles, là où ne soufflait plus le « vent » de la quête de la vérité et du pardon des échecs.

C’était sûrement le fait de vivre dans une mauvaise « eau psychique » qui avait provoqué ce sentiment confus de fin tragique.

Vir Norine se rappela les catastrophes qui s’étaient produites dans différentes planètes y compris sur la Terre avant l’avènement du communisme, lorsque la civilisation avait imprudemment ramené à la surface les vestiges nocifs des périodes archaïques du développement de la planète. Gaz, pétrole, sel, spores de bactéries encore vivantes, que l’on croyait avoir enterrées sous plusieurs kilomètres d’épaisseurs de stratification géologique, remontèrent à la surface et furent à nouveau inclus dans le circuit de la biosphère. Ils empoisonnèrent l’eau de la mer, imprégnèrent le sol, s’accumulèrent dans l’air et cela pendant un millénaire. Comparé à cette activité, le jeu dangereux mené avec les substances radioactives qui eut lieu sur la planète natale à l’Heure du Taureau, avant l’aube de la société supérieure avait été de courte durée et n’avait pas été aussi significatif. Mais ici sur Tormans, les gens après avoir détruit l’équilibre de la nature, s’en étaient pris à l’âme humaine, la détruisant par la désorganisation odieuse de la vie. Comme pour le pétrole et le sel extraits des profondeurs de la planète, c’était en arrachant le voile de l’éducation et de l’auto-discipline, qu’on avait fait remonter du fond des âmes les vestiges archaïques de la psychologie animale : la survivance de la lutte primitive pour la vie.

Mais à la différence de la bête primitive, dont la conduite était cruellement déterminée par les dures lois de la vie sauvage, la conduite de l’homme privé d’éducation n’était pas conditionnée. L’absence de gratitude envers autrui découlait du sentiment « le monde est fait pour moi » et représentait l’erreur essentielle de l’éducation des enfants. L’homme s’efforçait par jalousie de nuire à ses proches, mais ce « proche » avait appris à se venger de toutes ses forces de son complexe animal d’infériorité. Ainsi, toute vie sur Tormans contenait-elle une méchanceté générale et constante qui rejaillissait de façon maladive sur les sentiments des Terriens, élevés dans la bonne atmosphère psychique de la Terre.

Aussi, Siou-Té, animée de sollicitude, de bonté, d’amour – sentiments éclos on ne sait comment sur Tormans – semblait d’autant plus étonnante à Vir Norine. La jeune fille affirma qu’elle n’était pas la seule et qu’il y avait des milliers de femmes comme elle sur la planète.

Cela effraya l’astronavigateur, car leur souffrance sur le chemin de la vie devait être plus grande que chez les autres.

Grâce à Siou-Té, Vir Norine vit la profondeur de l’âme vaincue par les ténèbres qui étaient en elle et comment elle se défendait désespérément contre l’obscurité environnante.

Chez le Terrien se développèrent lentement une tendresse vigilante et une pitié douloureuse qui n’avaient jamais été particulièrement caractéristiques de ses ancêtres et qui avaient disparu, faute de besoin, à l’époque claire de l’ère communiste.

Le troisième jour, Vir Norine remarqua, après le petit déjeuner, que Siou-Té était troublée par quelque chose d’inhabituel. Lisant dans son âme à découvert, il comprit qu’elle désirait passionnément voir ce dont elle rêvait depuis longtemps, mais qu’elle n’osait pas le lui demander. Vir Norine lui vint en aide et dit, comme en passant, qu’il était libre toute la matinée et qu’il serait heureux de se promener avec elle, où elle le souhaitait. Siou-Té avoua qu’elle aimerait aller non loin de la ville à Pneg-Kira. Son frère lui avait écrit que là se trouvait l’emplacement d’une très grande bataille de l’antiquité, au cours de laquelle l’un de leurs ancêtres avait péri (les Tormansiens ignoraient leur généalogie) et qu’il lui promettait de l’y conduire le plus tôt possible. Elle voulait aller là-bas en souvenir de son frère, mais c’était dangereux pour une jeune fille seule qui connaissait mal la capitale.

Vir Norine et Siou-Té montèrent dans un wagon de transport en commun cahotant, plein à craquer qui avançait dans la fumée et le bruit, à une allure saccadée due à l’humeur nerveuse et plutôt grossière de son conducteur. Les fenêtres sales laissaient voir de longues rues identiques où, çà et là, près des maisons étaient plantés de petits arbres étiolés. Il régnait dans la voiture une chaleur insupportable. Parfois, après un vif échange d’injures, on ouvrait les fenêtres : une poussière brûlante entrait dans le compartiment, de nouvelles injures s’échangeaient et on refermait les fenêtres. Vir Norine et Siou-Té, debout et serrés de toutes parts, s’accrochèrent aux barres du plafond. L’astronavigateur se trouva séparé de sa compagne. Il remarqua que Siou-Té essayait de toutes ses forces de s’écarter d’un jeune homme au grand nez et au visage asymétrique qui se serrait contre elle sans vergogne. Près d’elle, un autre garçon, très jeune, aux yeux profondément enfoncés de fanatique, poussait la jeune fille vers son camarade. Siou-Té rencontra le regard de Vir Norine, rougit de honte et de mécontentement et se détourna comme si elle ne voulait pas mêler le Terrien à une altercation avec les voyageurs. Peut-être se rappelait-elle trop bien le réceptionniste insolent de l’hôtel qui avait dû s’abaisser à lui embrasser les pieds. L’astronavigateur comprit tout en une seconde. Il tendit la main et tira brusquement le garçon impudent en arrière. Celui-ci se retourna, vit un homme grand et fort qui le fixait sans méchanceté ; tout en jurant, il essaya de se libérer. Ce n’était pas une main d’homme qui l’attrapait, mais une machine d’acier, c’est du moins ce qu’il lui sembla. Le Tormansien sentit, avec une peur animale, que les doigts s’enfonçaient dans ses muscles de plus en plus profondément, que ses artères et ses nerfs étaient écrasés et paralysés. Sa conscience s’obscurcit, ses genoux fléchirent et le jeune homme hurla de terreur : « Je ne le ferai plus ! Je ne le ferai plus ! ». Vir Norine lâcha l’impertinent qui se mit à crier dans tout le compartiment qu’on avait failli le tuer à cause d’une jeune fille qui ne valait pas un sou.

À l’étonnement de Vir Norine, la plus grande partie des passagers prit le parti du menteur. Tous se mirent à crier, à menacer, à agiter les poings.

— Sortons le plus vite possible ! murmura Siou-Té en pâlissant.

Après s’être frayés un passage dans la foule, ils sortirent dans la banlieue déserte écrasée de soleil. Siou-Té proposa de poursuivre la route à pied. Ses petites jambes avancèrent vivement et sans relâche. Elle se mit à chanter de vieilles chansons et des hymnes guerriers d’autrefois, très différents des chansons rabâchées de la capitale. Parfois, Siou-Té s’arrêtait afin d’illustrer la mélodie par un pas de danse et il admirait sa silhouette et la précision de ses mouvements. Ils parcoururent les douze kilomètres restants à travers une plaine desséchée pré-montagneuse sans même s’en apercevoir. Ils atteignirent une zone pierreuse, où poussaient de vieux arbres aux feuilles rares qui ne donnaient pratiquement aucune ombre. La partie occidentale de la zone s’interrompait en une large cavité, celle d’un lac asséché. Une faible brise soulevait des colonnes brunes de poussière.

Une obélisque de pierre bleutée, décorée de signes noirs profondément gravés, se dressait à la limite de l’ancien champ de bataille et des blocs de pierre brute, éparpillés partout, indiquaient l’emplacement des tombes communes. Il y en avait beaucoup. Le vaste champ qui s’étendait presque jusqu’à l’horizon, avait été autrefois creusé de tranchées et de murs. Le temps les avait détruits. Les arbres de Tormans qui poussaient lentement s’étaient succédé sur le sol rendu fertile par les cadavres. Maintenant, dans le mince réseau d’ombre, seules les pierres dépassaient sur la terre sèche et poussiéreuse. Il ne restait absolument rien rappelant la fureur de la bataille gigantesque, l’immense souffrance des blessés, l’effroi des vaincus jetés dans le lac fangeux. Un lieu désolé, des arbres à demi-morts, une terre crevassée…

Un vent chaud bruissait dans les branches, quelques insectes verts qui grimpaient mollement sur les racines. Siou-Té choisit une grosse pierre pointue en forme de pyramide avec des cassures reflétant la couleur rouge foncé du sang séché et s’agenouilla devant elle. Elle croisa ses doigts sur les tempes, baissa la tête et murmura une prière. Vir Norine attendit qu’elle eût fini, avant de demander :

— Qui s’est battu ici et qui a gagné ?

— La légende parle d’une bataille entre les souverains de l’Hémisphère de Tête et ceux de l’Hémisphère de Queue. Des centaines de milliers de personnes ont péri. Le souverain de l’Hémisphère de Tête l’a emporté et a instauré le pouvoir unique sur toute la planète. On appelle cette bataille la victoire de la sagesse sur les peuples obscurs de l’Hémisphère de Queue.

— Vos ancêtres ont-ils participé à la lutte du côté des vaincus ?

— Oui.

— Et s’ils avaient gagné au lieu des autres ? La vie aurait-elle changé ?

— Je l’ignore. Pourquoi aurait-elle changé ? Kin-Nan-Té serait sûrement devenue la capitale. On aurait construit des maisons différentes avec des tours, comme il y en a chez vous. Mes ancêtres auraient peut-être été des « porte-serpent »…

— Et vous auriez voulu appartenir au groupe dirigeant ?

— Oh non ! Avoir toujours peur, regarder autour de soi, mépriser tout le monde, être détesté de tous ? Peut-être ne suis-je qu’une sotte et une illettrée, mais je n’aurais pas voulu vivre ainsi. « Mieux vaut ne rien avoir »…

Ce « mieux vaut ne rien avoir » envahissait toute la conscience des jeunes Tormansiens appartenant à la classe des « Cvic » et témoignait d’un fatalisme invétéré. « À quoi bon ? » leur semblait un argument irréfutable.

Vir Norine parcourut une fois encore du regard le plateau brûlé. Son imagination enflammée le remplit du grondement des machines de guerre, des hurlements et des gémissements des centaines de milliers de blessés, des tas de cadavres sur le sol pierreux et crevassé. Les questions éternelles « À quoi bon ? », « Pourquoi ? » devenaient sur un tel fond particulièrement impitoyables. Et les gens trompés, croyant qu’ils se battaient pour le futur, pour « leur » pays, pour leurs proches, étaient morts en créant une plus grande prédominance oligarchique, une pyramide de privilèges encore plus haute et une oppression extrême. Tourment inutiles, morts inutiles…

Vir Norine se tourna vers sa compagne en soupirant.

— Allons-y, Siou-Té.

Le Terrien et la Tormansienne descendirent les collines. Vir Norine proposa de couper tout droit au lieu de suivre les sinuosités de la vieille route, en gardant la direction de la colline ronde, où se trouvait un bâtiment gris et trapu, abandonné qui se profilait vaguement au loin. Ils atteignirent rapidement la colline. L’astronavigateur remarqua que Siou-Té était fatiguée et décida de faire halte à l’ombre des ruines. Elle s’allongea par terre, les mains sous la tête. Vir Norine vit qu’elle regardait fixement devant elle et plissait le front, s’efforçant de se rappeler quelque chose. Siou-Té se leva d’un bond et fit le tour des ruines. Puis elle regarda longuement les inscriptions et les bas-reliefs représentant une grande main tendue en un geste d’aide compatissante. Se calmant un peu, elle revint s’asseoir près de Vir Norine, prit ses genoux dans les mains, dans une pose qui rappela à Vir Norine Evisa Tanet. Elle fixa sans mot dire le lointain mirage des lacs bleus, jetant un voile de fumée sur la ville du Centre de la Sagesse.

— Quel âge as-tu ? demanda Siou-Té soudain.

— 42 ans, selon vos années qui ont un mois de moins que sur la Terre.

— Est-ce beaucoup ou peu pour vous ?

— Autrefois, lorsque le niveau de la Terre était le même que le vôtre, c’était l’âge moyen, ni jeune ni vieux. Maintenant, c’est plutôt jeune. Cela correspond à 22-23 ans pour moi et à 25 ans pour Rodis. Notre enfance dure longtemps. Ce n’est pas l’infantilisme mais une enfance prolongée, afin de pouvoir percevoir le monde. Et vous ?

— J’ai 20 ans. J’approche de notre âge moyen et il ne me reste que cinq années avant d’aller au Palais de la Mort Douce. Mais toi, il y a longtemps que l’on t’aurait conduit là-bas. Non, je dis des sottises, tu es un savant et tu aurais vécu âgé, tu es un « Cvil » !

— Je ne peux me représenter cette terreur !

— Il n’y a pas de terreur. Il y a même quelque chose de bon. Nous ne passons pas notre enfance dans des écoles étouffantes comme les futurs « Cvil » où l’on vous « bourre » de connaissances inutiles. Et nous ne sommes pas malades, nous mourrons dans la fleur de l’âge.

— Vous êtes triste Siou-Té ? Regardez-moi dans les yeux !

Siou-Té posa sur Vir Norine un regard douloureux, comme pour dire : « je vois tout le chemin de ma vie jusqu’au bout ».

— Non, dit-elle lentement, je suis bien, simplement, c’est la seconde fois aujourd’hui que je rencontre la mort.

— Comment ? Est-ce ce monument ? Que s’est-il passé là ?

— Ce n’est pas un monument, mais un temple. Il y a eu à l’époque de La Famine et des Meurtres un médecin réputé Rtse-Iouti. Il imagina La Mort Douce. Ses disciples et ses Aides construisirent ce temple de la Main de l’Ami au-dessus d’un puits sans fond, qui a toujours existé. Rtse-Iouti dit à tous ceux qui étaient faibles, souffrants, las de la vie, persécutés et terrorisés : « Venez ici, et je vous donnerai une mort douce. Elle viendra vers vous tendre et belle, jeune et attirante. Personne ne peut rien offrir de mieux sur la planète et vous serez convaincus par vous-mêmes que les vaines promesses ne sont que mensonge ».

Et les gens sont venus en grand nombre vers lui. Dans la première salle, ils se lavaient de la boue de la route, rejetaient leurs vêtements et entraient nus dans la seconde salle voûtée où ils mouraient dans un tendre sommeil, sans s’en apercevoir et sans souffrir… Le puits sans fond engloutissait leurs corps. Ceux qui souffraient, qui avaient perdu l’espoir, la santé, leurs proches, arrivaient sans cesse en louant le sage docteur. C’était il y a longtemps…

— Et de ce bienfait est née l’obligation gouvernementale de mourir. Les Palais de la Mort Douce séparent le peuple en « Cvic » et en « Cvil ». Le sage Rtse-Iouti aurait-il pu prévoir des conséquences aussi terrifiantes ?

— Je l’ignore, répondit Siou-Té désemparée.

— Il ne faut pas.

Vir Norine regarda ses cheveux ébouriffés par le vent.

Elle tourna son visage vers lui et sa main tremblante effleura légèrement la poitrine de Vir Norine. Il se représenta les murs sombres et énormes de l’inferno entourant Siou-Té, au-delà desquels il n’y avait rien pour elle, rien pour soutenir sa foi et son âme.

Par un effort de volonté, il chassa sa vision, sourit et parla à Siou-Té de son intelligence, de son charme et lui dit combien elle lui plaisait.

Siou-Té le regarda, confiante et rayonnante. Elle se leva rapidement et souplement comme une Terrienne. Ils allèrent vers la ville sombre et la voix bien timbrée de la Tormansienne se répandit dans la plaine déserte.

« Je vis ma dernière année dans le monde, sans être allé dans d’autres villes, sans avoir rien rencontré de bon… » La mélodie harmonieuse s’envola, rappelant à Vir Norine quelque chose de très connu, qu’il avait entendu dans sa première enfance.

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