Chapitre IX LA FOI ENCHAÎNÉE

Vir Norine et Evisa Tanet volèrent jusqu’à Kin-Nan-Té, où ils trouvèrent une armée entière de « violets ». La montagne de décombres de la tour effondrée avait déjà été déblayée, les cadavres des « offenseurs » avaient été enlevés et les survivants avaient disparu.

Les corps des trois Terriens reposaient dans le cimetière, dans un pavillon de pierre rouge. Tivissa et Tor n’avaient pas desserré leur étreinte. Leurs visages intacts reflétaient dans l’agonie un élan de tendresse infinie. On ne put reconnaître Ghen Atal que grâce à son scaphandre.

Evisa et Vir les libérèrent de leurs vêtements protecteurs, qu’ils n’avaient pu enlever et procédèrent au rite de l’inhumation. Une charge maximum du SVP et sur la dalle rouge ne subsistèrent que les contours des corps, marqués par une couche de cendres fines. Muets de douleur, Evisa et Vir rassemblèrent et mélangèrent les cendres des Terriens disparus en une ultime union fraternelle.

Les trois SVP, portant les traces des tentatives infructueuses lancées contre leurs cloches, furent ramenés sur « La Flamme sombre » ainsi que l’urne de platine.

Rodis fut reçue par le Conseil des Quatre. Les souverains de la planète lui présentèrent leurs condoléances et déplorèrent la perte des trois invités de la Terre. Le Conseil s’était réuni – que ce soit prémédité ou non – dans la Salle noire, surnommée par les Terriens, Salle des Ténèbres.

Rodis, impassible et immobile, écouta debout le bref discours de Tchoïo Tchagass. Le Président du Conseil des Quatre s’attendait de toute évidence à une réponse, mais Rodis se tut. Personne ne se décida à rompre le silence inquiétant. Enfin, Rodis s’approcha de Tchoïo Tchagass.

— J’ai beaucoup appris sur votre planète, dit-elle sans affectation, et je comprends maintenant qu’un homme puisse mentir sous la contrainte d’une situation menaçante. Mais pourquoi celui qui est investi de la puissance du pouvoir suprême et de la force que lui donne la pyramide de l’humanité de Ian-Iah au sommet de laquelle il se trouve, pourquoi cet homme-là ment-il ? Serait-ce parce que votre système de vie est tellement pénétré de mensonges, que même les souverains se trouvent sous son emprise ?

Tchoïo Tchagass, blême, se leva et écartant ses lèvres étroitement serrées, murmura :

— Quoi ? Comment osez-vous…

— Je suis guidée par des intentions nobles et je peux tout oser. Vous m’avez affirmé que les avions avaient été envoyés, en rappelant que vos ordres étaient toujours exécutés sans retard. Lors de notre seconde entrevue, vous m’avez répondu que les avions avaient dû être pris dans une tempête contre laquelle ils luttaient. Mon ignorance de la planétographie de Ian-Iah m’a obligée à vous faire confiance, mais Ghen Atal et Tor Lik ont observé l’atmosphère, ils ont deviné votre mensonge et ont réussi à nous en avertir avant leur mort.

Rodis se tut. Le visage de Tchoïo Tchagass s’altéra. Il s’écria d’une voix de fausset :

— Ghen Shi !

— Je suis là, Grand Président !

— Je veux savoir qui a conduit les avions, qui a annoncé la tempête et qui a dirigé les opérations. Tout le monde ici ! Je mènerai moi-même l’enquête.

— Président du Conseil, je vous en supplie ! dit Faï Rodis les mains jointes et la tête baissée. Plus de victimes ! Il y en a déjà eu tellement. Vos gardes ont tué beaucoup de monde dans la ville de Kin-Nan-Té. Quant à nous, dit Rodis, et elle trembla pour la première fois, nous avons perdu des êtres chers.

Tchoïo Tchagass rétorqua méchamment :

— Vous ne comprenez pas que ceux qui sont coupables ont déshonoré le Conseil et moi-même, nous tous, en nous faisant apparaître comme des menteurs et des hypocrites !

— Est-ce que leur pendaison changera quelque chose ?

— Tout ! Ceux qui ont enfreint les ordres seront châtiés et vous serez convaincue de la pureté de nos intentions et de notre sincérité.

Pensive, Faï Rodis regarda Tchoïo Tchagass.

Le souverain de Tormans ne put supporter le reproche muet de Faï Rodis. Il se rejeta dans son fauteuil, se recroquevillant mal à l’aise, et d’un geste de la main, il congédia le Conseil.

Faï Rodis emprunta l’escalier menant à l’aile « terrienne » du palais et se prépara à une pénible entrevue avec Grif Rift. Le commandant avait insisté pour qu’ils aient une conversation à deux. Rodis avait compris que cette demande n’était provoquée que par le désir de Grif Rift de concentrer toute sa volonté contre la sienne.

Ils se retrouvèrent face à face, comme si Rodis était entrée et s’était assise dans la cabine de pilotage entre le mur et le tableau de commande. La limite invisible du contact des parties frontales de la stéréoprojection symbolisait la distance les séparant. Comme tous les Terriens à l’entraînement psychique développé, Rift et Rodis se comprenaient sans paroles, les mots n’étaient là que pour renforcer leurs sentiments.

Rencontrant le regard de Grif Rift, chargé du reproche de celui qui contemple « les signaux de vie » – les lumières vertes qui n’étaient plus que quatre –, Faï Rodis dit fermement :

— Impossible, Rift. La fuite, la retraite, appelez ça comme vous voulez, est impossible. Impossible maintenant que nous avons semé l’espoir et que cet espoir commence à se transformer en foi !…

Le commandant de l’astronef se leva avec peine. Serrant ses grandes mains, un peu voûté, il regarda, sans en détacher le regard, les yeux verts de la femme que l’on ne pouvait pas ne pas aimer. Puis, il se redressa, le buste droit. Tout son être exprimait l’indignation.

— Cette planète maudite ne mérite pas le millième de la perte subie. Personne n’est prêt ici à une quelconque amélioration. Nous ne pouvons tolérer de tels sacrifices. De la main, Rift montra « Les signaux de vie » à jamais éteints.

— Calmez-vous, dit-elle doucement et à voix basse, en levant vers lui son visage triste. Nous nous sommes consacrés tous les deux à la connaissance, dont on ignore jusqu’à la notion ici, nous ne pourrons vivre et être libres tant qu’il y aura des malheureux. Comment passer le seuil de la joie suprême, alors qu’ici, une planète entière est dans l’inferno, cinglée par une mer de douleur ? Que représentent alors ma vie, la vôtre et celle de nous tous ? Demandez-le à mes trois compagnons !

— Je sais ce qu’ils ont dit, répondit Grif Rift en se maîtrisant et en regardant Rodis. Ils ont dit que notre présence elle-même était indispensable, qu’elle apportait aux gens de Tormans rêve et confiance, les unissant ainsi dans une même aspiration au but.

— Vous avez donné vous-même la réponse, Rift ! Vous savez que plus longtemps nous resterons, mieux cela sera pour eux. Malgré toutes nos imperfections, nous incarnons pour eux tout ce qu’apporte à l’homme une société communiste. Si nous prenons la fuite, alors, les morts de Tivissa, Tor et Ghen auront vraiment été inutiles. Mais s’ils se forme ici un groupe de gens qui possèdent le savoir, la force et la foi, alors, notre mission sera justifiée, même si nous devons tous périr.

— La légende des sept justiciers. Mais il s’agit d’une planète et non d’une petite ville, et nous sommes trop peu nombreux ! dit le commandant de l’astronef avec un rire sombre.

— Mais vous oubliez encore une fois que nous avons avec nous la Terre, ses connaissances et son image que les stéréofilms ont montré avec un tel succès. Ajoutez à cela nos cours, nos récits et nous-mêmes. Si mon entretien avec le souverain aboutit, Tchedi, Vir et Evisa iront bientôt en ville.

— Tael vous a-t-il dit que les fonctionnaires du Conseil ont été choqués par la projection des films ? dit Grif Rift.

— Pas encore, mais je m’y attendais. J’espère convaincre les souverains de ne pas châtier ceux qui ont regardé ces films ou qui vont le faire. Et ne restez pas aussi raide, mon cher !

Grif Rift baissa les mains, impuissant, et évita le regard de Rodis. Tout à coup, il remarqua sur le mur derrière elle les contours colorés de tableaux qui n’y étaient pas auparavant. Rodis modifia le foyer de l’écran et recula sur le côté.

Tout le mur de sa chambre était orné des couleurs brillantes et criardes de Ian-Iah. La fresque, à peine terminée, symbolisait, comme le comprit aussitôt Grif Rift, l’ascension hors de l’inferno.

S’aidant les uns les autres, les gens grimpaient le long de ravins sinistres, usant là leurs dernières forces. En bas, dans l’herbe grasse, un attroupement hétérogène montrait avec mépris ceux qui était en train de grimper, pâles, pitoyables, couverts de sueur. Plus loin, des groupes, sûrs de leur supériorité, regardaient l’air indifférent et lointain.

Cette ascension semblait tragiquement désespérée. Tout en haut, presque sur la crête du mur, occupant une dépression libre, une aspérité acérée dépassait : c’était la dernière étape de l’ascension. Une lueur bleue sortait de l’ombre, se reflétant sur le rocher. À l’extrémité de l’aspérité, enchaînée par une chaîne brillante, une femme était agenouillée, les poignets cruellement liés derrière son dos par un triple tour de chaîne qui enserrait son ventre et sa hanche droite. Les maillons de la chaîne étaient enfoncés dans son corps nu, à peine recouvert par sa chevelure ondulée qui descendait sur son dos. Attachée, dans l’impossibilité de tendre la main à ceux qui grimpaient ou même de leur faire un signe d’encouragement, elle était cependant un symbole : celui de la certitude inébranlable de la connaissance, comme si se trouvaient concentrées en elle toutes les joies de la consolation et de l’espoir. La Foi Enchaînée semblait indépendante et libre comme si ni la voie suivie, ni la mort, ni les souffrances n’étaient cruelles.

Était-ce une coïncidence, La Foi Enchaînée ressemblait à Tchedi…

— Pourquoi est-ce ici ? murmura Grif Rift d’un ton sceptique. Comprennent-ils ?

— Ils comprennent, affirma Rodis. Je veux laisser un souvenir de nous dans le palais.

— Ils vont le détruire !

— Peut-être. Mais auparavant, ses reproductions seront dispersées dans la planète.

— Vous gagnez tout le temps.

Rift se tut et lança un long regard à Rodis, comme s’il n’allait plus la revoir.

Celle-ci se pencha à la limite extrême du foyer et tendit la main en signe d’apaisement et de tendresse.

— J’ai rêvé de l’Amria Machen, une des plus hautes montagnes d’Asie. Sur le plateau montagneux, là où un buisson de sapins de l’Himalaya limite la colline déboisée, se dresse un ancien temple bouddhiste, refuge des gens fatigués. Dans ce temple – lieu de repos et de méditation –, en face de l’impérieux « élan » des montagnes tournées vers le ciel, à l’aube et aux heures crépusculaires résonnent les énormes gongs couleur d’or pur, faits d’un alliage de tantale et de cuivre. Les sons lents et puissants s’élancent dans le lointain infini et chaque coup résonne longuement dans le silence environnant.

» Restaurés et pourvus de cloches géantes, les campaniles des anciens monastères russes éveillent les mêmes sensations. Ces cloches argentées produisent des notes aussi longues et d’une pureté de ton identique, répandant partout un appel magique et irrésistible. Et j’ai rêvé que je courais vers cet appel, à travers le brouillard clairsemé de l’aurore argentée… Mais ici, l’aube apporte le souvenir maussade de l’inachevé. Et seul le temps court…

Rodis fit rapidement ses adieux et coupa le TVP.

Dans la pièce voisine, Evisa Tanet examinait d’un œil critique Tchedi et Vir Norine qui s’habillaient. Ils quittaient les Jardins de Tsoam et allaient s’enfoncer dans la vie de la capitale dont la population était, selon les critères terriens, d’une densité incroyable.

— Cela ne va pas, Tchedi, déclara Evisa d’un ton décidé. On voit à un kilomètre que vous êtes une femme de la Terre. Si le peuple est vraiment très mal élevé, vous allez être suivie par toute une foule.

— Et vous alors ?

— Je n’ai pas l’intention d’errer seule dans les rues, comme Norine et vous. Mes collègues locaux m’accompagneront. Ils me procureront un vêtement spécial de médecin, couleur jaune canari. C’est pourquoi un pantalon et une blouse me suffisent.

— On ne peut sortir, dit l’astronavigateur, que si Tael nous emmène chez ses amis sans attirer l’attention, et si ceux-ci nous aident à nous habiller.

— Si on le lui permet, on nous laissera aussi. Rien ne se fait au palais sans autorisation spéciale. Cela, nous l’avons bien appris.

Tchedi fourra ses mains dans une petite ceinture, ramena ses épaules en arrière et fit une grimace des plus malveillantes, comme celles que font tous les « porte-serpent » de Tormans. C’était si ressemblant que Vir et Evisa sourirent, ce qui détendit un peu l’atmosphère de cruelle affliction – sentiment rarement éprouvé par des Terriens – causée par la tragédie de Kin-Nan-Té.

Les gens de l’Ère des Mains qui se Touchent ne craignaient pas la mort et accueillaient stoïquement les accidents inévitables d’une vie pleine d’activité, de voyages, de distractions audacieuses. Mais la perte absurde de leurs trois amis sur la planète cruelle était bien plus difficile à supporter que si cela s’était passé sur leur planète natale.

N’étaient-ils pas trop nombreux sur Tormans ? Non, si on y réfléchissait. Il était plus facile à un petit groupe d’établir un contact avec les gens de la planète, il était plus aisé de ressentir leur atmosphère psychique, de trouver la bonne conduite à suivre et de comprendre plus profondément les Tormansiens. Une grande expédition serait restée à l’écart du monde de Ian-Iah par son mode de vie et son essence même. Il aurait fallu des dizaines d’années pour que les deux mondes, frères par le sang mais si différents quant à leur façon d’appréhender le monde et de le ressentir, s’ouvrent l’un à l’autre. Ils avaient réussi à se jeter dans la mer humaine de Ian-Iah et à se fondre dans le courant de sa vie.

De telles pensées permirent aux Terriens de s’entraîner à une concentration particulièrement sévère de leurs forces et de leurs sentiments.

Ils n’étaient plus que quatre, trois plutôt, pour établir le contact avec les gens de Ian-Iah. C’était sûrement ce que souhaitait le perspicace Tchoïo Tchagass. Donnerait-il son accord pour qu’ils aillent vivre en ville ? Ils l’ignoraient…

Tchedi, Vir et Evisa étaient en train d’en parler, lorsque Rodis les rejoignit. Les nuits sans sommeil passées à composer le tableau – ce qui la distrayait – l’avaient rendue pâle.

Evisa lui indiqua le fauteuil, mais Rodis refusa d’un signe de tête.

— Ici aussi, on s’assoit beaucoup trop, comme autrefois chez nous sur la Terre, lorsque l’homme, voyageur impénitent de par le monde, s’installait solidement sur le siège ou le fauteuil d’une voiture de transport, ce qui alourdissait son corps et son esprit.

— C’est vrai, approuva Evisa, gardant pour elle ses réflexions, puis, soudain, elle demanda : « Ne vous semble-t-il pas, Faï, qu’il est déjà trop tard pour que cette planète sorte de l’inferno ? Que la maladie a fait trop de ravages et empoisonné les gens en leur laissant un héritage génétique vicié ? Que les gens de Tormans ne sont déjà plus aptes à croire en quoi que ce soit et ne se soucient que de plaisirs tout à fait élémentaires pour lesquels ils sont prêt à tout ? »

D’un air interrogateur, Evisa regarda Rodis qui l’encouragea d’un signe, et poursuivit :

— Si des foules devenues sauvages errent à travers la planète, si les richesses minérales sont épuisées, si tout est dégradé et, en particulier l’âme humaine, alors, auront-ils la force de s’en sortir ? Lorsqu’il y a trois siècles, on proposa aux femmes de Tormans de limiter les naissances, elles prirent cela pour une atteinte à leurs droits les plus sacrés. Quels droits ? Il ne s’agissait pas de droits, mais d’instincts ordinaires, les mêmes que ceux des animaux, instincts allant à l’encontre des besoins de la société. Et jusqu’à présent, on ne peut comprendre ici que, sans une grande compréhension et sans responsabilité, la liberté ne peut exister. Il n’y a aucune autre liberté dans tout l’univers. Les Tormansiens ne considèrent pas du tout comme important de savoir que leurs enfants seront sains, intelligents, forts, et qu’une vie digne les attend. Ils obéissent au désir éphémère, sans penser un instant aux conséquences, au fait qu’ils lancent une vie nouvelle dans un monde pauvre et mal organisé, vie faite d’esclavage et vouée à une mort prématurée. Peut-on vraiment attendre d’un grand homme qu’il engendre des enfants en sachant que ses chances sont infiniment petites ? Peut-on vraiment traiter légèrement un sujet aussi important et aussi sacré ?

Rodis embrassa Evisa.

— Evisa, ces questions sérieuses ont été soulevées aussi chez nous. À l’époque critique de l’Ère du Monde Désuni, lors de l’effondrement de la civilisation capitaliste européenne, les anthropologues se sont intéressés aux Hopis – Indiens habitant le désert au sud-ouest de l’Amérique du Nord. Ils vivaient dans des conditions encore pires que sur Tormans, et pourtant, ils ont constitué une société particulière, proche, en beaucoup de points, de la société communiste, mais à un niveau matériel inférieur. Les savants de l’EMD considérèrent que les Hopis étaient un exemple et un espoir : la liberté des femmes, le souci collectif des enfants, l’éducation comprenant une activité manuelle indépendante dès la plus tendre enfance, conduisirent les Hopis à une force spirituelle et intellectuelle élevées. On fut frappé par leur haute intelligence, leur esprit d’observation, leurs facultés de réflexion même complexe et abstraite. Ils eurent naturellement des descendants, semblables aux Terriens d’aujourd’hui, sérieux, réfléchis et très actifs, guidés non par des tentations et des ordres superficiels, mais par la conscience profonde de la nécessité. Physiquement, les Hopis étaient généralement plus accomplis que les peuples environnants. Je me souviens de la photographie d’une jeune fille… elle ressemblait beaucoup à Tchedi…

— Donc, la pauvreté de Tormans n’empêche pas l’ascension ? dit Tchedi en s’animant.

— Non, j’en suis persuadée, dit Rodis d’un ton décidé. En ce qui concerne la génétique, comparez la période de dégradation du fond génétique – quelques milliers d’années – avec l’accumulation de gènes sains au moment où l’homme s’est installé sur notre planète – trois millions… La réponse est claire.

— Et que faire de cette psychologie tout à fait corrompue ? interrogea Evisa.

— Vous recommencez l’erreur commise par les psychologues de l’EMD, au nombre desquels se trouvait Freud. Ils ont pris les processus psychiques comme des faits statiques et non dynamiques et ils ont considéré que la « libido » ou la « mentalité » étaient « moulées » une fois pour toutes et restaient constantes. Certes, il existe réellement des accès impulsifs qu’il est facile de coordonner par l’éducation et l’exercice et ce n’est qu’après l’avoir compris que s’amorça le virage de la psychologie du propriétaire et de l’égoïste de la société capitaliste vers une conscience communiste. On s’aperçut avec étonnement qu’un niveau élevé d’éducation faisait des miracles dans l’âme des gens et dans la construction de la société. Il se produisit la réaction trigger : avalanche de bonté, d’amour, d’autodiscipline et de sollicitude, d’où accroissement des forces de production. Les gens auraient pu prévoir leur essor, s’ils avaient pensé à la force inexprimablement belle des pressentiments de la jeunesse, qui sont la preuve de la beauté innée des sentiments que nous portons en nous et qui s’est très peu réalisée dans les époques précédentes.

— Mais ne manque-t-il pas, ici, la foi dans l’homme et dans un futur meilleur ? dit l’astronavigateur, prenant le parti d’Evisa.

— Voilà pourquoi les Tormansiens sont devenus mystiques, dit Rodis. Lorsque l’homme ne peut s’appuyer sur la société, lorsqu’au lieu de le protéger, on le menace et qu’il ne peut se fier aux lois ou à la justice, alors, il est mûr pour croire au surnaturel. C’est son ultime refuge. À la fin de l’Ère du Monde Désuni, le mysticisme s’est renforcé dans le régime capitaliste tyrannique et dans les pays pseudo-socialistes. Les masses ignorantes, privées d’instruction, perdirent leur foi dans les dictateurs tout-puissants et se jetèrent dans le mysticisme et les sectes. Une nouvelle courbe de la spirale de l’histoire ramena la majorité de l’humanité à l’athéisme de la connaissance. En procédant par analogie, on peut dire que le meilleur moment pour que s’installe dans le peuple de Tormans une nouvelle et véritable foi dans l’homme, est maintenant.

— Quand le mysticisme s’est-il répandu sur Tormans ? demanda Evisa.

— Dans le cycle bleu du 17e cercle. Les historiens utilisent pour cette période la division en périodes empruntée aux chroniques du monastère Ban Togolo à Caracoroum. Les chroniqueurs réunis là ont enregistré, de façon impartiale, les événements mondiaux de l’EMD, en utilisant le système bipolaire de confrontation d’informations radio contradictoires. L’éloignement du monastère bouddhique explique pourquoi on y a conservé les chroniques, car à cette époque, une grande quantité de documents a disparu dans les autres pays. La chronologie complète est restée intacte à Ban Togolo et c’est son calendrier que nous utilisons.

— La grande lutte entre l’Est et l’Ouest, ou bataille de Mara se trouve aussi le 17e cercle ? interrogea Tchedi.

— Oui, cela s’est passé dans l’année de la poule rouge ou ardente, 17e cercle, confirma Faï Rodis, et a duré jusqu’à l’année du tigre rouge.

— Quelle chronologie amusante ! dit Evisa. Elle a une résonance tout à fait archaïque et absurde.

— Elle n’est pas si absurde qu’elle le semble au premier abord. Chaque cercle correspond à la durée moyenne de la vie humaine et, pour cette raison, est perçu non seulement par l’intelligence, mais par l’âme également.

— A-t-on conservé à Ban Togolo des chroniques d’une période antérieure ? demanda Evisa.

— Elles remontent loin dans la nuit des temps jusqu’à l’Ère de la Confusion des Formations.

— Pendant les Siècles Obscurs ? Ceux-ci se situent entre le 5e et le 13e cercle ; l’EMD a commencé au 15e cercle, dit Tchedi en procédant à un rapide calcul.

— Et, ajouta Rodis, elle s’est terminée dans le cycle noir du 17e cercle.

— N’est-ce pas le moment d’arrêter nos recherches, pour connaître le cercle dans lequel nous nous trouvons ? proposa Evisa. Nous ennuyons Faï.

— Nous sommes dans l’année du cheval bleu, 51e cercle, dit Rodis en riant. Venez chez moi. Nous avons trop réfléchi, ces derniers temps. Nous en oublions même de danser…

Une semaine plus tard, un émissaire de Tchoïo Tchagass – le chef des « violets » en personne – Ian Gao-Ioar ou en abrégé Iangar, se présenta à Rodis : c’était un homme robuste aux traits fortement accusés. Son nom seul suffit à remplir d’effroi l’ingénieur Tael. Sous les paupières obstinément baissées, comme par lassitude, ses yeux clairs inexpressifs d’oiseau de proie impitoyable et intrépide avaient un regard fixe. Par la suite, l’ingénieur expliqua que le chef des « violets » regardait toujours en ayant l’air de viser. C’était un tireur au pistolet célèbre dans toute la planète. Le pistolet à balles était réservé aux officiers de la garde et aux dignitaires de Ian-Iah.

Regardant avec insolence l’invitée de la Terre qu’il voyait pour la première fois de près, Iangar transmit une invitation du souverain.

Faï Rodis promit de s’y rendre dans quelques minutes, mais le chef des « violets » ne partit pas.

— On m’a donné l’ordre de vous accompagner.

— Je connais le chemin du cabinet vert.

— Ce n’est pas là ! Et on m’a donné l’ordre de vous accompagner !

« Les circonstances ont changé », pensa Rodis. Allant dans sa chambre, elle s’arrêta quelques instants pour se concentrer et rassembler son énergie.

Le chef des « violets » marcha juste derrière Faï Rodis, pour l’empêcher d’étudier sa stabilité psychique.

Tchoïo Tchagass se promenait sur le tapis rouge en les attendant. Les fenêtres hautes et étroites ne laissaient pas passer beaucoup de lumière et créaient une semi-obscurité rosée qui plaisait aux Tormansiens. Rodis, ne voyant pas de siège adéquat, se laissa glisser sur le tapis et croisa les jambes. Tchoïo Tchagass haussa les sourcils, congédia Iangar d’un geste et, allant et venant dans la salle, s’arrêta devant Rodis, la regardant de toute sa hauteur, d’un air méfiant et furieux.

— Nous n’avons montré les films qu’à ceux qui avaient soif de connaissance, qui ont accepté d’emprunter la route malaisée menant à l’astronef et de courir le risque d’être arrêté par vos cordons de gardes, dit Rodis sans attendre la question.

— J’avais interdit toute projection publique ! dit posément le souverain. Et je vous avais averti de ne pas vous mêler des affaires de notre planète !

— Il n’y a pas eu de projection publique, répondit Rodis d’un ton sec. Nous avons accédé à votre désir et nous n’avons pas projeté les films à toute la planète. D’ailleurs, pour quelles raisons est-ce interdit ?

— J’avais interdit de les montrer à quiconque !

— Personne n’en a le droit, ni un gouvernement, ni une planète. Le devoir sacré de chacun d’entre nous est d’enfreindre cette oppression sans précédent. Qui ose dissimuler à tout être pensant la voie de la connaissance du monde ? Les dictatures fascistes du passé de la Terre et des autres mondes ont accompli des crimes semblables qui ont causé des malheurs incroyables. C’est pourquoi, lorsqu’on découvre dans le Grand Anneau des gouvernements qui dissimulent à leurs peuples la voie de la connaissance, on les détruit. C’est le seul cas d’ingérence directe dans les affaires d’une planète étrangère.

— Comment un quelconque Anneau peut-il juger de ce qui est réellement mal ou bien pour une planète étrangère ? s’écria Tchoïo Tchagass d’un ton furieux.

— Il ne le peut. Mais nous ne voulons pas que les autres planètes ignorent l’art, les sciences, la vie. Dans le but d’établir avec vous des liens d’amitié et de compréhension, nous vous avons fait une concession, en n’exigeant pas la projection des films à toute la planète.

Tchoïo Tchagass émit un son incompréhensible et reprit sa marche à travers la salle à un rythme plus rapide.

— Je regrette, dit Rodis doucement, que vous n’appréciez pas les stéréofilms que nous avons apportés. Ils contrebalancent l’enfer accablant accumulé ici par vos ancêtres, en montrant la victoire finale de l’intelligence humaine.

— Et qui va contrôler ? Qui se porte garant que ces films sont tout à fait inoffensifs ? C’est de la propagandes d’idées étrangères ! Des mensonges !

— La société communiste de la Terre n’a besoin ni de propagande, ni de mensonge. Vous devez le comprendre, souverain de la planète !

Rodis se leva brusquement :

— À quoi cela servirait-il ? Vous seriez intelligent, si vous n’étiez pas limité par vos idées de dictature ! Ne sentez-vous vraiment pas que notre unique désir avant de repartir est de vous aider de notre mieux, d’aider votre peuple à trouver le chemin d’une autre vie… Gratuitement ! Il n’est pas de joie plus grande pour l’homme que de donner et d’aider. Comprenez-le donc !

Dans un élan, elle porta ses mains jointes à son visage et s’arrêta tout près de Tchoïo Tchagass, légèrement penchée en avant comme une éducatrice ou la mère d’un enfant entêté.

La conviction passionnée des paroles de Faï Rodis impressionna le souverain. Il baissa les yeux, pensif et conduisit Rodis en silence au lieu habituel de leurs rencontres, dans la chambre verte, meublée de noir où se trouvait le globe magique en cristal de roche. Là, il prit sa pipe et en tira une bouffée, répandant dans la pièce cette odeur forte qui était déjà familière à Rodis.

Dissimulant ses yeux étroits sous ses paupières, Tchoïo Tchagass dit :

— Les gens sont des ombres qui n’ont aucun intérêt pour l’histoire. Seuls leurs actes vivent. Les actes sont du granit, la vie, elle, n’est que grain de sable. C’est une très vieille maxime…

— Je la connais aussi, car elle vient de nos ancêtres communs… Mais souvenez-vous que la foule et le souverain – unité dialectique d’opposition – ne peuvent exister séparément. Les deux parties sont ignorantes, cruellement sadiques, méchantes l’une envers l’autre, surtout, lorsque couve la contradiction d’une complexité sociale ou d’une pauvreté spirituelle.

— Pourquoi, alors, vous souciez-vous autant des foules anonymes de Ian-Iah ? Ce sont des gens avec lesquels on peut tout se permettre : les piller, enlever leurs femmes et leurs maîtresses, les chasser de leurs maisons confortables. Il suffit d’utiliser un procédé vieux comme le monde – le nôtre et le vôtre : la flatterie. Criez-leur qu’ils sont grands, beaux, courageux et intelligents et ils vous permettront tout. Mais essayez de les traiter de ce qu’ils sont réellement : des ignorants, des sots, des avortons stupides et impuissants et un hurlement de mécontentement étouffera toute harangue sensée à leur adresse, même s’ils passent toute leur vie dans l’humiliation ou pire encore.

— Vous avez de toute évidence emprunté aux films que vous avez emporté de la Terre les pires méthodes de gouvernement, dit Rodis sur un ton de reproche. Mais même à cette époque, vos ancêtres employaient une autre méthode : ils s’adressaient au bon sens des gens, essayaient de leur expliquer les raisons de leurs actes et d’en montrer les conséquences. Mais nous, grâce au sentiment de justice profondément enraciné en nous et au sens de l’équité, nous pourrons agir davantage et passer par des épreuves difficiles, différentes de celles montrées par les gens du passé. Il ne faut pas toujours choisir le chemin le plus facile : on peut se retrouver dans l’inferno sans pouvoir en sortir.

— Un chemin difficile et fécond est impensable pour la majorité des gens.

— Plus il y a de monde, plus le choix des esprits est grand. Ce sont les efforts coordonnés qui ont donné à la Terre la noosphère puissante et pure. L’homme d’aujourd’hui est le résultat de la fusion des différentes branches qui se sont croisées au cours de millions d’années. C’est pourquoi son héritage conserve des essences psychologiques multiples et la différence entre individus reste très grande. Là est la clé de la perfection qui empêche l’humanité de se transformer en fourmi. La fusion des différents types de structure psychologique qui auront toujours une conduite différente dans un courant commun de culture est le miracle suprême, la preuve des merveilleuses qualités de l’homme dans les cadres directeurs de la conscience sociale.

— Et les milliards d’imbéciles, de psychopathes qui morcellent la vérité en menues révélations et créent une grande confusion d’opinion ? Un sage a écrit que le savoir obstrue le cerveau de la même façon que la graisse. Il en est de même pour eux. Pourquoi doivent-ils vivre et gaspiller les dernières ressources de la planète ?

— Vous avez déjà atteint un déclin irréversible de la natalité chez votre intelligentsia. Vous aspirez à détacher les gens de toute affection afin d’en faire des instruments asservis au pouvoir ! C’est le résultat naturel d’une relation tyrannique envers les gens.

— C’est l’ingénieur Tael qui vous a renseignée ? s’écria Tchoïo Tchagass pour confondre Rodis. Tael était d’ailleurs au courant des projections ?

Le sentiment répugnant d’être obligée de mentir envahit Rodis. Dans le monde de Tormans, l’observation constante des lois de la Terre pouvait conduire à des conséquences pénibles.

— J’avais depuis longtemps deviné qu’il était obligé de vous faire son rapport, répondit-elle évasivement.

Tchoïo Tchagass interpréta différemment l’expression fugitive de dégoût apparue sur le visage de Rodis et se mit à rire, content de lui. Il fut clair pour Rodis que la menace concernant Tael était passée. Elle baissa les yeux pour cacher au regard observateur de Tchoïo Tchagass la plus petite nuance de ses émotions.

— Répondez sans détour, pourriez-vous me tuer ? demanda-t-il tout à coup.

Rodis ne s’étonnait déjà plus des sauts inattendus de la pensée de Tchagass.

— Pour quelle raison ? demanda-telle tranquillement.

— Afin de m’éloigner et d’affaiblir le pouvoir.

— Vous éloigner ! Il y aurait aussitôt quelqu’un d’autre à votre place qui serait encore pire. Vous, au moins, vous êtes intelligent…

— Au moins ! s’écria le souverain en colère.

— Votre système social ne garantit pas la venue au pouvoir de gens intelligents et honnêtes et c’est là que réside le mal essentiel. Il y a, de plus, dans ce système une tendance à l’incompétence accrue des cercles dirigeants, selon le Principe de Peter, déjà découvert à l’Ère du Monde Désuni.

Tchoïo Tchagass voulut répondre, mais se retint et demanda d’un ton patelin :

— Vos machines pourraient-elles tuer ? Et comment ?

— À n’importe quel moment. Il suffit de leur en donner l’ordre.

— Je peux, moi aussi, vous tuer en un clin d’œil.

Rodis haussa les épaules, geste de mépris tout à fait féminin.

— Dans ce cas, le commandant de notre astronef a promis de détruire la planète Ian-Iah sur une profondeur de un kilomètre.

— Mais vous ne commettrez pas de meurtres ! D’ailleurs, vous le leur interdirez !

— Je ne serai pas vivante, sourit Rodis, et c’est lui qui commande !

L’air pensif, Tchoïo Tchagass frappa la table de ses doigts et, comme pour lui répondre, on entendit tinter doucement une clochette invisible. À l’inquiétude du Président du Conseil des Quatre, Rodis comprit que le signal annonçait quelque chose de très grave. Elle se leva, mais le souverain, regardant un appareil qu’une paroi de bois sculpté dissimulait à Rodis, lui indiqua d’un geste autoritaire le fauteuil…

— Votre vaisseau vous lance un appel. Un astronef s’approche de Ian-Iah. Vient-il de la Terre ?

— Oh, non ! s’écria Rodis avec une telle assurance, que le souverain la regarda avec méfiance. Je ne l’attends pas si tôt, ajouta-t-elle en comprenant ses pensées.

— Mais pouvez-vous entrer en liaison avec les nouveaux arrivants ?

— Certainement, si leur planète appartient au Grand Anneau.

— Je veux y assister.

Rodis connaissait suffisamment les mœurs de Tormans : il ne fallait pas inviter le souverain ni chez soi, ni ailleurs et on ne venait que sur sa demande.

Vir Norine accourut avec deux SVP. Dans la chambre verte, apparut, avec une présence qui frappa les Tormansiens, la cabine de « La Flamme sombre » avec ses astronavigants réunis en hâte. Olla Dez manipula le sélecteur d’onde. Les signaux du vaisseau en train de s’approcher n’appartenaient pas au spectre du Grand Anneau. Aussi, Olla Dez tira-t-elle vers elle une manette noire située sur la partie supérieure du pupitre et appuya simultanément son pied sur une pédale rouge, branchant aussi la machine à mémoire et la calculatrice afin de calculer le spectre insolite de l’émission.

La cabine se remplit du son long et tremblant de l’onde porteuse non accordée. Sur le grand écran de la cabine de l’astronef, des fragments d’images scintillèrent, se formant et se dissipant. Tchoïo Tchagass ferma les yeux pour ne pas céder au vertige. Le scintillement diminua, des parties de l’image fragmentée se fixèrent sur l’écran, comme prises dans un filet. Ces fragments finirent par composer l’image d’un vaisseau extraordinaire. Il comportait quatre plans faits de quelques couches de tuyères énormes qui se croisaient en un gigantesque cylindre longitudinal, comme quatre orgues à musique réunies en une croix falciforme. Une flamme pâle brûlait dans les tuyères entourant d’un anneau tout l’environnement.

L’image de l’astronef grandit, engloutit l’écran tout entier, se fondit en lui. Il ne resta plus que le rebord falciforme du cylindre longitudinal se détachant sur la noirceur insondable du cosmos. De la cavité en forme de croissant, surgissaient et disparaissaient à l’avant des signaux lumineux semblables à des huit. Ils suivaient alternativement une orientation tantôt verticale, tantôt horizontale, avançant tantôt en groupes séparés, tantôt en chaîne continue. La vision ne dura que quelques minutes et fut remplacée par l’image de l’installation intérieure du vaisseau. Trois surfaces se croisaient sous différents angles : l’architecture étrangère se distinguait mal dans l’objectif de l’appareil.

Six silhouettes immobiles attirèrent l’attention. Elles étaient enfoncées dans des sièges profonds, face à un mur incliné, triangulaire, luisant comme un miroir noir. Une lumière pâle d’un mauve argenté ondulait sur les lattes en biais du plafond. Le mobilier s’enfonçait dans les ténèbres ou se trouvait sous une lumière aveuglante, sans ombre ni gradation. L’ondoiement de l’éclairage empêcha l’examen des détails.

Les six silhouettes, d’apparence humaine, étaient assises immobiles. Elles étaient vêtues de manteaux sombres aux capuchons pointus qui cachaient les visages de ces êtres mystérieux !

Les Terriens ne purent évaluer les dimensions du vaisseau. Aucun élément de comparaison connu, même approximatif, n’apparut sur l’écran. Les rares explosions de lumière, les sombres silhouettes figées, les soutènements de la coque bizarrement cassés et déjetés, tout cela donnait une impression d’accablement. Une force incompréhensible émanait des profondeurs de l’univers. Le vaisseau, de toute évidence, approchait. Une vibration plaintive et insistante se fit entendre, analogue au bruit d’un métal arraché. Ce bruit s’atténuant et renaissant avec une force nouvelle à chaque explosion lumineuse, provoqua chez les personnes présentes une répulsion inexplicable.

Toute tremblante – mais incapable d’exprimer ses sensations présentes –, Olla Dez diminua le fonds sonore et brancha l’émetteur de « La Flamme sombre ». En quelques secondes, les machines définirent leur objectif et dirigèrent leurs rayons vers lui en répétant l’indicatif du Grand Anneau, connu dans toute la Galaxie.

Aucun changement ne se manifesta dans la transmission de l’astronef étranger : mêmes explosions argentées, même silhouettes immobiles, assises, aux capuchons énigmatiques.

Olla Dez amplifia l’indicatif en utilisant la même onde que celle utilisée par l’astronef inconnu. Une petite colonne de flamme bleue – l’indicateur de la puissance en cascade – s’éleva jusqu’à l’extrémité de la tuyère. Olla Dez ouvrit le canal phonique et le diminua aussitôt au minimum car son gémissement plaintif était insupportable.

« La Flamme sombre » continua ses appels, en changeant de code. Le gémissement faiblit graduellement. Il devint évident que le vaisseau étranger s’éloignait sans avoir prêté attention aux signaux. Quelques temps encore on vit sur l’écran la silhouette à quatre crêtes du vaisseau, puis elle se fondit dans l’obscurité du cosmos.

Avec un son joyeux, une chaîne de chiffres parcourut la rangée des index du radar principal.

— Cap 336-11, sur le limbe nord de la Galaxie, 4e niveau, vitesse 0,88, transmit Div Simbel.

— Il traverse la Galaxie, près de La Chevelure de Bérénice, au-dessus du niveau des concentrations essentielles.

— Le fait qu’il se déplace dans l’espace ordinaire est curieux. Sa vitesse n’est pas grande. Il aurait fallu plus de cent mille années terrestres pour se croiser, rappela à haute voix Vir Norine depuis le palais du souverain.

Surpris, Tchoïo Tchagass et quelques dignitaires présents se tournèrent brusquement vers lui.

— Est-ce que ceux qui sont dans le vaisseau sont vivants ? dit Menta Kor, posant la question qui troublait tous les astronavigants.

— L’astronef pourra errer éternellement ? interrogea Tchoïo Tchagass en se tournant vers Faï Rodis.

Menta Kor répondit à sa place :

— Tant que ne sera pas épuisée la réserve d’énergie des dispositifs automatiques de régulation du cap, l’astronef est invulnérable, et même après, dans la zone peu fréquentée du 4e niveau, les chances de rencontre avec un amas de matière sont si insignifiantes qu’il peut traverser toute la Galaxie et continuer ainsi pendant plus d’un million d’années.

— Un million d’années, prononça lentement Tchoïo Tchagass, puis, se ravisant, il fronça les sourcils : « Est-ce que sur la Terre, on tolère que l’on vous réponde si vous n’avez pas été interrogée ? – dit-il d’un ton menaçant en regardant uniquement Rodis – et cela en présence de personnes plus âgées ? »

— C’est toléré, répondit Rodis, si la conversation a lieu entre plusieurs personnes, celui qui a formulé la réponse précédente, répond. L’ancienneté ne joue pas. Je veux parler de l’âge.

— Et le titre ne signifie rien non plus ?

— Pour la discussion de la question, rien du tout.

— Anarchistes ! marmonna Tchoïo Tchagass et il se leva.

Sur un signe de Rodis, Olla Dez coupa le contact. Les projecteurs des SVP cessèrent leur doux bourdonnement.

La salle du palais décorée d’étoffes vives reprit son aspect habituel, comme s’il n’y avait pas eu le spectre du vaisseau côtoyant la planète et envoyant dans l’espace un appel plaintif et incompréhensible.

La rencontre avec les pèlerins interstellaires ébranla les Terriens. La lumière balayant les surfaces métalliques entrecroisées de la salle vide du vaisseau avait un je-ne-sais-quoi qui faisait penser à l’infernalité sans issue.

Les Terriens ne furent pas les seuls à être accablés. Tchoïo Tchagass, sans dire un seul mot, regagna ses appartements d’une démarche fatiguée, inhabituelle chez lui. Deux « violets » le suivirent silencieusement, considérant d’un air méprisant le groupe des familiers qui marchait derrière eux à une distance respectueuse.

Les craintes de Faï Rodis quant à un éventuel retard du départ de ses compagnons étaient vaines. L’ingénieur Tael remit à Tchedi, Evisa et Vir Norine, des pièces de plastique souple, revêtues de signes et recouvertes d’une pellicule transparente. Ces petites cartes permettaient l’accès à tous les bâtiments, à toutes les assemblées et à tous les instituts de la ville du Centre de la Sagesse. Au grand étonnement des Terriens, il s’avéra que peu d’habitants de la capitale jouissaient de ce droit. La majorité d’entre eux avaient des petites cartes différentes qui limitaient les droits de leurs possesseurs. Un homme sans carte était considéré comme hors-la-loi. On l’arrêtait et, après enquête, ou bien on l’envoyait dans une autre partie de la planète, là où l’on manquait de main-d’œuvre, ou bien, s’il n’en manquait pas, on le condamnait à la « mort légère ».

Tael conduisit les trois Terriens et leurs SVP hors des limites de la zone interdite des Jardins de Tsoam et revint, après les avoir mis entre les mains d’un guide. Il trouva Faï Rodis près du mur transparent du hall, sur lequel donnaient les portes des pièces vides. Sans scaphandre, vêtue d’une large jupe courte et d’un corsage, elle semblait plus proche, plus familière.

Rodis examina le jardin où remuaient des arbres qui tendaient avidement vers le ciel leurs branches en forme d’entonnoirs. Tael pensa soudain que les places si chères à son cœur devaient paraître étranges aux Terriens. Et Rodis, restée seule, portant cette tenue frivole et jeune selon les canons de Ian-Iah, lui apparut comme une prisonnière triste et sans défense.

L’ingénieur oublia tout. Un sentiment longtemps retenu jaillit avec une force inattendue, même pour lui. Il tomba à genoux, ressemblant sans le savoir à un ancien chevalier de la Terre. Saisissant la main baissée de Faï Rodis, il se mit à déclarer son amour avec ardeur, hâte et éloquence.

Rodis l’écouta sans bouger et sans manifester d’étonnement comme si tout ce que disait le Tormansien lui était déjà connu depuis longtemps.

Tael regarda ses yeux, s’efforçant d’y lire la réponse, ou tout au moins de la deviner. Brillants comme ceux des Terriens, les yeux d’un vert merveilleux de l’habitante de la Terre cachaient sous une tendresse apparente un courage et une vigilance à toute épreuve et protégeaient son monde intérieur. En se brisant sur ce mur invisible, les rêves et les mots d’amour qui avaient élevé l’ingénieur au niveau de Faï Rodis s’arrêtèrent. Tael baissa la tête et se tut, tout en restant aux pieds de Rodis, dans une pose qui lui semblait déjà stupide.

Faï Rodis serra les mains jointes de l’ingénieur et les leva légèrement. Elle voulut poser ses mains sur les épaules de Tael, mais, lui, connaissant leur force apaisante, recula, presque indigné. Selon la loi humaine, la même sur la Terre et sur Tormans, l’homme qui avoue son amour supporte plus aisément un refus qu’une compassion amicale. Non, pas de pitié, le Tormansien n’éprouvait d’ailleurs pas de pitié envers lui-même et il en fut reconnaissant à l’élue de son cœur. Elle ne s’était pas éloignée de lui, mais elle était cependant totalement inaccessible.

— Pardonnez-moi, dit Tael avec noblesse, j’ai rêvé… en un mot, j’ai oublié que vous ne pouviez éprouver d’amour pour nous, êtres inférieurs d’une planète abandonnée.

— On peut, Tael, répondit doucement Rodis.

L’ingénieur serra à s’en faire mal les doigts de ses mains croisées derrière son dos. À nouveau, la force dangereuse de la Femme de la Terre s’empara de lui, brisant sa volonté, écrasant sa poitrine.

— Alors… murmura-t-il reprenant espoir.

— Tael, regardez avec les yeux de la Terre. Vous avez vu notre vie. Trouvez-moi une place dans la vôtre, car l’amour chez nous est une route parcourue en commun. Autrement, ce n’est qu’une passion physique qui se réalise et disparaît une fois accomplie. Elle est de courte durée, car elle exige une telle tension physique et morale qu’elle représente pour le partenaire qui n’est pas au même niveau un danger mortel.

Pour l’ingénieur, la tournure didactique prise par cette explication devint offensante et insupportable, même s’il comprenait très bien que Faï Rodis parlait en toute confiance et avec franchise et, surtout, qu’elle s’adressait à lui d’égale à égal.

L’ingénieur Tael fit ses adieux et se dirigea vers la sortie, en s’efforçant d’avoir le comportement digne et indépendant d’un Terrien.

Faï Rodis le regarda partir d’un air chagriné, puis s’écria soudain :

— Revenez, j’ai quelque chose d’important à vous dire.

Rodis le conduisit dans sa chambre et ferma soigneusement la porte. Le SVP se fit entendre. Branchant le champ de protection, Rodis raconta sa conversation avec Tchoïo Tchagass.

Le Tormansien l’écouta avec le faible sourire qui, chez les habitants de la planète Ian-Iah, cachait l’amertume et l’impuissance.

— Vous avez dit que j’étais obligé de faire des rapports ? demanda-t-il.

Rodis acquiesça.

— Mais c’est tout à fait vrai ! Et j’ai toujours fait des rapports, sinon, c’était fini.

— Pourquoi ?

— Un jour sans rapport et je n’aurais plus pu vous voir, jamais plus.

— Qu’avez-vous rapporté ?

— Ah, c’est un jeu dangereux. Il faut dire la vérité anodine, taire l’essentiel et réfléchir à une demi-vérité. On a affaire à un ennemi intelligent, mais la demi-vérité imaginée pour un mensonge politique peut aussi devenir un outil contre eux.

— Pourquoi mener un tel jeu ?

— Pourquoi ? Et les dizaines de milliers de gens de Ian-Iah qui ont vu la Terre communiste ? Et les connaissances dont vous nous avez armés ? Et la joie de nos relations ? Comme je suis heureux que le sort soit tombé sur moi ! Voir une vie autre, belle comme un conte de fée, être à la frontière entre deux mondes ! Comprendre, vérifier, se convaincre de la possibilité d’une issue pour le peuple de Ian-Iah !

— Excusez-moi, Tael, dit Faï Rodis avec déférence, comme si elle s’adressait à un ancien, je sais si peu de choses et mes fautes peuvent être blessantes.

— Comment, vous, mon étoile ! s’écria-t-il bouleversé, alors qu’il se dirigeait à reculons vers la porte.

Rodis lui prit la main fermement et le fit asseoir sur le grand divan sur lequel les Terriens s’étaient assis plus d’une fois.

Un étrange sentiment de détachement envahit l’ingénieur, comme si cela arrivait à quelqu’un d’autre, et que lui-même était le témoin étranger de la conversation des habitants de mondes différents.

Faï Rodis s’installa sur le divan, croisa les jambes et entoura ses genoux nus de ses mains. Elle regardait maintenant l’ingénieur différemment, comprenant d’où venaient ces rides profondes qui sillonnaient son front, pourquoi la souffrance et la fermeté faisaient constamment froncer ses sourcils, au-dessus des yeux clairs et perçants de penseur ; pourquoi ces plis profonds qui partaient des ailes du nez et allaient jusqu’aux joues, évitant les commissures pleines des lèvres toujours serrées ; pourquoi ses moustaches et sa barbe grisonnaient avant l’heure.

Comme à l’accoutumée, Faï Rodis posa ses doigts sur la main de l’ingénieur, établissant le contact physique qui l’aidait à comprendre les sensations d’un homme si éloigné de ce qu’elle connaissait et pourtant si proche par ses aspirations.

Tael la regarda pensif et triste. Le sentiment, très souvent éprouvé des gouffres cosmiques qui semblaient s’ouvrir juste derrière Rodis, l’envahit à nouveau et le Tormansien tressaillit.

Rodis appuya un peu plus fort sa main et demanda doucement :

— Soyez franc avec moi, Tael. Qu’est-ce qui vous menace, qu’est-ce qui pèse sur vos épaules et sur celles de chaque habitant de Ian-Iah ?

— C’est d’être considéré comme coupable. Si je transgresse l’obligation de faire un rapport, je risque le bannissement. Je devrais partir dans une ville lointaine, car je ne trouverai plus de travail dans la capitale.

— Mais si on s’aperçoit que vous avez utilisé vos relations avec nous pour transmettre à vos camarades nos informations ?

— On m’accusera de haute trahison. On m’arrêtera, on me torturera pour que je donne mes complices. Ceux-ci seront torturés à leur tour et ils donneront ceux qui restent, ainsi que quelques centaines d’autres qui n’y sont pour rien, simplement pour éviter des souffrances intolérables. Ensuite, tout le monde sera tué.

Rodis frissonna, bien qu’elle sût déjà tout cela. Mais ce qui se déroulait devant elle maintenant n’était pas l’histoire, n’était pas noyé dans les milliers de siècles de souffrance des anciens peuples de la Terre. La vie même de Tormans incarnée par l’ingénieur Tael la regardait avec douceur et tristesse. Et cette tranquillité renfermait une tragédie plus grande qu’un hurlement de désespoir. Il sembla à Faï Rodis que la pièce protégée par le SVP bourdonnant doucement était un frêle radeau sur un océan hostile dont les berges étaient trop éloignées et inaccessibles.

— Ils ne me font pas peur, dit Tael, mais ce n’est pas parce que je suis sûr de ma force. Personne ne peut leur résister. Ce que l’on raconte dans les légendes sur les gens inflexibles est soit un mensonge, soit la preuve que le tortionnaire n’était pas assez « doué ». Il existe des gens d’un très grand héroïsme, mais si on leur inflige des tortures suffisamment prolongées et fortes, ils se briseront comme les autres. L’homme devient une bête abrutie et terrorisée qui exécute les ordres dans une demi-inconscience.

— Sur quoi comptez-vous ?

— Sur ma faiblesse. Au début, les tortionnaires détruisent l’homme physiquement. La seconde étape est la transformation psychique. Je mourrai au cours de la première étape et ils n’obtiendront rien !

Faï Rodis se redressa et poussa un soupir. Le Tormansien ne pouvait détacher ses yeux de sa haute poitrine. Ce regard était particulièrement indécent et obscène selon la morale de Ian-Iah, mais la Femme de la Terre le reçut comme un hommage naturel.

Faï Rodis pensa que la nature, malgré l’inlassable cruauté du processus de l’évolution, était plus humaine que l’homme. Celui-ci, fabriquant des armes fines et pénétrantes – flèches, lances, balles – avait accru l’inferno des tourments sur la Terre et avait rejeté la tactique guerrière des rapaces, basée sur le choc dès le premier coup, la rupture des gros vaisseaux et la mort sans douleur par hémorragie. Les victimes de l’homme périssaient dans d’atroces souffrances dues à de graves lésions internes. Lorsque des psychopathes se livrèrent au sadisme, ils élaborèrent des tortures démoniaques rapidement utilisées à des fins politiques et militaires.

Et voilà que les enfants de la Terre se retrouvaient dans l’un de ces mondes, depuis longtemps effacés de la surface de leur planète !

Faï Rodis passa sa main sur les cheveux de l’ingénieur.

— Écoutez, Tael ! Continuez à leur donner des informations. Vous savez que nous n’avons pas de secret. Nous vous emmènerons sur « La Flamme sombre » pour vous soigner, redonner des forces à votre corps et vous faire subir un entraînement psychique. Vous arriverez à maîtriser votre corps, vos sentiments, à soumettre les gens à votre volonté si cela vous est nécessaire. Et vous reviendrez ici en étant un autre homme. C’est une affaire de deux ou trois mois, pas plus !

Le Tormansien se leva du divan et secoua la tête d’un air décidé.

— Non, Rodis – il prononça le nom terrien étrange pour la langue rude de Tormans d’un ton tendre et chantant – je ne peux jouir d’une santé idéale alors que les habitants de ma planète sont malades. Je ne le puis, parce que je sais combien de temps et de force sont nécessaires pour se maintenir à ce niveau. Je n’ai pas hérité de mes ancêtres un corps idéal. Approcher seulement de votre force, exigerait de consacrer à soi-même l’attention qui me manqueront pour des choses plus importantes la bonté, l’amour, la pitié et le souci de son prochain. Il y a si peu d’amour et de bonté dans notre monde ! Rares sont les gens doués qui ne gaspillent pas leurs forces spirituelles à des bêtises telles que carrière, richesse matérielle ou puissance. Je suis né faible, mais plein d’amour envers les gens et je ne sortirai pas de cette voie. Merci, Rodis !

Rodis regarda l’ingénieur en silence, puis ses cils s’abaissèrent sur ses yeux « étoilés ».

— D’accord, Tael ! Vos motivations sont belles. Vous êtes réellement un homme fort. Le futur de votre planète est entre les mains d’hommes tels que vous. Mais acceptez un seul cadeau de ma part. Il vous délivrera du danger de tortures possibles et vous mettra hors d’atteinte des tortionnaires. Si vous le jugez nécessaire, vous pouvez en faire don à un autre…

Elle regarda à nouveau l’ingénieur : comprenait-il ?

— Oui, vous avez deviné juste. Je vais vous apprendre comment mourir à n’importe quel moment, sans rien utiliser d’autre que les forces intérieures de votre organisme. De tout temps, les tyrans ont détesté ceux qui échappaient volontairement à leur emprise. Le droit de vie et de mort a été le droit imprescriptible du seigneur. Et les gens croyaient dans ce fétichisme soutenu par l’église chrétienne. Au cours des civilisations, qui se sont succédé sur la Terre pendant des millénaires, les modes de suicide qui ont pu être inventés étaient tous douloureux ou simplistes. Seuls les sages de l’Inde ont compris très tôt qu’en rendant l’homme maître de sa propre mort, ils le libéraient de la peur de la vie…

Rodis réfléchit un instant et demanda :

— Mais peut-être qu’à cause de l’obligation de « mort précoce », cela n’est pas aussi essentiel pour vous qu’autrefois sur la Terre ?

— C’est très important ! s’écria Tael. Le droit à « la mort douce » est entièrement entre les mains de l’oligarchie et personne ne peut entrer dans sa Demeure sans autorisation. Pour nous, citoyens lettrés à-la-vie-longue, notre vie et notre mort dépendent totalement des souverains.

— Choisissez votre moment, dit Rodis résolument. Nous ferons quelques exercices, parce que vous manquez d’entraînement psychique.

— Il en faut tellement ?

— Cela ne s’apprend pas sans maître expérimenté. Il faut savoir comment arrêter son cœur au moment souhaité. Dès qu’un homme ordinaire de Ian-Iah commence à freiner son cœur, son cerveau, ne recevant plus l’oxygène nécessaire et continu et n’étant plus alimenté, lui donne un coup de fouet. C’est pourquoi, on ne peut freiner son cœur qu’en endormant le cerveau, mais on perd alors son self-control et la « leçon » se termine par la mort. Mon rôle est de vous apprendre à ne pas perdre votre self-control jusqu’au dernier souffle de vie.

— Je vous en remercie ! Je vous en remercie ! s’écria Tael, radieux. Prenant hardiment les deux mains de Rodis, il les couvrit de baisers.

Elle libéra ses mains et levant la tête de l’ingénieur, lui donna un baiser.

— Jamais, je n’aurais pensé que je ferais cadeau de la mort à l’homme qui m’aime. Comme la vie est infiniment étrange et triste sous le régime de l’inferno !

Remarquant que Tael la regardait sans comprendre, elle ajouta :

— On parle dans l’une des anciennes légendes de la Terre, du chagrin d’une princesse qui se console de la mort en prenant du vin empoisonné.

— Je me souviens de cette légende et je sais maintenant qu’elle vient de nos ancêtres communs ! On dit aussi chez nous que le vin provenait de la vigne qui avait poussé sur la tombe de l’être aimé. Est-ce la même chose chez vous ?

— Oui.

— C’est bien ça, le chagrin d’une princesse ! À demain ? D’accord ? L’ingénieur débrancha lui-même la protection et sortit sans se retourner, fermant avec soin la haute et lourde porte.

Faï Rodis s’allongea sur le divan, le menton appuyé sur ses mains croisées. Elle pensa à son double rôle sur la planète Ian-Iah. Mais en même temps, cela lui donnait, sans qu’elle l’ait recherché, la possibilité de pénétrer au cœur même du régime de la planète, d’étudier le système oligarchique si difficile à comprendre pour une personne de la société communiste. Le fond de l’oligarchie était, semble-t-il, extrêmement simple et le système s’était pratiqué depuis toujours sur la Terre sous les formes diverses, allant des dictatures tyranniques d’Assyrie, de Rome, de Mongolie, d’Asie Centrale aux tous récents aspects du nationalisme de l’Occident capitaliste qui ont immanquablement conduit au fascisme.

Lorsqu’on affirme que l’on est le seul à avoir raison – et dans tous les cas – cela entraîne automatiquement l’extermination de tous les dissidents déclarés, c’est-à-dire de la plus grande partie intellectuelle de la population. La solution trouvée par les oligarques pour s’opposer à toute renaissance de la liberté, consista à briser la volonté des ressortissants en les mutilant psychiquement. On ne put y parvenir sans la participation des savants. Par bonheur, la dégradation des sciences biologiques ne permit pas aux « savants » de Tormans d’obtenir des résultats sérieux dans cette branche sinistre de la biologie, qui, dans différents pays de la Terre, faillit transformer la majorité des gens en robots stupides et peu coûteux, humbles exécutants de n’importe quels ordres. Ici, sur la planète appauvrie, les moyens de briser le moral étaient simples : terreur et famine, ainsi qu’un arbitraire total en matière d’éducation et d’instruction. Les valeurs spirituelles de la connaissance et de l’art, amassées pendant des millénaires par le peuple furent mises à l’index. À leur place, on favorisa la course aux valeurs illusoires, aux choses de plus en plus médiocres, au fur et à mesure de la dégradation de l’économie rendue inévitable par la baisse des qualités morales et psychologiques des gens. Sur la Terre, dans des pays et des peuples variés, l’oligarchie n’a jamais atteint la puissance sans réserve de Tormans. À tout moment, à n’importe quel point de la planète, les souverains pouvaient faire ce qu’il leur semblait bon, rien qu’en lançant quelques mots. Aux savants qui étaient à leur service de donner des éclaircissements sur ces décisions impérieuses ou d’expliquer ce qui se passait. Cette puissance absolue s’est souvent trouvée entre les mains de personnes mentalement anormales. Il fut un temps, sur la Terre, où des paranoïaques surtout, grâce à leur énergie insensée et à la conviction fanatique de leur bon droit, devinrent les guides politiques ou religieux. Dans un milieu physiquement affaibli, il en résulta une augmentation du nombre de personnes maniaco-dépressives dont la peur devint le fondement de la vie : peur du châtiment, crainte chronique – véritable épée de Damoclès – de se tromper de quelque façon que ce soit ou d’accomplir un acte répréhensible.

Les souverains de Tormans n’avaient pas à craindre d’opposition et n’avaient, heureusement, ni complexes paranoïdes, ni manie de la persécution, ce qui sauva, sans aucun doute, la vie à des millions de gens.

« Oh, ces rêves d’un ciel doré, d’un quai où accostent des vaisseaux ailés ! » Rodis se souvint des vers d’un poète ancien de Russie. La poésie russe de cette époque était ce qu’elle préférait pour sa pureté et sa foi dans l’homme. Ces rêves s’étaient réalisés d’une manière très différente de celle dont avait rêvé le poète. Le développement de la civilisation technique exclut de toute participation active à la vie un nombre de plus en plus grand de gens, car chacun agissait dans la sphère très étroite de sa spécialité et n’en sortait pas.

Avant l’Ère du Monde Désuni, l’homme de la Terre avait une personnalité développée, aux aptitudes assez diverses : il pouvait de ses propres mains construire une demeure ou un vaisseau, il savait s’occuper de conduire un cheval et un attelage et était toujours prêt – c’était la règle – à combattre dans les rangs de l’armée, l’épée à la main.

Puis, lorsque la population s’accrut, les gens ne furent rien d’autre que le prolongement signifiant de leurs professions étroites et mesquines, les passagers passifs de moyens de transport variés.

Si on se représente l’humanité sous la forme d’une pyramide, on s’aperçoit que plus elle est élevée, plus son sommet est pointu, plus le nombre de gens constituant la partie active de la société est grand et plus sa base est large. Si, jadis, la personnalité était forte et multiple, au cours de l’accroissement de la pyramide, elle s’affaiblit et devint inapte, perdant tout intérêt à la vie. Plusieurs penseurs de l’EMD considérèrent l’ennui et la perte d’intérêt envers la vie comme plus dangereux que la guerre atomique ! L’élite des couches supérieures n’empêcha pas la dégradation et on sombra dans l’inferno. En présence d’une telle tendance, la civilisation née du capitalisme technocratique, devait s’effondrer et elle s’effondra ! La pyramide hiérarchique du pouvoir sur Tormans apparut à Rodis comme une accumulation superposée de couches s’élargissant brusquement vers le bas. Cette accumulation reposait sur une large « base » : les milliards de « Cvic » incultes, peu doués, voués au « bonheur » de mourir jeunes.

« Nos savants et mon Kin Rouh avaient tout à fait raison – pensa Rodis – en parlant de la multiplication de l’inferno, pour ceux qui ne peuvent sortir des couches inférieures de la pyramide. Celle-ci doit être détruite ! Mais, de toutes les constructions, la pyramide est la plus solide ! L’élimination du sommet ne résoudra rien ! À sa place apparaîtra aussitôt un nouveau sommet venant de la couche immédiatement inférieure. Il faut détruire la pyramide à sa base et pour cela, les « Cvic » doivent absolument recevoir les informations nécessaires.

Rodis appela « La Flamme sombre », car elle souhaitait se concerter avec Grif.

En trois enjambées, Grif Rift fut devant elle, mais sans pouvoir, hélas, traverser. Il était ravi de cette rencontre non programmée.

Rodis lui parla de la pyramide. Grif Rift réfléchit :

— Oui, c’est la seule issue. C’est d’ailleurs la vieille méthode de toutes des révolutions véritables. Le temps viendra où la pyramide s’écroulera, mais cela ne se produira que lorsque les forces aptes à organiser une autre société se seront unies à la base. Votre ingénieur doit comprendre que l’union des « Cvil » et des « Cvic » est indispensable. Autrement, Tormans ne sortira pas de l’inferno. La rupture entre « Cvil » et « Cvic » est la base axiale de l’oligarchie. Ils ne peuvent s’en sortir sans s’entr’aider, mais ils n’existent que grâce à leur isolement.

« Cvil » et « Cvic » luttent séparément contre leur cage très solide que leurs deux classes se sont efforcées d’édifier. Plus leur cage est solide et inébranlable, plus leurs rapports sont mauvais. Il faut les alimenter non seulement en informations mais en armes également.

— Nous ne pouvons distribuer des armes à l’aveuglette, dit Rodis, mais l’information générale met trop de temps pour agir. L’essentiel, maintenant pour eux, est d’avoir des moyens de se défendre plutôt que d’attaquer ou, plus exactement, d’avoir les moyens de se défendre du despotisme. Deux instruments puissants : l’ADP – Appareil de Diagnostic Psychologique – et l’IMC – Inhibiteur de Mémoire Courte – protégeront des espions les groupes qui seront formés et les aideront à se développer.

— D’accord, dit Rift, mais il faut que l’information soit propagée différemment. Nos débuts ont été naïfs et ont créé une situation dangereuse. Je conseille d’annoncer aux souverains que les projections sont interrompues. Ce sera vrai, mais nous préparerons des millions de cartouches que nous glisserons subrepticement dans les poches des uns et des autres. Nous remplacerons les séances de stéréofilms par une distribution de ces cartouches munies de vidéoinformations sur tous les thèmes importants. La vision de ces films confirmera que l’information est réellement véridique et qu’elle a été choisie parmi celles qui étaient restées dans l’ombre.

— J’ai compris aujourd’hui que, en plus de l’ADP, ils avaient besoin d’un entraînement psychologique afin de se libérer de la peur d’être poursuivis et du fétichisme du pouvoir. Les rapports des gens avec l’état se sont trop distendus. Il les domine comme une force malfaisante et toute puissante. Il est temps pour eux de comprendre que le rapport normal implique qu’individu et peuple soient synonymes et non antagonistes. Le passage de l’unité à la multitude et vice-versa, voilà ce qu’ils ne comprennent absolument pas, mélangeant la fin et les moyens, la technique et la connaissance, la qualité et la quantité.

Grif Rift eut un rire sans joie.

— Je ne comprends pas pourquoi cette civilisation existe encore. Il est évident qu’ici la loi de Sined Rob est bafouée. S’ils ont atteint une haute technicité et sont presque arrivés à maîtriser le Cosmos sans se soucier du bien-être moral qui est plus important que le bien-être matériel, alors, ils n’auraient pas dû franchir le seuil de Rob. Aucune société ayant un niveau moral et éthique bas ne peut le franchir sans s’auto-détruire, et pourtant, ils l’ont fait !

— Mais vous n’avez donc pas deviné, Rift ? Leur civilisation a été monolithique dès le début, leur peuple aussi, quels qu’aient été les gouvernements avec lesquels ils ont momentanément rompu. Le couvercle de fer de l’oligarchie s’est refermé sur toute la planète, a supprimé la menace du seuil de Rob, mais a, en même temps, détruit toute possibilité de sortir de l’inferno…

— D’accord ! Mais que faire de La Flèche d’Ahriman ?

— Nous verrons…

Rodis tendit l’oreille et ajouta rapidement :

— On vient. Au revoir, Rift ! Préparez les cartouches d’information, nous réfléchirons aux thèmes, lorsque nous nous réunirons pour le Conseil. Le plus possible d’ADP et d’IMC ! Tous vos efforts là-dessus !

Rodis coupa le SVP et s’assit sur le divan. Elle sentait qu’un étranger approchait.

On frappa à la porte. Un « porte-serpent » âgé et de haute taille entra.

— Le Grand Président invite la souveraine des Terriens à passer la soirée dans ses appartements. Il vous attends dans…

Le dignitaire leva les yeux sur le mur où, sur la grande montre, oscillaient des bandes lumineuses circulaires et vit le tableau de Faï Rodis. Le vieillard perdit le fil de son discours solennel et conclut à la hâte :

— … dans deux anneaux de temps.

Rodis le remercia et le laissa sortir. « Encore quelque chose de nouveau » pensa-t-elle et s’approchant du miroir, elle examina d’un œil critique son vêtement modeste.

Les femmes de la Terre, en artistes nées, aimaient jouer à se transformer. Changeant leur physionomie, elles la remodelaient selon une image correspondante choisie. Au cours du voyage en astronef, Olla Dez avait incarné une marquise de la fin de l’ère féodale, Neïa Holly était devenue une jeune fille espiègle de l’EMD et Tivissa Henako, une geisha de l’ancien Japon. Les hommes y portaient un intérêt moindre : pauvreté d’imagination, ou aversion purement virile pour soigner les détails.

Rodis, virevoltant devant son miroir, passa en revue les physionomies possibles et s’arrêta sur celle d’une femme de l’Inde ancienne, une maharani. Le vêtement de la femme indienne – le sari – convenait à la circonstance par la simplicité de sa réalisation et parce qu’aucun autre ne se fondait aussi bien avec celle qui le portait. Il pouvait devenir aussi une cuirasse impénétrable qui dévoilerait son corps et en soulignerait le galbe.

Rodis utilisa avec goût les quelques moyens dont elle disposait.

Réglant le SVP, elle prit une douche ionique et se fit un massage électrique, puis elle intensifia la pigmentation de sa peau jusqu’à obtenir la nuance marron doré de la tinga. Ses cheveux courts partagés par une raie et très frisés sur la nuque furent coiffés en catogan. D’un segment de fil de titane, poli comme un miroir, qu’elle découpa en anneaux, Rodis fit des bracelets qu’elle mit à ses poignets et à ses chevilles. Un panneau de tissu d’une blancheur neigeuse brodé d’étoiles argentées devint un sari plus court que ceux d’autrefois. Elle dessina un point sombre entre ses sourcils, et se mit à marcher dans la pièce afin d’adapter ses mouvements à sa tenue. Elle regretta de ne pas avoir emporté de belles boucles d’oreille.

Elle avait encore une demi-heure environ devant elle. Elle se concentra, évoqua en imagination les tableaux de l’Inde ancienne qui se succédèrent lentement…

Joyeuse, un peu émue, elle pénétra dans le cabinet vert, accompagnée du doux cliquetis de ses bracelets. Son corps sain, rafraîchi par la douche tonifiante répandait un parfum agréable, à peine perceptible.

Tchoïo Tchagass se leva un peu plus rapidement que de coutume. Il accueillit Rodis avec le même air moqueur, mais avec un plaisir évident. Seuls, ses yeux étroits gardèrent leur prudente méfiance, comme à l’ordinaire.

Zet Oug et Ghen Shi étaient assis autour de la table dans des fauteuils et, près des tentures, se tenait le « porte-serpent » grand et maigre qui était venu inviter Faï Rodis. En la voyant, il poussa un soupir de soulagement et se laissa tomber sur un lourd tabouret aux pieds bizarres. Soulevant une tenture qui cachait une porte intérieure une très belle et très grande femme avança avec assurance dans la pièce. Faï Rodis essaya d’évaluer la position de l’inconnue dans la hiérarchie complexe de Tormans, d’après l’accueil que lui réservèrent les membres du Conseil. Elle était nettement plus grande que Rodis, ses jambes étaient longues et peut-être un peu trop minces. Elle avait des épaules athlétiques et un port royal. Son visage était fin et cruel, sous ses sourcils réguliers ses yeux bridés pétillaient ; ses cheveux formaient une épaisse toison noire. L’inconnue ne portait comme unique ornement que des boucles d’oreille, mais chacune d’elles était faite de dizaines de petits globes aux lueurs rouges et sauvages qui se reflétaient sur ses joues légèrement creusées et ses hautes pommettes. Ses épaules et sa poitrine étaient largement décolletées. Deux liens étroits marquaient sa peau douce et soutenaient sa robe. Dans la vie quotidienne de Tormans, sortir la poitrine nue était absolument interdit : toute femme qui l’aurait fait, même involontairement, aurait été déshonorée. Toutefois, on admettait que les femmes paraissent dans des soirées, presque nues. Rodis n’avait pu encore comprendre ces subtilités de mœurs.

Faï Rodis admira la beauté éclatante de l’inconnue et l’art avec lequel elle se mettait en valeur : chaque boucle de ses cheveux négligemment coiffés était disposée selon un effet calculé.

La femme regarda tranquillement l’invitée terrienne, clignant légèrement ses yeux froids, sa bouche, ferme et bien dessinée mais cruelle, entr’ouverte.

Tchoïo Tchagass attendit quelques secondes, comme pour laisser aux deux femmes le temps de s’examiner mutuellement, ce qui lui permit aussi de les comparer sans se gêner.

— Er Vo-Bia, mon amie et ma conseillère dans les affaires de l’État, finit-il par déclarer, et voici la souveraine des Terriens que tout le monde connaît sur la planète.

L’amie de Tchagass se mit à rire et détourna sa tête fière, comme pour dire : « moi aussi, tout le monde me connaît sur la planète ! »

Elle tendit la main à Faï Rodis, qui lui tendit la sienne, selon la coutume de Ian-Iah. La main robuste et brûlante de la femme serra fortement ses doigts.

— Je pensais que les voyageurs du Cosmos s’habillaient autrement, dit-elle sans cacher son étonnement devant le vêtement de Rodis.

— En voyage, bien sûr. Mais dans la vie ordinaire, on s’habille comme cela nous passe par la tête.

— Et aujourd’hui, il vous est passé par la tête de mettre ce vêtement ? demanda Er Vo-Bia.

— Aujourd’hui, répondit Rodis, j’ai eu envie d’être une femme des peuples anciens de la Terre.

Er Vo-Bia haussa les épaules, semblant dire « je vois clair dans votre jeu ».

Le Président du Conseil des Quatre était d’excellente humeur. Il tendit lui-même une coupe à Rodis.

Faï Rodis décida de profiter du moment. Après sa conversation avec Tael et Rift, elle n’avait cessé de penser à la légèreté avec laquelle ils avaient décidé de projeter les films malgré l’interdiction des oligarques. Les puissants étrangers ne craignaient pas, c’était vrai, les maîtres de Tormans. Les tentatives des dirigeants d’empêcher le peuple de connaître la belle patrie dont ils étaient originaires, s’étaient heurtées à leur force. Mais, en même temps, les sages dialecticiens de la Terre avaient oublié le second aspect de l’affaire ; ceux à qui ils avaient transmis l’information interdite étaient ainsi amenés à commettre un délit. Aussi cruel que cela puisse paraître aux habitants du monde communiste de la Terre, ceux qui étaient avides de connaissances étaient menacés de châtiment sérieux. Et, c’étaient eux, les astronautes, qui avaient provoqué cela ! Eux-mêmes invulnérables, ils avaient conduit les malheureux habitants de Tormans à entrer ouvertement en conflit avec le terrible appareil du pouvoir, de l’oppression, de la trahison et de l’espionnage.

— Mes amis et moi avons réfléchi à nos actes, après ma conversation avec vous, commença doucement Rodis.

— Et ? s’impatienta Tchoïo Tchagass, maussade, ne voulant de toute évidence, pas parler d’affaire ici.

— Et nous sommes arrivés à la conclusion que nous avons eu tort. Nous avons interrompu les projections et nous vous présentons nos excuses.

— Ah, oui ? dit Tchoïo Tchagass, étonné et radouci. Bonne nouvelle. Je vois que nos conversations servent à quelque chose.

— Oh oui ! s’écria Rodis avec un enthousiasme non feint et tout à fait sincère, ce qui rendit le souverain encore plus content.

Tchoïo Tchagass demanda à Rodis où en était son tableau. Elle en fut un instant surprise, mais cela ne dura pas. Il ne pouvait en être autrement. On avait sûrement dû « rapporter » plusieurs fois ce qu’elle faisait.

— Je pensais l’avoir terminé, mais il me faut le modifier. Il y a eu erreur dans la conception ! Sortir de l’inferno nécessite de la Mesure plutôt que de la Foi.

— Dommage… dit Tchagass avec indifférence. Je projetais d’aller le voir… un de ces jours.

Er Vo-Bia s’empourpra tout à coup et ses yeux brillèrent. Iangar, le chef des « violets » entra sans cérémonie, s’approcha du souverain et lui parla à mi-voix. Faï Rodis se leva et se dirigea vers un petit meuble pour admirer une œuvre ancienne. Mécontent, Tchoïo Tchagass écarta Iangar, et demanda pourquoi Rodis était sortie. Le souverain de la planète n’aimait pas que l’on se lève en sa présence sans son autorisation.

— Je ne voulais pas vous déranger. Sur votre planète, tout est secret et urgent.

— C’est faux. Il n’y a rien d’important, dit Tchoïo Tchagass, mécontent, alors que Iangar fixait l’invitée de la Terre, escomptant la troubler par son regard froid de juge et de bourreau.

Tchoïo Tchagass congédia d’un geste brusque Iangar et s’appuya sur les accoudoirs de son fauteuil tout près de Rodis.

Er Vo-Bia continua d’observer indirectement Rodis. Soudain, elle ne put se retenir et lui demanda sans façon où et comment on apprenait sur la Terre l’art de séduire.

— Si vous sous-entendez par là, savoir se conduire et plaire aux hommes dans le jeu merveilleux de l’attirance réciproque, c’est depuis l’enfance. Chaque femme de la Terre sait mettre en valeur ce qui chez elle est original, intéressant et beau. Il me semble que la « séduction » à laquelle vous pensez est un peu différente.

— C’est celle de savoir se faire aimer d’un homme, dit la Tormansienne.

— Alors, il n’y a pas de différence. Ce n’est peut-être pas une question de savoir-faire, mais plutôt de don. J’avais l’impression que vous aviez prononcé ce mot avec une nuance de reproche, comme s’il s’agissait de quelque chose de mal.

— La séduction est toujours dans une certaine mesure, une tromperie, un mensonge. Je vous vois pour la première fois, mais on m’a dit que ce n’est pas votre genre.

— Toutes les personnes présentes sauf vous me connaissent sous d’autres traits… différents.

— Et quels sont vos traits réels ?

— Ceux sous lesquels j’apparais le plus souvent. Ici, sur la planète Ian-Iah, je prends les traits du chef de l’expédition de la Terre, de l’historienne, mais ces traits ne sont pas constants et changent avec le temps. Je serai tout à fait différente sur la Terre, acheva-t-elle rêveusement.

Er Vo-Bia porta la coupe à ses lèvres, but une gorgée et dit quelque chose à voix basse à Zet Oug. Physiquement, l’amie de Tchoïo Tchagass faisait plus d’effet que Rodis. Les écrivains et les poètes courtisans de Ian-Iah écrivaient que son charme agissait à la manière d’un courant électrique. Sa nature féminine était tout simplement éclatante. Les hommes de lettres de Ian-Iah faisaient remarquer qu’elle provoquait un désir d’une telle violence que même un animal attaché était capable d’arracher ses liens à sa vue. Er Vo-Bia irradiait le mystère. Elle semblait rester sur une ligne, au-delà de laquelle s’étendait une zone interdite. Ce mystère féminin millénaire avait promis beaucoup plus qu’il n’avait donné et pourtant, il restait attirant même pour les personnes averties.

Er Vo-Bia sourit et, soudain, de fines rides parcoururent sa peau jeune et lisse, montrant que cette femme peu ordinaire avait connu pas mal d’expériences, au cours de sa vie de femme.

Faï Rodis, malgré son masque de maharani, restait la même femme droite, ouverte, froide, que celle qui avait frappé le souverain lors de leur première rencontre. On sentait que dans son monde intérieur régnaient l’équilibre et la faculté de recouvrer rapidement son calme, qualités qui n’étaient possibles que grâce à une volonté et à une force psychologique intenses. C’est justement pour cette raison que, par contraste avec la mentalité déplorable de Ian-Iah, ses brillantes qualités humaines – absence totale d’hostilité, de méfiance et de suffisance – n’attiraient pas les Tormansiens vers elle. Un fossé infranchissable la séparait des autres et même de Tchagass. « Même de lui, grand et tout-puissant ! » avouait le souverain indigné. Il se souvint d’une conversation entre l’ingénieur Tael et Faï Rodis dont on lui avait rapporté des passages. Rodis expliquait à Tael que l’un des principes psychologiques les plus importants de la vie créatrice faisait totalement défaut sur la planète Ian-Iah : le principe de la conscience de l’infinité de l’espace, de ses frontières inaccessibles et innombrables et de mondes que l’homme n’avait pas encore découverts. Les profondeurs infinies du cosmos existent même en dehors des connaissances du Grand Anneau et dans les combinaisons les plus inattendues des lois du mode matériel. L’ingénieur avait répondu que Rodis lui apparaissait comme l’incarnation de cet infini et que son âme était aussi différente de leur mentalité que l’infini diffère du monde clos et ennuyeux de Ian-Iah essentiellement axé sur une sévère hiérarchie.

« L’ingénieur a bien tourné son compliment » pensa le souverain, mais il y a aussi autre chose à laquelle le pauvre n’a même pas osé penser. C’est une femme qui a les mêmes origines que toutes les autres femmes et qui doit donc obligatoirement se soumettre à la volonté et à la force de l’homme. D’ailleurs, je ne pense pas que cette fille de la Terre froide, gaie et présomptueuse soit une meilleure maîtresse que mon Er Vo-Bia. Mais il faudrait peut-être essayer ! »

Et, comme tous les souverains de tous les temps et de tous les pays, le Président du Conseil des Quatre décida de mettre son projet immédiatement à exécution.

Il se leva. Aussitôt, Zet Oug et Ghen Shi en firent autant. Er Vo-Bia resta assise, les jambes croisées, remuant ses escarpins ornés de lampions en forme d’étoiles. Les rayons de ces lampions dirigés verticalement éclairèrent ses jambes bien faites que l’on devinait à travers la fine étoffe de la robe.

Croyant la soirée finie, Faï Rodis se leva également, pensant au tableau de sa chambre. Après sa conversation avec Tael, elle voulait se remettre au plus tôt à ses pinceaux et à ses couleurs. Mais Tchoïo Tchagass déclara qu’il devait sans tarder discuter d’une question importante avec elle. Les deux membres du Conseil saluèrent et sortirent, contents, semble-t-il, de quitter leur président. Er Vo-Bia se leva, jeta un regard chargé d’une question muette à Tchoïo Tchagass. Elle se mit à haleter, ses dents fermes et bleutées s’entr’ouvrirent en un sourire affecté. Mais Tchoïo Tchagass feignit de ne pas remarquer son appel. Er Vo-Bia se dirigea alors vers la sortie sans un adieu et sans un regard, belle, méchante et blessée.

Pour la première fois, Tchoïo Tchagass se mit à rire devant Rodis et elle s’étonna de ce rire vulgaire. Le souverain releva le rideau et conduisit Rodis dans un corridor d’une clarté aveuglante. Deux gardes vêtus de vert étaient assis l’un en face de l’autre. Sans faire attention à eux, Tchoïo Tchagass marcha vers une porte située en bout du corridor et manipula un instant les verrous. La lourde porte s’ouvrit et Faï Rodis entra dans la chambre du souverain cachée derrière les murs épais du palais et dont l’accès était interdit à quiconque.

Un énorme prisme de cristal servait de fenêtre et reflétait un coucher de soleil flamboyant. Tchoïo Tchagass actionna une manette, le prisme pivota, le ciel sombre de Tormans apparut, tandis que dans la chambre s’allumaient automatiquement des luminaires oranges. Un grand miroir à cinq angles renvoya l’image de la maharani blanche et dorée et du souverain à ses côtés portant un vêtement noir brodé de serpents argentés.

Tchagass avança d’un pas vers un large divan recouvert d’une couverture en laine ornée d’anneaux entrecroisés. Il s’arrêta derrière Rodis et regarda par-dessus son épaule leur image reflétée dans le miroir. Elle comprit ce qui allait se passer. Le jeu une fois commencé, il faudrait aller jusqu’au bout sans entrer dans des contradictions confuses. Rodis répondit au souverain par un regard indulgent et indifférent. Les grandes mains de Tchoïo Tchagass entourèrent sa taille. Encore un instant, et Rodis appuierait son dos contre lui, poserait sa tête sur son épaule… Rien d’analogue ne se produisit. Une force incompréhensible lui fit lâcher les mains, sa suffisance disparut sur le champ et n’eût été son désir, il se serait détourné d’elle, tellement il était stupéfait.

— Mieux vaut nous en tenir à la situation antérieure, dit Rodis doucement.

Tchoïo Tchagass s’écroula sur le divan, cherchant à tâtons son attirail de fumeur qui se trouvait sur la petite table.

Tranquillement et sans dire un mot, Rodis s’assit de biais sur le bord du divan. Complètement dérouté, Tchoïo Tchagass se mit à fumer. Pour la première fois depuis de nombreuses années, il ne savait que faire : fallait-il feindre qu’il ne s’était rien passé ou se mettre en colère ?

Rodis vint à son secours. Le jeu était fini, il ne restait plus rien de la maharani, si ce n’est le sari blanc.

— Est-il possible que le souverain de la planète soit soumis lui aussi à ses instincts, comme le « Cvic » le plus ignorant ? demanda-t-elle en utilisant l’étymologie de Ian-Iah.

Tchagass rejeta, indigné, cette supposition.

— Je ne m’explique pas comment j’ai pu m’abandonner à votre charme, mais c’est vous même qui en êtes responsable !

Rodis exprima de tout son être une incompréhension silencieuse.

— Quelques rencontres avec une femme différente des autres suffisent donc à vous faire brûler d’une passion violente ? demanda-t-elle prenant le ton pensif qui agissait le plus fortement sur le souverain. On peut le comprendre chez des gens qui font rarement des rencontres et qui se trouvent au bas de votre système hiérarchique. Pour ceux-là, d’accord, c’est inévitable, mais pour vous !

Le visage du souverain prit, pendant quelques instants, une couleur violette. Mais il se maîtrisa rapidement.

— Vous parlez ainsi sans comprendre quels sont mes motifs véritables. Je voulais être convaincu de votre charme avant de vous demander une chose très sérieuse.

— Et maintenant, vous êtes convaincu ?

— Je le suis !

Un méchant sourire altéra un moment le visage du souverain et ne s’effaça que grâce à un effort de sa volonté.

— Savez-vous que c’est la première fois que je demande et que je n’ordonne pas…

— C’est regrettable. Un tel despotisme gâte inévitablement les gens. Même lorsque vous étiez enfant, puis adolescent, vous n’avez fait que donner des ordres ? Pourtant, votre pouvoir n’est pas héréditaire ?

— Malheureusement non. Les souvenirs des humiliations de mon enfance et de ma jeunesse, bien que s’atténuant au cours des années, me brûlent parfois comme le feu !

— Naturellement ! Le complexe de culpabilité et de vengeance est inévitable pour tous ceux qui arrivent au pouvoir. Mais, toute prière est-elle réellement humiliante ? Ne vous est-il vraiment jamais arrivé de demander quelque chose à votre mère, à votre père, à vos maîtres ou vos mentors ? À votre première maîtresse ?

— Nous nous éloignons. Revenons à ma demande, dit sèchement le souverain. Avec votre intuition infinie et votre douce sympathie, vous me semblez la femme la plus géniale que j’aie jamais vu, sans parler de votre savoir, de votre puissance psychologique et enfin de votre beauté ce qui est aussi très important.

— Je me souviens de notre conversation sur les flatteries, dit Rodis en riant, pourquoi voulez-vous m’humilier ?

— Vous humilier ! Serpent tout-puissant ! Je veux vous élever plus haut que toute la planète Ian-Iah, je veux que vous vous donniez à moi !

Faï Rodis se redressa.

Tchoïo Tchagass poursuivit imperturbablement :

— Afin de donner naissance à un fils. J’espère que sur la Terre on sait orienter la génétique et que vous pouvez avoir un enfant du sexe désiré ?

— Pourquoi voulez-vous un fils de moi ? Des millions de femmes sont à votre disposition !

— Elles sont bien loin de vous égaler en santé, en perfection physique et morale. Votre fils sera le premier souverain héritier de la planète Ian-Iah, à moins qu’il ne lui donne un autre nom. Peut-être le vôtre !

Rodis devint rouge d’indignation, mais cela ne se vit pas à cause de sa peau hâlée.

— Ainsi, vous rêvez d’un pouvoir héréditaire ? Pourquoi ?

— Mon but est clair : pour améliorer la vie sur la planète. On peut y parvenir en renforçant le pouvoir jusqu’à ce qu’il soit totalement absolu. Le souverain doit être infiniment supérieur à tous les autres, il doit être le dieu de la planète et du peuple qui y vit.

— Il me semble que vous avez déjà atteint votre but, dit Rodis en cachant son trouble. Vous et vos acolytes, vous vous trouvez tout en haut, au-dessus de la population de Ian-Iah ; il en a été de même sur notre Terre, mais seulement dans les états très anciens.

Tchoïo Tchagass fronça les sourcils et soudain se pencha confidentiellement vers son interlocutrice et murmura :

— Comprenez donc que mon esprit n’est pas suffisamment universel pour que mes sujets s’inclinent tous sincèrement devant lui !…

— Mais vous êtes suffisamment intelligent pour le comprendre ! Comprendre qu’il est impossible à un seul homme d’embrasser la somme colossale de connaissances qu’exige une direction scientifique de la planète.

» Vous avez des savants qui peuvent vous aider. Dommage que vous n’ayez pas confiance en eux. Vous n’avez, d’ailleurs, confiance en personne.

— C’est vrai ! Je ne peux me passer d’eux, me passer de ces « Cvil », mais je ne leur fais pas confiance. Les savants sont des menteurs, des lâches et de mauvais serviteurs ! Pendant de nombreuses générations, ils ont trompé les dirigeants et le peuple de Ian-Iah et, pour autant que je sache, il en a été de même autrefois sur la Terre. Ils avaient promis que la planète pourrait nourrir une quantité illimitée de gens, mais ils n’avaient pas prévu que la Terre allait s’épuiser bien avant d’atteindre les chiffres limites qu’ils avaient fixé. Ils n’avaient pas étudié les dommages causés par les engrais chimiques qui empoisonnèrent les plantes et le sol, ils n’avaient pas appris que chaque individu devait disposer d’une surface vitale déterminée. Ignorant tout cela, ils ne se sont pas gênés pour tirer des conclusions catégoriques et il en est résulté une terrible catastrophe. Quatre-vingts ans de Famine et de Meurtres ! C’est vrai qu’ils ont payé pour leurs fautes et leur impudence. Des milliers de savants furent pendus, tête en bas, aux portes des villes ou devant les instituts scientifiques. Les savants nous ont toujours trompés, nous les souverains, et tout particulièrement les mathématiciens et les physiciens, car personne ne peut s’y retrouver dans leurs succès en dehors d’eux-mêmes. Ce sont des gens mesquins, vaniteux, gâtés par une vie facile et qui croient connaître les secrets du destin !

Faï Rodis, très intéressée par cette franchise, sourit d’un air pensif.

— Leurs erreurs sont dues au fait qu’ils n’utilisent pas de réflexion double, de dialectique véritable. Ils n’ont pas compris que dans un monde immense et varié, les méthodes mathématiques sont semblables à la langue : la langue n’est que l’une des structures les plus logiques de la pensée de l’homme. On peut jouer avec les mots, prouver tout ce que l’on veut et on peut y ajouter les preuves mathématiques que l’on veut. Les savants de la Terre se sont souvent amusés à de telles plaisanteries.

— Sans être pris ?

— Pourquoi punir pour une plaisanterie ? Il ne faut pas prendre cela au sérieux, ne soyez pas susceptible et mesquin. D’ailleurs, vous ressemblez aux mathématiciens : vous prenez des décrets et des lois et vous croyez que les mots peuvent changer les développements de la société et la marche de l’histoire.

— Qui peut le changer alors ?

— Seuls les gens eux-mêmes le peuvent !

— Mais nous exerçons une influence sur eux !

— Pas comme ça ! Toute violence engendre obligatoirement une contre-violence qui se développera implacablement. Elle ne se manifestera pas d’un seul coup, mais elle est inévitable et peut surgir là où on ne l’attend pas.

— Avez-vous des exemples ?

— Suffisamment. Prenez l’avancement des gens dans une société basée sur les rangs et les titres. Un tel système engendre automatiquement et inéluctablement une incompétence à tous les niveaux de la hiérarchie.

— Voilà pourquoi, je veux consolider tout le système en commençant par le haut. J’ai parlé des savants pour que vous compreniez que je veux donner à Ian-Iah un souverain dominant par la force de son intelligence les savants-laquais de son époque. Ils ont obtenu de moi beaucoup de moyens en promettant des réalisations techniques élevées. Il apparaît, en réalité, que chaque pas dans la voie de grandes découvertes coûte affreusement cher et excède de plus en plus les possibilités de la planète. Ce n’est pas par hasard que nous avons interdit les vols cosmiques. La science mène à une impasse. Je ne peux pas la supprimer, mais je suis incapable de prévoir ses erreurs et ses mensonges. Je ne peux que maintenir mes savants-laquais dans la terreur de lâcher sur eux n’importe quand la masse des « Cvic » qui les traiteront avec une telle cruauté que le souvenir en restera gravé des siècles durant !

— Un tel souvenir est déjà resté gravé sur Ian-Iah et sur la Terre après le pseudo-socialisme chinois.

— L’histoire se répète.

— C’est vous qui l’avez répétée. Mais puisque vous comprenez qu’il s’agit d’une erreur de l’humanité, pourquoi, une fois que vous l’avez admis, acceptez-vous sa répétition ?

— Pour réussir là où nos ancêtres ont échoué !

— Et vous rêvez d’un fils à l’intelligence remarquable auquel vous confieriez la planète ? demanda doucement Rodis.

— Exactement ! Quel noble but ! Vous affirmez que vous êtes venus ici pour le bien de mon peuple. Et voilà que vous avez la possibilité de faire réellement le bien !

Et Tchoïo Tchagass s’humecta les lèvres avec une émotion sincère.

— Comme vous êtes naïf, vous le souverain de la planète ! dit soudain Faï Rodis à voix haute.

— Quoi ?

Rodis tendit la main vers lui dans un geste apaisant.

— Excusez ma brusquerie injuste. Vous ne pouvez sortir de la noosphère de Ian-Iah. Tous les préjugés, les stéréotypes et le conservatisme de la pensée inhérents à l’homme règnent chez celui qui se trouve à la tête du gouvernement. Réflexions, pensées, rêves, idées, images accumulées dans l’humanité existent en vous sans qu’on s’en aperçoive, elles ont agi pendant des millénaires sur des générations successives. Parallèlement à ces images claires de maîtres, de créateurs de la beauté, de chevaliers du roi Arthur ou de bogatyrs russes, ont été créées les sombres chimères de tueurs-démons, de femmes sataniques et de sadiques. Existant sous la forme de clichés durables, d’expressions de la noosphère, elles ont pu provoquer non seulement des hallucinations mais produire aussi des résultats réels en agissant psychiquement sur la conduite des hommes. Au prix d’énormes difficultés, les hommes de la Terre ont purifié la noosphère du mensonge, du sadisme, des idées d’une méchanceté maniaque. Ici, chez vous, je sens physiquement une noosphère hérissée de grossièretés et de méchanceté. C’est vrai que les savants que vous détestez tant ont leur part de responsabilité dans cela. Voulant changer l’homme en machine, ils sont tombés dans une erreur dangereuse et ont répandu dans la noosphère une mentalité étroite, logiquement linéaire, considérée comme l’essence de l’esprit.

— Soit ! Alors, un surhomme est d’autant plus indispensable !

— Non ! Physiquement le cerveau de l’homme met longtemps à se modifier. Même la durée de notre civilisation terrestre est insignifiante, et c’est pourquoi elle n’a pas apporté de changements essentiels. Tout développement dépend exclusivement des circonstances.

— De l’environnement ?

— Pas seulement. Des millions de gens doués sont morts sans avoir donné au monde tout ce qu’ils pouvaient, simplement parce que leurs dons ne correspondaient pas aux problèmes de la société et au niveau de l’époque. Par conséquent, je ne peux imaginer avoir un fils qui jouerait le rôle de souverain dans une société au niveau aussi bas.

— Comment, si bas ?

— Oui, président, l’aspiration à régner, à s’élever au-dessus des autres, à diriger les gens, est l’un des instincts les plus primitifs, exprimé d’une manière éclatante par les cynocéphales mâles. Du point de vue émotionnel, c’est le niveau de sentiment le plus bas et le plus funeste !

— Vous voulez dire…

— Et j’ajouterai encore que si vous aviez réellement un fils – futur héritier du royaume – à l’intelligence remarquable, cela n’apporterait sûrement que le malheur. Selon la loi de la Flèche d’Ahriman…

— Qu’est-ce encore que cette Flèche ?

— C’est ainsi que nous appelons conventionnellement la tendance de toute société mal structurée et à la noosphère moralement difficile, à multiplier le mal et la souffrance. Chaque acte, même s’il se veut humain en apparence, se transforme en malheur pour les individus isolés, pour des groupes entiers et pour toute l’humanité. Une idée, bonne au départ, a tendance au cours de sa réalisation à apporter avec elle plus de mal que de bien et à devenir nuisible. Une société de type capitaliste ne peut exister sans mensonge. Un mensonge orienté crée également ses propres devoirs en déformant tout : le passé – ou plus exactement la représentation qui en est faite, le présent – dans ses actes, et le futur – dans les résultats de ces actes. Le mensonge est le plus grand malheur qui ronge l’humanité, les aspirations intègres et les rêves clairs.

» Je vois que rien n’a été fait chez vous pour créer des systèmes de protection contre le mensonge et la calomnie. Sans ces protections, la morale d’une société court à une chute inévitable en fournissant le terrain à l’usurpation du pouvoir, la tyrannie ou la « direction » fanatique et maniaque. Nos ancêtres communs ont également découvert la loi des convergences malheureuses ou loi de Finnegan, comme ils appelèrent, en plaisantant à moitié, la tendance sérieuse de considérer que, pour l’homme, tous les processus de la nature et de la société se transforment en échec, erreur et destruction. Ce n’est évidemment qu’un reflet partiel de la grande loi de la médiation selon laquelle les structures inférieures ou supérieures sont rejetées par le processus. L’homme a de tout temps essayé d’atteindre une structure élevée sans créer auparavant la base nécessaire, et a souhaité obtenir quelque chose sans rien donner. Le développement de la nature vivante est basé sur le jeu aveugle des essais : des milliers d’essais pour un seul succès, mille lancers de dés pour un seul gain. Plus le corridor de la perfection par lequel il faut passer est étroit, plus la loi de Finnegan agit avec force et a tendance à se transformer en Flèche d’Ahriman. Elle est remplacée dans la nature par la sélection qui s’étale sur un temps très long, ce qui permet à la nature de se corriger en créant dans les organismes à reproduction fréquente une acclimatation protectrice et une réserve durable.

La transformation de la loi de Finnegan en Flèche s’est avérée malheureuse pour la société humaine parce qu’elle se heurte justement aux manifestations supérieures de l’homme, à toute aspiration à s’élever, à tout progrès, j’entends par là tout progrès à long terme, c’est-à-dire la sortie de l’inferno.

— Comment avez-vous éliminé la Flèche ?

— En pesant chaque action et en l’examinant minutieusement avant de l’entreprendre, en évitant tout jeu aveugle. Vous devez commencer par l’éducation en choisissant les gens, en les protégeant et en leur donnant des systèmes de protection.

Tchoïo Tchagass secoua la tête.

— C’est impossible. La dégénérescence des habitants de Ian-Iah est trop grande. La détérioration du fonds génétique a conduit à la faiblesse physique et à un conformisme moral. Un changement rapide des générations est indispensable dans les conditions où nous nous trouvons. Vous l’avez dit vous-même : plus on lance les dés, plus on a de chances de gagner.

— La nature ne compte pas les victimes qu’il a fallu pour atteindre ce but. Un homme sage ne peut agir ainsi.

Faï Rodis voyant que la conversation était stérile se leva.

— Ainsi, vous refusez ?

La question de Tchagass sonna comme une menace.

— Certainement. Si cela pouvait changer le destin de Ian-Iah, je serais prête à lui donner un fils, quelle que soit la difficulté pour une mère de laisser son enfant dans un monde étranger et lointain. Mais mettre au monde un futur souverain, un futur oppresseur et un homme malheureux, jamais !

Tchoïo Tchagass se leva lentement comme s’il pensait à ce qu’il allait faire ensuite.

— Au revoir, président ! dit Rodis lisant à nouveau dans ses pensées. Je serai toujours prête à comparer nos deux planètes, à vous conseiller et à projeter n’importe quel film. Tant que mes amis seront en ville et que je serai ici – vous voyez, vous-même ne pouvez vous en tirer sans otages – essayez de juger du niveau de votre gouvernement. Et maintenant, il est inutile de prolonger cet entretien qui ne mène à rien.

Tchoïo Tchagass se rejeta sur le divan et fuma sa pipe. Rodis lui tourna le dos et se dirigea vers la porte. Il ne lui fallut que deux minutes pour trouver la combinaison du verrou. La porte s’ouvrit et Rodis traversa le corridor pour aller dans la salle verte. Les deux gardes ne bronchèrent pas, leurs regards glissèrent sur elle, comme si elle n’existait pas.

Tchagass la suivit des yeux, tandis qu’elle s’éloignait. Il était troublé physiquement. Dans son sari blanc resplendissant dont les plis laissaient deviner le galbe de son corps, Faï Rodis lui sembla inaccessible. Lui-même s’était couvert de ridicule. Hors de lui, Tchoïo Tchagass se précipita dans le corridor. Les gardes bondirent, roulant des yeux apeurés, ce qui ne fit qu’accroître sa fureur. Il gifla les gardes, jusqu’à en avoir mal aux mains. Puis, se maîtrisant, il entra dans le cabinet vert, auquel était maintenant lié à jamais l’image de la Souveraine de la Terre, et s’assit à sa table, la tête dans ses mains. Il sentit autour de lui le même vide désespéré que celui provoqué par l’éloignement ou l’éviction de personnes honnêtes qui dénoncent l’injustice. Selon un processus inéluctable, ces personnes sont remplacées par d’autres, insignifiantes et ignorantes, prêtes à louer chaque acte du souverain. Leur fidélité n’est garantie que par des aumônes et des privilèges. Pas d’ami, aucun soutien moral et la peur grandissante d’un complot éventuel.

Le râteau de la terreur s’abattait de temps à autre sur les masses « Cvic », les dignitaires « porte-serpents », les savants et les « yeux du souverain », laissant derrière lui une épouvante indicible. La crainte d’être rendu responsable privait les gens de toute initiative. La peur de tout risque et la recherche d’une justification en toutes circonstances formaient pratiquement l’essentiel du travail de ces gens. Ils devenaient du matériau humain, inapte, comme ces gens qui ont survécu à une catastrophe et qui ne pourront jamais plus lutter en cas de difficulté, tellement leur cerveau et leur volonté ont été paralysés par l’expérience précédente.

Tchoïo Tchagass détestait son entourage mais ne pouvait sortir de l’impasse où l’avait conduit la poursuite de la politique du Sage Refus. Tchoïo Tchagass frappa la table de l’arête de sa main. « Et d’ailleurs, pourquoi chercher une issue ? Ce sont ces gens venus de notre lointaine patrie ancestrale qui ont apporté avec eux la confusion. La Terre est infiniment trop éloignée dans le temps et dans l’espace. Au fond, elle est inaccessible. Bientôt, l’astronef repartira et tout redeviendra comme avant. Qu’ils continuent à perdre leur temps inutilement et qu’ils repartent au plus vite ! Aujourd’hui, il s’était laissé à rêver comme un “Cvic” stupide et ce n’était pas la première fois ! Sa beauté, non, quelque chose d’incompréhensible dans cette sorcière brise sa volonté… Assez ! Tu penses, un otage ! Il me suffit d’appuyer sur le bouton d’appel… non, il y a sur le promontoire, près de la mer, cet astronef de malheur et, de plus, un autre peut arriver à la rescousse. L’envoyer en ville ? Je doute que ce soit sensé. Avec son esprit très fin et sa séduction satanique, elle mettra les esprits en effervescence. Je vais ordonner à Tael de la conduire aux Archives de l’Histoire. Qu’elle fouille dans les montagnes de documents, pendant que ses aides passeront en ville le temps qui leur est imparti. Les Archives se trouvent dans un vieux temple, entouré d’un jardin et d’un rempart, et les “yeux du souverain” veilleront avec l’aide de Tael à ce qu’elle ne quitte pas ce lieu. Mais si Tael tombait aussi sous son influence ? Sottises, il est trop minable pour se considérer comme l’ami de Rodis ! D’ailleurs, nous les surveillerons tous les deux. Quelque chose l’a également effrayée. Peut-être est-ce Tael ? Si elle a accepté de ne plus projeter les films, cela signifie que les Terriens commencent à comprendre qui est le maître ici ! »

Tchoïo Tchagass tendit la main vers la petite armoire, tripota un ressort secret. Une petite boîte surgit. Il en retira une boulette d’une substance noire parfumée qu’il mit dans la bouche. Il mâcha lentement en fixant le globe de cristal.

Pendant ce temps, Faï Rodis, fronçant les sourcils, l’air mécontent, s’examinait dans le miroir. Elle sentit la présence d’espions. Cette observation incessante commençait à l’irriter. Elle brancha l’écran et caressa son SVP noir, seul être proche et fidèle…

« Assez joué ! » dit-elle en rangeant sa robe de maharani sous la cloche du Neufpattes. Faï Rodis prit une douche ionique qui la lava de toute sensation, comme si elle avait été salie. Elle enfila une robe confortable à la jupe courte et ample et monta sur les tréteaux. Un pinceau à la main, elle regarda pendant quelques minutes, la silhouette de la femme. Elle n’était pas du tout satisfaite de son travail.

On entendit l’appel de « La Flamme sombre ».

— Êtes-vous fatiguée, Rodis ? demanda Grif Rift.

— Non, simplement mécontente de moi. Ça ne marche pas. Je comprends mal cette vie et je commets erreurs sur erreurs… Oh, non rien de sérieux, dit-elle pour le calmer en remarquant leurs visages angoissés.

— Tout va très bien chez nous, dit Olla Dez. Il y a une heure, nous nous sommes baignés dans la mer de Tormans. Et nous éprouvons tous un sentiment bizarre de déception sans comprendre pourquoi.

— Je viens juste de deviner pourquoi, dit Neïa Holly. Ici, la teneur en sel et la concentration sont différentes de celles de la Terre.

— Alors, même la mer ne peut apporter de joie aux Tormansiens, dit Faï Rodis, car leur sang a comme le nôtre hérité de la teneur en eau de l’Océan Mondial de la Terre. Ils portent dans leur sang la mer terrestre et, bien sûr, sa nostalgie…

La courte entrevue prit fin. Rodis se remit à son tableau, sans avoir recouvré sa sérénité habituelle. Elle dessina une femme vigoureuse et compétente symbolisant la Mesure. La femme était penchée sur les gens, la main tendue, prête d’un bond à faire monter le premier qui arriverait jusqu’à elle. Son visage avait la même certitude dans la victoire finale que celui de Tael. Ayant vu peu de temps auparavant une variante de ce portrait, Tael avait dit à Rodis que la « Mesure » lui ressemblait.

Rodis travailla presque toute la nuit, ne soupçonnant pas qu’il lui faudrait bientôt quitter les Jardins de Tsoam.

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