PROLOGUE

La dernière année d’enseignement commençait à l’école du troisième cycle. À l’issue de cette année, les élèves devaient, sous la direction de mentors déjà choisis, se préparer à accomplir les exploits d’Hercule[1].

Afin de s’entraîner à agir seuls, les jeunes gens suivaient avec un intérêt particulier le cours consacré à l’histoire de l’humanité sur la Terre. Ils attachaient beaucoup d’importance à l’étude des erreurs idéologiques et de la direction erronée de l’organisation sociale lors du développement de la société, à l’époque où la science permit de diriger le destin des peuples et des pays d’abord sur une petite échelle, puis dans sa totalité. L’histoire des gens de la Terre était comparée à celle d’une multitude d’autres civilisations appartenant aux mondes éloignés du Grand Anneau.

Les croisées bleues aux vitres opalescentes étaient ouvertes, et laissaient à peine entendre le clapotis des vagues et le bruissement du vent dans le feuillage – éternelle musique de la nature en harmonie avec la réflexion tranquille. Silence de la classe, regards clairs et pensifs… Le maître venait juste de terminer son cours.

Il baissa sans bruit les stores sur les grands écrans, et rangea, d’une pression sur un bouton, le stéréoprojecteur TVP[2] sous la tribune, puis se leva, tout en contemplant les visages attentifs. Il était évident que le cours avait été un succès, bien qu’il ait été difficile de mélanger les petites et les grandes choses, l’essor puissant de l’humanité et la tristesse infinie du temps passé, les joies brèves et émouvantes des individus et les échecs terribles des gouvernements.

Le maître savait qu’au silence succéderaient les questions et que celles-ci seraient d’autant plus empressées que les jeunes gens avaient été fortement impressionnés par le tableau historique qu’il avait brossé. Et, tout en attendant ces questions, il s’efforçait de deviner ce qui avait le plus intéressé ses élèves aujourd’hui et ce qui avait pu demeurer obscur… par exemple, la psychologie des gens aux époques difficiles de transition entre les formes sociales inférieures et les formes supérieures, lorsque la foi dans la noblesse et la probité de l’homme, la foi dans un avenir lumineux avaient été rongées par une accumulation de mensonges, une cruauté et une terreur inouïes. Le doute avait désarmé ceux qui luttaient pour transformer le monde ou avait rendu les gens indifférents à tout, en avait fait des cyniques indolents. Comment comprendre les monstrueuses psychoses des masses à la fin de l’EMD – Ère du Monde Désuni – qui ont conduit à l’anéantissement de la culture et au massacre des meilleurs ? Les jeunes gens de l’EMT – Ère des Mains qui se Touchent – étaient infiniment éloignés de tout ce qui était lié à la tension nerveuse et hystérique et aux angoisses des temps passés…

Le maître interrompit le cours de ses réflexions ; une jeune fille et un jeune homme s’étaient levés au même moment. Ils se ressemblaient par la manière qu’ils avaient d’ouvrir grands les yeux, ce qui leur donnait l’air étonné. Ils se regardèrent et le jeune homme leva la main, la paume tournée vers le haut en signe d’interrogation.

— Est-il juste de dire que toute l’expérience historique confirme la victoire inéluctable des formes supérieures sur les formes inférieures, qu’il s’agisse du développement de la nature ou du changement ?

— C’est juste, Lark, à condition d’exclure les conjonctures particulières qui sont très rares, comme tout ce qui sort des limites du grand processus dialectique d’équilibre, répondit le maître.

— Le cas de Zirda, par exemple, où des ruines sans vie se sont couvertes de pavots noirs ? interrogea Pouna, s’étirant de toute sa petite taille.

— Ou, ajouta le maître, le cas d’autres planètes découvertes plus tard, où l’on trouve tout ce qui est nécessaire à la vie : voûte bleue de riche atmosphère, mer transparente et rivières claires, astre chaud. Mais le bruit de la mer ou de l’orage, celui que fait le vent en soulevant les sables morts sont les seuls sons qui troublent les immenses déserts silencieux. Toute vie pensante, par suite d’une erreur barbare, s’est anéantie ainsi que tout ce qui est vivant, juste après avoir effleuré la majesté du cosmos et de l’atome.

— Mais ne les avons-nous pas peuplées ?

— Oh oui ! Mais quel sens cela peut-il avoir pour ceux dont les traces se sont dispersées dans la poussière il y a des millions d’années et qui n’ont rien laissé nous permettant de comprendre pourquoi et comment ils se sont anéantis eux-mêmes et ont détruit toute vie sur leur planète !

Aïoda se fraya un passage entre les petites tables. Silencieuse et ardente, elle ressemblait, de l’avis général de la classe, aux jeunes filles de l’ancienne Asie du Sud qui portaient dans leur coiffure ou à leur ceinture des poignards effilés et les utilisaient hardiment pour défendre leur honneur.

— Je viens juste de lire quelque chose sur les civilisations mortes de notre Galaxie, dit-elle à voix basse, non pas sur celles qui ont été détruites ou qui se sont elles-mêmes exterminées, mais sur les civilisations mortes. Si on a conservé l’héritage de leurs pensées et de leurs actes, celui-ci a parfois été un poison dangereux susceptible d’empoisonner une société encore immature qui interprétera faussement une sagesse illusoire ; mais, parfois, c’est la précieuse expérience d’une lutte de millions d’années pour se libérer des entraves de la nature. La recherche des civilisations disparues est aussi dangereuse que lorsqu’on repère les anciens entrepôts d’armes qui se trouvent sur notre planète depuis des années. J’aimerai consacrer ma vie à ces recherches, ajouta doucement la jeune fille.

— Il me semble que nous nous écartons du sujet proposé par Lark, dit le maître.

— Ce que Pouna demande n’est pas clair, dit un solide garçon aux yeux noirs, en se levant.

Il regarda ses camarades : la plupart d’entre eux levaient la main, refrénant difficilement leur impatience.

— Faut-il comprendre qu’une société en voie de développement doit obligatoirement choisir entre la forme supérieure du communisme et le massacre général ? N’y a-t-il rien d’autre ? continua le garçon.

— La formule n’est pas exacte, Kimi, remarqua le maître. Il ne faut pas comparer le processus de développement général aux deux fléaux de la balance. Parmi les civilisations de l’Anneau qui nous sont connues, il existe des cas remarquables de passage rapide et aisé à une société communiste supérieure. Nous venons juste de parler d’un monde isolé, ayant atteint des connaissances scientifiques et techniques importantes, qui s’est auto-détruit. Il y a eu des périodes de troubles prolongés, de guerres meurtrières qui ont rejeté l’humanité de quelques planètes dans la pauvreté et l’isolement. Une nouvelle escalade, une nouvelle guerre, et cela plusieurs fois de suite jusqu’à ce que les forces productives de la planète s’épuisent et que les techniques se dégradent. Il a fallu des siècles à leurs descendants pour réparer cette dégradation, en dépit de la puissance illimitée de la force supérieure de la société et de l’aide du Grand Anneau.

— Mais l’avènement de cette forme de société communiste était-il inévitable ?

— Évidemment !

— Alors, je n’ai pas posé la question correctement, dit Kimi, après quelques instants de réflexion. Connaît-on des cas où l’humanité, sur une planète quelconque, a atteint un degré élevé de connaissances scientifiques et techniques de ses forces productives sans devenir communiste et sans périr sous les forces terribles d’une connaissance prématurée ? Existe-t-il beaucoup d’exceptions à la loi générale de développement qui, comme toute loi générale, doit en comporter ?

Le maître réfléchit un instant, les yeux baissés sur le pupitre vert semi-transparent sous lequel s’allumaient, pendant les cours, les renseignements utiles et les données chiffrées.

L’histoire étonnante de la planète Tormans avait fait sensation auprès de la génération précédente. Bien sûr, ses jeunes élèves la connaissaient. Des livres, des films, des chansons et des poèmes avaient gardé présente l’épopée de l’astronef « La Flamme sombre ». Ses treize héros avaient été immortalisés en un groupe sculpté dans une pierre d’un rouge étincelant, sur le plateau du Revat, à l’endroit même où l’astronef avait pris son envol.

L’auditoire attendit en silence. Les élèves des classes supérieures étaient suffisamment entraînés à se maîtriser et à se retenir. Sans l’acquisition de ces moyens indispensables, l’homme ne peut ni accomplir les exploits d’Hercule, ni même s’y préparer.

— Vous pensiez à la planète Tormans ? dit enfin le maître.

— Nous ne connaissons qu’elle ! répondirent les élèves en chœur. Et combien y en a-t-il d’autres semblables à elle ?

— Je ne peux parler sans information précise, dit le maître avec un sourire un peu désarmé. Je suis historien de la Terre et je ne connais que les traits généraux des civilisations des autres planètes. Faut-il vous rappeler que la découverte du processus complexe de l’histoire des autres mondes nécessite une très profonde pénétration de l’économie et de la psychologie sociale, choses qui nous sont étrangères ?

— Même pour comprendre si la civilisation est bonne ou mauvaise, si elle apporte joie ou chagrin, épanouissement ou destruction ? s’écria un garçon, assis près de la fenêtre et qui se distinguait des autres par son sérieux.

— Même pour cela, Mirane, affirma le maître. Autrement, nous ne pourrons nous distinguer de nos ancêtres, prompts à l’action, mais immatures dans leurs jugements. Je vous ai parlé des destructions dues à la folie des planètes, mais, voyez-vous, il existe aussi d’autres mondes où personne n’a jamais tué personne et où, néanmoins, la vie raisonnable s’est éteinte de façon « naturelle », comme on disait autrefois. L’apparence de vie qui y régnait est morte, comme meurent inévitablement toutes les espèces animales qui subissent des métamorphoses ; il en est de même pour l’homme s’il néglige la connaissance des phénomènes biologiques dans le développement de l’histoire. Au moment de mourir, les habitants léguèrent leurs planètes belles et organisées à d’autres qui en supportaient mieux les conditions naturelles. Toutes les données se sont propagées à travers le Grand Anneau, mais le repeuplement ne s’est effectué qu’après le départ des derniers représentants de la civilisation en train de disparaître, et après que le signal de la mort se soit répandu par l’entremise du Grand Anneau[3].

— Comme pour les Chevaliers du Bonheur, dit la timide Kounti. Toutefois, en ce qui concerne Tormans, nos connaissances sont maigres. Bien sûr, chacun de nous a lu quelque chose, mais maintenant que nous avons appris notre histoire, nous comprendrons correctement Tormans.

— D’autant plus que la planète a été peuplée par les nôtres, par les descendants de la Terre, et que tous ses processus de développement sont analogues aux nôtres, acquiesça le maître. J’ai une bonne idée. Je vais demander à la Maison de l’Histoire une « stellette » de la machine à mémoire comportant le récit complet de l’expédition sur Tormans. Il faut que nous nous préparions à cette séance. Arrangez-vous avec les différents services, de manière à vous libérer des autres cours. Que celui-d’entre vous qui s’intéresse à la cosmophysique, Kimi par exemple, prépare pour demain un exposé sur les premiers astronefs à rayon direct, pour que vous compreniez la situation de l’équipage de « La Flamme sombre » et les difficultés rencontrées. Puis, nous irons sur le plateau du Revat, devant le monument érigé en l’honneur de l’expédition. Alors, la « stellette » vous permettra de comprendre parfaitement ce qui s’est passé…

Deux jours plus tard, la dernière classe de l’école SP KT-401 s’installa gaiement sous la coupole transparente de l’immense wagon de la Voie Spirale. Dès que le train eût pris de la vitesse, Kimi apparut dans l’allée centrale et se déclara prêt à lire son exposé. Des protestations énergiques se firent entendre. Les élèves manifestaient leur refus d’écouter, car ce qu’ils voyaient de part et d’autre était trop intéressant. Le maître apaisa tout le monde, en suggérant d’écouter l’exposé à mi-chemin, quand le train traverserait la zone fruitière longue de 400 km environ, à deux heures de là.

Lorsque se déroulèrent les interminables rangées d’arbres disposées géométriquement et régulièrement à l’emplacement de l’ancienne steppe désertique du Deccan, Kimi installa dans la travée un petit projecteur et dirigea sur le mur du wagon-salon les rayons colorés des illustrations.

Le jeune garçon parla de la découverte de la structure en spirale de la planète qui permit de résoudre le problème des vols interstellaires très lointains. Les mathématiciens connaissaient déjà la structure bipolaire du monde à l’EMD, mais les physiciens de l’époque compliquèrent tout en se représentant l’anti-matière de façon naïve.

— Pensez donc ! s’écria Kimi. Ils considéraient que la variation de la charge superficielle des particules modifie toutes les propriétés de la matière et transforme la matière « normale » de notre monde en antimatière, dont le choc peut entraîner l’annihilation totale de la matière ! Ils scrutaient la noirceur du ciel nocturne, sans pouvoir ni l’expliquer, ni comprendre que le véritable anti-monde est justement celui qui est là, à côté, noir, obscur, celui que les appareils ne peuvent percevoir, car ils ont été conçus pour montrer notre monde de lumière.

— Ne te fâche pas, Kimi, dit le maître en interrompant l’adolescent. Tu commets une erreur en jugeant mal tes ancêtres. À la fin de l’EMD, à l’époque où les vieux principes de vie sociale disparaissaient, la science apparut comme la force principale de la société. On propagea alors des jugements de ce genre, jugements bornés et je dirai même injustes sur nos prédécesseurs. Est-il donc si difficile de comprendre que l’aspect infidèle ou inexact d’un phénomène vient d’une erreur uniquement due à une expérience bâclée ou sottement orientée ? Toutes les « erreurs » de nos ancêtres proviennent du niveau général dans lequel se trouvait la science à leur époque. Essayez un instant d’imaginer que, après la découverte de centaines de particules élémentaires existant dans le micromonde, on n’ait pas encore su que tout cela n’était qu’un aspect différent du mouvement à différents niveaux de la structure anisotrope de l’espace et du temps.

— Est-ce possible ? dit Kimi en rougissant jusqu’aux oreilles.

Le maître acquiesça de la tête et le jeune homme, confus, continua, mais sur un ton déjà moins passionné.

Les savants ont donné à l’anti-monde, au monde noir, le nom de Tamas, océan inerte dans la philosophie de l’Inde ancienne. Ce monde est polarisé au nôtre sous tous les rapports, et pour cette raison, ne peut être perçu par nos sens. Ce n’est que tout récemment que des appareils spéciaux, comme « inversés » par rapport à ceux de notre monde, appelé conventionnellement monde de Shakti, ont commencé à sonder les contours extérieurs de Tamas. Nous ignorons si, sur Tamas, les formations d’étoiles et de planètes sont analogues aux nôtres, bien que, selon les lois de la philosophie dialectique, le mouvement de la matière doive se produire là-bas également.

— C’est difficile à imaginer, mais comme « le soleil invisible de Tamas » sonne bien ! s’écria Rer.

— Et la planète-invisible, peuplée d’êtres aussi curieux de s’enfoncer dans l’abîme de notre monde, que nous dans le leur ! dit Yvette depuis la dernière rangée.

— Et des systèmes entiers d’étoiles, des galaxies à gravitation nulle, des champs aux propriétés négatives, là où elles sont positives chez nous. En somme, tout est inversé ! reprit Aïoda s’accoudant au rebord rembourré de la fenêtre.

Kimi poursuivit :

— À propos des galaxies, leurs formes classiques en spirale étaient déjà connues des inventeurs du télescope, mais il a fallu quelques siècles pour comprendre qu’en elles se réfléchit réellement la structure de l’univers, des fibres, ou plus exactement des couches de notre monde, stratifié avec Tamas, et tourbillonnant avec lui en une spirale infinie. Il en est de même pour les éléments séparés, des galaxies aux atomes, et à chaque niveau avec les qualités propres des lois générales. Il apparut que la lumière et autres rayonnements ne se répartissent jamais avec rectitude dans l’univers, mais s’enroulent en une spirale hélicoïdale qui se déroule selon l’éloignement de l’observateur. On expliqua la contraction et la dilatation des ondes lumineuses par leur accélération lors de leur entrée dans la profondeur de la spirale, on expliqua également la fuite apparente des étoiles et des galaxies dans les spires lointaines. On résolut l’équation de Lorentz sur la disparition apparente du temps et l’augmentation de la masse selon la vitesse de la lumière. On fit un pas de plus et on comprit que l’espace-zéro était une sorte de frontière entre le monde et l’anti-monde, entre le monde de Shakti et celui de Tamas, le lieu où les points polaires de l’espace, du temps et de l’énergie sont réciproquement équilibrés et neutralisés. L’espace-zéro forme également une spirale par rapport aux deux mondes, mais… Le jeune homme s’arrêta. Je ne peux encore imaginer comment on peut se mouvoir dans cet espace-zéro et atteindre, pratiquement en un instant, n’importe quel point de l’univers. On m’a expliqué approximativement qu’un astronef à rayon direct ne se déplace pas selon la voie spirale de la lumière mais transversalement à lui dans le sens de l’axe longitudinal de l’hélice, en se servant de l’anisotropie spatiale. De plus, l’astronef semble rester sur place par rapport au temps, tandis que la spirale toute entière du monde tourne autour de lui…

Kimi rougit et secoua la tête, désemparé par les rires de ses camarades.

— C’est une bien mauvaise manière de remercier Kimi, dit le maître mécontent en levant la main. Dans la nouvelle représentation de l’univers, beaucoup de choses sont accessibles uniquement par un « tâtonnement » mathématique des phénomènes isolés.

» Vous oubliez que, dans les ténèbres des profondeurs inconnues du monde, la science est comme un aveugle qui tend les mains pour palper de vagues contours. Ce n’est qu’après un travail colossal que l’on a construit les appareils de recherche susceptibles d’éclairer l’inconnu et de l’associer au connu.

Le maître regarda les élèves qui s’étaient calmés, et termina :

— Kimi n’a pas encore parlé de l’essentiel. Il y a longtemps que les zones de gravitation négative du cosmos ont été découvertes, mais ce n’est que depuis trois siècles que l’on a pu les interpréter comme des failles entre notre monde et Tamas ou espace-zéro. Des astronefs d’autres civilisations y ont parfois disparu sans laisser de trace, car ils n’étaient pas aptes à se déplacer dans l’espace-zéro. Un plus grand danger menace encore l’astronef à rayon direct : à la moindre erreur de l’équilibre du champ, il risque de glisser soit dans l’espace de Shakti – le nôtre –, soit dans celui de Tamas. On ne peut revenir de Tamas. Nous ignorons tout simplement ce qu’il advient de nos appareils. Y a-t-il annihilation instantanée, ou alors les processus actifs s’éteignent-ils tous instantanément, réduisant, par exemple, l’astronef à un bloc de matière absolument inerte (cette nouvelle compréhension de la matière apparut également à la suite de la découverte de Tamas) ? Maintenant, vous pouvez imaginer les dangers auxquels furent exposés les premiers ARD – astronefs à rayon direct – et parmi eux, « La Flamme sombre ». Mais les gens ont encouru ce risque effroyable. La possibilité de pénétrer instantanément en un point choisi de l’espace valait bien ce risque. Tout récemment, la conquête de l’infini du cosmos semblait totalement impossible et on ne voyait aucun moyen susceptible de détruire cette menace présente à toutes les époques et dans toutes les civilisations du Cosmos liées au Grand Anneau, mais qui ne pouvaient se voir mutuellement que sur les Écrans des Stations Externes.

» Trois cents ans se sont écoulés, l’humanité est entrée dans une nouvelle ère, l’EMT. Le rêve hardi des hommes s’est réalisé et les mondes éloignés se trouvent dans le temps à la distance d’une main tendue.

» Certes, pratiquement, le déplacement des ARD ne s’effectue pas instantanément. Il faut du temps pour s’éloigner dans l’espace-zéro, pour effectuer le calcul très complexe du point de sortie et pour que l’astronef passe du point approximatif au but précis. On utilise pour cela des moteurs à anaméson qui atteignent une vitesse subluminique. Mais que sont deux ou trois mois d’un tel travail comparé aux millions d’années-lumière de distance de la voie normale en spirale que suit la lumière dans notre espace ? Même si une tortue atteignait la vitesse d’un astronef ordinaire, ce ne serait rien par comparaison avec l’ARD.

Comme pour illustrer les paroles du maître, le train s’enfonça dans un profond tunnel. La lumière opale qui éclairait le wagon accentua l’obscurité totale du dehors. Soudain, une plaine immense, couverte d’herbe argentée surgit et se déploya. La course impétueuse des wagons souleva des rafales qui se mirent à tourbillonner et à se disperser sur les côtés. Au loin, une bande bleu-vif signalait de vieilles montagnes en terrasses, parmi lesquelles se trouvait, du côté de l’Océan Indien, le plateau du Revat. Il était situé non loin de la gare et, pour l’atteindre, les jeunes voyageurs n’eurent besoin que de leurs jambes suffisamment entraînées à la marche et à la course.

Le versant opposé se distinguait vaguement du ciel et du soleil couchant. L’herbe cingla les jambes nues des voyageurs provoquant des démangeaisons brûlantes. Le vent enveloppa leur dos d’une chaleur sèche. Les courants ascendants de l’air entourèrent d’un mur scintillant la chaîne annelée des plates collines. Les jeunes gens gravirent un col et s’arrêtèrent. Un fourré insolite de séquoias énormes dissimulait le centre du plateau. Trente-quatre allées larges – d’après le nombre des vecteurs principaux du Grand Anneau – partaient du fourré vers les pentes des collines environnantes de basalte marron abruptement taillées et couvertes de bas-reliefs. Les élèves ne les regardèrent pas, mais se dirigèrent vers le fourré, par la route principale de pierre blanche. Seules deux colonnes rondes de granit noir indiquaient l’entrée. Sous les branches très hautes et étalées des séquoias, le soleil aveuglant devenait moins violent et le murmure du vent s’apaisait. La puissance sévère des troncs majestueux incita les élèves à ralentir l’allure et à baisser la voix, comme s’ils pénétraient dans une retraite secrète, loin du monde. Ils se regardèrent avec émotion et curiosité dans l’attente d’un événement inhabituel. Mais lorsqu’ils arrivèrent au centre de la clairière, sous l’éclat implacable du soleil, il leur sembla que le monument élevé en hommage à l’astronef « La Flamme sombre » était un peu trop simple.

Le vaisseau reproduit – une coupole hémisphérique en métal vert foncé – portait une grossière fente rectiligne, comme s’il avait été fendu par une épée colossale. Des statues étaient disposées autour de son socle, sous le rebord annelé. La plate-forme – le piédestal du monument – était composée d’une spirale étroitement torsadée d’un métal clair et poli comme un miroir qui était encastré dans une pierre mate et noire.

Le nombre de sculptures ornant chaque demi-cercle de la fente était inégal : il y en avait cinq à l’est et huit à l’ouest. Les élèves devinèrent le symbole facile.

— La mort a séparé ceux qui ont été tués sur la planète Tormans et ceux qui sont revenus sur Terre, dit doucement Aïoda, pâlissant légèrement.

Le maître inclina la tête silencieusement.

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