Chapitre VIII LES TROIS SPHÈRES DE LA MORT

Le bateau à deux flotteurs en forme de cigare, glissait sur la surface de l’eau. Le golfe allongé de l’Océan Équatorial ne portait pas en vain le nom de Mer de Miroir. Située dans la zone de calme atmosphère, proche du pôle de Queue, la mer ne connaissait pratiquement pas de tempêtes. Comme aucun fleuve important ne se jetait dans ses eaux, elles avaient gardé leur pureté originelle, sombres en profondeur et d’un scintillement aveuglant sous les rayons rouges de l’astre de Tormans.

Ghen Atal aimait le jeu des couleurs sur la poupe, tandis que Tivissa Henako et Tor Lik admiraient la pureté extraordinaire de la mer. Deux Tormansiens, en uniforme violet, étaient assis dans l’avancée en trièdre, aux leviers de commande. Ils regardaient sans cesse devant eux et échangeaient de loin en loin des exclamations laconiques.

Ils avaient mis le cap sur une montagne escarpée en forme de tonneau. La masse pierreuse d’un gris sombre était striée d’une roche rouge dont les ramifications faisaient penser à des artères sanguines.

À gauche, au pied de la montagne, la berge était recouverte de dalles de pierre. Au-delà du quai, s’élevaient les bâtiments situés en retrait de la mer et sans ordonnance. La ville abandonnée de Tchendine-Tot était proche d’un bocage en défens, le dernier de la planète Ian-Iah. Ici, avait existé pendant longtemps le domaine des « Partisans de la Nature » qui avaient refusé l’urbanisation générale et s’étaient installés dans cette zone au climat malsain. L’accroissement excessif de la population de la planète obligea à construire même à l’intérieur de la zone réservée. « Les Partisans de la Nature » se fondirent dans la masse commune des citadins. Toutefois, une fraction de la forêt primitive échappa à la consommation dévorante des seize milliards de Tormansiens. Ce ne fut, en réalité, qu’un hasard. La catastrophe éclata avant que le dernier bosquet ne soit abattu. Plusieurs villes furent décimées et celles qui se trouvaient dans des zones moins accueillantes ne furent jamais repeuplées.

On approchait de la berge. Les Terriens voulurent monter sur le toit de la cabine transformé en petit pont, mais leurs guides s’y opposèrent énergiquement. Ils parlaient très vite avec l’accent des habitants de l’Hémisphère de Queue et en avalant les consonnes. Les Terriens, habitués à la prononciation claire des émissions radio gouvernementales et au discours lent des fonctionnaires, comprenaient difficilement leurs compagnons. Il apparut qu’il y avait des limaïs dans la Mer de Miroir. De leurs longs tentacules, ces monstres voraces attrapent tout ce qui bouge à la surface des ponts et l’entraînent au fond. Ils sont en nombre incalculable.

— La ressemblance avec les mers de la Terre est étonnante, dit Tivissa. Lorsqu’on tua les cachalots, à l’Ère du Monde Désuni, les grands céphalopodes se multiplièrent et il fallut mener une véritable guerre contre eux. En général, l’extermination de chaque espèce a lentement détruit l’équilibre millénaire de la nature. En vertu de la tendance sélective de toute action néfaste que nous appelons maintenant La Flèche d’Ahriman, on exposa à l’anéantissement plantes et animaux – surtout les plus beaux et les plus intéressants qui sont aussi les moins aptes à supporter de nouvelles conditions de vie. Il ne resta, au fond, que les espèces nuisibles, qui se multiplièrent, parfois à une vitesse fantastique et inondèrent littéralement d’énormes surfaces avec les ondes de leur biomasse. La loi de la survie prépondérante des formes nuisibles, là où la nature a été maladroitement défigurée par l’homme, a été élaborée par les Tormansiens d’après leur propre expérience.

— Quel dommage que cette mer de cristal si belle recèle une telle abomination ! J’aurais aimé me baigner ici, si je n’avais pas eu de scaphandre, termina tristement Tivissa.

— Ne remarques-tu pas, interrogea Tor Lik, que régulièrement, sur Tormans, dans toutes les belles places, les beaux édifices et même chez les gens, ce qui est mauvais est caché ? C’est étrange.

— Aphy chéri (Aphy était le diminutif tendre donné aux astrophysiciens), dit Tivissa en ébouriffant les cheveux de Tor, tu devrais retourner maintenant sur l’astronef. Tu es trop souvent nostalgique…

— Tu as raison. Je foule cette planète dévastée comme un jardin desséché dont on ne peut sortir !

— Est-ce l’homme qui a tellement changé la planète entière ? demanda Ghen Atal, qui, en un instant, se représenta la générosité inépuisable de la Terre.

Tor répondit :

— Les ressources de chaque planète sont limitées, il ne faut rien prendre sans donner en échange. Rendre ce qui a été pris peut être la voie d’une bonne organisation de la planète. Sinon, comme cela s’est également produit chez nous sur la Terre, on ne peut éviter la destruction des formes de vie restantes ou l’appauvrissement des ressources énergétiques accumulées pendant des millions de siècles, ce qui condamne à la misère et à l’indigence les générations suivantes. Nous nous trouvons en ce moment sur une planète dévastée non seulement par la guerre mais aussi par un lapinisme excessif. En exploitant les richesses de la planète, les Tormansiens n’ont calculé que les bénéfices sans penser aux déficits qui existent également dans les ressources humaines.

— Oui, nous avons vu beaucoup de misère, reconnut Tivissa, toutes les bêtes sauvages, les gros oiseaux, les poissons que l’on pêche, les mollusques comestibles et les algues ont été massacrés. Tout cela est devenu nourriture au moment du Siècle Catastrophique de la Famine. La course après la quantité, le bon marché et la production de masse, sans prévision à long terme, a fini par empoisonner les fleuves, les lacs et les océans. Les fleuves se sont asséchés après la destruction des forêts et la forte évaporation des réservoirs des centrales électriques, les lacs se sont ensablés et sont devenus salés. Presque partout l’eau douce est plus chère que la nourriture. Il en reste juste assez pour l’agriculture de cette triste planète. L’énergie est insuffisante pour entreprendre le dessalement. Il n’y a pas de calotte polaire importante ici… donc, il n’y a pas de réserves de glace douce. Quant à l’élevage… Avez-vous vu leurs troupeaux ? Biologiquement, ce sont les mêmes chèvres que celles qui ont, autrefois, sauvé la civilisation biblique mais détruit toute la végétation des rives de la Méditerranée.

— Mais, ont-ils au moins compris ce qu’ils ont fait ? demanda Ghen Atal. Avez-vous rencontré des savants dans les instituts biologiques ?

— Il me semble qu’ils comprennent. Mais leur biologie est dépassée et aboutit essentiellement à la sélection et à l’anatomie pratique, à la physiologie et à ses branches médicales. Ils n’ont même pas réussi à étudier comme il faut leurs animaux et ceux-ci ont disparu… perdus à jamais.

— « À jamais » ! Ce que j’entends le plus souvent ici, ce sont ces mots insupportables pour l’homme, dit Tor Lik, qui regarda la mer en silence.

La mer transparente se couvrit de rides vers l’avant. Au début, les Terriens crurent que des algues entrelacées flottaient. Mais un fourré de tentacules contorsionnés d’un bleu-vert se dressa au milieu d’une masse indéterminée. Ces tentacules se soulevèrent à 4 mètres au-dessus de la surface de la mer, en virevoltant et secouèrent dans tous les sens leurs extrémités rouges aplaties.

Le navire décrivit un virage aigu qui projeta les Terriens contre le mur de la cabine, tandis que le « cigare » noir du flotteur s’élevait au-dessus de l’eau. Les moteurs hurlèrent et le monstre disparut dans une vague déferlante.

Les deux Tormansiens se disputèrent à voix basse. Ce fut le barreur qui l’emporta. Il fit un geste énergique de la main en direction de la rive dallée.

— Nous n’accosterons pas directement en ville, expliqua le second Tormansien aux passagers. Les fonds sont trop profonds au débarcadère et les limaïs peuvent attaquer. Personne ne les avait encore rencontrés si près de la ville. Il y a de ce côté un banc de sable où les limaïs ne peuvent aller et où nous accosterons. Il faudra seulement marcher un peu plus longtemps.

— Les distances ne nous font pas peur, dit Tivissa en souriant.

— Nous ne craignons pas non plus cette vermine ! intervint Tor Lik. Nos SVP peuvent les chasser ou les détruire !

— Pourquoi vider nos batteries ? fit remarquer Tivissa. Même si Ghen en a apporté des neuves, nous avons encore un long chemin à parcourir.

— Tivissa a raison. On nous a répété que c’était dangereux. De plus, en cas d’attaque sous-marine, il faudra dépenser deux fois plus d’énergie.

En signe d’accord, Tor Lik porta les mains à son front.

On sentit sous le bateau le banc de sable incliné. Les conducteurs autorisèrent les passagers à se réunir sur le pont. L’air figé et lourd avait un arrière-goût d’oxyde d’azote, comme si les processus chimiques inertes dominaient dans la nature environnante. Le fond incroyablement plat, de couleur verte, semblait du limon compact. D’énormes tourbillons de sédiments troubles s’élevèrent à la poupe.

— Alors, et ce bain, Tivissa ? dit Ghen Atal en montrant le fond. Tu peux t’enliser jusqu’au cou ici.

Les moteurs grondèrent, la vase commença à bouillonner. Le barreur fit faire un bond au navire qui accosta sur le remblai de sable et de galets. De là, les Terriens gagnèrent la berge sans difficulté en empruntant une large planche. Ils aidèrent leurs Neufpattes à passer.

— Quand devons-nous revenir ? demanda le barreur d’un ton brusque.

— Nous n’avons plus besoin de vous, dit Tor, et les deux marins poussèrent ouvertement un soupir de soulagement.

— Nous nous enfoncerons dans le pays et nous franchirons les crêtes en direction de l’équateur pour aller dans la plaine Men-Zine, poursuivit l’astrophysicien après avoir vérifié sur la carte, là nous prendrons un avion.

— Et nous explorerons Kin-Nan-Té, la plus grande ville morte de l’Hémisphère de Queue.

— Kin-Nan-Té ! s’écria le barreur, puis il resta silencieux.

Son camarade le poussa, salua les Terriens et leur souhaita d’être « comme le Serpent, invincibles et indomptables ».

Les marins mirent le bateau en marche. Il s’arracha au banc de sable et fut emporté sur la Mer de Miroir.

Abandonnés à eux-mêmes, les Terriens ôtèrent leurs vêtements, les roulèrent en solides baluchons et les attachèrent aux SVP. Puis, les trois silhouettes de couleurs différentes – grenat sombre, vert malachite et marron doré – longèrent à grandes foulées infatigables la rive en direction de la place ovale du débarcadère. La ville abandonnée de Tchendina-Tot les accueillit : uniformité écrasante de ses maisons, ses écoles, ses lieux de distractions et ses hôpitaux, uniformité caractéristique des constructions érigées à la hâte et négligées à l’époque de « l’explosion démographique ». L’étrange manie de mélanger à l’intérieur d’appartements étriqués les services à affectations différentes vouait à une triste promiscuité enfants, malades, personnes âgées. De plus, les voitures bruyantes se pressaient dans les rues aussi étroites que des canaux. Tivissa et Tor avaient déjà observé cela dans les villes « vivantes ».

Les minables constructions en forme de parallélépipède aux baies vitrées identiques n’avaient rien de ce mystère qui fait généralement le charme des villes abandonnées. Les Terriens traversèrent rapidement les rues mélancoliques et couvertes de poussière. Immobiles dans l’air étouffant, les squelettes courbés des arbres tombaient en poussière au moindre effleurement. Tor pénétra à tout hasard dans un immeuble qui lui avait plu par l’encadrement doré de son entrée. Les soutènements rongés par la rouille et recouverts de ciment retenaient à peine le plafond. Tor Lik décida d’aller plus loin. Les contours harmonieusement arrondis de l’intérieur étaient très différents de la plupart des immeubles aux mornes angles droits. Après avoir traversé un hall en demi-lune, encombré de débris de meubles, Tor Lik se trouva dans une salle ronde, qui lui fit aussitôt penser à la Terre. Il examina la salle avec attention et remarqua que les murs étaient faits de dalles de dunite polie et de pyroxénite hyper-murale, provenant des roches abyssales et ultrabasiques de l’assise de la croûte terrestre, formant apparemment, ici aussi, les zones inférieures de l’écorce de Tormans. Comme pour souligner la ressemblance, deux frises rouges cylindriques étincelaient sous la poussière. Tor Lik reconnut en elles les éclogites riches en gros grenats.

— Tor, où es-tu ? appela à voix haute Tivissa, en entrant.

— Chut ! Sors d’ici, l’immeuble tient à peine.

— Qu’as-tu trouvé d’intéressant dans cette pièce poussiéreuse ?

— Elle est faite de minéraux qui proviennent des profondeurs de Tormans, répondit Tor en sortant dans la rue. Elle ressemble tout à fait à celle qui se trouve dans le musée des montagnes de l’Oural. Comme on pouvait s’y attendre, la composition interne de la planète est très proche de celle de la Terre. Il s’ensuit que la gravitation et les caractéristiques des processus géologiques sont presque identiques.

Une plaine nue s’étendait au-delà de la ville, s’élevant doucement vers les montagnes. Très loin, des taches noires s’élargissaient dans un mirage brûlant. Le stéréotélescope permit de voir qu’il s’agissait des premiers arbres véritables.

Les trois Terriens continuèrent de marcher sur l’ancienne route sinueuse faite de cailloux aplanis comme ceux que l’on trouve dans le lit d’une rivière : des siècles durant, les roues des lourds attelages avaient enfoncé le revêtement de la route dans le sol friable. Ghen Atal s’arrêta si brusquement que le SVP trottinant près de lui souleva un nuage de poussière en plantant ses courtes pattes dans la route.

— Regardez, nous traversons un cimetière !, s’écria l’ingénieur de protection blindée, en montrant un champ immense de tertres à peine visibles.

Rompant la monotonie, se dressaient çà et là des fragments de clôtures, des dalles de ciment qui servaient de pierres tombales.

— Cela vous étonne, Ghen ? dit Tor Lik. C’est vrai que vous venez juste de quitter les Jardins de Tsoam. Autour de chaque grande ville, des cimetières de ce genre s’étendent sur des dizaines de kilomètres. Ils ont surgi à l’époque de surpopulation, lorsque la pénurie de combustible conduisit à interdire la crémation des cadavres et à revenir à l’ancienne coutume de l’inhumation. Les cimetières géants de Tormans sont l’une des preuves éloquentes de la catastrophe phosphorique qui se produisit sur la planète. Si Tormans ressemble tellement à la composition élémentaire de la Terre, alors, comme sur la Terre, les ressources en phosphore y étaient très limitées. Non seulement, les Tormansiens ont rejeté le phosphore, en tant que déchet, dans l’océan où il s’est dissous, sans que leurs pauvres moyens en matière d’énergie leur permettent de l’en extraire, mais encore ils l’ont enfoui avec des milliards d’ossements dans des cimetières desséchés, l’excluant du tourbillon de la planète. Ils ne se sont pas rendu compte qu’aucun des processus s’opposant à l’entropie n’est possible sans phosphore.

— Étrange, en effet. Pourquoi ont-ils renoncé à l’ancienne perpétuation des cendres ?

— Ils étaient incapables, apparemment, de transformer les événements, dit Ghen.

— Annihilation de la qualité par la quantité, dit Tivissa. Dans les jungles vertes, le tigre semblait une magnifique bête sauvage et inspirait une terreur presque mystique. Mais imaginez dix mille tigres chassés, dans cette plaine par exemple ! Aussi dangereuse que soit cette multitude, ce n’est jamais que du bétail condamné qui n’a plus rien du tigre.

Sans que l’on sache pourquoi, Ghen Atal poussa un soupir et ne prononça plus un mot.

Des taillis clairsemés s’étendaient de tous côtés et se perdaient à l’horizon dans la bande pré-montagneuse. Les Terriens s’approchèrent des premiers arbres. Les petits troncs d’un brun sombre tendaient vers le ciel de plomb les cônes réguliers de leurs branches aux feuilles épaisses couleur chocolat. La symétrie étonnante de ces cônes trapus, la pointe tournée vers le bas, faisait penser au calme constant des environs de la Mer de Miroir. Les voyageurs avaient chaud, bien que la ventilation des scaphandres fût sans cesse en marche. L’air passait sous la « peau » métallique et s’échappait par des soupapes sortant des talons, soulevant de petits jets de poussière à chaque pas.

Le soir sans crépuscule de Tormans surprit les Terriens au milieu des arbres, mais ceux-ci étaient plus gros et portaient des couronnes si épaisses que des branches séparées étaient cachées dans leurs masses feuillues. Les longues ombres s’allongeaient sur le sol sec. Le bosquet torpide ne présentait aucune apparence de vie. Lorsque les Terriens s’installèrent pour la nuit dans le massif d’arbres près de la route, quelques insectes translucides volèrent dans la lumière de la lanterne. Les Terriens branchèrent, à tout hasard, la ventilation d’air à l’encolure de leurs scaphandres. Tivissa aspira l’air de ses narines dilatées et dit :

— Tout est affaire de suggestion. Les cartouches d’insufflation sont chargées de l’air de la Terre, et bien que je sache qu’il ne s’agit que d’un mélange atomique absolument sans goût ni parfum, il me semble sentir dans cette chaleur étouffante le vent parfumé des lacs nordiques… C’est là que je travaillais avant cette expédition.

— Ici, n’importe quelle ventilation apparaît comme le vent du nord, par contraste avec la chaleur étouffante et la poussière, marmonna Tor Lik, en tirant un oreiller réfrigérant et en s’installant contre le flanc du SVP.

La nuit de douze heures de Tormans durait trop longtemps pour que les Terriens se permettent d’attendre l’aube. Ghen Atal s’éveilla le premier, accablé de rêves terrifiants. Des ombres gigantesques lui étaient apparues, s’agitant au loin, silhouettes indéterminées avançant doucement le long d’une palissade inclinée en pierre, et volutes rouges de fumée dans des ravins noirs et béants. Ghen resta étendu un certain temps à analyser ses visions. Il finit par comprendre que son subconscient l’avertissait instinctivement d’une menace éloignée mais certaine. Ghen Atal se leva et réveilla aussitôt Tivissa.

— J’ai fait un mauvais rêve, un rêve inquiétant. Depuis que je suis sur Tormans, mes nuits sont pénibles, surtout juste avant l’aube.

» Deux heures du matin, c’est l’Heure du Taureau, remarqua Ghen Atal. C’est ainsi qu’on appelait, autrefois, le moment extrêmement pénible pour l’homme qui précède l’aurore, lorsque triomphent les dernières forces du mal et de la mort. Les mongols de l’Asie Mineure l’ont ainsi définie : « L’Heure du Taureau s’achève, lorsque, avant le matin, les chevaux se couchent par terre. »

— Dolor ignis ante lucem – violente nostalgie avant l’aube. Les anciens romains connaissaient aussi l’étrange force des heures de la nuit, dit Tivissa et elle commença sa gymnastique.

L’astrophysicien intervint :

— Il n’y a rien d’étrange. Ce sentiment est tout à fait normal, car il est issu de la physiologie d’un organisme encore lié aux temps primitifs et de l’état particulier de l’atmosphère avant l’aube.

— Pour Aphy, tout est toujours lié au Cosmos, dit Tivissa en riant.

Le SVP rouge-doré de Ghen ouvrit la marche. Une lampe posée en haut d’une tige flexible éclaira la route. Comme dans le rêve de Ghen Atal, des ombres noires s’agitèrent sauvagement dans les ravines et les combes. Le SVP sautillait sur la route inégale et l’obscurité environnante tantôt reculait, tantôt recouvrait tout. Là-haut, dans les ténèbres, apparurent un instant les petites lueurs isolées des étoiles. Le satellite de Tormans brillait faiblement, soulignant à droite le dôme régulier d’une montagne éloignée. Les Terriens atteignirent le col sans s’en apercevoir. À nouveau, le désert nu… La descente commença aussi douce que l’avait été la montée. À travers l’obscurité qui allait en s’éclaircissant, quelque chose de sombre se dessina face à eux, couvrant tout l’horizon que l’on voyait à peine. Un bruit faible et continu leur parvint. Les Terriens qui s’étaient habitués aux grandes étendues arides de la planète Tormans ne réalisèrent pas immédiatement que c’était le bruit de l’eau. L’aurore brève éteignit la lanterne du SVP, l’astre maussade, pourpre, surgit en arrière et à droite. Il s’éleva, s’éclaircit et dévoila une combe entre les montagnes. Quelque part au pied d’un versant, une rivière fit entendre son bruissement et au-delà, sur les basses collines, apparut un fourré d’arbres géants. Les voyageurs, pourtant habitués sur la Terre aux eucalyptus et aux séquoias de 150 mètres de haut, en eurent le souffle coupé. Les colonnes relativement minces des troncs de 250 ou 300 mètres de haut étaient couvertes, à leur faîte, d’un vaste chapeau de branches et de feuilles. Les Terriens descendirent vers la rivière, s’attendant à voir un torrent courir sur les galets, mais ils tombèrent sur une eau profonde et sombre dont le débit était très ralenti, car le tronçon d’un arbre colossal s’était mis en travers du cours d’eau. S’efforçant de garder l’équilibre sur la digue glissante, les six piétons – 3 personnes et 3 SVP – franchirent un tapis moelleux comme la mousse. Les SVP furent obligés de faire des sauts pour ne pas que leurs courtes pattes s’embourbent. Après la zone de mousse, le sol redevint pierreux et sec, recouvert dans la partie boisée d’une couche épaisse de feuilles et de branches mortes. Sous les pieds des marcheurs, le tapis à demi pourri se réduisit en poussière brune : il y avait vraisemblablement des siècles que personne n’avait foulé ces restes en décomposition.

— Ainsi, voilà à quoi ressemblaient les forêts de Tormans avant l’arrivée de nos astronefs ! dit doucement Tivissa.

— Qui habitait là à cette époque ? demanda Ghen Atal, poussant du pied une masse putréfiée de feuilles et de fruits, ce qui souleva une poussière sombre. Personne ne pouvait y trouver de quoi se nourrir !

— Dans les grandes forêts de la Terre, répondit Tivissa, toute la vie animale se concentrait là, et elle leva la main vers les branches courbées, perdues dans les hauteurs. Comme pour répondre à son geste, un hurlement aussi aigu qu’un sifflet fendit la forêt silencieuse. Ils s’immobilisèrent, pétrifiés d’étonnement. Quelque part, au loin répondit un hurlement rappelant le sifflement d’une scie à diamants à tours multiples.

Tor Lik prit le stéréotélescope et essaya de distinguer quelque chose dans le feuillage épais. Il crut voir une branche osciller de façon à peine perceptible.

— Ah ! s’écria Ghen Atal, tout joyeux. Tout n’est pas mort ici, au-delà de la mer de Miroir ! Les Tormansiens n’ont pas tout mangé !

— Si le facteur SA joue, alors, ce qui reste ne dit rien qui vaille, dit Tor Lik assombri. Je ne trouve pas ce sifflement sympathique.

Les Terriens restèrent longtemps à écouter et à régler les yeux-objectifs des SVP sur un faible éclairage. Mais, apparemment, la forêt gigantesque ne recelait pas davantage de vie que les cubes des maisons tenant à peine debout de Tchendrine-Tot.

Les Terriens passèrent deux jours de plus dans la forêt, allant d’une colline à l’autre à travers les monceaux de débris végétaux. Des petites clairières surgissaient parfois, colonnes éblouissantes de lumière. Là-haut, le ciel d’un gris livide se découpait dans un cadre de feuilles velues couleur chocolat. Le troisième jour, ils s’arrêtèrent à l’orée de l’une de ces clairières.

— Nous perdons du temps inutilement, dit Tivissa l’air décidé. Si ici, dans ce parc qui est sans aucun doute une ancienne forêt, il n’est resté aucune trace de vie animale en dehors de ces sifflements, nous n’avons que peu de chances d’observer ou même d’apercevoir ces bêtes. Leur peur de l’homme est trop grande. Quel contraste avec la Terre ! J’ai souvent pensé ces jours derniers à nos amis à plumes et à poil. Comment les Tormansiens peuvent-ils vivre sans se soucier de leurs jeunes frères ? L’amour de la nature disparaît s’il n’y a personne pour le partager.

— Excepté celui-ci, murmura Ghen en montrant le côté opposé de la clairière.

Là, derrière la colonne de lumière passant entre les troncs, se cachait un animal aussi gros qu’un ours, mais d’une taille plus petite. De ses yeux brillants comme ceux d’un oiseau il suivait les Terriens immobiles, sans crainte, comme s’il comparait ses forces à celles des voyageurs.

Tivissa tira de sa poche un pistolet chargé de narcotique et envoya dans le flanc de l’animal une ampoule argentée. L’animal émit un bref rugissement, sursauta et, après avoir reçu une seconde ampoule dans la patte arrière, prit la fuite. Ghen Atal bondit à sa poursuite. Tivissa tempéra son ardeur en disant que la préparation pour les gros reptiles agissait au bout de deux minutes, mais que si l’animal avait un système nerveux différent, la préparation pouvait mettre plus de temps pour agir.

Les traces laissées dans le bois putréfié conduisirent au pied d’un arbre qui était gigantesque même par rapport aux géants de cette forêt. Abruti par le puissant narcotique, l’animal sauta d’un bond sur le tronc et tomba à la renverse. Une insupportable odeur de cadavre contraignit les Terriens à mettre les filtres sur le nez, avant d’avancer côte à côte vers la bête invisible. Elle était aussi noire que la nuit de Tormans et avait une peau écailleuse et sans poil. Ses grands yeux écarquillés et vitreux témoignaient d’une image nocturne de la vie. Elle avait deux paires de pattes recourbées si rapprochées l’une de l’autre qu’elles semblaient issues de la même partie du bassin. Sous la lourde tête cubique apparaissait encore une paire de membres longs, filandreux, aux ongles falciformes. Sa large gueule était grande ouverte, dépourvue de lèvres elle découvrait deux rangées arquées de dents coniques émoussées. Soit sous l’effet du narcotique, soit à cause du choc contre l’arbre, le monstre avait rejeté le contenu de son estomac.

Tor Lik prit Tivissa par la main et lui montra un crâne humain à demi digéré, abandonné au milieu de restes d’ossements. Les deux explorateurs sursautèrent en entendant Ghen Atal crier :

— Attention, l’animal revient à lui !

La patte arrière se tordit une fois, une autre. « Impossible », pensa Tivissa. L’effet paralysant dure au moins 1 heure ». Elle regarda autour d’elle et recula sous le regard de quelques paires d’yeux aussi gros, transparents et rouges que ceux du monstre plongé dans le sommeil et qui la fixait avec insistance dans l’intervalle obscur des arbres. L’un des animaux à demi caché par une couche de poussière ligneuse rampa et se courba vers la bête atteinte par le narcotique.

— Tor, plus vite, murmura Tivissa.

Le champ de protection du SVP repoussa l’impudente créature et Tivissa s’occupa d’examiner la bête anesthésiée. Pendant ce temps, Ghen Atal sortit de son SVP un appareil semblable au pistolet paralysant de Tivissa et posa dessus un boîtier rond muni d’une goupille crénelée avec une saillie en son centre. L’astrophysicien aida Tivissa : ensemble, ils retournèrent le monstre et lui firent un électronogramme.

Ghen Atal régla le pistolet sur un maximum de coups et tira tout autour du tronc d’arbre au pied duquel ils se trouvaient. Le boîtier se colla à la fourche de deux puissantes branches, à plus de 300 mètres de hauteur. Un moteur téléguidé abaissa le loquet d’un câble très fin, loquet que Ghen Atal consolida par des rubans entrecroisés réunis par deux fils et le dispositif de levée fut prêt.

En quelques minutes, Tivissa se hissa à une hauteur terrifiante, soulevée par le moteur caché dans le cylindre. Elle utilisa son propre pistolet pour enfoncer quelques crochets protégeant le câble et les rubans du SVP. Le SVP de Ghen Atal fut le dernier à monter. À peine eut-on débranché le champ de protection que les créatures qui faisaient le guet derrière les arbres se précipitèrent sur l’animal qui n’était pas encore revenu à lui. Un craquement d’os et un long hurlement ne laissèrent aucun doute sur le sort de l’un des derniers gros animaux de Tormans qui avaient peuplé la planète avant qu’elle ne soit dévastée par l’homme.

Le tronc fin, solide comme un ressort d’acier remua faiblement sous le travail du moteur d’envol.

L’aventure amusait Tivissa. Après les plaines poussiéreuses et les villes étroites, elles se trouvait pour la première fois à une hauteur enivrante. La finesse du tronc renforçait le sentiment de danger et l’incertitude de cette position, d’où il faudrait sortir en bandant les forces du corps et de l’esprit, était pleine d’attrait…

Ghen Atal grimpa encore plus haut. Du feuillage impénétrable parvint son cri de triomphe : Le voilà !

— Voilà quoi ? demanda Tor lik.

— Le courant aérien, le vent stable !

— Bien sûr ! Si c’est juste pour cela que nous sommes montés ici, il fallait me le dire.

— Comment as-tu réussi à déterminer le courant aérien sans appareil ?

— N’aviez-vous pas remarqué l’humidité élevée de la couronne d’air ?

— Oui, en effet. Tout est clair maintenant ! Voilà ce qui explique la taille énorme de ces arbres. Ils essayent d’atteindre le flux constant de l’air qui passe au-dessus des montagnes et apporte de l’humidité à ce pays sans vent…

— C’est très bien. Montez ici avec le SVP et préparons un planeur.

— Un planeur ?

— Oui, bien sûr. J’envisage de traverser les cols, les rivières ou les golfes marins.

Un épais tapis d’un marron tirant sur le vert apparaissait à une centaine de mètres au-dessous de la couronne de l’arbre en forme de tour choisi par les voyageurs. Du côté de l’Équateur et du méridien axial (plus d’une fois, Tivissa avait dit ne pas pouvoir s’habituer à « l’équateur vertical » de Tormans et à ses méridiens « horizontaux »), les versants mauves foncés des montagnes coupaient la forêt épaisse. Derrière les montagnes, un grand fleuve avait autrefois arrosé la plaine fertile de Men-Zine et l’une des villes les plus anciennes de la planète, Kin-Nan-Té. Les Terriens pensaient atteindre Nan-Té et une fois là-bas faire venir un avion.

Ghen et Tor se mirent à déployer les énormes panneaux d’une fine pellicule qu’ils fixèrent à un châssis fait de fils qui durcirent aussitôt au contact de l’air.

Tivissa chargea les bobines à information de ces nouveaux renseignements. À la tombée de la nuit, les Terriens descendirent un peu plus bas et se dissimulèrent dans le feuillage, attendant que les courants aériens se renforcent. Un parfum capiteux, desséchant la gorge, émanait des feuilles rudes, courbées en forme de crochet.

— Il vaut mieux mettre les masques, conseilla Tivissa.

Les hommes obéirent : on respirait plus facilement. Tor Lik s’adossa à un tronc, regardant gaiement Tivissa. Elle s’était installée à la fourche de deux branches, large comme le poing d’un géant, et travaillait tranquillement, en se balançant harmonieusement à une hauteur de trois cents mètres, comme si elle avait passé toute sa courte vie à grimper aux arbres.

Ghen Atal distribua les petites cartouches de nourriture et se mit à réfléchir.

— Je ne peux oublier ce crâne vomi par le monstre, dit-il tout à coup. Ces créatures sont-elles réellement des anthropophages ?

— C’est possible, répondit Tivissa, ou plutôt, elles se nourrissent de cadavres. Remarquez ces deux particularités qui semblent s’exclure l’une l’autre. Par leurs dimensions, ces animaux sont de gros rapaces, mais leurs dents, quoique puissantes, sont courtes et émoussées. Ce sont sûrement les plus gros parmi les animaux terrestres de Tormans à avoir survécu en changeant de nourriture. Ceci s’est produit au cours de la catastrophe, pendant le Siècle de Famine, lorsqu’il y avait suffisamment de cadavres, mais que les gens se battirent avec les bêtes pour leur nourriture.

— Vous dites des choses terribles, Tivissa, dit Ghen Atal en faisant la moue.

— La nature se tire de ses impasses par les chemins les plus impitoyables. Le cannibalisme cesse d’être interdit en présence de toute régression des émotions et de l’intelligence, lorsque l’exigence du corps affamé assombrit les sentiments et paralyse la volonté.

Tor Lik allongea ses jambes lasses.

— Si l’homme a été mangé, c’est que les environs ne sont pas totalement déserts.

— Les rapaces au mufle stupide peuvent parcourir de grandes distances. Et puis, as-tu vraiment oublié ce que l’on nous a dit récemment à l’Institut de Biologie ?

— À propos des vagabonds et de villages entiers qui se sont réfugiés dans les régions abandonnées ? se souvint Tor Lik. Peut-être est-ce là le danger dont on nous a avertis ?

— Peut-être pensaient-ils aux limaïs ou à ces animaux, dit Tivissa en montrant le sol. Elle jeta une cartouche vide.

Un rugissement leur parvint en réponse.

— C’est quand même étrange qu’on ne nous ait pas avertis, dit Tor Lik, à moins qu’ils ne soient pas au courant ?

— Difficile à admettre ! rétorqua Tivissa. Mais c’est vrai, c’est étrange. Peut-être y a-t-il longtemps que personne n’est venu dans ces réserves ?

— C’est possible, car les Tormansiens ne sont pas attirés par la nature, répondit Tor. Ce qui reste de naturel ici a une valeur uniquement utilitaire, sans la profondeur spirituelle de liens réciproques complexes. Comment peut-on s’intéresser à la nature ici ?

— Comment ? s’étonna Ghen. Vous avez visité une dizaine de réserves et rien ne vous a intéressé, rien ne vous a attiré, ne serait-ce que par son étrangeté ?

— On en a visité 15, dit Tivissa.

— À plus forte raison. Vous avez sûrement trouvé quelque chose dans chacune d’elles. Et les gens, les descendants de ceux qui ont préservé soigneusement la nature dans les différentes parties de la planète ?

— Ghen, il faut que vous compreniez ce que sont les réserves de Tormans : on les a installées sur les emplacements des forêts et des steppes dévastées dont il ne subsiste plus rien. Il en est de même pour les quelques espèces d’animaux encore existantes dans les jardins zoologiques qui retrouvent une pseudo-vie sauvage entre des rangées d’arbres bien alignées. Nous n’avons d’ailleurs pas vu un seul arbre réellement grand.

— Ce qui signifie que nous sommes les premiers à visiter cet îlot de l’ancienne nature de Tormans ! Toutefois, je n’ai pas envie de rester plus longtemps ici. Trois jours sont amplement suffisants.

— Amplement, Ghen ! Il est inutile d’attendre.

— Peut-être reviendrons-nous ici en hélicoptère repérer l’endroit d’où proviennent les hurlements.

Une brise légère remuait le feuillage. En hâte, les Terriens montèrent le second planeur rhomboïde fait d’une pellicule ultra-légère et réunirent les turbo-boîtiers aux hélices. Leur énergie était suffisante pour deux à trois minutes de vol. Ghen et deux SVP formèrent l’équipage du premier rhombe, Tivissa, Tor et le troisième SVP s’installèrent sur la carcasse du second planeur. Les hélices se mirent à tourner, les rhombes transparents glissèrent l’un après l’autre du faîte de l’arbre et voguèrent lentement au-dessus du tapis de couronnes réunies, en direction de la région montagneuse. Ghen Atal poussa un soupir de soulagement. Tandis que les hélices tournaient, les planeurs atteignirent la clairière et, emportés par le courant ascendant, volèrent jusqu’au second niveau des montagnes. Les faibles courants aériens ne leur permirent pas d’atteindre les parois verticales violet foncé des hauts plateaux. Ghen Atal dirigea le planeur vers un large défilé séparant des roches escarpées.

Les Terriens furent étonnés de descendre au milieu de collines d’argile durcie, près d’une route en bon état, à l’exception de quelques petits éboulements et érosions.

Tor Lik voulut replier son planeur, mais Ghen fit un geste de la main.

— Les charges des turbo-boîtiers sont épuisées, le fil a durci et on ne peut plus plier le planeur. Inutile de s’en encombrer.

L’astrophysicien regarda avec regret l’énorme aile rhombique étalée sur la pente de la colline et partit sur la route.

La marche dans le défilé torride dura quelques heures. Les Terriens s’arrêtèrent et se reposèrent à l’ombre d’un ravin abrupt.

— Nous pourrons marcher même de nuit, dit Tor Lik et il gonfla un coussin très fin.

— J’aurais voulu atteindre le col avant la nuit, remarqua paresseusement Ghen Atal. Voyons ce qu’il y a de l’autre côté des montagnes. Si la route est en meilleur état, nous pourrons aller sur le dos des SVP.

— Merveilleux ! approuva Tor Lik. Qui n’aime pas faire du SVP ! À l’école, Tivissa était déjà très adroite à ce sport… À propos, où est-elle ? dit l’astrophysicien en sautant sur ses pieds.

— Le voyage à travers Tormans commence à nous peser, répondit tranquillement Ghen Atal. Nous avons tous nos accès subits d’angoisse vaine. Mais voilà Tivissa, dit-il en montrant un gros rocher fait de couches alternées de sable et d’argile mou et blanchâtre.

Le rocher haut perché était crevassé de fissures et recouvert de blocs écartés ressemblant aux ruines d’un escalier gigantesque. La minuscule silhouette brillait sous les rayons de l’astre rouge. Tivissa sauta adroitement d’aspérité en aspérité sur la grande pente raide.

Tor et Ghen lui firent signe de la main, l’invitant à l’ombre du ravin. Tivissa les appela énergiquement.

Tor Lik se leva et regarda avec regret son doux oreiller.

À la vue des restes de grands os lisses au pied du rocher, toute trace de nonchalance disparut. Tivissa était debout sur une aspérité dont l’un des blocs fendus découvrait les squelettes de gros animaux. Un peu plus loin, l’énorme crâne à moitié fracassé d’une bête dépassait du sable. Un épais tronçon, sans corne ni défense, saillait et semblait menacer encore l’ennemi.

Les trois Terriens contemplèrent en silence les squelettes : la couleur et la conservation des os pétrifiés témoignaient de l’inhumation des animaux dans des citernes. Les ossements étaient répandus sur tout le rocher, ce qui signifiait, qu’autrefois, il y avait eu une vie florissante et puissante.

Tivissa et Tor avaient vu quelques squelettes fossilisés dans les musées du centre de biologie. Ces collections paléontologiques ne reflétaient pas l’histoire véritable de Tormans et ne pouvaient aucunement être comparées avec les grands tableaux du passé reconstitués dans les musées de la Terre. Le peu d’intérêt que les Tormansiens portaient au passé de leur planète était peut-être dû au déclin général des recherches historiques dans le régime oligarchique. L’oligarchie n’aime pas l’histoire. Mais une autre raison était sans doute plus vraisemblable. On avait découvert des millions d’années auparavant, dans les couches profondément enfouies de la Terre, des restes humains mêlés le plus souvent à des restes d’éléphants. Parmi les gros animaux de la Terre, les plus puissants et les plus faibles se retrouvaient ensemble. En remontant plus loin dans le passé, on découvrit des couches se rapportant à l’époque où nos ancêtres les plus lointains fabriquèrent les premières armes et maîtrisèrent le feu et où, finalement, les ancêtres communs de l’homme et du singe suivirent des chemins séparés.

Les racines de l’homme de la Terre étaient visibles sur sa planète natale. Il pouvait apprécier tout le chemin parcouru depuis la vie primitive jusqu’à la pensée, chemin parcouru pendant des millions de siècles de souffrance, de naissance et de mort de la matière vivante toujours renouvelée.

Les sols de Tormans avaient conservé les preuves du développement historique de la vie atteignant un niveau égal à celui de l’animal avec une intelligence très inférieure à celle des chevaux, des chiens, des éléphants – sans même parler des espèces cétacées – de la Terre. Ici, la paléontologie attestait que l’homme était un étranger et conservait les preuves d’une destruction criminelle de la vie antérieure de Tormans, même si l’homme dissimulait son origine dans les Étoiles Blanches. Les steppes immenses de l’Hémisphère de Queue, aujourd’hui poussiéreuses et désertes, avaient connu de toute évidence une vie aussi riche que les plaines infinies à l’herbe haute ondulant sous des millions de troupeaux d’animaux et d’essaims d’oiseaux, plaines détruites en Amérique du Nord et du Sud et en Afrique. Tivissa se souvenait clairement d’un tableau à la Maison de l’Histoire de l’Afrique et de la Zone Tropicale. Une plaine brûlée par un soleil implacable, avec des pins parasols éparpillés çà et là, jonchée de squelettes de bêtes sauvages, blanchis et tombés en poussière. Appuyé au radiateur d’une machine ultra-rapide, un homme apparaît au premier plan tenant une carabine à répétition. La fumée de la cigarette collée à ses lèvres lui fait cligner des yeux. Le titre écrit en vieil anglais est un jeu de mots qui signifie à la fois : « Fin de la vie primitive » et « fin du jeu ».

— Qu’as-tu Tivissa ? demanda Tor Lik.

— Je réfléchissais ! Apporte les appareils. Nous ferons des gologrammes. Tivissa plissa ses yeux bridés, fatigués par la lumière vive.

Les trois voyageurs et leurs fidèles Neufpattes finirent leur ascension et s’enfoncèrent dans l’ombre des ravins violet foncé du massif principal.

Les rayons de l’astre glissaient déjà parallèlement à la surface du plateau, lorsque le défilé s’élargit. L’horizon s’éloigna. Au fond, se trouvait une large combe garnie d’une forêt primitive. En avant, vers l’Équateur, s’étendait un chaos de pierres de toutes sortes, érodées avant même l’épuisement de la planète. Crêtes, créneaux, cônes réguliers et pyramides à étages, défilés faisant penser à des plaies lacérées, pans de murs aux colonnades régulières, éboulements et cours d’eau desséchés, tout cela s’entremêlait en un labyrinthe bigarré, parsemé de taches d’ombres épaisses tantôt bleues, tantôt d’un noir-mauve.

Très loin, dans la brume éclairée par l’astre pourpre bas, des accumulations chaotiques s’étaient nivelées formant une transition imperceptible vers la steppe déserte de la plaine de Men-Zine.

À travers un horizon voilé de poussière, on voyait à peine l’eau étinceler. La brume pourpre se transformait en une bande déchiquetée de nuées bleues, posées bas au-dessus des steppes.

Ici, il faisait frais et les Terriens descendirent la montagne en courant. Par endroits, des éboulements barraient la route sinueuse. Les voyageurs coururent pendant des heures. Près d’eux, les trois SVP soulevaient la poussière sans arrêt. Plus bas, s’étendait une zone de sables que le vent des temps passés avait apportés sur les pentes montagneuses. Des monceaux de sable aux arêtes pointues coupaient la route dans ses virages.

Tivissa respirait avec peine, Tor et Ghen étaient très fatigués. L’astrophysicien s’arrêta soudain.

— Pourquoi courons-nous à ce rythme ? Nous sommes encore éloignés de l’eau et il commence à faire nuit maintenant. En fait, nous n’avions pas fixé de délai précis pour notre séjour à Kin-Nan-Té.

Tivissa se mit à rire et reprit son souffle.

— Vraiment ? Il y a sûrement en nous un désir inconscient et irrésistible de nous éloigner de ces forêts déplaisantes et de leurs habitants. Repos !

Les Terriens s’installèrent au pied d’une colline, entrecoupée verticalement de cristaux de gypse. Par mesure de sécurité, ils placèrent les SVP autour du campement sans brancher le champ mais en s’entourant d’une barrière de rayons invisibles, reliée au relais automatique de défense.

— Ceci au cas où des mangeurs de têtes viendraient, dit Ghen Atal, en souriant, et il installa la protection.

Tor Lik essaya sans succès d’entrer en contact avec l’astronef au moyen du rayon réflecteur. La puissance du SVP était insuffisante pour créer son propre canal, et sans lui, un contact aussi éloigné exigeait la connaissance des conditions atmosphériques.

Tivissa fut réveillée par un léger bruit un peu avant l’aube. Elle ne réalisa pas immédiatement qu’il s’agissait du bruissement du vent venu des vastes plaines de Men-Zine. Les bosquets épineux ressemblaient à des nains voûtés et tristes, aux cheveux emmêlés tombant jusqu’au sable. Ils bruissèrent, secouant la tête d’un air chagrin. Un sentiment de nostalgie surgit et disparut aussitôt. Tivissa ignorait s’il provenait du murmure du vent qu’elle n’avait pas entendu depuis longtemps – compagnon éternel de la vie sur la Terre – ou de la végétation désolée du désert de Tormans.

Ils repartirent. La route s’améliorait. Les SVP rétractèrent leurs courtes pattes dures qu’ils remplacèrent par des crocs cylindriques et firent sortir des porte-pieds munis au centre d’une barre de soutien et de direction. Les amateurs de ce sport voyageaient sur les SVP sans soutien en comptant sur leur réaction instantanée et sur leur sens développé de l’équilibre. Tout déplacement devenait alors un sport véritable. Dans son scaphandre grenat foncé garni de rose, ses cheveux noirs flottant comme une crinière, Tivissa, se balançant avec grâce et adresse sur les porte-pieds, galopa à travers le désert. Ghen Atal qui l’admirait faillit tomber la tête la première lorsque son SVP freina à un virage.

Tivissa imprima un tel rythme à la course que, deux heures plus tard, ils descendaient vers la large colline fluviale. Là, autrefois, coulait un fleuve puissant. Le bassin versant qui l’alimentait ayant disparu avec la coupe des forêts, le fleuve, entouré de barrages, se transforma en une cascade de lacs, dont l’évaporation devint d’autant plus forte qu’il restait moins d’eau et que le climat se faisait plus sec. Très vite, seuls quelques petits lacs saumâtres et isolés s’étendirent le long de la zone la plus profonde de l’ancien cours d’eau. Les bords de la plaine se recouvrirent d’un sable dur comme le béton, dont la couleur rouge s’éclaircissait au bord de l’eau, tandis qu’autour des lacs, le jeu des cristaux lumineux – turquoise, mauve, améthyste – blessait les yeux. Ces mêmes cristaux recouvraient les fragments devenus salés de vieux troncs morts, dont les souches tordues émergeaient çà et là de l’eau bleue peu profonde et se désagrégeaient sous la chaleur lourde surplombant la zone immobile des petits lacs.

Les Terriens perdirent un certain temps à parcourir la fange ; ils traversèrent le lit du fleuve là où deux collines de la berge élevée formaient la vallée d’un affluent et allégeaient la montée d’une centaine de mètres. Même ici leur sens de l’orientation ne fut pas trompé. À peine les voyageurs eurent-ils gravi la berge, qu’ils virent une grande ville s’étendant à quelques kilomètres du fleuve. Seules la hauteur de la berge et la réfraction particulière de l’air incandescent au-dessus des lacs salés avaient empêché les Terriens de voir plus tôt la plus grande ville de l’Hémisphère de Queue, Kin-Nan-Té. Bien qu’encore éloignés, ils remarquèrent que la partie ancienne de la ville était mieux conservée que les quartiers construits ultérieurement. Des tours, ressemblant aux pagodes d’autrefois sur la Terre, s’élevaient orgueilleusement au-dessus des ruines pitoyables, situées à la périphérie de la vieille ville.

Les tours hexagonales à plusieurs étages, dont le sommet allait en se rétrécissant, ornées de somptueux balcons et rebords, brillaient d’un revêtement bariolé aux motifs répétés et effrayants : visages tordus dans les replis des inévitables serpents ou rosaces stylisés de fleurs-disques de Tormans. D’autres pagodes semblaient ceintes de crêtes finement dentelées de métal noir, qui alternaient avec des étages de dalles métalliques grises, émaillées de hiéroglyphes ou de grillages percés d’orifices en forme de croix.

Les tours s’élevaient sur des soubassements en arcades. Elles avaient été entourées autrefois de parcs et de bassins, dont il ne restait, à présent, que des souches vermoulues et des fossés revêtus de céramiques.

Ghen Atal s’efforça de se rappeler en quel endroit de la Terre il avait vu une architecture analogue. Était-ce dans quelque ville restaurée d’autrefois ? Ou en Asie Orientale ?

Des aérodromes permettant aux avions d’atterrir étaient situés dans la partie équatoriale de Kin-Nan-Té. Les voyageurs durent sillonner toute la ville, ce dont ils se réjouirent. La vieille ville méritait d’être visitée, même si l’on y perdait une journée. Les Terriens louvoyèrent avec peine parmi les ruines des constructions érigées à la dernière période de Kin-Nan-Té. Des tempêtes ou de faibles tremblements de terre, après avoir menacé la ville de Tchendrine-Tot au bord de la Mer de Miroir, avaient détruit ici les maisons fragiles construites à la hâte et en avaient fait des tas informes de pierres, de dalles et de poutres. Seul, l’énorme tuyau de fonte d’une ancienne conduite d’eau, appuyé sur des serpents en fer torsadé formant un ressort à spirale, rompait le chaos de ruines par sa grande rectitude. Les portes colossales limitant la vieille ville n’étaient pas moins majestueuses, avec leur huit passages symboliques. Les lourds portails aux toits anguleux étaient soutenus par des piliers carrés d’environ cinquante mètres de haut. Les Terriens franchirent le passage principal et se crurent dans un autre monde. On retrouvait ici l’architecture monumentale maléfique des Jardins de Tsoam, mais c’était encore plus net ici : chaque bâtiment énorme était construit dans le but d’amoindrir l’homme, de lui faire sentir combien il était insignifiant et qu’il n’était qu’une pièce aisément remplaçable et peu coûteuse du mécanisme d’ensemble, pour lequel il accomplissait un travail sans discuter et sans exiger d’explication.

L’empreinte de la destruction était encore plus fortement marquée dans la partie centrale de la ville : étangs et canaux desséchés, parcs aux arbres pourris, arcs audacieux et abrupts de ponts aux voûtes inutiles surplombant des cours d’eau taris. Les pas réguliers des Terriens et le trottinement net des SVP qui avançaient à nouveau sur leurs pattes de fer, retentirent sur les dalles des rues et des places.

De larges escaliers menaient à un grand bâtiment entouré de colonnes qui avaient conservé leurs couleurs vives. Les angles relevés des toits se recourbaient avec superbe, les ouvertures des portes avaient la forme de trous de serrure énormes et semblaient dissimuler des choses interdites. Les colonnes n’étaient pas surmontées de chapiteaux ordinaires, mais étaient couronnées d’un entrelacement compliqué de consoles, dont les soubassements représentaient généralement, soit des gens enchaînés succombant sous le faix, soit des serpents aux anneaux écailleux.

Les voyageurs évitèrent les décombres de hauts immeubles et se trouvèrent devant une tour gigantesque, sûrement très ancienne. Ses douze corniches partiellement démolies dévoilaient la structure intérieure de passages compliqués qui se détachaient en noir sur les murs épais et délabrés. L’ombre du mystère se mit à planer sur les Terriens ; un étrange pressentiment les envahit, pressentiment favorisé par deux statues sinistres en métal grossier, blanchi par des traînées de plâtre, qui gardaient l’accès à la tour.

Debout, les jambes écartées, ces statues portaient des vêtements étranges. Les poings rageusement serrés, elles bombaient le ventre de façon hideuse. Chaque trait de leurs visages particulièrement expressifs manifestait une cruauté stupide : leur large bouche étroitement fermée, leurs rides profondes allant du nez écrasé au menton, leurs yeux écarquillés sous de lourds sourcils tressés, indiquaient un désir féroce de tuer, faire souffrir, piétiner et détruire. Des sculpteurs habiles avaient concentré dans ces visages repoussants toute la turpitude dont seul, l’homme est capable.

— Cela ne me plaît pas du tout, dit Tivissa, rompant un silence pesant.

Elle s’assit pour examiner des taches grasses sur une dalle.

— Du sang ! Du sang frais !

Le silence énigmatique de la vieille ville se fit menaçant. Qui pouvait laisser des traces de sang sur les dalles de la place ? Étaient-ce des bêtes ou des gens ?

Soudain, venus de loin, sans qu’on sache d’où, leur parvinrent des sons : ils eurent l’impression que ces hurlements assourdis par la distance étaient ceux d’êtres humains et sortaient des fenêtres de la tour.

Mus par une même impulsion, les voyageurs voulurent pénétrer dans la tour, mais ne purent avancer d’un pas. Les revêtements intérieurs, en s’écroulant, avaient bloqué la partie inférieure du bâtiment, sans laisser le moindre petit interstice. Ils rejoignirent la place et prêtèrent l’oreille. À présent, on entendait clairement les hurlements.

Les sons, se répercutant sur l’édifice, parvinrent de tous côtés, tantôt forts, tantôt faibles. Finalement, du côté du portail par lequel ils étaient entrés, on entendit des voix humaines distinctes. Tivissa crut reconnaître des mots isolés de la langue de Ian-Iah.

— Regardez, il y a des gens qui vivent là ! s’écria-t-elle ravie, mais elle fut interrompue par un tel hurlement de désespoir qu’ils sursautèrent tous les trois.

Le cri s’affaiblit et mourut, étouffé par le brouhaha de la foule.

Tivissa regarda autour d’elle d’un air impuissant. Sa connaissance de la sociologie des sociétés peu organisées était trop limitée pour prévoir les événements et trouver la meilleure ligne de conduite. Tor Lik, parti en avant à toute allure, dans la direction des cris, réfléchit et rejoignit ses camarades. Sans perdre de temps, Ghen Atal brancha l’émetteur du champ de protection des SVP. Les voix se rapprochèrent des deux côtés à la fois, des deux passages reliant la place aux rues adjacentes.

Un mur de pierre grise comportant un étroit passage entre deux poteaux ornés de serpents en fer jouxtait la tour. Ghen Atal proposa de se mettre à l’abri de ce mur.

Une foule de gens apparut sur le palier supérieur de l’escalier. Le piédestal de la tour empêcha les Terriens de voir tout le monde. Personne ne remarqua les voyageurs, ce qui leur permit d’examiner les nouveaux venus. Il s’agissait de jeunes gens, appartenant vraisemblablement aux « Cvic ». Ils étaient sales, en guenilles et leurs visages hébétés semblaient sous l’effet de drogues. Des femmes excitées, aux cheveux sales, décoiffés et poisseux, s’agitaient au milieu d’eux.

Des jeunes gens robustes traînèrent devant eux deux personnes qui avaient été torturées – un homme et une femme. Nus, pleins de boue, de sueur et de sang. Les longs cheveux défaits de la femme cachaient son visage incliné sur sa poitrine.

Un rugissement de victoire se fit entendre vers le portail. Une nouvelle vague de gens déferla en hurlant sur la place qui servait de toute évidence de lieu de réunion.

Tivissa lança un regard interrogateur à Tor qui porta les doigts à ses lèvres et haussa les épaules.

Un homme nu jusqu’à la ceinture et dont les cheveux étaient retenus par un nœud, se détacha de ce second groupe. Il leva la main droite en criant quelque chose. De l’escalier, un éclat de rire lui répondit. Les femmes se mirent à hurler, s’interrompant l’une l’autre. Les Terriens ne comprirent pas immédiatement la terrible signification de ce qu’ils entendaient.

— Nous les avons attrapés tous les deux ! On en a tué un sur place ! Nous avons traîné l’autre jusqu’au portail. Il a crevé là, le gain est pour…

Les voyageurs ne saisirent pas le sens d’un mot inconnu.

— Mais nous en avons pris encore deux de la même expédition ! Il y a une femme ! Elle est belle ! Plus douce et plus grosse que les nôtres ! Donné ?

— Donné ! vociféra l’homme à demi-nu aux cheveux noués.

On tordit les mains de la captive et elle se plia de douleur. Tout en haut de l’escalier, l’un des jeunes gens lui asséna alors un violent coup de poing et la femme roula jusqu’aux statues. L’homme à demi-nu courut vers la victime étourdie par sa chute et la traîna par les cheveux sur un tas de sable, près de la tour. À ce moment, l’homme captif s’arracha à ses bourreaux, mais fut rattrapé par un homme à la veste grande ouverte qui portait sur sa poitrine nue et sale le tatouage d’un oiseau en vol. Le prisonnier, fou de rage, saisit le tatoué par les oreilles en poussant un cri sauvage. Ils roulèrent tous les deux au bas de l’escalier. Chaque fois qu’il le put, le prisonnier frappa la tête du bourreau contre l’arête des marches. Le tatoué resta étendu au pied des statues. La foule se rua en bas en hurlant. Le prisonnier réussit à fuir jusqu’à l’homme à moitié nu qui traînait la femme. Celui-ci lui porta un coup habile sans s’arrêter. Saisissant le vainqueur aux jambes, le prisonnier enfonça les dents dans les chevilles de l’homme et l’entraîna au sol.

On accourut à la rescousse. Les gens arrachèrent le prisonnier à l’homme qui était tombé et l’allongèrent, face contre terre, sur les dalles près des statues. L’homme à moitié nu bondit, la bouche grande ouverte et montra les dents. Son rictus moqueur n’exprimait pas la colère, mais le triomphe railleur, l’ivresse de dominer un homme abattu.

Ghen Atal se détacha du mur, mais avant qu’il ait pu faire un second pas, l’homme à moitié nu tira de sa ceinture un poignard qu’il agita comme un harpon et plongea jusqu’au manche dans le dos du prisonnier. Les trois Terriens, se reprochant leurs tergiversations, coururent sur la place. Un rugissement triomphal sortit des centaines de gorges sauvages, mais la foule remarqua l’aspect inhabituel des voyageurs et se calma. Tivissa se pencha sur le prisonnier qui se tordait de douleur et examina le poignard. Il était recouvert de plaques d’acier souples, séparées de la lame, et ressemblait à une pomme de pin à longues écailles. On ne pouvait arracher une telle arme, sans arracher le reste avec. Tivissa prit une décision immédiate : calmant le blessé par hypnose, elle appuya sur son cou en deux points et l’homme cessa de vivre.

La femme, n’ayant pas la force de tenir sur ses jambes, rampa jusqu’aux Terriens, tendant vers eux une main implorante. Le meneur à moitié nu bondit vers elle, mais se mit à tournoyer soudain et sa tête heurta les dalles avec un bruit sourd. Tor Lik, qui l’avait frappé de l’onde de son pistolet à narcotique non chargé, se précipita vers la femme pour l’aider à se relever. Un lourd couteau lancé par quelqu’un s’enfonça entre les omoplates de la femme, la tuant net. Un second couteau frappa le scaphandre de Tor Lik et vola sur le côté, un troisième siffla près des joues de Tivissa. Ghen Atal, comptant comme toujours sur la technique, brancha la protection de son SVP auquel il avait, au préalable, ordonné de se rapprocher.

Sous les rugissements de la foule excitée et les cliquetis des couteaux se heurtant à une barrière invisible, les Terriens allèrent se cacher dans le passage du mur. Les assaillants ne comprirent pas tout de suite qu’ils avaient affaire à une force invincible. Ils battirent en retraite sur la place et tinrent conseil. En regardant autour d’eux, les voyageurs comprirent qu’ils se trouvaient dans un ancien parc, entouré de murs massifs. Les souches vermoulues et éparses, formaient des tas entre les colonnes de pierres ornées d’inscriptions, de dalles et de sculptures. C’était un cimetière de ces temps lointains où les gens étaient enterrés dans les villes près des temples célèbres. Le mur du cimetière n’aurait pu soutenir une attaque, c’est pourquoi Ghen Atal choisit d’installer le champ de protection dans un endroit proche de l’entrée. Il posta deux SVP aux coins « axiaux » d’un carré entouré de colonnes de céramique bleue, fixant ainsi de manière concrète les limites de la zone interdite aux assaillants. Après quelques assauts, ils acquerraient le réflexe qu’il était impossible de passer et on pourrait alors débrancher, de temps à autre, le champ. L’état des batteries inquiétait l’ingénieur de protection blindée. Ne s’attendant pas à une pareille aventure, ils avaient dépensé beaucoup trop d’énergie au cours de leur marche rapide…

Tor Lik leva le périscope du SVP, faisant aussi office d’antenne. On approchait de l’heure à laquelle « La Flamme sombre » devait former un « miroir » réflecteur dans les couches supérieures de l’atmosphère au-dessus de la ville de Kin-Nan-Té. Les voyageurs demanderaient un avion et pourraient se concerter à propos des événements en cours.

La lumière bleue de l’indicateur de liaison s’alluma. Ils décidèrent, pour économiser l’énergie, de parler sans image en débranchant le TVP. Tivissa, très ébranlée, erra parmi les tombes sans réussir à se calmer. Elle se reprochait d’avoir tardé à aider les prisonniers.

Tor Lik s’approcha d’elle et voulut l’embrasser, mais elle recula et s’éloigna.

— Qui sont ces êtres ? Ils ne diffèrent pas des gens et pourtant ils ne sont pas humains. Pourquoi sont-ils ici ? Sa question eut une consonance douloureuse.

— C’est sûrement de ce danger que nous avaient parlé les fonctionnaires de Tormans, dit Ghen d’un ton convaincant. Ils ont sûrement honte de reconnaître que sur la planète Ian-Iah existent de telles espèces. Tu ne peux appeler ceci une société. Il s’agit de bandes que l’on dirait ressuscitées des Siècles Obscurs de la Terre !

— Oui, le danger est plus terrible que celui des limaïs de la mer de Miroir et des mangeurs de crânes de la forêt, concéda Tor.

— Je me souviens, mais malheureusement trop tard, de l’un des cours de Faï Rodis, dit l’ingénieur de Protection blindée, abattu, en poussant un soupir. C’était à propos de la cruauté monstrueuse accumulée dans la psychologie des races anciennes, cruauté qui a fait conclure à l’existence simultanée de différents niveaux de l’inferno chez différents peuples. L’humilité envers le souverain – qu’il s’agisse de bêtes sauvages, de dieu ou de maître – exige un certain apparat dans le raffinement des tortures et la raillerie offensante envers tous ceux qui tombent sous l’emprise de cette espèce de non-humains.

— Il me semble qu’il ne s’agit pas de cela ici, s’écria Tor Lik agité. Comme toutes les sociétés, celle de Tormans a accumulé des ressources morales acquises à l’école sévère de la vie. Elles se sont usées dans l’exploitation tyrannique, et l’amoralité générale qui en est résultée ne peut être contenue ni par des lois terribles, ni par la férocité des « violets ».

— II faut que je leur parle ! Ghen, coupez le champ, dit Tivissa en se figeant vers l’ouverture du mur.

L’apparition de Tivissa provoqua les cris de la foule emplissant la place. Tivissa leva les mains pour indiquer qu’elle voulait parler. Des deux côtés, s’avancèrent ceux qui, à l’évidence, étaient les meneurs – l’homme à moitié nu aux cheveux noués et le tatoué – accompagnés de leurs compagnes. Les femmes, qui se ressemblaient comme des sœurs, marchaient en faisant onduler leurs hanches maigres.

— Qui êtes-vous ? demanda Tivissa dans la langue de Tormans.

— Et vous ? demanda à son tour le tatoué. Il s’exprimait dans le dialecte primitif « inférieur » de la planète, prononçant les mots de manière confuse, avalant les consonnes et élevant brusquement le ton à la fin des phrases.

— Vos invités de la Terre !

Les quatre éclatèrent de rire, les doigts tendus vers Tivissa. Le rire se communiqua à la foule.

— Pourquoi riez-vous ?

— Nos invités ! hurla l’homme à moitié nu en appuyant sur le premier mot. Bientôt, tu seras notre… et il fit un geste qui ne pouvait laisser aucun doute quant au destin de Tivissa.

La Femme de la Terre ne se troubla pas et, sans sourciller, dit :

— Vous ne comprenez donc pas que vous roulez dans un gouffre sans retour et que la méchanceté qui s’est accumulée en vous se retourne contre vous-mêmes ? Que vous deviendrez pareils à vos bourreaux et à vos tortionnaires ?

L’air mauvais, l’une des femmes se hérissa comme un chat furieux et s’approcha soudain de Tivissa :

— Vengeance ! Vengeance !, s’écria-t-elle.

— Contre qui ?

— Contre tous ! Contre lui ! Que meure comme une bête muette celui qui implore la vie en servant de laquais aux souverains.

— Et qu’est-ce qu’un laquais ?

— Un esclave infâme qui cherche à justifier son esclavage, celui qui trompe les autres, rampe devant le souverain, celui qui trahit et tue sournoisement. Oh, comme je les hais !

« Cette femme a enduré une terrible humiliation et des violences qui l’ont conduite au bord de la folie » pensa Tivissa qui demanda doucement :

— Mais qui vous a offensée ? Vous en particulier ?

Le visage de la femme se déforma.

— Ah, tu es pure, belle, tu sais tout ! Frappez-la, frappez-la tous ! Qu’attendez-vous, froussards ! dit-elle en poussant des cris perçants.

« Une psychopathe », pensa Tivissa. Elle regarda le visage de ceux qui approchaient et eut peur : aucune pensée ne s’y reflétait. L’âme sauvage et sombre, aussi plate qu’une soucoupe, l’âme d’un enfant arriéré, la regardait par les yeux de ces gens.

Tivissa recula vers le portail, juste à temps. Ghen Atal, qui avait suivi la conversation, la main sur l’interrupteur, rebrancha la protection. Les poursuivants, jetés de tous côtés, roulèrent sur les dalles de la vieille place.

Tivissa se mordit la joue, comme elle le faisait toujours dans les instants de désespoir.

— Que peux-tu faire de plus, Tivi ? demanda Tor Lik, lui donnant le petit nom intime qu’il lui avait inventé à l’époque des Exploits d’Hercule.

— Si seulement Faï Rodis était ici à ma place ! dit Tivissa avec amertume.

— Même elle, je le crains, n’aurait obtenu d’eux rien de bon. Peut-être aurait-elle employé sa force d’hypnose collective… Elle les aurait arrêtés, mais après ? Nous aussi, nous les avons arrêtés, mais nous ne pouvons les tuer au laser pour sauver nos précieuses vies !

— Oh, non, certainement pas. Tivissa se tut, écoutant le bruit de la foule qui parvenait jusqu’à eux à travers l’enceinte du cimetière.

— Peut-être leur faut-il des drogues ? demanda Ghen Atal. Souvenez-vous comme l’usage des drogues était répandu autrefois, surtout lorsque la chimie fabriqua des drogues ayant plus d’effet que l’alcool et le tabac, et moins chères.

— Je me doute bien qu’ils ont les moyens de se droguer. Il suffit de regarder la façon dont ils se déplacent. Mais le fond du problème est ailleurs : il est dans la perte d’humanité. Autrefois, il arrivait que des bêtes sauvages élèvent des petits enfants, accidentellement abandonnés à leur sort. On connaît les enfants-loups, les enfants-babouins et même un garçon-antilope. Bien sûr, seuls purent survivre les individus doués d’une santé particulière et de bonnes facultés mentales. Et pourtant, ils ne sont pas devenus des êtres humains. Les enfants-loups ont perdu la capacité de marcher sur deux jambes. Voilà ce qu’il advient de l’homme, lorsque les instincts et les exigences directes de son corps ne sont pas disciplinés par l’éducation.

— Ce n’est pas étonnant, dit Tor Lik. On sait depuis longtemps que le cerveau de l’homme ne se fortifie que s’il s’épanouit dans son milieu social. Les premières années de la vie d’un enfant sont bien plus significatives qu’on ne le pensait autrefois. Mais…

— Mais c’est la société – et non un troupeau – qui a éduqué l’homme, reprit Tivissa. L’homme vit en groupe, mais n’est pas un animal de troupeau. La foule, elle, est un troupeau, elle ne peut ni amasser, ni conserver l’information. Il est criminel de priver les gens de la connaissance, de la vérité ; le mensonge répugnant a conduit les hommes à une dégradation totale. Guidés uniquement par les instincts les plus frustes, ils s’assemblent en troupeau et leur distraction principale consiste en des plaisirs sadiques. Et, comme pour les enfants-loups, il est impossible de réorganiser leur mentalité en s’adressant directement à leurs sentiments humanitaires. Il faut réfléchir à d’autres méthodes… Ce qui ne m’empêche pas de déplorer l’absence de Rodis.

— Pourquoi ne pas la faire venir ici ? demanda Tor.

— Aphy, n’as-tu vraiment pas deviné que Rodis est restée prisonnière dans le palais du souverain ? dit Ghen Atal. Et qu’elle y restera jusqu’à notre retour à « La Flamme sombre » ?

— Regardez, s’écria Tivissa, ils ont franchi le mur !

Les assaillants avaient deviné que le champ de protection ne couvrait que le portail et étaient passés par-dessus le mur. Très vite, en une meute hurlante ils se précipitèrent dans le cimetière, se serrant et se bousculant les uns les autres entre les monuments. Les assaillants furent repoussés près des colonnes bleues vitrifiées. Les deux SVP étaient entrés en action. Ghen Atal fixa une tension minimale au champ de protection, le rendant perméable à la lumière et à toute arme puissante, arme que les assaillants ne possédaient pas.

Jamais les Terriens n’auraient pu imaginer qu’un homme put atteindre ce degré de bestialité. Rendus fous de rage par leur échec, les habitants de Kin-Nan-Té se mirent à crier des injures, à faire des grimaces, à cracher, à se déshabiller et à exhiber les parties honteuses – selon leur point de vue – de leurs corps ; ils se mirent même à uriner et à déféquer.

Le signal grave – comme un coup de tonnerre éloigné – de l’astronef apporta un soulagement indicible. La lueur bleue du SVP vira au jaune. « La Flamme sombre » demandait le contact. Tor Lik coupa le champ près du portail où Ghen montait la garde et le troisième SVP commença la transmission.

Grif Rift demanda :

— Quelle peut être la durée de la protection circulaire ?

Et Tor répondit :

— Tout dépend du nombre d’attaques que nous aurons à subir.

— En calculant le pire.

— 48 heures au maximum.

Grif Rift vérifia la carte de Tormans.

— Notre disconef effectuera ces 7 000 km en 5 heures. Cette fusée rapide pourrait arriver en 1 heure, mais on ne peut la guider avec une précision absolue, car on connaît mal le relief de la planète. Pourriez-vous tenter de sortir de la ville ?

— Impossible. Je crains qu’on ne puisse sortir sans faire de victimes.

— Vous avez raison, Tor. C’est pourquoi, il ne faut même pas envoyer de discoïde. C’est aux Tormansiens à s’en occuper eux-mêmes. Leurs avions aussi peuvent atteindre Kin-Nan-Té, en moins de cinq ou six heures. Je me mets immédiatement en liaison avec Rodis. Je branche le TVP et la machine à mémoire. Utilisez le vidéocanal pour les clichés. Et tenez bon !

Tor Lik transmit aussitôt un panorama circulaire, puis coupa le contact. Il était temps ! Ghen Atal donnait le signal du danger et le troisième SVP barra à nouveau le portail.

Le temps s’écoula, mais la foule avec le même entêtement et la même stupidité se démenait près des frontières délimitées par les colonnes bleues. Ghen Atal regretta de n’avoir pas emporté les batteries d’action psychologique prévues en cas d’attaques d’animaux ; ces batteries auraient calmé les Tormansiens déchaînés, en provoquant chez eux un sentiment de terreur animale. Il aurait fallu installer ici une protection beaucoup plus convenable, mais maintenant, il ne restait plus qu’à attendre. Ils auraient pu anéantir cette foule sauvage, mais une telle pensée ne pouvait même pas venir à l’esprit des Terriens.

Pendant ce temps, dans les Jardins de Tsoam, Faï Rodis expliquait à l’ingénieur Tael ce qui se passait et lui demandait d’envoyer sans tarder un avion à la rescousse des Terriens.

— Seul le Conseil des Quatre peut donner l’ordre de vol, car on manque de combustible.

— Alors, informez immédiatement le Conseil, et mieux encore, le souverain lui-même.

Tael resta indécis.

— Vous comprenez que nous n’avons que très peu de temps ! s’écria Rodis étonnée, alors pourquoi tardez-vous ?

— Il m’est très difficile d’informer le souverain, dit Tael d’une voix rauque, cela irait plus vite si vous-même…

— Que ne l’avez-vous dit plus tôt ! et Faï Rodis se hâta vers les appartements du Président du Conseil des Quatre.

Par bonheur, Tchoïo Tchagass n’était pas sorti ce jour-là. Une demi-heure plus tard, Rodis était conduite dans la salle verte, devenue le lieu de ses rencontres avec le souverain de Tormans.

— J’avais prévu une telle éventualité, dit Tchoïo Tchagass, regardant le cliché pris par l’astronef. C’est pour cela que les autorités locales avaient averti vos explorateurs du risque.

— Mais on ne leur avait pas expliqué à quel point c’était dangereux !

— Les chefs de ces régions ont honte ou, plus exactement, ont peur de parler de ces non-humains. On les appelle « les offenseurs de deux bienfaits ».

— Des deux bienfaits ?

— Oui, bien sûr, celui de la vie longue et celui de la mort douce. Ils ont refusé l’un et l’autre et, pour cette raison, ils devaient être exterminés. Le gouvernement ne peut tolérer qu’on en fasse à sa guise. Mais ils se sont sauvés dans les villes abandonnées et, comme il est difficile de lutter contre eux à cause de l’insuffisance de nos moyens de transport, ils représentent le déshonneur de tous les chefs de régions.

— Nous perdons du temps de façon inadmissible, dit Rodis, les minutes perdues peuvent entraîner la mort de nos camarades. Ils ont beau se défendre avec vigueur, la capacité de leurs batteries est limitée.

Les yeux étroits et impénétrables de Tchoïo Tchagass observèrent attentivement Rodis.

— Vos Neuf pattes possèdent une force meurtrière. Je me souviens de la manière dont ils ont fracassé la porte de ce palais, dit le souverain avec un sourire sarcastique.

— Certainement, chaque SVP possède un rayon tranchant, un infrason destiné à supprimer les obstacles et une décharge à focalisation… Mais, je ne vous comprends pas !

— Une femme aussi fine qui ne peut comprendre qu’au lieu de dépenser de l’énergie pour le champ de protection, il faut supprimer ces misérables !

— Ils ne le feront pas !

— Même si vous le leur ordonnez ?

— Je ne peux donner un ordre aussi immoral. Et même si je tentais de le faire, de toute façon, personne ne l’exécuterait. C’est l’un des principes essentiels de notre société.

— C’est inconcevable ! Comment une société peut-elle exister avec des principes aussi mouvants ?

— Je vous l’expliquerai plus tard, mais maintenant, je vous demande de donner cet ordre sans perdre de temps ! Nous pouvons envoyer notre disconef, mais il n’est pas plus rapide que vos avions de combat et, surtout, nous ignorons comment agir selon vos lois avec cette foule sauvage. Qu’employez-vous dans des cas pareils, une musique apaisante ou le GJT – Gaz de Joie Temporaire ?

— Le Gaz de Joie ! dit Tchoïo Tchagass avec une intonation étrange. Soit ! Quelle est la durée des ressources en énergie de vos gens ? Votre tout-puissant astronef ne peut pas leur envoyer une fusée chargée de batteries ?

Rodis regarda à son bracelet l’indication de l’heure de réception du signal de la ville de Kin-Nan-Té.

— Ils ont une réserve d’environ 7 heures. Quant à faire atterrir une fusée avec précision sans stations correctives, c’est impossible. Nous pourrions tuer nos camarades ! La place sur laquelle ils sont rassemblés est trop petite.

Tchoïo Tchagass se leva.

— Je vois que vous vous préoccupez de leur sort. Au fond, vous n’êtes pas aussi impassible que vous voulez nous le montrer, à nous, habitants de Ian-Iah !

Il manœuvra un petit disque sur la table et se dirigea dans la pièce voisine.

— Je reviens dans une minute !

Un « porte-serpent » grand et maigre, aux yeux enfoncés, aux lèvres fines et à la bouche de grenouille, l’attendait.

— Envoyez deux avions du groupe de réserve à Kin-Nan-Té pour aider nos invités de la Terre, commença le souverain en regardant de haut le fonctionnaire courbé en un salut respectueux. Leur système de protection peut durer encore 7 heures, poursuivit Tchoïo Tchagass, donc, dans 7 heures et demie, il sera trop tard. Vous entendez ! Dans 7 heures et demie !

— J’ai compris, Ô grand ! Le fonctionnaire leva sur le souverain un regard dévoué.

Le « porte-serpent » s’inclina encore plus bas et sortit. Tchoïo Tchagass revint dans la salle verte en se disant : « Voyons s’ils sont aussi naïfs que l’affirme cette Circée… On va faire une expérience en quelque sorte ».

— L’ordre a été donné ! Ici, on exécute mes ordres !

Faï Rodis le remercia du regard, puis, soudain, fut sur ses gardes.

— À quelle expérience pensez-vous ?

— J’aurais voulu vous poser quelques questions, se hâta de dire Tchoïo Tchagass. Continuerez-vous, après avoir reçu cette leçon, à vouloir visiter les régions éloignées de la planète ?

— Non. Nous avons organisé cette excursion parce que nos chercheurs avaient très envie de voir la nature primitive de Ian-Iah.

— Eh bien, ils l’ont vue !

— Le danger n’est pas venu de la nature. « Les offenseurs » sont le produit d’une société humaine, basée sur l’oppression et l’absence d’égalité.

— De quelle égalité parlez-vous ?

— De l’unique, de celle des chances identiques pour tous.

— L’égalité est impossible. Les gens sont si différents que les chances ne sont pas égales.

— Dans le cas d’un éventail de personnes, il existe toujours l’égalité de donner et de recevoir.

— Fiction ! Lorsque les ressources limitées de la planète sont complètement épuisées, tout le monde n’est pas digne de vivre, il s’en faut. On a besoin des gens, mais s’ils n’ont pas d’aptitudes, alors, en quoi sont-ils supérieurs aux vers ?

— Vous ne considérez comme dignes de vivre que ceux qui ont des aptitudes. Mais il y a aussi les simples ouvriers, honnêtes, bons et consciencieux !

— Comment déterminer ceux qui sont bien et ceux qui ne le sont pas ? dit Tchoïo Tchagass avec un sourire dédaigneux.

— Mais c’est si simple ! Même dans la nuit des temps, on savait reconnaître les gens. Est-il possible que vous ignoriez des mots anciens comme sympathie, charme, influence de la personnalité ?

— Et quel est celui qui me convient, à votre avis ? demanda Tchoïo Tchagass.

— Vous êtes intelligent. Vous êtes pourvu de dons, mais vous êtes un homme très méchant et, pour cette raison, vous êtes dangereux.

— Comment l’avez-vous déterminé ?

— Vous vous connaissez bien, d’où votre méfiance et votre complexe de supériorité, votre besoin d’écraser toujours les gens qui sont meilleurs que vous. Vous voulez dominer tout le monde sur la planète. Bien que vous compreniez que ce désir soit irrationnel, vous n’y pouvez rien. Vous refusez même toute relation avec les autres mondes, parce qu’il vous est impossible de les dominer. Là peuvent se trouver des gens plus grands, plus purs et meilleurs que vous.

— Quelle réflexion digne de considération !

Tchoïo Tchagass s’efforça de camoufler ses sentiments sous son expression habituelle d’orgueil méprisant.

— Depuis quelque temps… depuis quelque temps, je veux dominer aussi ce qui n’est pas, ce qui n’a jamais été sur ma planète.

Tchoïo Tchazass se retourna brusquement et sortit de la salle.

Tivissa s’éveilla de l’auto-hypnose, grâce à laquelle les Terriens pouvaient, à tour de rôle, échapper au spectacle – difficilement soutenable – de la foule possédée.

« Les Vengeurs » jouissaient d’une résistance extraordinaire. La vue des trois Terriens, impassibles et immobiles, assis les jambes repliées sur les dalles de pierre rendit la foule furieuse.

« Peut-être aurions-nous dû feindre la frayeur pour qu’ils se calment un peu » pensa Tivissa. Presque 5 heures s’étaient écoulées depuis l’entretien avec l’astronef. Tivissa ne doutait pas que le secours arriverait à temps, mais les dernières heures d’attente passive dans le jardin semblaient incroyablement longues. Et après le réveil, l’angoisse augmenta de minute en minute. La plupart des gens de la Terre, à l’époque des Mains qui se Touchent, étaient capables de prévoir les événements. Autrefois, les gens ne comprenaient pas que la perception de la corrélation des événements et la possibilité de prévoir l’avenir n’avaient rien de surnaturel, mais étaient, au fond, analogues à un calcul mathématique. Avant la théorie de la prévision, seules pouvaient prédire l’avenir les personnes qui ressentaient tout particulièrement que les phénomènes étaient liés dans le temps et l’espace. On considérait qu’ils avaient le don de seconde vue.

Maintenant, l’entraînement psychique permettait à chacun de posséder ce « don » naturellement, mais à des degrés différents.

Depuis des temps immémoriaux, les femmes étaient plus douées en cela que les hommes.

Tivissa prêta attention à ses sensations ; elles totalisaient nettement un bilan tragique : une mort inévitable, comme si derrière le portail, cette pagode colossale menaçait de tomber sur eux. Dans le désir mélancolique de reculer la connaissance de l’inévitable, Tivissa s’assit près de Tor paisiblement endormi et regarda tristement le visage infiniment cher, à la fois mûr et d’une naïveté enfantine. La conscience qu’il n’y avait pas d’issue devint de plus en plus forte, en même temps que grandirent la tendresse et la terrible sensation d’une faute, comme si c’était à cause d’elle et qu’elle n’avait pas su protéger son bien-aimé.

L’astrophysicien, sentant le regard de Tivissa, se leva et réveilla Ghen Atal. Les hommes regardèrent tout d’abord les SVP.

— Le dispositif de dépense minimum fonctionne bien, dit Tor Lik doucement, mais les réserves sont infimes.

— Deux fils sur vingt-sept et uniquement un pompage de la résonance, approuva Ghen Atal, accroupi devant les SVP.

— Le mien en a trois…

— Au cas où les avions n’arrivent pas dans les délais fixés, appelons « La Flamme sombre ».

Grif Rift, inquiet, les informa que Rodis était allée trouver le souverain lui-même et que, d’après elle, l’ordre avait été donné. Les secours devaient arriver d’une minute à l’autre. Rift demanda de ne pas couper le canal, le temps qu’il aille prendre des renseignements.

Une demi-heure encore s’écoula… Quarante minutes. Les avions ne se montraient pas au-dessus de Kin-Nan-Té. L’ombre crépusculaire de l’énorme pagode envahit tout le cimetière. Même « les vengeurs » s’étaient calmés : installés dans les allées et sur les tombes, les genoux serrés dans les mains, ils observaient les Terriens. Avaient-ils deviné que le champ de protection qui, au début, cachait les voyageurs sous un fin rideau de brume, devenait de plus en plus transparent ? De temps en temps, l’un d’eux lançait un couteau comme pour essayer la force du champ de protection. Le couteau volait, heurtait les pierres et tous se calmaient à nouveau.

La voix de Grif Rift parlant dans la douce langue de la Terre rompit soudain le silence vigilant du cimetière, provoquant en réponse un murmure venu de la foule.

— Attention ! Tivissa, Ghen, Tor ! Rodis vient de parler à Tchoïo Tchagass. Les avions traversent une tempête qui fait rage sur la plaine de Men-Zine. Ils seront en retard. Économisez les batteries autant que vous le pourrez. Informez-nous de votre situation à tout moment, je ne bouge pas !

« Une tempête soudaine ici, dans les latitudes les plus calmes de Tormans ? Et pourquoi, n’apprend-on cela que maintenant, alors que le dernier fil est en train de se consumer dans les indicateurs de batterie ? » Tor Lik ouvrit d’un air soucieux la trappe arrière du SVP. Avant même qu’il en ait extrait la sonde périscope atmosphérique, Ghen Atal avait déjà sorti la sienne.

— Mettons-les ensemble, la sonde pourra s’élever jusqu’à 500 mètres.

Tor Lik acquiesça en silence. Parler devenait de plus en plus difficile. Le champ de protection n’étouffait déjà plus les hurlements de la foule. Le cylindre étincelant, volant dans le ciel, contraignit « les vengeurs » au calme. Il ne fallut que deux minutes pour se convaincre du calme total de l’atmosphère à des milliers de kilomètres allant de Kin-Nan-Té à l’Équateur et de l’absence d’avions à 1 heure de vol de là.

— Tchoïo Tchagass ment. Pourquoi veulent-ils notre mort ? s’écria Tivissa.

Les hommes se turent. Ghen Atal appela « La Flamme sombre ».

— Je prends l’astronef ! Tenez bon et coupez le champ, dit brièvement Grif Rift.

Ghen Atal fit mentalement un calcul rapide : trois heures pour le décollage et le vol, une heure de plus pour l’atterrissage. Non ! Trop tard !

— Allez dans la ville et dispersez la foule à coups d’infrasons, cria le commandant.

— Inutile. Nous n’irons pas loin. Nous avons attendu trop longtemps, car nous faisions confiance à Tchagass, autrement, nous aurions tenté de nous enfermer dans l’un de ces bâtiments, dit l’ingénieur de protection blindée avec une note de culpabilité. Nous ne pouvions prévoir… Appelez tout le monde, Rift, nous allons faire nos adieux. Mais vite, il ne reste que quelques minutes.

L’adieu fut bref et austère. Ghen Atal ne put accéder aux vœux des astronavigants et coupa l’émission, il éteignit même la lumière jaune de l’appareil : ils voulaient rester seuls durant les dernières minutes précédant leur mort. Ils avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, ils avaient deviné qu’ils étaient trahis et l’avaient dit. Les cloches indestructibles des SVP conserveraient l’intégralité des informations recueillies.

Tivissa enlaçant ses amis, dit à Tor Lik avec une tendresse infinie : « J’ai toujours été merveilleusement bien avec toi, Aphy, et il en sera ainsi jusqu’au bout. Je n’ai pas peur, seulement, c’est triste que ce soit ici et que ce soit tellement… inimaginable. Aphy, j’ai avec moi le cristal de « Gardiens des Ténèbres »…

Le polyèdre transparent fit entendre l’austère mélodie de sa symphonie préférée – attente anxieuse de l’inconnu.

Tivissa se leva et avança lentement dans l’allée empierrée, glissant un regard sur les ruines environnantes, tandis que ses pensées se succédaient claires, pleines d’une grande tristesse, communiant avec la masse innombrable de morts qui avaient suivi leur voie sur la Terre qu’elle ne verrait plus et ici, sur cette planète étrangère en lutte contre l’esclavage de l’inferno.

Le cimetière, comme autrefois sur la Terre, servait pour les morts privilégiés, jugés dignes d’être ensevelis au centre de la ville, à l’ombre du vieux temple. Les lourdes dalles étaient couvertes de hiéroglyphes élégants et d’or étincelant.

Tivissa regarda les statues : belles femmes aux têtes baissées en signe d’affliction, hommes dans leur lutte ultime contre la mort, oiseaux étendant leurs ailes puissantes, enfants à genoux enlaçant la pierre de leurs parents à jamais disparus.

L’homme, en arrivant sur la nouvelle planète, avait effacé du visage de celle-ci la vie qui s’y était formée, laissant seulement les pitoyables fragments d’une symphonie jadis harmonieuse. Il avait construit ces villes et ces temples ; s’enorgueillissant de ses créations, il avait érigé des monuments en l’honneur de ceux qui avaient particulièrement réussi à conquérir la nature ou à créer l’illusion de la puissance et de la gloire. L’indulgence excessive accordée aux instincts, la méconnaissance du fait que le monde ne peut se passer de lois mais doit s’y conformer, avaient conduit à une surpopulation monstrueuse. Sur toute la planète, la mort avait frappé à nouveau et c’était de la mort de la nature qu’il s’agissait maintenant. Bilan : villes abandonnées et cimetières à jamais oubliés. Et voilà qu’aujourd’hui, les restes des hommes et des femmes du monde clair de la Terre vont se mêler au pourrissement des tombes anonymes, aux restes d’une vie inutile.

« Inutile et absurde ? » Tivissa sursauta. Jamais, sur la Terre, il ne lui était venu à l’idée que la vie, tournée vers les profondeurs de l’Univers, pleine de la joie d’aider autrui, d’acquérir la beauté, d’apprendre de nouvelles choses, de ressentir une force particulière, que la vie pouvait ne pas avoir de sens. Mais ici… !

Tivissa se représenta distinctement les milliards d’enfants dont les yeux clairs regardaient le monde sans savoir qu’il était plein de tristesse et de méchanceté ; les femmes innombrables, remplies d’amour et d’espoir de bonheurs à venir ; les hommes dont la confiance et la dignité avaient été bafouées par le lourd rouleau compresseur du pouvoir mensonger ; les animaux dont les narines gonflées, les oreilles dressées, les yeux grands ouverts témoignaient de l’effort intense fait pour préserver leurs vies fugitives comme l’étincelle. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Ici, dans cet environnement de mort et de dégradation répugnante de la pensée, cette question des temps passés était encore exacerbée par la conscience du danger.

Accablée par la cruelle tristesse de ces dernières minutes, Tivissa posa son regard sur la statue d’une jeune fille couverte d’un voile : son visage impassible, le fier tracé de son corps, le désespoir de ses mains jointes exprimaient la force tragique de la tristesse du passé et de la foi obstinée dans la beauté de l’avenir, l’union antithétique des éléments qui forment l’homme.

Tor Lik regarda sa bien-aimée : Tivissa semblait tranquille, mais Tor sentit qu’elle était aussi tendue qu’un ressort avant l’ultime effort.

Tivissa regarda par-dessus son épaule avec une telle tendresse que Tor en eut le cœur serré.

— Doucement ! Les batteries s’éteignent ! Viens ici.

La foule, flairant quelque chose, s’approcha précautionneusement de la barrière. Quelques minutes encore s’écoulèrent. Les Terriens s’éloignèrent vers le portail, vers le dernier SVP. La symphonie des « Gardiens des Ténèbres » s’acheva sur une note longue et traînante. Tor Lik poussa le petit marteau à deux lames du déchargeur, enlaça Tivissa et tendit la main à Ghen Atal.

— Peut-être que cela ne marchera pas, dit Tor ému, la décharge est trop grande…

— Alors, l’infra-son ! Ghen Atal ôta sa main. Il a une charge indépendante ! La tour s’écroulera et nous ne tomberons pas dans des mains sales après notre mort !

Tivissa et Tor levèrent les yeux vers la gigantesque tour ancienne, cachant le ciel pur du crépuscule.

— Soit ! acquiesça Tivissa. Serre-moi plus fort, Aphy !

Ghen Atal dirigea le cornet vers la foule. Les deux SVP près des colonnes semblèrent pousser un soupir : le champ de protection s’éteignit. Avec un hurlement frénétique, « les vengeurs » se jetèrent sur les trois Terriens enlacés. Le rugissement grave, terrible et indicible de l’infra-son stoppa les premiers rangs qui furent repoussés et balayés, mais les autres poussèrent et écrasèrent ceux qui étaient tombés. Ghen Atal mit toute la puissance : les silhouettes culbutèrent, tombèrent et rampèrent en hurlant sans réussir à sortir. Enterrant les Terriens et leurs assaillants, recouvrant les anciennes tombes, la tour colossale s’effondra impitoyablement.

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