Chapitre XIII DÉCOLLAGE IMMÉDIAT !

Vir Norine quitta Siou-Té au croisement d’une rue qui conduisait à une petite usine d’appareils de précision, où travaillaient plusieurs amis de Tael. Siou-Té voulait rencontrer l’un d’eux, afin de trouver un travail.

Elle retourna chez elle, tout émue : tout se passait comme dans ses rêves. Mais, très vite, sa joie s’éteignit ; une tristesse douloureuse l’envahit, lorsqu’elle apprit que la durée du séjour des Terriens sur Tormans touchait à sa fin. Il n’en restait plus que deux dans la ville du Centre de la Sagesse, tous les autres se trouvaient déjà à bord de l’astronef.

Ce soir-là, Vir Norine attendit longtemps qu’elle sorte de sa chambre, mais Siou-Té ne se montra pas. Comme son intuition psychologique ne lui suggérait aucune complication et qu’il ne comprenait pas l’attitude de Siou-Té, Vir Norine finit par aller frapper à la porte de la jeune fille.

Siou-Té était assise, la tête appuyée dans ses mains, posées sur la table. À la vue de Vir Norine, son visage ne revêtit pas l’expression de culpabilité malicieuse qui lui était particulière, lorsqu’elle se jugeait maladroite, ou qu’elle reconnaissait sa faiblesse. Siou-Té ressemblait effectivement à un oiseau triste, à la guitaye. Elle se leva d’un bond, se préoccupa de faire asseoir confortablement Vir Norine, se laissa tomber à terre, sur un coussin dur et regarda longuement et sans mot dire son ami terrien. Ses sentiments se communiquèrent à Vir Norine : elle pensait à lui et à leur séparation prochaine.

— Ton astronef va s’envoler bientôt ? finit-elle par demander.

— Bientôt. Veux-tu venir avec nous ? – La question lui échappa, il n’avait pas eu l’intention de la poser.

Sur le visage de la jeune fille, le chagrin tranquille se transforma en une cruelle lutte intérieure. Les yeux de Siou-Té s’emplirent de larmes, sa respiration s’arrêta. Après un long silence, elle prononça avec peine :

— Non… Ne pense pas que je sois une ingrate, comme beaucoup d’entre nous ou que… je ne t’aime pas. – Ses joues hâlées s’assombrirent davantage. Je reviens tout de suite !

Siou-Té disparut dans la penderie où elle avait l’habitude de se changer.

Vir Norine regarda les arabesques bigarrées du tapis, pensant à son refus d’aller sur la Terre. La sagesse innée qui ne quittait jamais Siou-Té la soutiendrait. Elle comprenait que ce serait une fuite, que sur Terre, elle perdrait le but et le sens de sa vie, qui venaient juste de lui apparaître, et, qu’elle serait très seule.

La petite porte de la penderie se referma avec un léger bruit.

— Vir !

Il entendit un murmure, se retourna et s’arrêta.

Devant lui, dans toute la pureté d’un élan authentique se tenait Siou-Té, nue. L’alliance de hardiesse féminine et de retenue enfantine était touchante.

Elle posa sur Vir Norine ses yeux brillants et tristes, comme si elle regrettait de ne pouvoir lui donner davantage. Ses cheveux défaits d’un noir cendré retombaient de chaque côté de son visage rond à demi-enfantin, sur ses épaules un peu maigres. La jeune Tormansienne était solennelle et semblait accomplir un rite. Après avoir mis ses mains sur son cœur, elle les tendit, croisées, à l’astronavigateur.

Vir Norine comprit que, selon les canons de Ian-Iah, on lui offrait ce qu’il y avait de plus intime et de plus grand dans la vie d’une jeune femme « Cvic ». Vir Norine ne pouvait refuser un tel sacrifice, il ne pouvait repousser cette expression suprême d’amour et de gratitude. D’ailleurs, il ne le souhaitait pas. L’astronavigateur souleva Siou-Té et la serra fortement contre lui.

Il ne restait que peu de temps avant l’aube. Vir Norine s’assit près du lit de Siou-Té. Elle dormait profondément, les deux mains glissées sous sa joue. Vir regarda le beau visage détendu de sa bien-aimée. L’amour l’avait élevée au-dessus du monde de Ian-Iah et Vir, par sa force et sa tendresse avait éloigné la peur, la honte ou l’angoisse confuse, mettant Siou-Té au même niveau que ses sœurs de la Terre. Il l’avait obligée à prendre conscience de sa propre beauté, à mieux comprendre les fines gradations de ses traits changeants. Et elle ? Elle avait réveillé en lui le souvenir des beaux jours de la vie…

Devant Vir Norine défilèrent en une ronde incessante les images inoubliables de la Terre, emportées à une distance infinie. La vallée de Karakoroum dans les bastions de rochers violets, au-dessus desquels étincelaient, à proximité immédiate, les pics neigeux. Là, près du fleuve de la couleur du beryl, au gazouillis incessant sur les pierres noires, était situé le bâtiment léger, semblant flotter dans l’air, de la Station Expérimentale. Au-dessous, la route faisait de larges détours, traversait un fourré de sapins géants de l’Himalaya et atteignait le bourg de l’Institut Scientifique d’Écoute des zones profondes du Cosmos. L’astronavigateur aimait beaucoup se rappeler les années passées à construire le nouvel observatoire sur le plateau steppique brésilien, les survols à basse altitude des Hauts Llanos, les immenses troupeaux de zèbres, de girafes et de rhinocéros blancs venus d’Afrique ; les plantations circulaires de forêts en Afrique du Sud, leur feuillage bleu et argenté ; les nuits bleu-argent des forêts enneigées du Groenland ; les édifices, secoués par un vent effroyable, du 11e Centre du réseau astral au bord de l’Océan Pacifique.

Un autre Centre sur les rives des Açores, là où la mer est d’une transparence infinie par temps calme… Voyages de détente que chaque Terrien peut prendre dans les vieux temples sacrés de la Grèce, de l’Inde, de la Russie…

Pas la moindre inquiétude quant au futur, si ce n’est le souci naturel de l’affaire en cours ou le désir de devenir meilleur, plus audacieux et plus fort, de réussir au mieux dans l’intérêt commun. La noble joie d’aider, d’aider sans cesse tous et chacun, autrefois à la portée uniquement des califes mythiques des légendes arabes, complètement oubliée à l’EMD et maintenant accessible à tous. L’habitude de s’appuyer sur le même support commun et d’être attentif. La possibilité de s’adresser à toute personne que seule retient une grande délicatesse, de parler avec qui bon vous semble, de demander n’importe quelle aide. Sentir autour de soi des pensées et des sentiments bien intentionnés, connaître une clairvoyance subtile permettant une compréhension mutuelle. Errances paisibles pendant les périodes de détente à travers la Terre infiniment variée et, partout, le désir de partager : la joie, le savoir, l’art, la force…

Penché au-dessus de Siou-Té endormie, Vir Norine éprouva le désir extraordinairement fort d’emmener avec lui sa Tormansienne bien-aimée dans toutes les belles régions de sa planète natale.

Les jeunes femmes sont plus nomades que les hommes ; le kaléidoscope d’impressions les attire davantage et c’est pourquoi l’étroitesse de l’inferno est plus difficile à supporter pour elles. Il rêva que, sur Terre, les blessures innombrables faites à cette douce âme disparaissaient sans laisser de trace… Et il sut que ce rêve ne se réaliserait jamais…

Siou-Té sentit le regard de Vir et, sans sortir tout à fait de son sommeil et de sa bienheureuse lassitude, resta longtemps étendue, les yeux fermés. Enfin, elle demanda :

— Tu ne dors pas, mon amour ? Viens te reposer près de moi. Sa voix ensommeillée avait une intonation enfantine.

— J’ai fait un rêve merveilleux, comme je n’en avais jamais eu. Tu me quittais, pour quelque temps. pour aller dans une petite ville. J’allais te voir. C’était notre ville, mais pas tout à fait. Les gens qui me rencontraient, resplendissaient de bonté, prêts à m’aider à te retrouver, ils me conseillaient de me reposer et m’accompagnaient dans les endroits où je risquais de m’égarer. Et je marchais dans une rue au nom étrange – la rue d’Amour – sur un sentier à travers une herbe fraîche et épaisse menant à un grand fleuve aux hautes eaux, et tu étais là !

Siou-Té trouva la main de Vir Norine et se rendormit la main posée contre sa joue.

Vir Norine ne bougea pas, la gorge étrangement serrée. Si ce rêve suggéré par ses pensées à lui était pour Siou-Té un rêve impossible, alors, comme était petit l’amour répandu dans l’océan de la vie quotidienne de Tormans, où vivrait sa courte vie cet être pur, qui semblait avoir été transplanté de la Terre ici ! Cette pensée qui le torturait depuis longtemps devint insupportable. Lentement, il prit la main de la Tormansienne et baisa les ongles coupés courts parsemés de points blancs. Ces points blancs ainsi que l’entrelacement de veines bleues sur son corps et le blanc de ses yeux légèrement rouge, étaient les marques d’une mauvaise santé qui était passée inaperçue pendant son enfance, d’une mauvaise nourriture et d’une vie difficile pour sa mère. Siou-Té sourit sans se réveiller, les cils bien fermés. Quelle surprise que sur ce sol pauvre poussent de telles fleurs ! On a détruit la famille qui transforme une bête sauvage en un être humain, met en valeur tout ce qu’il y a de meilleur en lui, le protège des rigueurs de la nature, et voilà que des êtres comme Siou-Té apparaissent ! N’est-ce pas la preuve que Rodis a raison d’avoir confiance en un homme initialement bon ! Sur la Terre non plus, il n’y a pas de famille au sens ancien du terme, mais nous ne l’avons pas détruite, nous l’avons élargie à la société toute entière…

Vir Norine se leva silencieusement regarda la chambre garnie de tapis et de petites portes, écouta les bruits venant de toutes les parties de la maison en train de s’éveiller. Dans la rue, un chien se mit à aboyer, une voiture de transport passa avec fracas.

Vir Norine fut saisi d’une tristesse encore plus forte : sentiment d’une impasse dont lui, le voyageur expérimenté à l’entraînement psychique intense, ne voyait pas l’issue. Sa liaison avec la petite Siou-Té s’était transformée de façon formidable et soudaine en un amour enrichi d’une tendre compassion, dont il ne soupçonnait pas la force en lui. Pour un Terrien élevé dans le bonheur du don réciproque, la compassion provoquait immanquablement une tendance au sacrifice sans limite. Allons, il fallait consulter Rodis. Où était-elle ?…

Faï Rodis, elle, passa cette nuit à étudier le problème des « Cvic ». Dzer Bou-Iam retourna au Sanctuaire des Trois Pas avec quelques camarades. Au cours de cette première rencontre, les « Cvic » commencèrent à discuter et à se vanter de leurs privilèges auprès des « Cvil », et aussi de leur plus grande liberté d’action. Faï Rodis les interrompit en leur disant que c’était une liberté illusoire, qu’on ne leur permettait que ce qui ne portait pas préjudice au prestige et à l’économie du gouvernement et n’était pas dangereux pour les « porte-serpent » protégés du peuple par les remparts de leurs privilèges.

— Pensez à votre conception de la liberté et vous comprendrez qu’elle consiste à pouvoir accomplir des actes insignifiants. Votre protestation contre l’oppression cause du tort à des gens innocents qui ne sont pour rien dans cette affaire. Les souverains nous affirment constamment qu’il faut défendre le peuple. Avez-vous posé la question « Contre qui ? » Où sont-ils ces ennemis illusoires ? Ce sont des fantômes, grâce auxquels ils vous poussent à tout sacrifier et, ce qui est pire, ils asservissent votre âme en orientant vos pensées et vos sentiments dans une voie mensongère.

Gzer Bou-Iam garda un long moment le silence, puis il raconta à Rodis l’oppression sans pareille des « Cvic ».

— Tout cela, dit-il, a été supprimé de l’histoire et n’a été conservé que par la tradition orale.

Il lui parla des empoisonnements massifs qui réduisirent la population selon la volonté du souverain, lorsque les forces productrices exsangues de la planète n’exigèrent plus le même nombre de travailleurs qu’avant. Et, au contraire, de l’insémination artificielle obligatoire des femmes à l’époque où elles refusèrent de donner naissance à des enfants promis à une mort rapide, tandis que médecins et biologistes, pionniers impudents, diffusaient auprès d’elles les moyens nécessaires. Il raconta la tragédie des jeunes filles les plus belles et les plus saines, sélectionnées comme du bétail et maintenues dans des camps spéciaux, des usines à produire des enfants.

La tentative de transformer l’individu en une machine automatique se termina par un krach. Le reflux commença, entraînant à nouveau un travail manuel massif et pénible, car, comme dans le système capitaliste, les gens étaient bien meilleur marché que n’importe quelle machine complexe. Ces oscillations dans un sens ou dans l’autre constituèrent la sage politique des souverains et furent présentés par les savants comme une chaîne de succès constants, permettant d’édifier une vie heureuse.

En tant qu’historienne, Rodis connaissait la loi de Ramgol sur la formation capitaliste des sociétés : « Plus un pays ou une planète est pauvre, plus grand est le fossé entre les couches séparées de la société ». L’aisance rend les gens plus doux et plus généreux, mais lorsque l’avenir ne promet qu’un niveau de vie inférieur, il s’ensuit une amertume générale.

Les savants aidèrent les souverains en tout : à fabriquer des armes terribles, des poisons, une nourriture et des distractions frelatées, à tromper le peuple par des paroles habiles, à déformer la vérité. Aussi se renforcèrent chez le peuple, haine et méfiance envers les savants, désir de les insulter, de les frapper ou même tout simplement de tuer les « Cvil » considérés comme les laquais des oppresseurs. Les « Cvic » ne comprenaient pas leur langue, les mots n’avaient pas le même sens pour les uns et les autres.

— En ce qui concerne la langue, vous en êtes vous-mêmes responsables, dit Rodis. Chez nous, sur la Terre, il y eut un temps où, devant la multitude de langues et les différents niveaux de culture, les mêmes mots signifiaient des choses tout à fait différentes, même à l’intérieur d’une même langue auprès de différentes classes de la société. On n’a réussi à vaincre cette grande difficulté qu’après la fusion de toute l’humanité de la Terre en une seule famille. Prenez garde à autre chose : plus le niveau culturel est bas, plus forte se fait sentir l’étroitesse pragmatique de chaque concept oral, qui se fragmente en fines nuances au lieu d’avoir un sens identique pour tous. Par exemple, chez vous, le mot « amour » peut signifier une chose pure et ignoble. Luttez pour la pureté et la clarté des mots et vous pourrez toujours vous entendre avec les « Cvil ».

— Nous entendre sur quoi ? Leur vérité n’est pas la nôtre !

— Vraiment ? La vérité de la vie se trouve dans l’expérience millénaire du peuple. Mais les bouleversements rapides de la vie, dus au développement technique de la civilisation, ont compliqué la route menant à la vérité, la rendant instable, comme cela se produit avec des poids trop sensibles qui ne peuvent être équilibrés. Trouver une vérité commune à la majorité grâce aux sciences exactes, a échoué parce que les critères de sa détermination n’ont pas été établis. Ces critères ou mesures, sont apparus à certaines périodes du développement de la société, plus importants que la vérité elle-même. Chez nous, sur la Terre, il y a des millénaires que la Grèce ancienne, l’Inde, la Chine le savent…

Rodis réfléchit une seconde et poursuivit :

— Des accès de clairvoyance se sont rencontrés, il y a bien longtemps, dans les prophéties d’illuminés qui ont compris intuitivement la très grande importance de ces mesures. Dans l’Apocalypse, – ou « Révélation de Jean » – l’un des fondateurs de la religion chrétienne, on trouve ces mots : « J’ai regardé et j’ai vu un cheval noir et celui qui le montait tenait une balance à la main. Ce rêve d’une balance, d’une mesure permettant d’élaborer l’authentique vérité de l’humanité a été rendu possible, grâce à l’invention des machines à calculer électroniques. On a pu évaluer la peine et la joie nécessaires à une harmonie des sentiments et du devoir. Une grande organisation s’en occupe, chez nous, c’est l’Académie des Joies et des Peines. Chez vous, c’est avec vous que les « Cvil » devront établir la mesure et trouver la vérité, pour laquelle vous devrez lutter ensemble, sans craindre quoi que ce soit…

» La vérité est le vrai ; la peur engendre le mensonge. Mais n’insistez pas trop sur l’exactitude du vrai, souvenez-vous de sa subjectivité. L’homme veut toujours rendre la vérité objective, en faire la reine de toutes les formes, mais elle apparaît à chacun sous une enveloppe différente.

» L’acquisition de la vérité ne peut être exprimée par des formes abstraites. C’est avant tout un exploit réel à toutes les étapes de la vie. Le refus de la médisance, des relations avec ceux qui trahissent la vérité comble votre esprit de pensées bonnes et pures, et vous fait acquérir une invincibilité particulière dans la lutte contre le mal.

Ainsi, par une persuasion lente irréfutable et impartiale, Faï Rodis tressa des fils successifs entre les « Cvic » et les « Cvil ». Le reste fut accompli par des contacts personnels. La première rencontre d’égal à égal entre « Cvic » et « Cvil » eut lieu dans les souterrains du vieux Temple du Temps.

Tael fut frappé par la vivacité d’esprit, les facultés étonnantes d’étudier et la totale ouverture à tout ce qui était nouveau, que montrèrent ceux qu’ils s’étaient habitués à considérer comme la partie stupide et passive de l’humanité. Les « Cvic » assimilèrent les nouvelles idées plus vite même que les « Cvil » mieux entraînés mentalement, mais plus conservateurs.

— Pourquoi n’ont-ils pas essayé d’apprendre, pourquoi leur développement s’est-il arrêté depuis si longtemps ? demanda l’ingénieur à Rodis. En fait, ils ne sont pas du tout moins bien que nous !

— En disant « eux », « ils », vous commettez une très grosse erreur. Ce sont des gens exactement comme vous, ils ont été choisis par votre société et condamnés à vivre dans des conditions de lutte primitive pour la vie : une vie courte ne permet de développer que les sentiments les plus simples et les « Cvic » régressent continuellement sous le poids d’une vie non structurée. Il en a été de même dans les forêts primitives de nos tropiques où, des dizaines de milliers d’années auparavant, des peuplades se réfugièrent. Elles usèrent toutes leurs forces à une seule chose : survivre. De génération en génération, elles ont dégénéré, perdant leur énergie créatrice. Même les puissants éléphants des steppes, les énormes hippopotames des grands fleuves de la Terre se sont métamorphosés en espèces naines et chétives dans les forêts. Votre « forêt », c’est la vie courte, la perspective d’une mort rapprochée, l’étroitesse étouffante des villes surpeuplées, une mauvaise nourriture et un travail sans intérêt.

— Oui, dit Tael, en général, les « Cvic » ne sont que les maillons bon marché, intermédiaires, au milieu de machines coûteuses. Sans métier ni joie créatrice. La machine fait mieux et plus vite, et toi tu restes juste « sur la touche », comme dit Gzer Bou-Iam. « Vous mourrez malades et sages, mais nous, nous mourrons jeunes et ignorants, et qu’est-ce qui est mieux pour l’homme ? » telle est la question qui m’a été posée. J’ai essayé de leur expliquer que le mauvais travail de chacun d’entre nous, quel qu’il soit, atteint chacun de nos frères sans défense, chacun de nos parents et chacun de nos enfants, et ne touche pas les oppresseurs abhorrés qui savent se protéger. « Comment pouvez-vous agir ainsi » leur ai-je demandé et je crois qu’ils ont compris.

— Et pourtant – dit Rodis, « eux » aussi ont un avantage par rapport à « vous ». Regardez ces mines éclatantes : Ce sont celles du groupe de Gzer Bou-Iam ! Ils ont à peine le nécessaire et c’est pour cela qu’ils sont plus libres. Si vous aviez regardé Gzer Bou-Iam, lorsqu’il a vu Evisa Tanet par l’entremise du SVP ! Avec quelle naïveté enfantine et quelle joie lumineuse il l’a regardée ! « Je l’ai vue, j’ai vu mon rêve une fois encore et, maintenant, je peux mourir ! » s’est-il écrié. Voilà quel est votre grossier et obscur « Cvic » !

Le doux appel du SVP se fit entendre et Rodis répondit. Vir Norine apparut sur l’écran et dit :

— Je voudrais vous amener Siou-Té.

— C’est elle ?

— Oui. J’arriverai par le souterrain, par mesure de sécurité.

— Je vous attends.

À la vue de Faï Rodis, Siou-Té eut un bref et brusque soupir, comme un sanglot. Rodis lui tendit les deux mains, l’attira à elle et regarda le visage ouvert, levé sur elle.

— Vous êtes la souveraine des Terriens ?… Sotte que je suis, je n’aurais pas dû poser la question, dit Siou-Té, en tombant à genoux devant Rodis qui éclata de rire et releva prestement la jeune fille.

Les lèvres de Siou-Té se mirent soudain à trembler, de grosses larmes se mirent à couler le long de ses joues.

— Dites-lui… Il dit que ce n’est pas comme ça et je comprends pas. Mais pourquoi moi et un homme de la Terre, si vous êtes ainsi ? Par le Grand Serpent, mais je suis le petit oiseau jaune Sha-Hik par rapport aux femmes de la Terre !

— Je le lui dirai, répondit sérieusement Rodis.

Elle la fit asseoir et lui prit la main.

Elle se tut longtemps. Siou-Té respira bruyamment, tout excitée, et Rodis eut l’air de se reprendre.

— Vous êtes sensible et intelligente, Siou-Té, c’est pourquoi je ne vous cacherai rien. Vous avez de la chance, si on peut parler de chance ici, une chance sur un million. Ce n’est pas une déesse, mais un être d’une autre espèce : une fée. Ces petites incarnations du bien ont joui longtemps d’une sympathie particulière dans les contes de la Terre !

— Pourquoi particulière ? demanda doucement Siou-Té.

— Une déesse est la source héroïque, protectrice du héros, elle le conduit presque toujours à une mort glorieuse. La fée est l’héroïne de la vie ordinaire ; amie de l’homme, elle lui apporte la joie, la tendresse et la noblesse dans l’action. Les rêves de l’homme du passé se reflètent dans cette distinction. Et trouver ici, sur Tormans, une fée ? Qu’allez-vous faire, mon pauvre Norine ? demanda Rodis dans la langue de la Terre.

— Pourquoi pauvre ! Si seulement je pouvais l’emmener avec moi, mais elle dit que c’est impossible !

— Elle a raison, c’est une petite jeune fille très sensée.

— Je comprends et j’accepte. Mais il y a une autre issue, diamétralement opposée…

— Vir ! s’écria Rodis. Il s’agit de Tormans, la planète des Tourments, dans un inferno profond !

Vir Norine se fâcha et, comme un véritable Tormansien, se mit à maudire l’inferno et Tormans et le destin de l’homme dans la langue de Ian-Iah, riche en malédictions.

Siou-Té sursauta, effrayée. Rodis la prit par la taille qu’elle avait fine – elle était nouée d’une ceinture verte – et la fit rasseoir.

— Ce n’est rien. Cela arrive lorsque les hommes sont vexés, parce qu’ils n’aiment pas prendre de décision.

— J’ai pris ma décision !

— Peut-être qu’à votre place, j’en aurais fait autant, Vir, approuva soudain Rodis – et elle continua dans la langue de la Terre. Vous allez périr, mais vous serez très utile et vous lui donnerez quelques mois, peut-être quelques années, de bonheur. Prenez soin de vous. Elle mourra dès que votre fin arrivera. Elle ne craint pas la mort. Le plus terrible pour elle est de se retrouver sans vous. Ce n’est que dans l’amour, que les femmes de Tormans peuvent manifester autant de courage et de fermeté, en même temps qu’elles sont parfaitement indifférentes à tout ce qui peut leur arriver. Qui a les calculs du chemin du retour ?

— Menta Kor. Nous les avons préparés avant d’atterrir à Tormans.

— Vous allez nous manquer, Vir !

— Et moi alors ? Mais j’espère vivre jusqu’à l’atterrissage du second ARD et voir, sinon vous, au moins des compatriotes.

— Partez, Vir ! Nous ne nous reverrons plus durant le temps qui reste. Peut-être, changerez-vous encore d’avis…

— Non ! dit-il si fermement que Siou-Té, sans comprendre un seul mot, sursauta. Son intuition divinatoire féminine lui avait fait deviner le sujet de la conversation entre les deux Terriens ; elle éclata en sanglots lorsque Rodis les quitta tous les deux, après un long baiser.

Tout de suite après l’entrevue avec Rodis, Vir Norine se rendit à l’Institut technico-physique qui était le plus important de la capitale. Presque tous les savants doués de la capitale en dépendaient. L’ingénieur Tael avertit Vir Norine qu’il pourrait bavarder plus librement dans cet « atelier » que dans les autres. L’ingénieur attendait beaucoup de l’entretien qui devait avoir lieu.

Les participants s’installèrent selon l’ordre rigoureux de la hiérarchie scientifique. Aux premiers rangs, près des dirigeants, prirent place les savants célèbres, distingués par le pouvoir. Beaucoup portaient sur la poitrine des emblèmes brillants spéciaux : un serpent doré entourant le globe mauve de la planète Ian-Iah. Derrière ces savants vénérables et émérites se prélassaient négligemment les représentants de la classe moyenne et, au fond de la salle, se pressèrent les jeunes. On n’en avait laissé entrer qu’un nombre limité.

Vir Norine avait suffisamment étudié le monde scientifique de Tormans pour savoir que la répartition des privilèges se faisait graduellement : on commençait par octroyer aux savants un appartement plus grand et une rémunération en argent, puis cela se terminait par l’attribution d’une nourriture particulièrement savoureuse et non frelatée, provenant des réserves mêmes des « porte-serpent ». Ce qui étonnait le plus Vir Norine dans cette société absurde, c’était comment de puissants experts de la planète pouvaient accepter de se vendre. En fait, pour tout ce qui sortait du cadre étroit de leur profession, ces citoyens pleins de talent n’avaient sûrement aucune influence.

D’ailleurs, plusieurs savants en étaient conscients. La plupart d’entre eux se conduisaient avec arrogance et provocation : c’est ainsi que se conduisent généralement ceux qui dissimulent un complexe d’infériorité.

— Nous sommes au courant de votre intervention à l’Institut médico-biologique, dit le président de l’Assemblée, un homme bourru et fielleux, mais vous vous êtes abstenu de porter un jugement sur la science de Tormans. Nous comprenons la délicatesse des gens de la Terre, mais ici, vous pouvez parler plus librement et apprécier notre science comme elle le mérite vraiment.

— Je répéterai que j’en connais trop peu pour embrasser toute la somme de connaissances et établir une comparaison. C’est pourquoi ce que je dis doit être considéré uniquement comme une impression générale et superficielle. Notre opinion à nous qui venons de la Terre est-elle juste ? Plus d’une fois, j’ai entendu dire ici qu’une science précise permettrait de résoudre tous les problèmes de l’humanité de Ian-Iah.

— N’est-ce pas la même chose chez vous, les vainqueurs du Cosmos ? demanda le président.

— Vir Norine secoua la tête.

— Même si elle n’exige pas le vrai basé sur des faits contradictoires, la science, même au cours de son propre développement, est partiale, inconstante et insuffisamment précise pour se charger de modeler harmonieusement la société. L’un des savants les plus connus de la Terre, Lord Raleigh a trouvé, il y a déjà très longtemps, la formule exacte : « À mon avis, un savant n’a pas plus le droit de se considérer comme un prophète que n’importe quelle autre personne cultivée. Au fond de lui-même, il sait que derrière les théories qu’il construit, se cachent des contradictions qu’il n’est pas en mesure de résoudre. Si les grandes énigmes de l’existence sont généralement accessibles à l’intelligence humaine, elles exigent d’autres instruments que le calcul et l’expérimentation… »

— Quelle faiblesse honteuse ! Il ne reste plus qu’à faire appel à l’aide divine, dit une voix perçante.

Vir Norine se tourna vers le sceptique invisible.

— La règle fondamentale de notre psychologie nous prescrit de rechercher en nous ce que l’on suppose chez les autres. Dieux, surhommes, super-savants, vous conservez toujours l’idée, difficile à extirper, d’êtres supérieurs…

» Le physicien de la Terre que je viens de citer, pensait aux extraordinaires forces intérieures du psychisme humain, à sa capacité innée de corriger la distorsion du monde, qui se produit lorsque le manque de connaissances entraîne une déformation des lois. Il pensait à la nécessité de compléter la méthode de recherche expérimentale qui caractérisait autrefois la science occidentale de notre planète la Terre par la méthode d’introspection orientale uniquement basée sur les forces intrinsèques de l’esprit humain.

— Ce seraient des années de réflexion sans résultat, fit-on remarquer à Vir Norine du fond de l’auditorium, nous n’en avons ni le temps ni les moyens. Le gouvernement ne nous donne pas beaucoup d’argent et vous regardez notre pauvreté du haut de la richesse de votre planète.

— Richesse et pauvreté sont relatives en matière de connaissances, répondit l’astronavigateur, chez nous sur la Terre, tout commence par la question : en quoi les conséquences les plus lointaines et une dépense extrêmement réduite des formes matérielles et spirituelles profiteront à l’homme ? Vous parlez de l’absence de moyens ? Alors, pourquoi vous efforcez-vous de maîtriser les forces fondamentales du cosmos en ignorant les choses indispensables à l’homme ? Ne sentez-vous pas clairement que chaque pas sur cette voie est plus difficile que le précédent, puisque les bases élémentaires de l’Univers sont solidement enchaînées aux formes de la matière qui vous sont accessibles ? Même l’étendue spatio-temporelle tend irrésistiblement à adopter la structure fermée de l’existence. Vous ramez à contre-courant, alors que la force de ce courant augmente. Le coût monstrueux, la complexité et le besoin en énergie de vos appareils ont depuis longtemps dépassé les forces productives exsangues de la planète et la volonté de vivre de votre peuple ! Prenez un autre chemin, le chemin de la création d’une société puissante, sans classe, composée de gens intelligents, sains et forts. Voilà ce à quoi il faut absolument consacrer vos forces. Jadis, un autre savant de la Terre, le mathématicien Poincaré, a dit que le nombre d’explications possibles de chaque phénomène physique était illimité. Alors, choisissez uniquement ce qui vous permettra d’avancer immédiatement d’un pas, même s’il est petit, sur la voie du bonheur et de la santé de votre peuple. Uniquement cela et rien d’autre !

» Avant d’avoir appris à supporter le fardeau d’autrui, nous avons appris à ne pas multiplier ce fardeau. Nous nous sommes efforcés de ne pas accroître par aucune de nos actions la somme des peines de toute la planète et nous avons conçu une dialectique de la vie beaucoup plus complexe et difficile que tous les casse-tête posés par les créateurs de théories scientifiques et de nouveaux chemins de l’art.

» L’homme est ce qu’il y a de plus difficile dans la vie, car il est issu d’une nature sauvage sans être prédestiné à la vie qu’il doit mener, selon la force de sa pensée et la noblesse de ses sentiments.

» Vous n’avez pas encore de culture profonde, d’harmonie entre activité et mode de vie, entre morale et métier, pas même dans la science physico-mathématique, considérée ici comme le sommet de la culture de Ian-Iah…

— Et chez vous sur Terre, ce n’est pas le sommet ?

— Non. Chez nous, le sommet est l’histoire où convergent tous les systèmes de connaissances.

Le président de l’Assemblée se leva à nouveau :

— La tournure qu’a prise notre conversation est-elle vraiment intéressante pour la fine fleur des savants de Ian-Iah réunis ici ?

Vir Norine vit qu’on ne l’avait pas compris.

— Familiarisez-nous plutôt avec les représentations terrestres de la structure de l’univers, proposa un homme appartenant à l’ordre « Serpent et Planète », et ayant plusieurs lentilles vertes au-dessus des yeux.

Vir Norine acquiesça au désir de ses auditeurs.

Il parla de la structure spiralo-hélicoïdale de l’univers, des mondes de Shakti et de Tamas, des structures complexes des champs de force du cosmos, soumises à la loi des structures en ellipsoïdes à cinq axes, de la triple nature des ondes de développement – petites et grandes – du calcul des probabilités spiralo-asymétrique et non linéaire-symétrique qui, utilisé dans la science de Ian-Iah, ne permet pas d’issue sans l’existence d’un être supérieur. Vir Norine parla de la victoire sur l’espace et le temps après la résolution des énigmes posées par les masses limites des étoiles, grâce à des sommités comme Chandrasekhar et Swarzschild, que les savants de Ian-Iah et de la Terre connaissaient depuis longtemps, et surtout après la correction de l’erreur du diagramme de Kruskal qui mit fin à la représentation d’un anti-monde totalement symétrique à notre monde. Entre Shakti et Tamas, il y a une asymétrie de poussée hélicoïdale, et l’explosion des quasars ne reflète pas obligatoirement le collapsus des étoiles dans Tamas.

Le plus difficile a été de vaincre la représentation d’un univers refermé sur lui-même, dans le circuit temporel, à l’existence éternelle et infinie. Les formules mathématiques comme celles du groupe de transformation de Lorentz n’ont rien simplifié, mais n’ont fait qu’embrouiller le problème, car la pensée de l’homme n’a pu dépasser tous ces systèmes, ces cercles, ces circuits temporels « refermés sur eux-mêmes » qui ne sont que le reflet du chaos de l’expérience sans issue de l’inferno. Ce n’est que lorsque l’homme put dépasser les cercles infernaux et qu’il comprit qu’il ne s’agissait pas d’enfermement, mais d’une hélicoïde se déroulant indéfiniment, qu’il déploya alors – selon l’expression d’un sage hindou – ses ailes de cygne sur la course agitée du temps au-dessus du lac saphir de l’éternité.

— … C’est alors, et alors seulement, que nous avons acquis ces facilités de prévoir l’avenir et d’exercer une influence psychique qui vous étonnent ; c’est alors que nous avons inventé les Astronefs à Rayon Direct, une fois que la structure anisotrope de l’univers a été comprise.

» Les astronefs à Rayon Direct se déplacent sur les axes des hélicoïdes au lieu de dévider indéfiniment une longue spirale. Mais l’imagination du savant, basée sur les méthodes logico-linéaires d’étude du monde, ressemblent à cette spirale qui se dévide sans pouvoir surmonter l’obstacle de Tamas. Ce n’est que très jeune, avant d’être conditionné par un système d’opinions bien ancrées, que l’homme découvre en lui les facultés du Rayon Direct, considérées auparavant comme surnaturelles : clairvoyance, télé-acceptation, télécinèse, faculté de choisir, parmi des futurs possibles, celui qui s’accomplira. Nous nous efforçons, sur Terre, de développer ces facultés à l’âge où n’entre pas encore en action l’énergie qui conditionne le plus l’organisme, la kundalini, énergie de maturité sexuelle.

» À cette loi générale est soumis inévitablement le développement de la vie – quelles que soient les époques – qui conduit à l’explosion de la pensée. Il est donc indispensable que le milieu intérieur de l’organisme et la faculté d’accumuler et de conserver l’information soient constants, c’est-à-dire qu’ils soient indépendants des conditions antérieures d’existence – du moins dans la mesure du possible – puisque l’indépendance totale ne peut être atteinte.

» Pour obtenir un être doué de pensée, la spirale ascendante de l’évolution s’enroule d’autant plus difficilement que le couloir des conditions possibles se fait plus étroit. On obtient des organismes complexes, ayant une grande ressemblance entre eux, même s’ils apparaissent à différents points de l’espace. Tout organisme doué de pensée apparaît en tant qu’individu d’une façon brutale et certaine, ce qui le différencie de tout membre à part entière d’une société au niveau pré-pensant de son développement fourmi, termite et autres animaux prédisposés à la vie collective, par exemple. Les qualités d’un individu doué de pensée sont, à un certain degré, antagonistes des besoins sociaux de l’humanité. Que nous le voulions ou non, c’est ainsi que cela s’est passé pour l’homme de la Terre, et il en a été, par conséquent, de même pour vous. Cela n’est pas en faveur de l’éradication de l’inferno, mais nous en avons conclu que l’enroulement futur dont nous sommes déjà conscients maintenant, était absolument nécessaire pour limiter la dispersion individuelle des sentiments et des aspirations, c’est-à-dire qu’une discipline extérieure était absolument nécessaire, comme pôle dialectique de la liberté intérieure. Ce qui explique le sérieux, la sévérité de l’art et de la science qui sont les traits distinctifs des gens et des sociétés de la catégorie supérieure, des sociétés communistes.

» Si la spirale de la société, au lieu de s’enrouler, se disperse et se déroule, une quantité de caractères anarchiques apparaît (surtout dans des conditions de vie facile), il s’ensuit, par conséquent, une dispersion de la création : images, formes, mots disloqués. Selon la grandeur et la durée de l’épanouissement de ce genre d’œuvres, on peut établir les périodes de décadence de la société : époques peuplées de gens indisciplinés et incohérents. La science de Ian-Iah présente un caractère particulièrement incohérent qui l’empêche de trouver la voie véritable. Les effets secondaires sans système musical harmonique, orchestré selon les besoins élémentaires de l’humanité…

Vir Norine s’arrêta, puis dit : « Excusez-moi, je ne voulais pas effleurer les questions sociales, mais, chez nous sur la Terre, on ne peut réfléchir sans penser au but essentiel : la défense de la tranquillité, de la joie et du travail créateur des gens ! »

Les savants de Tormans accueillirent la fin du discours de Vir Norine par un silence maussade. Ils restèrent assis, impassibles, sans un mot, sans un geste, tandis que lui, étonné par la réaction de l’auditoire, quittait la chaire. Il avait, d’ailleurs, senti une hostilité grandissante dès le début de ses formules sociologiques. Vir Norine salua et sortit, ressentant dans tout son être l’animosité croissante des auditeurs privilégiés. En fermant la porte derrière lui, il entendit un bruit discordant, qui augmenta et s’acheva dans un cri. Évidemment, personne ne sortit pour l’accompagner, ce dont Vir Norine se réjouit, car il ne supportait pas les cérémonies d’adieu. Ainsi, il gagnerait du temps et verrait Siou-Té plus tôt. Une demi-heure plus tard, il approchait de la maison. Le sentiment d’un danger confus menaçant son avenir l’envahit : le mal couvait et il était lié à son intervention à l’Institut de techno-physique. Bon, il avait impressionné les savants, mais comment ? Il ne s’était pas conduit comme il fallait, ne sachant pas rester dans le cadre de la science « pure » de Ian-Iah. Toutefois, Tael avait souligné la nécessité d’une telle intervention… Il devait avoir une conversation avec Rodis, elle savait regarder dans l’avenir mieux que lui…

Les mauvais pressentiments de Vir Norine disparurent dès qu’il vit Siou-Té. Jamais, il ne s’était imaginé que dans cette petite chambre, on pouvait éprouver un bonheur tellement vrai qu’il était presque dangereux. Un amour sans réserve éclaira le visage de Siou-Té et Vir Norine sentit que chacun de ses gestes lui était cher : ses rides moqueuses, sa manière de marcher, sa douce voix étrange, ni très haute ni basse, ni sonore ni sourde. Siou-Té savait toujours apporter quelque chose de nouveau, d’inattendu dans sa conversation, passant subitement de la joie radieuse à la réflexion angoissée sur le futur, de l’abnégation, de la passion presque véhémente au triste recueillement. Parfois, Siou-Té regardait Vir Norine comme si elle se réveillait, comme prête à se jeter corps et âme dans l’abîme de la vie, à tout abandonner jusqu’à son dernier souffle. Parfois, l’avenir sombre dressait soudain devant elle le spectre du malheur, provoquait en elle le sentiment pénétrant que son bonheur avec cet homme étrange, venu d’espaces interstellaires qu’elle ne pouvait concevoir, était fragile. Siou-Té se jetait alors dans les bras de l’astronavigateur et restait immobile, serrée contre lui, les yeux fermés, respirant à peine.

Il lui arrivait souvent de chanter. Elle commençait généralement avec une tristesse pénétrante, puis se lançait avec fougue dans les figures compliquées d’une danse rythmique. Elle lui dévoilait ses rêves d’enfant, parlait de ses souffrances d’adolescente avec une précision de sentiment et d’observation que ne possédaient pas toutes les femmes de la Terre. Puis, elle chantait à nouveau, regardant l’avenir comme un fleuve sombre, coulant lentement dans un lointain inconnu. Il avait alors envie de tout oublier, afin de rester plus longtemps avec Siou-Té, dans la générosité de son amour et de s’abandonner lui-même totalement. Rêve impossible : la situation sur la planète était trop complexe, il était devenu le catalyseur des forces naissantes de l’opposition, de la lutte pour une existence humaine et pour sortir de l’inferno ! Le départ vers la planète natale de l’astronef et de tous ses amis serait pour lui un moment difficile à passer. L’attente tourmentait Vir Norine, bien qu’il eût encore devant lui quelques jours de travail en commun avec Rodis et de fréquentes rencontres par le SVP avec l’équipage de l’astronef.

Voilà ce que Norine croyait, mais il se trompait.

Après que Vir eût quitté l’Institut, un homme de petite taille à la peau si jaune qu’il ressemblait à un malade, s’éloigna de la foule en pleine discussion. En réalité, il se portait tout à fait bien, mais appartenait simplement à un groupe ethnique d’habitants des grandes latitudes de l’hémisphère de Tête. Nar Iang avait déjà gagné le droit au double nom en devenant un astrophysicien connu. Il se hâta vers un bureau situé au quatrième étage de l’Institut, s’y enferma et, tout en fumant pour se donner du courage, se mit à faire des calculs. Son visage, tantôt se tordait en un rire sarcastique, tantôt s’épanouissait en une joie mauvaise. Enfin, il prit ses notes et alla à la réception du Conseil Supérieur, où se trouvait la station téléphonique permettant d’appeler les plus hauts dignitaires en cas d’affaire urgente, d’importance gouvernementale.

Sur le video-écran apparut un « porte-serpent » éminent.

Encouragé par sa découverte, Nar Iang exigea d’être mis en liaison avec le souverain. Le secret qu’il venait de découvrir était si grand et si important qu’il ne pouvait le confier qu’à Tchoïo Tchagass lui-même.

Du fond de l’écran, le « porte-serpent » examina longuement l’astro-physicien, réfléchit, puis, son visage rusé et méchant exprima une sorte de sourire.

— D’accord ! Tu devras attendre un peu, tu le comprends…

— Bien sûr ! Je comprends…

— Alors, attends !

L’écran s’éteignit et Nar Iang, s’enfonçant dans un fauteuil confortable, s’abandonna à un rêve ambitieux. Pour un tel rapport, on l’honorerait de l’ordre du « Serpent et de la planète », du titre de Serpent-qui-sait-tout, on lui donnerait une belle maison au bord de la Mer Équatoriale. Et Gahé Od-Timfift, la danseuse célèbre qu’il désirait depuis longtemps, se ferait conciliante.

La porte s’ouvrit bruyamment. Deux « violets » costauds entrèrent. Derrière leurs dos, se profila l’homme de garde du parloir, blême. Avant que l’astrophysicien ait eu le temps de reprendre ses esprits, les « violets » le tirèrent de son fauteuil, lui tordirent les bras en arrière et l’entraînèrent vers la sortie. Effrayé et troublé, Nar Iang appela au secours, menaçant de se plaindre à Tchoïo Tchagass en personne. Un coup sur la tête qui lui fit voir trouble un instant, interrompit ses jérémiades. Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait déjà dans une voiture qui cahotait rageusement sur la route inégale. Il essaya de savoir où ses ravisseurs l’emmenaient et pourquoi. Une gifle bien appliquée coupa court à ses questions.

On le fit sortir de la voiture, devant le portail épais d’une maison gris sombre, clôturée par une muraille de fonte. Le cœur de Nar Iang se mit à battre rapidement dans un sentiment mitigé de peur et de soulagement. Les habitants de la capitale redoutaient la résidence de Ghen Shi, le premier adjoint de Tchoïo Tchagass et le plus terrible. On entraîna rapidement l’astrophysicien vers le sous-sol. Ébloui par la lumière vive de la pièce, Nar Iang cligna des yeux. Il ne fallut qu’une seconde aux gardes pour faire sauter les agrafes de ses vêtements, lui ôter sa ceinture et découdre sa chemise de bas en haut. Le sévère et maigre savant se transforma en un pitoyable loqueteux, retenant son pantalon qui tombait. Un cruel coup de pied dans le dos et il se retrouva, tremblant d’angoisse et de colère, en face d’une grande table derrière laquelle était assis Ghen Shi. Le second souverain de la planète sourit d’un air accueillant et Nar Iang retrouva son assurance.

— Mes gens ont fait du zèle – dit Ghen Shi, et se tournant vers les « violets » : je vois qu’on ne vous a pas donné de précision, il ne s’agissait pas d’amener un criminel, mais un témoin important.

Ghen Shi examina en silence l’astrophysicien à la peau jaune, puis dit doucement :

— Allons, communique-nous ton information ! J’espère que tu as dérangé le souverain pour une raison exceptionnellement importante, sinon tu comprends…

Encouragé par le sourire de Ghen Shi, Nar Iang croisa frileusement ses doigts sur ses jambes.

— L’information est si importante que je ne la donnerai qu’au Grand lui-même, dit-il lentement.

— Le Grand est occupé et a ordonné de ne pas être dérangé pendant deux jours. Parle, et plus vite que ça !

— J’aurais voulu voir le Souverain. Il va se fâcher, si je le dis à n’importe qui, dit le savant en baissant les yeux.

— Je ne suis pas n’importe qui pour toi, dit Ghen Shi d’un ton morne, et je ne te conseille pas de t’entêter.

Nar Iang se tut, s’efforçant de surmonter sa peur. Ils n’oseraient rien lui faire, tant qu’il gardait le secret, car celui-ci disparaîtrait avec lui.

L’astrophysicien secoua la tête en silence, craignant de trahir sa peur en parlant. Silencieux lui aussi, Ghen Shi se mit à fumer une longue pipe. Du bout de celle-ci, il indiqua un coin de la pièce.

Les « violets » se précipitèrent sur Nar Iang à la vitesse de l’éclair et lui arrachèrent son pantalon ; les autres gardes ôtèrent la housse d’un objet se trouvant dans le coin de la pièce. Ghen Shi se leva nonchalamment et s’approcha de la sculpture en bois grossier d’un oumaag. Aujourd’hui pratiquement disparus, les oumaags étaient autrefois élevés sur la planète Ian-Iah et servaient de monture et d’attelage. La gueule de l’animal était déformée dans un rictus bestial ; son dos était taillé en forme de pointe.

Le « violet » demanda :

— On le met juste sur le siège, seigneur, ou bien…

— Ou bien ! répondit Ghen Shi. Il est têtu et le siège demande du temps. Je suis pressé.

Le « violet » fit un signe de tête, leva une poignée sur le front de la bête en bois et commença à tourner. Le dos en forme de pointe se mit lentement à s’ouvrir comme une gueule.

— Allez, mettez-lui les courroies ! dit tranquillement Ghen Shi, en faisant des ronds de fumée.

Avant que les gardes ne se soient emparés de lui, Nar Iang comprit l’étendue de son malheur. Dans le peuple couraient depuis longtemps de terribles rumeurs à propos de l’invention de Guir Bao – prédécesseur de Ghen Shi – permettant d’obtenir n’importe quel aveu. On installait la personne à califourchon sur l’oumaag et les mâchoires en bois sur le dos de la statue commençaient lentement à se mouvoir. Une terreur sauvage brisa l’entêtement et la dignité humaine de l’astrophysicien. Hurlant « je dirai tout », il rampa aux pieds de Ghen Shi, se retint au sol et demanda grâce.

— Enlevez les courroies ! commanda le souverain. Relevez-le, installez-le, non, pas sur l’oumaag, dans un fauteuil !

Et Nar Iang, maudissant sa bassesse, tremblant et sanglotant, raconta comment, le matin même, l’invité de la Terre avait parlé à l’assistance de l’institut technico-physique, sans deviner les conclusions auxquelles les savants de Ian-Iah étaient parvenus, d’après les tableaux de l’Univers.

— Et tu penses être le seul ?

— Je ne sais pas… l’astrophysicien hésita.

— Tu peux m’appeler Grand – dit Ghen Shi avec condescendance.

— Je ne sais pas, Grand. Je suis allé aussitôt dessiner et calculer.

— Et alors ?

— L’astronef est venu d’une distance infiniment éloignée du cosmos. Il faut au moins mille ans pour qu’une information, partie d’ici, atteigne la Terre, deux mille ans pour un échange de signaux.

— Cela signifie ? s’écria Ghen Shi, d’un air semi-interrogateur.

— Cela signifie qu’il ne peut y avoir de second astronef… J’ai assisté en tant que conseiller aux entretiens avec les Terriens… Et, autre chose, se hâta de dire Nar Iang. On nous a montré une séance du Conseil de la Terre où il a été décidé de détruire Ian-Iah : c’est un mensonge, un bluff, une mystification, une tentative d’intimidation. Ils n’effaceront personne de la surface de la planète ! Ils n’ont pas mandat pour le faire !

— Mais on peut mener ce genre d’action sans mandat, surtout si on est loin de ses souverains – Ghen Shi pensait à haute voix.

Soudain, il montra le savant du doigt :

— Personne n’est au courant ? Tu n’as parlé à personne ?

— Non, non, je le jure sur le Serpent, je le jure sur les Étoiles Blanches !

— Et c’est tout ce que tu peux m’apprendre ?

— C’est tout.

L’oreille avertie de Ghen Shi perçut une hésitation dans la réponse. Il fit jouer ses sourcils, qu’il avait discontinus comme la plupart des habitants de Ian-Iah, et transperça sa victime d’un regard impitoyable.

— Je regrette, mais il te faudra encore passer sur l’Oumaag. Eh, attrapez-le !

— Non, non, hurla Nar Iang, désespéré. J’ai dit tout ce que j’avais deviné. Seulement… Allez-vous me gracier et me laisser partir, Grand ?

— Alors ? hurla Ghen Shi, détruisant les dernières velléités du savant.

— J’ai entendu une conversation entre deux de nos physiciens, tout à fait par hasard, je le jure sur le Serpent ! Ils semblaient avoir résolu l’énigme du champ de protection des Terriens. Il ne faut pas essayer de le traverser au moyen d’attaques ponctuelles, en usant de balles ou d’explosions. Plus le coup est fort, plus le choc en retour est grand. Mais si on le coupe par une lente pression d’un rayon polarisé en cascade, le champ devient alors vulnérable. L’un des deux physiciens a dit qu’il aurait voulu essayer le générateur quantique qu’il vient de mettre au point.

— Leurs noms ?

— Dou Ban-La et Niou-Ke.

— C’est tout maintenant ?

— C’est vraiment tout, Grand. Je n’en sais pas plus. Je le jure…

— Tu peux partir. Donnez-lui une aiguille et son manteau et emmenez-le où vous savez.

Les « violets » s’approchèrent de Nar Iang qui remit son pantalon.

— Qu’il y en ait deux qui s’occupent de ces physiciens ! Non, prenez seulement Dou Ban-La. Les femmes font trop de boucan et elles sont plus obstinées. De tout façon, il y a une selle spéciale pour elles !

Le « violet » le plus âgé, s’inclina bien bas et sortit. On conduisit le savant vers la sortie. À peine eût-il franchi le seuil, que l’officier en noir, qui s’était tenu silencieux dans un coin, lui envoya dans la nuque une longue aiguille, au moyen d’un pistolet à air. L’aiguille pénétra sans bruit entre la base du crâne et la première vertèbre, stoppant net la vie de Nar Iang, en sorte qu’il n’eût pas le temps d’apprendre cette vérité toute simple : aucune circonstance, prière ou pacte, n’est possible avec un bandit. Les vestiges de l’ancienne croyance dans la parole donnée, l’honneur ou la pitié avaient causé la perte de nombreux Tormansiens, qui avaient tenté de faire carrière dans l’oligarchie et qui avaient cru aux « lois » et au « droit » de la clique de tueurs, quels qu’ils soient, essentiellement du Conseil des Quatre et de son entourage proche.

D’un geste, Ghen Shi écarta l’officier noir et entra dans le local voisin contenant les tableaux et écrans des appareils d’enregistrement. Tournant une vis bleue, il appela Kando Lelouf, ou Ka Louf, troisième membre du Conseil des Quatre, chargé de l’économie de la planète. Cet homme petit et rond portait une tenue de parade somptueuse qui le faisait ressembler à Zet Oug, mais il avait une mâchoire puissante, une petite bouche féminine et une voix de fausset.

— Kando, tu dois annuler tes rendez-vous, déclara Ghen Shi sans préambule. Viens tout de suite chez moi, d’où nous pourrons diriger une opération particulière. Nous avons une occasion rare d’accomplir ce que nous avions envisagé…

Moins d’une demi-heure plus tard, les deux membres du Conseil des Quatre avaient décidé, tout en fumant leurs pipes, d’un plan perfide.

Tchoïo Tchagass s’isolait de temps en temps dans un appartement secret de son palais (même Ghen Shi ignorait que cet appartement se trouvait dans les souterrains de la tour). Cette fois-là, le souverain s’absentait pour quarante-huit heures seulement, et cela signifiait que, pendant vingt-quatre heures au moins, ils avaient les pleins pouvoirs. On pouvait faire tant de choses en vingt-quatre heures !

Le plan était simple : arrêter Faï Rodis et Vir Norine et les obliger, sous la torture, à dire tout ce qu’il fallait à la télévision, puis les tuer le plus rapidement possible. Les Terriens ne se battraient pas contre toute la planète. Bien sûr, il aurait été bien d’engager l’astronef dans l’action en contraignant la souveraine des Terriens – par la torture – à donner l’ordre d’attaquer les Jardins de Tsoam et d’éliminer Tchoïo Tchagass. La puissance de l’astronef était considérable. Il ne resterait des Jardins de Tsoam qu’une fosse, dans laquelle disparaîtraient les collaborateurs les plus proches ainsi que la garde du souverain, sans parler du souverain lui-même. Alors, Ghen Shi et Ka Louf deviendraient – sans pertes superflues et sans risque – les premiers personnages de l’état, quant à Zet Oug, on verrait ! Il fallait supprimer tous les témoins, au nombre desquels cet imbécile de Tael, incapable d’être un bon espion !

— Il faudra se préoccuper à l’avenir de construire de profonds abris souterrains, car, maintenant que les astronefs de la Terre connaissent la route, ils reviendront obligatoirement ici. J’ordonnerai que tous ceux qui restent dans la capitale ne soient pas dirigés vers le Palais de la Mort Douce ou ailleurs, mais constituent une armée de travailleurs souterrains, proféra Ghen Shi.

— Très sage pensée ! dit Ka Louf dans un piaulement.

Pendant que les souverains conféraient là-haut, on avait traîné à l’étage inférieur le physicien Dou Ban-La, après l’avoir roué de coups. Mais il n’avait pas encore perdu toute combativité. Il se montra plus entêté que le traître crédule Nar Iang et les « violets » durent l’installer sur l’oumaag. Sa voix se brisa dans un cri inhumain et, le physicien céda en sanglotant. Accompagné de ses tortionnaires, il alla montrer son appareil.

Faï Rodis était descendue dans le souterrain dès le crépuscule. Il y avait ce jour-là une grande réunion commune de « Cvil » et de « Cvic » ; les premiers éléments décisifs d’une union des forces pour une opposition commune devaient y être discutés. En écoutant les orateurs, Rodis ne cessa de penser à la façon d’aider Vir Norine et sa douce fée Siou-Té. Elle ne doutait pas de la décision de tous les Conseils de la Terre. On n’enverrait pas d’expédition ici, avant que les graines semées par ceux de la « Flamme sombre » n’aient poussé, ou au pire, avant qu’il ne soit clair que l’Heure du taureau n’était pas terminée et que les démons continuaient à régner sur Tormans. Dans ce cas, il faudrait appliquer la loi du Grand Anneau sur la destruction des régimes qui, en fermant aux êtres pensants le chemin de la connaissance approfondie du monde, arrêtent leur développement et les maintiennent dans l’inferno. Personne ne doit répéter les erreurs des anciens colonisateurs de la Terre, qui se sont installés dans des pays étrangers, sans connaître l’histoire, la psychologie et les mœurs des peuplades aborigènes, surtout, lorsque ces peuples jouissaient d’une culture originale hautement développée.

Voilà une bonne idée : discuter avec Tchoïo Tchagass afin que Vir Norine reste légalement sur la planète Ian-Iah en qualité d’historien, d’observateur et de correspondant jusqu’à l’arrivée du prochain vaisseau. Ou un meilleur prétexte encore : le vaisseau imaginaire qu’elle avait « fait venir » était soi-disant retardé et Vir Norine devait rester là pour la liaison et l’atterrissage. Cela permettrait à Vir Norine de vivre tranquillement un certain temps.

De l’obscurité environnante émana une sensation de danger menaçant, qui se condensa soudain comme les nuées malfaisantes apportées par une rafale. Le psychisme fin de Rodis l’avertit. Pour la première fois depuis son arrivée sur Tormans, elle sentit qu’un danger mortel s’approchait d’elle.

Les ennemis étaient proches. Son intérêt passionné pour la réunion, ses pensées à propos de Vir Norine, avaient affaibli son flair habituel, qui l’avait avertie avec une heure ou plus de retard. Appelant Tael, Rodis lui fit part de ses craintes. L’ingénieur la regarda attentivement et un frisson lui parcourut le dos. La prudence douce et presque tendre de la femme de la Terre s’était transformée en une fermeté menaçante, en une rapidité insaisissable de mouvement et de pensée. Sa volonté – comme une corde tendue à fond – se mit à vibrer en elle et fut perceptible à son entourage.

Rodis conseilla de se séparer et d’emprunter les deux entrées : l’entrée principale et l’autre, plus éloignée. Elle observa au préalable le psychisme des participants : n’allaient-ils pas flancher ? Personne ne devait tomber entre les pattes des « violets », sinon le fil terrible de l’enquête se déviderait.

Puis, accompagnée de Tael, elle alla en hâte à l’étage au-dessus et concentra toute sa volonté à appeler Vir Norine. Les minutes s’écoulèrent sans réponse.

— Je vais essayer d’entrer en contact avec le souverain – dit-elle à Tael, au pied de l’escalier menant à sa chambre à coucher.

— Vous penser à Tchoïo Tchagass ? demanda Tael, tout essoufflé par la marche rapide.

— Oui. Il n’y a rien à faire avec les autres. Non seulement, ils sont irresponsables, mais en plus, ils sont opposés à Tchoïo Tchagass.

— Par le Grand Serpent et le Serpent-Éclair ! Tchoïo Tchagass n’est pas là, je comprends maintenant…

— Quoi ? (Rodis se souvint soudain des archives où se trouvaient les objets ramenés de la Terre).

— Il s’est absenté pour quarante-huit heures dans une résidence secrète et a délégué ses pouvoirs, comme d’habitude, à Ghen Shi.

— Ainsi, ils veulent s’emparer de nous en l’absence de Tchoïo Tchagass : nous obliger par la torture à faire quelque chose pour eux, et ensuite, nous tuer tout simplement afin que l’astronef exerce des représailles contre Tchagass, c’est sûrement ça. Tael, mon ami, sauvez Vir Norine. Prenez le SVP du sanctuaire, éloignez-vous et entrez en liaison avec Vir. Il est chez lui, je vais essayer de le réveiller, mais vous le trouverez là où il se cache. Il faut faire très vite, Tael, ne pas perdre de temps. Pour la première fois, ils vont essayer de s’emparer de moi. Plus vite ! Je l’appellerai de ma chambre.

— Et vous, Rodis ? Comment allez-vous faire ? S’ils réussissaient ?

— Mon plan est simple. Je vais me mettre à l’abri, grâce au champ de protection du SVP, en attendant d’être en contact avec l’astronef. Donnez les coordonnées du lieu situé dans le jardin abandonné, là où le disconef a atterri lors de la blessure de Tchedi. Il faut une heure et demie pour préparer un discoïde et vingt minutes de plus pour que Grif Rift arrive. La batterie du Neufpattes dure cinq heures, même en cas de tir ininterrompu. Je dispose d’une grande réserve de temps. Lorsque vous aurez joint Vir Norine, revenez avec le SVP et attendez-moi à l’entrée de la quatrième galerie. Mon SVP s’autodétruira lorsqu’il sera déchargé et j’irai en bas pendant que, pleins de rage, ils chercheront partout. N’ayez pas peur, j’orienterai l’explosion vers le haut, afin de ne pas endommager l’édifice et ne pas dévoiler l’entrée du souterrain. Elle peut encore vous servir.

— Je n’ai peur de rien, sauf… l’ingénieur réprima soudain un sanglot sur le point de lui échapper. J’ai peur pour vous, Rodis, mon étoile, mon soutien, mon amour ! Quelque chose d’incroyablement terrifiant vous menace !

Faï Rodis, elle-même, dut lutter contre l’angoisse pernicieuse qui perçait l’obscurité environnante et s’infiltrait dans son psychisme stable. Ce sentiment s’était sûrement communiqué au Tormansien.

— Allez, Tael. Vous pouvez être retardé à cause de Norine.

— Laissez-moi monter avec vous, juste deux minutes. Je dois me convaincre qu’ils ne sont pas montés dans votre chambre.

— Ils ne le pourront pas. J’ai protégé l’entrée, comme toujours lorsque je descends dans le souterrain.

Ils écartèrent avec beaucoup de précaution le bloc mural de la chambre à coucher de Rodis, plongée dans l’obscurité. Portant ses doigts à ses lèvres, elle s’approcha subrepticement de la porte de la seconde pièce, écouta le bourdonnement puissant du Neufpattes et regarda à l’intérieur, depuis le seuil. Près de la porte grande ouverte du corridor s’entassaient une multitude d’hommes en manteaux noirs, capuchons et gants noirs, les tueurs de la nuit. Le vaste passage séparant les appartements de l’étage supérieur était rempli de « violets » qui se profilaient sur les contours effrangés du champ de protection. Ceux qui étaient en arrière s’affairaient traînant quelque chose de lourd, tandis que ceux qui se trouvaient à l’avant restaient alignés immobiles, n’essayant ni de tirer ni d’attaquer.

Faï Rodis sortit de la chambre à coucher sans se faire remarquer.

— Dépêchez-vous, Tael !

L’ingénieur fit un pas vers l’entrée restée ouverte et regarda autour de lui. Tout son dévouement et son penchant amoureux envers Rodis se reflétèrent sur son visage avec la force de l’adieu précédant la mort.

Rodis étreignit Tael et l’embrassa avec une telle force qu’il en eut les yeux obscurcis. En un éclair, Tael se rappela les films de la Terre, l’amour tendre et un peu froid qui s’unissait si étrangement avec une passion frénétique…

Il se mit à courir dans l’escalier raide du souterrain complètement obscur, et aussitôt, Rodis, d’un bond, toucha la corniche et referma l’ouverture du mur.

La capitale se couchait tôt, et à cette heure, le silence régnait dans l’appartement des « Cvil ». Vir Norine se réveilla soudain. Dans la chambre de Siou-Té recouverte de tentures, on entendit la respiration égale de la jeune fille endormie. Une voix sourde, sortie des ténèbres l’appela : « Vir, Vir, réveillez-vous ! Réveillez-vous ! Vir, danger ! »

Il sursauta et fut aussitôt en éveil : « Rodis ! Que s’est-il passé ? »

Réveillant Siou-Té, il courut dans sa chambre, brancha le Neufpattes et vit la chambre sombre de Rodis. Au bout de quelques secondes, la vision s’éclaircit et Tael apparut…

L’effroi et le saisissement saisirent Siou-Té lors de la chevauchée insensée qu’ils firent sur le SVP à travers les rues obscures de la ville du Centre de la Sagesse. Sur la coupole du Neufpattes, il n’y avait place que pour une personne. Vir Norine prit la jeune fille dans ses bras. Une coordination extraordinaire et le sens de l’équilibre permirent au Terrien de se maintenir sur la petite machine qui galopa à une vitesse maximum. À un croisement de routes, hors de la ville, l’astronavigateur s’arrêta. Sur le conseil de Tael, il décrivit lentement un grand cercle et aspergea le sol d’une composition spéciale que Tael lui avait un jour apportée. Cette invention, qui était ignorée des souverains, avait la propriété de paralyser pour un temps assez long les nerfs de l’odorat : des chiens lancés à leurs trousses ne sentiraient rien. Il ne restait pas plus de deux kilomètres jusqu’à l’aire d’atterrissage du discoïde.

Au même moment, Rodis sortit de sa chambre à coucher. Ses ennemis la remarquèrent à travers le champ de protection devenu lâche. Ils s’agitèrent en la montrant et firent un signe à ceux qui se trouvaient derrière. Rodis augmenta la force du champ, un mur gris cacha les silhouettes qui se rapprochèrent, tandis que le passage s’enfonçait dans l’obscurité. Invisible à ses ennemis, Rodis appela le vaisseau par rayon spécial. Menta Kor était assise près de l’écran où ne brillaient plus que deux lumières vertes – celles des Terriens – plus une troisième – celle de Tael. Elle réveilla aussitôt Grif Rift, qui apparut au bout de quelques secondes. Le signal général d’alarme retentit dans l’astronef. Tout l’équipage prépara le discoïde. C’était le dernier des trois appareils qu’ils avaient emporté. Rift se pencha, angoissé, sur le tableau et demanda à Rodis de ne pas attendre davantage et de descendre dans le souterrain.

— Le Neufpattes se débrouillera tout seul. Je craignais depuis longtemps quelque chose d’analogue et je n’ai pas cessé d’être surpris par le jeu que vous jouiez avec Tchoïo Tchagass.

— Ce n’est pas lui.

— C’est encore pire. Plus ceux qui disposent du pouvoir sont médiocres, plus ils sont dangereux. Je décolle sans perdre une seconde. Le ciel est clair. Reviendrez-vous enfin à bord du vaisseau, au lieu de rester dans l’enfer de Tormans ?

— Il y a ici beaucoup de gens qui ne sont pas plus mauvais que nous. Ils sont condamnés à vivre ici de leur naissance à leur mort, ce qui est une pensée insupportable. Je suis très inquiète au sujet de Norine.

— Le voilà, Vir ! Il est installé sous les arbres, près de l’aire d’atterrissage ! Partez le plus vite possible !

— Je m’en vais, ne coupez pas le contact, surveillez la chambre. Je voudrais savoir combien de temps mon Neufpattes va tenir. Et je lui ferai mes adieux depuis la « Flamme sombre ».

Rodis prit sur la table une bobine d’enregistrement non encore retransmis à l’astronef et, après avoir envoyé un baiser à Grif Rift, se dirigea vers sa chambre à coucher.

On entendit un sifflement si assourdissant que Rodis s’arrêta une seconde. Des ténèbres du champ de protection, une machine inconnue, ressemblant à la gueule d’un monstre, s’avança chauffée à blanc. Détruisant le champ de protection, son rayon au sifflement aigu atteignit la porte de la chambre à coucher et projeta Rodis contre la fenêtre, près de laquelle se tenait le Neufpattes.

Hors de lui, Grif Rift se cramponna au tableau et s’approcha de l’écran, le visage décomposé par la peur.

— Rodis ! Rodis !

Il s’efforça de crier plus fort que le sifflement du rayon, derrière lequel pénétrait une construction tirée par les silhouettes noires des tueurs de la nuit de Ghen Shi.

— Ma chérie, ma vie, dites-moi, que dois-je faire ?

Faï Rodis se mit à genoux près du SVP et approcha sa tête du second émetteur.

— Trop tard, Grif ! Je vais mourir ! Grif, mon commandant, je vous l’ordonne et je vous en supplie : ne vous vengez pas ! Ne commettez pas de violence ! Ne semez pas la haine et la terreur dans le peuple de Tormans ! Ne supprimez pas la vision pure qu’ils ont de la Terre. N’aidez pas ceux qui sont venus pour tuer, en leur donnant l’image d’un dieu qui sévit, ce qui est la pire image de l’homme. Ne rendez pas nos sacrifices inutiles ! Repartez sur Terre ! Vous entendez, Rift ? Décollage immédiat !

Rodis n’eût pas le temps de se consoler en évoquant la douce Terre. Elle se rappela les vils chirurgiens de Tormans, amateurs de réanimation et sut qu’elle ne devait pas mourir de mort naturelle. Elle tourna les manettes du SVP de manière à ce que l’explosion se produise dans le délai d’une minute, et par un puissant effort de volonté arrêta son cœur et s’écroula sur le Neufpattes.

Poussant un cri de triomphe, les tueurs se précipitèrent dans la pièce et s’arrêtèrent devant le corps de la souveraine des Terriens pendant la minute qu’il leur restait à vivre…

Pour la première fois de sa longue vie, le commandant de l’Astronef à Rayon Direct laissa échapper un cri de colère et de douleur. La lumière verte de Faï Rodis s’éteignit sur le tableau. Puis, là où se trouvait son SVP, dans le ciel noir jaillit une colonne enflammée d’un bleu aveuglant qui emporta les cendres du corps consumé de Faï Rodis vers les couches supérieures de l’atmosphère et le courant équatorial ceinturant la planète l’emporta à son tour.

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