Chapitre V DANS LES JARDINS DE TSOAM

Neïa Holly, qui avait émigré sous la coupole de l’astronef à la place de Ghen Atal, fut réveillée par le hurlement sourd des appareils d’écoute externe. Elle pensa que « La Flamme sombre » s’était placée sur une orbite inférieure, sans que le champ de protection soit débranché. Sur l’écran de TVP intérieur, elle vit les pilotes de l’astronef en conversation animée avec Faï Rodis.

L’atterrissage de « La Flamme sombre » allait mettre en émoi la planète entière. Une seconde attaque était possible au moment précis où les Terriens débrancheraient le champ de protection. Faï Rodis, favorable à ce débranchement, obtint gain de cause. Elle persuada les pilotes du vaisseau de ce que, dans un gouvernement oligarchique, la transmission en sens contraire était forcément faible : avant que la nouvelle de la suppression du champ permettant de répéter l’attaque ne parvienne au chef suprême, « La Flamme sombre » aurait le temps de se poser.

L’astronef décrivit des cercles au-dessus de la planète Ian-Iah, afin de se familiariser avec le lieu d’atterrissage qui avait été fixé. Ce promontoire donnant sur la mer était beaucoup trop petit pour l’énorme et gauche ARD. Deux trappes d’observation supplémentaires furent ouvertes, auxquelles les Terriens ne purent s’arracher : c’était la première fois qu’ils voyaient la planète de si près, « La Flamme sombre » accomplit les dernières spires à une altitude d’environ 25 000 mètres. L’atmosphère, un peu plus dense que sur la Terre, commençait déjà à chauffer le vaisseau, tandis qu’il se frayait un passage à travers elle. La planète Ian-Iah ne semblait pas bleue comme la Terre. Le violet dominait. Au milieu des montagnes, de grands lacs paraissaient presque noirs, avec des reflets dorés ; les océans, eux, étaient couleur améthyste foncé. Là où, à travers l’eau peu profonde, transparaissaient les bas-fonds, la mer devenait d’un vert maussade.

Les Terriens se rappelèrent avec un sentiment de tristesse le vert radieux du Tibet, tel qu’ils l’avaient vu pour la dernière fois d’une altitude identique.

Les arêtes parallèles des crêtes basses et déchiquetées, les chapelets de pyramides étroitement serrées les unes contre les autres, les labyrinthes de vallées arides sur les plateaux immenses de Ian-Iah semblaient d’un brun clair, nuancé de violet. Par endroits, une fine couche de végétation jetait sur le sol raviné et stérile un tapis de couleur chocolat. La région des failles équatoriales était marquée par des coulées colossales de lave plissée, d’un gris sombre. Autour de ces zones lugubres, le sol prenait une teinte brique qui virait tout à fait au jaune en s’éloignant des montagnes de lave. Les sillons symétriques de dunes de sable ridaient le littoral désertique et la planète semblait déserte.

Rien qu’en observant, les Terriens virent que, le long des grands fleuves et dans les basses dépressions, là où le sol était rendu bleu par les vapeurs humides, de grandes surfaces étaient divisées en carrés réguliers. Puis, apparurent les routes, les îlots verts des villes et les énormes taches brunes des maquis sous-marins dans les basses eaux. Les nuages ne se divisaient pas, comme sur la Terre, en petites boules duveteuses, en bandes plumeuses ou en champs lacérés d’un blanc aveuglant. Ici, ils s’entassaient en masses granuleuses et écaillées, s’amoncelant au-dessus des mers des Hémisphères de Tête et de Queue.

Une vibration secoua l’astronef. Grif Rift brancha les refroidisseurs. Enveloppé d’un nuage argenté, le vaisseau descendit rapidement. Cette fois, ce ne fut pas dans les cellules magnétiques, mais dans les fauteuils à amortisseurs et sur les divans que l’équipage reçut la surcharge de freinage. Établissant de nouveau et sans y prendre garde une frontière invisible, les sept astronavigants vêtus de leurs cuirasses métalliques se regroupèrent sur un divan à l’écart des autres.

Le lieu et l’heure de l’atterrissage de « La Flamme sombre » avaient été tenus secrets. C’est pourquoi, seuls quelques habitants de la planète Ian-Iah virent l’énorme vaisseau surgir soudain des profondeurs du ciel et apparaître au-dessus du promontoire désert. La colonne brûlante d’énergie de freinage frappa le sol friable, soulevant une trombe de poussière et de fumée. Avec des contorsions rageuses, la colonne résista longtemps aux pressions du vent marin. Son souffle chaud se propagea bien loin sur terre et sur mer, atteignant de longues voitures bruyantes qui arrivaient en hâte sur les lieux. Elles étaient remplies de Tormansiens uniformément vêtus de violet et armés. Chacun portait sur la poitrine des petites boîtes munies à l’avant de courtes fusées proéminentes. Surprises par le souffle de la trombe, les voitures s’arrêtèrent à une distance respectueuse. Les Tormansiens fixèrent attentivement le rideau de poussière, s’efforçant de comprendre s’il s’agissait d’un atterrissage réussi ou d’une catastrophe. À travers la brume d’un brun grisâtre, la coupole sombre de l’astronef apparut graduellement, si stable qu’on aurait dit que l’appareil avait atterri sur un emplacement préparé à l’avance. À l’étonnement des habitants de Tormans, même le maquis de hautes broussailles entourant le vaisseau semblait intact. Il fallut tailler un chemin pour que les voitures, portant l’emblème des quatre serpents et destinées aux arrivants, puissent passer. Aux abords immédiats de l’astronef lui-même, la végétation était détruite et le sol s’était liquéfié, formant une aire circulaire et nue.

Soudain, un nuage argenté submergea la base de l’astronef. Les Tormansiens sentirent un souffle froid. En quelques minutes, le sol se refroidit. Deux trappes rondes, faisant penser à des yeux énormes et très écartés, s’ouvrirent dans le vaisseau. Leurs surfaces bombées et polies brillaient d’une lueur mauvaise sous les rayons de l’astre rouge qui filtraient à travers les tourbillons de poussière de plus en plus clairs. Les Tormansiens vêtus de violet se frayèrent un passage à travers le maquis, avançant en demi-cercle. Ils s’arrêtèrent et examinèrent les voitures restées en arrière. De là, ils transmirent à la chaîne l’ordre de ne pas avancer davantage. Un puissant soupir inhumain passa sur le promontoire. Le mouvement en spirale de l’air fit tournoyer les feuilles, les tas de petites branches calcinées et la poussière compacte, les entraînant vers le firmament mauve. Le vent se saisit des détritus et les emporta dans la mer déserte. Sans plus tarder, on disposa, au-dessus de la protubérance annulaire de la coupole du vaisseau d’épaisses plaques de blindage latérales. Un tuyau énorme, dont le diamètre dépassait la taille d’un homme, se mit en mouvement. À son extrémité, un éventail fait de poutrelles métalliques se déploya avec élégance et sans bruit. Au-dessous, la cabine transparente d’un ascenseur descendit sur le sol. Retenant leur respiration, les habitants de Tormans regardèrent cette boîte brillante comme le cristal.

Faï Rodis, qui marchait en tête le long de la galerie tubulaire, fit du regard ses adieux aux membres de l’équipage qui restaient à bord. Ils s’alignèrent, et, s’efforçant de cacher leur angoisse, accompagnèrent ceux qui partaient de gestes affectueux et de sourires.

Grif Rift se tenait près des manettes de l’ascenseur. Il retint Faï Rodis par son coude recouvert de métal et murmura, avec une douceur inhabituelle chez lui :

— Retenez bien ceci, Faï, je suis prêt à tout prendre sur moi ! J’effacerai leur ville de la planète et la détruirai sur une étendue d’un kilomètre pour vous venir en aide !

Faï Rodis passa ses bras autour du cou robuste du commandant, l’attira vers elle et l’embrassa.

— Non, Grif, vous ne ferez jamais cela !

Il y avait une telle force dans ce « jamais » que le rude astronavigant inclina la tête docilement…

Devant les habitants de la planète Ian-Iah apparut une femme vêtue d’un costume de couleur noire, semblable à ceux que seuls les hauts dignitaires de la ville du Centre de la Sagesse avaient le droit de porter. Un écran transparent fixé à l’encolure par des supports métalliques protégeait le visage de la visiteuse. Sur ses épaules, des tubes en forme de serpents tressautaient à chaque pas et des petits miroirs triangulaires brillaient de façon aveuglante, comme les symboles sacrés de la puissance. Près d’elle, trottinait avec agilité une espèce de mécanique à neuf pattes, dont le revêtement oxydé brillait. Elle suivait la femme de la Terre, la surveillant sans relâche…

Les compagnons de Faï sortirent l’un après l’autre : ils étaient trois femmes et trois hommes et chacun était accompagné de la même mécanique à neuf pattes.

Ce qui frappa le plus ceux qui étaient venus les accueillir ce fut que les arrivants avaient les jambes nues jusqu’au genou. Le métal polychrome les rendait brillantes et des crans, semblables à de courts éperons, dépassaient des talons. Le métal étincelait sur les découpes des chemises des hommes, ainsi que sur les amples manches des blouses des femmes. Les habitants de Ian-Iah s’aperçurent avec surprise que les visages lisses et uniformément hâlés des Terriens ne se différenciaient, au fond, nullement de ceux « des gens des Étoiles Blanches » comme les Tormansiens se nommaient eux-mêmes. Ils comprirent que le métal qui recouvrait le corps des arrivants était seulement un vêtement fin et ajusté.

Deux Tormansiens à l’allure imposante descendirent d’une haute et longue voiture, repliée dans les broussailles comme un insecte articulé. Ils se placèrent devant Faï Rodis et s’inclinèrent en un mouvement saccadé.

La femme de la Terre se mit à parler dans la propre langue de Ian-Iah. Mais sa voix vibrante et forte au timbre métallique sortait d’un cylindre qui se trouvait sur le dos de la machine accompagnante.

— Parents, qui nous avez quitté il y a vingt siècles, l’heure est venue de nous rencontrer à nouveau.

Les Tormansiens répondirent par une rumeur incompréhensible et se regardèrent d’un air d’extrême étonnement. Les dignitaires, décorés de l’emblème du serpent, s’approchèrent à la hâte et invitèrent leurs hôtes à monter dans la grande voiture. Le fonctionnaire le plus âgé tira d’un sac fixé sur sa poitrine une feuille de papier jaune couverte des beaux signes de Ian-Iah. Baissant la tête, il se mit à crier si fort que même les gens qui étaient dans le vaisseau spatial et les Tormansiens qui se tenaient un peu plus loin, derrière les buissons, entendirent ses paroles. Aux premiers mots du dignitaire, les Tormansiens se mirent respectueusement au garde-à-vous et baissèrent tous la tête.

— C’est le Grand et Sage Tchoïo Tchagass qui parle. Voici ce qu’il dit aux arrivants : « Vous êtes arrivés ici sur la planète du Bonheur, de la vie facile et de la mort légère. Dans sa grande bonté, le peuple de Ian-Iah ne vous refuse pas l’hospitalité. Vivez parmi nous, instruisez-vous et parlez de notre sagesse, de notre bonheur, de la juste organisation de notre vie, dans ces abîmes inconnus du ciel, d’où vous êtes venus de façon si inattendue ! »

L’orateur se tut. Les Terriens attendaient la suite du discours, mais le haut fonctionnaire cacha sa feuille de papier, se redressa et fit un geste de la main. Les Tormansiens répondirent par un hurlement retentissant.

Faï Rodis regarda ses compagnons et Tchedi aurait pu jurer que, dans le visage impassible du chef de l’expédition, les yeux verts riaient comme ceux d’un écolier espiègle.

La portière du véhicule s’ouvrit et Rodis s’avança vers la marche qui s’abaissait. Le robot à neuf pattes, autrement dit le fidèle SVP s’empressa de la suivre. L’aîné des dignitaires fit un geste de protestation. Aussitôt, un homme robuste, vêtu de violet, portant un insigne en forme d’œil sur le côté gauche de sa poitrine, surgit derrière lui. Faï Rodis était déjà montée dans la voiture, mais le SVP se cramponnait au bord du marche-pied à l’aide de ses pattes antérieures, lorsque l’homme en violet donna un coup de pied énergique juste sur le revêtement de métal oxydé du robot. Le cri d’avertissement de Rodis qui s’était retournée trop tard mourut sur ses lèvres. Le Tormansien vola dans les airs, et, après avoir décrit un arc, retomba dans le fourré de buissons calcinés. La fureur déforma les visages des gardes. Ils étaient prêts à se jeter sur le SVP et à diriger sur lui les orifices des appareils qu’ils portaient sur la poitrine. Faï Rodis posa la main au-dessus de son robot, abaissa l’écran qui lui protégeait le visage et, pour la première fois, la voix forte de la femme de la Terre retentit sur la planète Ian-Iah sans l’intermédiaire de l’appareil à traduire :

— Attention ! Ce n’est qu’une machine qui sert de soute à bagages, de porteur, de secrétaire et de garde. La machine est tout à fait inoffensive, mais elle est construite de telle sorte qu’une balle tirée sur le robot revient à son point de départ avec la même force, et que ce coup peut provoquer le champ de repoussement, comme cela vient juste de se produire. Aidez votre serviteur à sortir des fourrés, et laissez nos valets mécaniques tranquilles !

Le Tormansien projeté dans les ronces s’y débattait et hurlait rageusement. Les gardes et les deux dignitaires se reculèrent et les sept SVP montèrent dans le véhicule.

Une dernière fois, les Terriens enveloppèrent du regard « La Flamme sombre ». Cette parcelle confortable et sûre de la planète natale, se dressait, solitaire, au milieu de la clairière poussiéreuse, dans une plaine qu’éclairait fortement un astre étranger. Les gens de la Terre savaient que les six qui étaient restés à bord les observaient tout en travaillant, mais l’obscurité régnant dans la trappe et la galerie semblait impénétrable.

Sur un signe d’un dignitaire – « Le porte-serpent », comme l’appela Evisa – les astronavigants s’assirent sur les sièges profonds et moelleux, et la voiture, avec des balancements et des tressautements, s’élança sur la route inégale. Quelque part sous le plancher, les moteurs vrombissaient. Une fine poussière brunâtre se mit à voler et recouvrit la coupole de « La Flamme sombre ». Les tuyères d’un compresseur puissant chassaient la poussière à l’arrière. Les Terriens regardèrent autour d’eux. Les membres de leur escorte, les deux « porte-serpent » en tête, s’étaient installés un peu à l’écart. Ils n’exprimaient ni amitié ni hostilité, pas même une simple curiosité. Toutefois, Rodis surprit une curiosité avide et craintive dans les regards qu’ils leur lançaient à la dérobée. Ainsi, dans un lointain passé, auraient pu se comporter les enfants de la Terre, à qui on ordonnait de ne pas lier connaissance avec des étrangers et de les éviter sous peine de châtiment. L’atterrissage des Terriens avait été tenu secret. La voiture, roulant à un train d’enfer, n’attira pas tout de suite l’attention des piétons de plus en plus nombreux, ni celle des gens qui se trouvaient à l’intérieur de hauts véhicules qui avançaient avec des balancements inquiétants. Mais le bruit de l’arrivée de visiteurs venus de la Terre se répandit, on ne sait comment, dans la ville du Centre de la Sagesse. Au bout de quatre heures terrestres, lorsque les voitures approchèrent de la capitale de la planète, les gens s’étaient déjà massés, nombreux, au bord de la large route. Ils étaient tous jeunes, sans exception, et portaient des tenues de travail de coupe identique, mais de toutes les couleurs possibles. Les plaines sèches et brunes disparurent. La verdure très sombre et très dense des bosquets alternait avec la géométrie rigoureuse des champs cultivés ; de même, les longues rangées de maisons basses alternaient avec les cubes massifs de bâtiments qui étaient manifestement des usines.

Enfin, sous les roues de la voiture se mit à briller, de façon insupportable, le revêtement de glace miroitante de la rue, le même que celui que les astronavigants avaient vu au cours d’émissions de télévision. Au lieu de pénétrer dans la ville, les voitures tournèrent sur une route bordée d’arbres de haute taille aux troncs élancés recouverts d’une écorce olive sombre. De longues branches, faisant penser à un éventail, étaient tournées vers la route et cachaient les arbres voisins, comme le feraient des coulisses. La route s’avançait dans l’ombre, comme dans la profondeur d’une scène, à travers les rangées infinies de décors. Soudain, les arbres-coulisses laissèrent la place à une triple rangée d’arbres de petite taille, semblables à des cônes jaunes dont la base serait renversée vers le haut. Entre ces rangées, à travers les éclaircies triangulaires, sur un fond de ciel mauve sombre apparut le sommet d’une colline parsemée de fleurs bigarrées. Elle dominait la ville. Un rempart bleu de quatre mètres de haut délimitait une surface ovale, à l’intérieur de laquelle s’élevait, dans une sorte d’entrelacs tournés vers le haut, un bosquet épais d’arbres d’un vert argenté, pareils à des sapins. Ce jardin ou ce parc, derrière le parterre bigarré de la clairière, semblait merveilleux après les steppes tourmentées aux couleurs brunes et marron foncé qui s’étendaient sous le ciel d’un mauve profond sur les trois cents kilomètres de distance séparant le vaisseau spatial de la capitale.

Faï Rodis rompit la première le silence et se tournant vers le « porte-serpent » le plus âgé demanda :

— Qu’y a-t-il derrière le bosquet ?

— Les jardins de Tsoam, lui répondit-il en s’inclinant légèrement. C’est là que vivent le Grand Tchoïo Tchagass et ses hauts conseillers, les membres du Conseil des Quatre.

— Ainsi, nous n’allons pas en ville ?

— Non. Dans sa bonté infinie et dans sa sagesse, le Grand vous héberge dans les Jardins de Tsoam. Vous serez ses hôtes tout le temps que vous passerez sur la planète Ian-Iah. Nous voici parvenus au but. Aucune voiture ne peut avancer davantage.

Avec une agilité inattendue, le dignitaire le plus âgé ouvrit la portière arrière et descendit sur le miroir uni de la petite place, devant un portail. Il éleva à hauteur de son visage un disque étincelant, puis se faufila dans le passage latéral qui s’était ouvert. Le second « porte-serpent » qui était resté tout le temps silencieux invita, d’un geste, les Terriens à quitter la voiture.

Les astronavigants se groupèrent devant le portail, s’étirèrent et ajustèrent les tubes des biofiltres. Vir Norine et Tchedi Daan restèrent en arrière pour avoir une vue d’ensemble de l’édifice à plusieurs étages qui, avec ses saillies intérieures et ses crêtes formait le portail des Jardins de Tsoam.

— Il y a encore des serpents, ici ! s’exclama Tchedi. Vous avez remarqué : il y en a sur la poitrine des dignitaires et sur les voitures, et maintenant ici, sur les portes du palais du souverain.

— Rien d’étonnant, rétorqua l’astronavigateur. Voyez-vous : ils viennent de la Terre où ce symbole a si souvent existé dans les anciennes civilisations. Ce n’est pas sans raison que le serpent a été choisi comme étant l’attribut de Satan et de la puissance. Il possède un pouvoir hypnotique, il se glisse partout et il est venimeux…

— Je me demande comment ils font pour éviter la poussière avec ces formes architecturales fragiles et compliquées, dit Evisa en s’approchant.

— Ils ne le peuvent que grâce à une main-d’œuvre humaine, mais c’est une occupation dangereuse, répondit Vir Norine.

— Donc, ni les hommes ni la vie n’ont de prix pour eux, conclut Tchedi, peut-être un peu trop rapidement.

Ses paroles furent noyées par un rugissement tonitruant, venu d’une tourelle située au centre du revêtement frontal :

— Je vous salue, étrangers. Entrez sans peur, car vous êtes ici sous la protection du Conseil des Quatre, qui sont les plus hauts élus du peuple de Ian-Iah et sous la protection de moi-même qui suis leur chef…

À la dernière parole, les immenses battants du portail s’écartèrent. Les Terriens sourirent. Les assurances du souverain de Tormans étaient vaines. Aucun d’entre eux ne ressentait l’ombre même d’une crainte. Les astronavigants avancèrent sur les dalles élastiques qui étouffaient le bruit des pas. La route décrivait d’étroits zig-zags, faisant penser aux éclairs dont l’usage avait été longtemps répandu sur la Terre.

— Est-ce qu’on n’insiste pas trop sur l’absence de dangers ? demanda Tchedi avec une nuance à peine perceptible d’impatience.

— Il y a aussi beaucoup trop de détours, ajouta Evisa.

À travers le fourré d’arbres, se dessinaient les lignes imposantes de l’architecture du palais, s’étalant lourdement sur un tapis de fleurs jaunes, dont les inflorescences coniques dressaient brutalement leurs pointes, sans que le vent les fasse osciller.

Les hautes portes avaient la taille de quatre hommes environ et semblaient étroites. Leurs panneaux sombres étaient recouverts de petites pyramides brillantes en métal. Les robots SVP se propulsèrent soudain en avant, tous les sept ensemble, dans un bruit terrifiant et saccadé. Ils s’alignèrent devant les portes, barrant la route aux astronavigants, mais au bout de quelques secondes, ils se calmèrent et s’écartèrent.

Répondant au regard interrogateur de Faï Rodis, Ghen Atal dit :

— Les petites pyramides sur les portes sont sous tension, et il s’avança.

— Oui, mais ils ont déjà coupé le courant, affirma Tor Lik, qui se tenait à l’écart et étudiait l’architecture des Jardins de Tsoam avec une hostilité évidente.

Tout à coup, la haute fente sombre du passage de la porte s’ouvrit sans bruit. Les Terriens pénétrèrent dans une salle d’une hauteur colossale, nettement divisée en deux parties. L’entrée au parquet fait de dalles de glace hexagonales était abaissée de deux mètres par rapport au fond de la salle, qui était recouvert d’un épais tapis d’un jaune foncé. Les rayons du grand astre filtraient à travers les vitres d’un rouge doré, et à cause de cela la partie surélevée de la salle était imprégnée d’un certain éclat féérique. C’est là que, selon un ordre connu, siégeaient quatre personnages immuables : l’un, en avant et au centre, les trois autres, à gauche et légèrement en retrait. Dans la partie basse de la salle régnait une faible lumière, qui, venant du plafond, se frayait un passage parmi les gigantesques serpents métalliques, accrochés aux rebords, leurs gueules aux grands crocs ouvertes au-dessus des visiteurs venus de la Terre. Les dalles de glace renvoyaient des ombres dispersées et confuses, renforçant le trouble anxieux qui envahissait tous ceux qui osaient se trouver confrontés au Conseil des Quatre.

Il était évident que les dirigeants de Tormans avaient été renseignés sur tout ce qui concernait les Terriens. Ils n’exprimèrent aucun étonnement lorsqu’ils virent les drôles de neuf pattes, trottinant à côté des jambes des astronavigants, que le métal rendait brillantes. Obéissant à un signe de Faï Rodis, les sept SVP se mirent en rang sur le sol miroitant et sombre. Les Terriens montèrent tranquillement sur l’estrade par l’escalier latéral et s’arrêtèrent, silencieux et sérieux, ne quittant pas des yeux les dirigeants de la planète. Tchoïo Tchagass se leva sans hâte pour aller à la rencontre de Faï Rodis et tendit la main. Les trois autres firent de même, mais de façon un peu plus empressée. Faï Rodis mit une bonne seconde à se rappeler les formes anciennes de salut sur la Terre, depuis longtemps oubliées. Elle serra la main du dirigeant, comme des milliers d’années auparavant ses ancêtres l’avaient fait, prouvant ainsi l’absence de toute arme et de mauvaise intention. D’ailleurs, il était douteux que les armes fassent défaut ici. À chaque renfoncement de mur, entre les fenêtres étincelantes, une silhouette à peine visible se dissimulait. Tor Lik en décompta une, deux, trois… huit. Elles étaient immobiles. Leurs visages n’exprimaient rien, sauf un qui-vive menaçant. Aucun doute n’était possible. Au moindre signe, ces personnes figées se transformeraient en exécutants machinaux de n’importe quel ordre. Oui, n’importe lequel, cela se reflétait nettement sur leurs visages bornés dont le crâne lisse et basané avait une ossature massive.

L’espiègle Evisa ne put s’empêcher de lancer ses regards les plus charmeurs aux gardiens ; comme ils ne réagissaient pas, elle changea de tactique : son visage exprima une tendre admiration. Cela marcha. Les joues des deux gardes les plus proches s’empourprèrent.

Les Terriens s’assirent dans des fauteuils aux pieds écartés en forme de pattes griffues. Les astronautes regardèrent en silence les motifs compliqués du tapis, tandis que, en face d’eux, les membres du Conseil des Quatre, également assis et silencieux, examinaient leurs invités avec une insistance impolie. Le silence se prolongea. Vir Norine, et Faï Rodis assis près des autres, mais à proximité des dirigeants, purent surprendre leur respiration bruyante, la respiration de ceux qui ne pratiquent ni sport, ni effort physique, ni abstinence ascétique.

Tchoïo Tchagass échangea un regard avec le mince et noueux Ghentlo-Shi, déjà connu des Terriens sous le diminutif de Ghen Shi, Il était responsable de la paix et de la tranquillité sur la planète Tormans. Il tendit le cou et dit avec un léger sifflement :

— Le Conseil des Quatre et le Grand Tchoïo Tchagass lui-même veulent connaître vos souhaits et vos intentions.

Tchedi regarda avec attention le souverain de la planète, ne comprenant pas comment un homme, certainement intelligent, pouvait écouter des sottes flatteries, mais le visage de Tchoïo Tchagass resta impassible.

— Le Conseil des Quatre connaît tous nos souhaits, répondit Faï Rodis, nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons demandé par TVP.

— Et vos intentions ? interrogea brièvement Ghen Shi.

— Étudier le plus rapidement possible la planète Ian-Iah et son peuple.

— Comment pensez-vous procéder ? Vous rendez-vous compte qu’étudier une planète aussi vaste en un délai aussi bref est au-dessus de vos forces ?

— Tout dépendra des deux facteurs suivants, répondit Rodis tranquillement : la coopération de vos réceptacles du Savoir, des machines à mémoires, des académies et bibliothèques et la rapidité de vos moyens de locomotion sur la planète. Il est absurde de penser que nous pourrons apprendre tout ce que vos savants ont amassé pendant des millénaires. Mais nous pourrons saisir l’essentiel et approfondir la vie du peuple de Ian-Iah à travers l’histoire, la littérature et l’art. Une grande partie pourra être enregistrée par la machine à mémoire de l’astronef. Nous aimerions ramener sur Terre le maximum d’informations.

Zet Oug, le récent adversaire de Rodis à la télévision, posa une question rapide :

— Avez-vous réellement une liaison directe avec l’astronef ?

— Bien sûr. Et nous avons l’intention de vous montrer de nombreux enregistrements des machines à mémoire de l’astronef. Malheureusement, nos SVP ne peuvent déployer de projecteur sur grand écran. Chaque robot est programmé pour un auditoire de moins de mille personnes. Les sept SVP montreront simultanément les films à sept mille spectateurs.

Ghen Shi émit un sifflement qui cachait mal son inquiétude.

— Je pense que ce ne sera pas nécessaire !

— Pourquoi ?

— Le peuple de Ian-Iah n’est pas préparé à de tels spectacles.

— Je ne comprends pas, dit Rodis en souriant avec une gêne à peine perceptible.

— Cela n’a rien d’étonnant, dit soudain Tchoïo Tchagass qui était resté silencieux jusque-là, et, au son de sa voix tranchante, autoritaire et impatiente, les autres membres du Conseil sursautèrent et se tournèrent vers leur souverain, il y a beaucoup de choses que vous ne comprendrez pas ici. Et ce que vous nous montrerez peut être faussement interprété. Voilà pourquoi mon ami Ghen Shi redoute la projection de vos films.

— Mais la connaissance peut résoudre n’importe quelle perplexité et c’est pourquoi, il est d’autant plus important de montrer le plus possible de films, rétorqua Rodis.

Tchoïo Tchagass leva une main paresseuse vers les Terriens.

— Nous n’allons pas préjuger déjà de ce qui se passera au niveau de la compréhension. Je vais donner l’ordre aux instituts, aux bibliothèques et aux conservateurs d’art de vous préparer des notes et des films. Les machines à mémoire dont vous parlez n’existent pas chez nous, mais l’information codifiée dans ses moindres détails existe sous deux formes : la parole et l’image. Vous recevrez tout cela ici même, sans avoir à quitter les Jardins de Tsoam. Quant à la vitesse de locomotion de nos avions à gaz… Tchoïo Tchagass prononça lentement : elle est d’environ 1 000 km par heure terrestre et vous permettra d’atteindre rapidement n’importe quel point de notre planète.

Ce fut au tour des Terriens d’échanger des regards étonnés : le souverain de Tormans connaissait les mesures terriennes.

— Toutefois – poursuivit Tchoïo Tchagass – vous devrez indiquer à l’avance les lieux que vous voudrez visiter. Nos avions ne peuvent atterrir partout et toutes les régions de Ian-Iah ne sont pas sûres.

— Peut-être – proposa Rodis – pourrions-nous nous familiariser d’abord avec la planétographie générale de Ian-Iah ? Nous fixerons ensuite le plan de visites.

— C’est juste, acquiesça Tchoïo Tchagass en se levant, et, avec une affabilité soudaine, il dit : « Et, maintenant, veuillez aller dans les chambres du palais qui ont été préparées pour vous ».

Il ouvrit la marche, avançant sans bruit sur le tapis épais et franchit l’entrée latérale menant à un couloir dont les murs en métal mat scintillaient.

— Ce masque va-t-il toujours dissimuler votre visage ?

Il effleura à peine le petit bouclier transparent de Faï Rodis.

— Pas toujours – dit-elle en souriant – dès que je ne présenterai plus de dangers pour vous…

— Et qu’il en sera de même pour nous, dit le souverain en hochant la tête, en signe de compréhension. C’est la raison pour laquelle je ne vous convie pas à partager notre repas. Voilà, c’est ici. Il montra de la main une vaste salle aux grandes fenêtres dont le bas des vitres était camouflé. Vous pouvez vous considérer en parfaite sécurité. À demain !

Faï Rodis s’inclina en signe de remerciement.

Les Terriens allèrent regarder les chambres dont les portes se trouvaient sur le mur gauche, en face des fenêtres. Puis, ils revinrent dans la salle.

— L’architecture est étrange, c’est ainsi qu’on construit les hôpitaux psychiatriques chez nous, dit Evisa.

— Pourquoi le souverain suprême insiste-t-il tant sur la sécurité ? demanda Tivissa.

L’air sérieux, Rodis répondit :

— Il nous faut donc considérer que nous ne sommes pas en sécurité. Choisissez vos chambres et nous déciderons qui ira où, je transmettrai alors nos désirs à Tchoïo Tchagass.

Remarquant les visages étonnés de ses compagnons, elle expliqua :

— Je suis sûre que Tchoïo Tchagass va s’empresser d’avoir une conversation secrète avec moi. Pour eux, je suis votre souveraine et les souverains doivent se parler seul à seul.

— Vraiment ? s’étonna Evisa.

— Cela a été la cause de malheurs considérables dans l’ancien temps. Soyons des invités respectueux et soumettons-nous aux coutumes de nos hôtes. Mais il me faut connaître vos désirs et vos conseils à l’avance, sinon, comment pourrai-je répondre au souverain ?

— Tchedi peut, pour commencer, faire un résumé de ses propres observations lors du survol de Tormans, dit Vir Norine. Il nous sera alors plus facile de choisir une ligne de conduite.

— Je ne pense pas que j’en aie appris plus que vous, dit Tchedi, perplexe. Si Faï m’aide, je vais essayer… Nous sommes confrontés à une société originale sans équivalent dans l’histoire de la Terre ou dans les civilisations non communistes des autres planètes. On ignore, pour le moment, si elle se présente comme le développement extrême d’un capitalisme étatique de monopole, ou encore, comme celui d’un pseudo-socialisme-fourmilière. Comme vous le savez, ces deux formes se sont rejointes dans notre histoire terrestre pour établir des dictatures oligarchiques identiques. Les premiers temps, sur la Terre, le socialisme a imité le capitalisme dans sa course à la puissance matérielle et à la production de masse bon marché, lui sacrifiant parfois l’idéologie, l’éducation et l’art. Quelques pays socialistes d’Asie ont tenté de constituer un système socialiste, le plus rapidement possible, lui sacrifiant non seulement tout ce qui était possible, mais, ce qui est pire encore, les ressources naturelles et humaines de façon irréparable. En même temps, dans l’Amérique – pays capitaliste le plus puissant de l’EMD – en passe d’établir une dictature militaire, il devint indispensable de concentrer les industries les plus importantes entre les mains du gouvernement, afin de supprimer les fluctuations et la résistance des patrons. Cela s’est accompli sans la préparation indispensable de l’appareil gouvernemental. C’est précisément dans l’Amérique à la politique antisocialiste que des bandes de gangsters s’infiltrèrent dans toutes les industries, dans l’appareil gouvernemental, l’armée et la police, apportant partout terreur et corruption. Ce fut le début d’une lutte qui alla en s’amplifiant sous l’influence politique de bandits organisés. Ce fut le début de la terreur politique, qui entraîna un renforcement de la police secrète et se termina par la prise du pouvoir par une oligarchie du type gangstérien.

Le pseudo-socialisme-fourmilière apparut en Chine : ce pays venait juste de s’engager dans la voie du développement socialiste, lorsqu’un petit groupe s’empara du pouvoir, appuyé par une jeunesse à demi-illettrée. Il détruisit l’appareil gouvernemental et désigna comme autorité absolue et indiscutée, le « grand », le « très grand » guide « semblable au soleil ». Dans l’un et l’autre cas, le résultat final fut une oligarchie inhumaine, dont l’échelle hiérarchique comportait plusieurs échelons. Sur cette échelle, la sélection se fit selon l’indice du dévouement passif et irresponsable, renforcé par une corruption bon marché. Le capitalisme étatique de monopole ne pouvait exister sans oligarchie, car lors de la chute inévitable des forces productrices, seul le groupe privilégié des dirigeants pourrait être maintenu, d’où, par conséquent, la recrudescence de l’infernalité. Les crimes innombrables commis contre le peuple furent justifiés par l’intérêt du peuple qui était considéré, dans l’affaire, comme le matériau brut du processus historique. Il était important pour chacune de ces oligarchies que ce matériau soit de plus en plus nombreux et que la masse ignorante – soutien du pouvoir absolu et de la guerre – se perpétue. Une compétition absurde s’engagea entre ces gouvernements, portant sur la croissance de la population, ce qui entraîna un gaspillage insensé des forces productrices de la planète et détruisit le grand équilibre de la biosphère, que l’évolution naturelle avait mis des millions de siècles à établir. Mais pour « le matériau » – le peuple –, la vie atteignit les limites de l’absurde avec l’apparition de la drogue sous toutes ses formes et l’indifférence à tout…

Après un instant de silence, Tchedi conclut :

— Je pense que la société qui existe sur Tormans est une société oligarchique, née du capitalisme étatique. On trouve, en effet, ici, des vestiges de religion et un système d’éducation très mal organisé. Le capitalisme ne s’intéresse qu’à l’enseignement technique et soutient une propagande de morale religieuse. Au contraire, le pseudo-socialisme-fourmilière extirpe soigneusement toute race de religion et, au lieu de s’efforcer d’accroître le niveau d’enseignement, cherche à le réduire au minimum indispensable, afin que les masses acceptent docilement les « grandes » idées des chefs. Pour y arriver, il est nécessaire que les gens ignorent ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, qu’ils ne puissent imaginer les conséquences de leurs actes ; ainsi, devenant des particules de la machine bien huilée de l’oppression et de l’arbitraire, ils perdent totalement leur individualité.

— Et que devient la morale ? s’écria Tivissa.

— La morale dépend des circonstances, elle est dictée par le sommet. En dehors de la morale du droit religieux et coutumier, né de l’expérience générale, il existe des fondements spirituels ayant leurs racines dans les milliers de siècles socialement vécus dans un ordre barbare, fondements qui, chez l’homme civilisé, se cachent dans l’inconscient et le subconscient. Et si cette expérience se perd dans une oppression prolongée et une morale dissolue, alors, il ne restera plus rien de l’homme. C’est pourquoi, aucune permanence ne peut exister chez les individus, si ce n’est l’absence d’initiative et, évidemment, la peur des supérieurs. Des peurs variées imprègnent cette société, elles ressemblent aux peurs superstitieuses qui naissent dans les vestiges isolés de cultures archaïques où des cérémonies aux rites très compliqués permettent de se protéger de la terreur inspirée par les dieux, mais empêchent de garder la pleine responsabilité de ses actes.

— Mais c’est de la foule qu’il s’agit ! dit Evisa.

— Bien sûr. L’étouffement de l’individu transforme les gens en troupeau humain, comme aux Siècles Obscurs de la Terre, lorsque l’église chrétienne a pratiquement résolu le problème de Satan, en rendant une multitude de gens méchants et en en faisant des assassins… Mais, vous m’avez fait passer de l’économie à la psychologie. Je termine. La société capitaliste de classe qui existe sur Tormans est une oligarchie qui règne sur deux classes essentielles, également opprimées : la classe des gens cultivés, qui vivent obligatoirement plus longtemps, sinon il serait peu rentable de les instruire, et la classe des gens non cultivés qui meurent aux environs de 25 ans.

— Rodis – demanda Vir Norine – êtes-vous d’accord avec les affirmations de Tchedi ?

— Elles me semblent tout à fait vraisemblables, seulement, la limite entre le capitalisme étatique et le pseudo-socialisme-fourmilière ne me semble pas très claire. Est-il possible que la société de Tormans soit d’origine pseudo-socialiste ?

— C’est possible, dit Tchedi, mais je ne l’affirmerai pas…

— Dites-nous, Rodis, demanda Evisa, n’y a-t-il pas eu sur la Terre, quelque chose d’analogue ? J’ai appris l’histoire, mais insuffisamment, et je me représente mal cette période difficile de transition dans l’histoire de l’humanité qu’est l’Ère du Monde Désuni. De quoi s’agit-il ?

— C’est au cours de cette période qu’ont commencé à se créer des formations de capitalisme étatique, avec une tendance à se répandre dans toute la planète. C’est principalement dans la phase du capitalisme étatique, qu’est apparue toute l’inhumanité d’un tel système. À peine la concurrence avait-elle été mise à l’écart, que la nécessité de l’amélioration et de la diminution du coût des produits disparut. Il est difficile d’imaginer ce qui se passe en Amérique après l’instauration d’une telle formule ! Dans un pays gâté par une abondance de produits ! L’oligarchie ne règne que grâce à ses privilèges. L’existence de cette forme de répartition inégale n’est conditionnée ni par la particularité de ses moyens de production, ni par la quantité de travail ou sa qualité. L’essentiel reste toujours la question particulière du succès personnel – au nom duquel les gens sont prêts à tout, au détriment de la société et de l’avenir. Tout se vend, ce n’est qu’une question de prix.

— Le pseudo-socialisme qui a emprunté au capitalisme étatique sa démagogie et ses promesses chimériques s’est enfermé comme lui dans le pouvoir entre les mains d’un petit groupe, dans l’oppression et même plus exactement, dans l’extermination physique des dissidents, dans un nationalisme belliqueux, dans un arbitraire terroriste conduisant inéluctablement au fascisme. Comme chacun sait, il n’est pas de culture sans loi, ni même de civilisation. On ne peut résoudre la grande contradiction entre individu et société dans les conditions du pseudo-socialisme. Le ressort complexe de la coopération mutuelle entre éléments séparés de l’organisme supérieur et de la société supérieure se tend encore davantage. Le danger le plus terrible d’une société organisée réside dans le fait que plus l’organisation est importante, plus fort se fait sentir le pouvoir de la société sur l’individu. Et si la lutte pour le pouvoir est menée par les membres de la société qui sont les moins utiles, c’est parce que toute organisation a ses revers.

» Plus la société est complexe, plus grande doit être sa discipline, mais la discipline doit être voulue et, par conséquent, le développement de plus en plus grand de la personnalité et ses multiples aspects sont indispensables. Toutefois, en l’absence d’une auto-restriction, l’harmonie intérieure entre l’individu et le monde extérieure se détériore lorsque l’individu sort du cadre conforme à ses propres possibilités et, cherchant à s’élever plus haut, éprouve un sentiment d’infériorité qui le fait tomber dans le fanatisme et la bigoterie. Voilà pourquoi, même chez nous, l’éducation et l’instruction sont si complexes qu’elles durent pratiquement toute la vie. Voilà pourquoi, on a limité le « je veux qu’il en soit ainsi » et on l’a remplacé par « c’est indispensable ».

— Quel est le pays qui s’est engagé le premier sur cette voie ? Ne serait-ce pas encore la Russie ? dit Evisa intéressée.

— Oui, c’est encore la Russie – premier pays socialiste. C’est elle qui a emprunté la voie sublime – celle du fil du rasoir – qui passe entre le capitalisme gangstérien et le pseudo-socialisme, ainsi que toutes leurs variantes. Les Russes ont décidé qu’il valait mieux être plus pauvre, mais édifier une société qui ait le souci des gens et d’une grande justice, supprimer les conditions du succès capitaliste et sa notion même, supprimer les dictateurs – grands et petits – qui règnent sur la politique, les sciences et les arts. Voilà la clé qui a conduit nos ancêtres à l’Ère de la Réunification Mondiale. Nous ne l’avons pas trouvé sur Tormans, parce que deux mille ans après l’ERM, existent encore ici l’inferno et l’oligarchie avec son système raffiné d’oppression. Il faut pour lutter contre ce système former des gens qui, comme nous, suivent un entraînement psycho-physiologique intensif, tout-puissant et inoffensif à la fois. Mais, avant tout, il faut leur apprendre à lutter contre cet « élitisme » omniprésent, contre le système qui oppose les dictateurs au peuple, les savants éclairés aux ignorants obscurs, les vedettes aux ratés, l’élite à la classe ouvrière. La racine du fascisme ainsi que la perversion des gens de Tormans se trouvent dans ce système.

Les sept Terriens étaient assis sur le vaste divan de couleur rouge cramoisi. La haute fenêtre, faite d’un épais plastique rose, donnait sur les arbres du jardin, éclairés par les rayons de l’astre de Tormans. À la différence du soleil de la Terre, il ne décrivait pas d’arc dans le ciel, mais descendait lentement et majestueusement en suivant une ligne presque verticale. Les rayons, à travers les fenêtres roses, semblaient mauves. Les visages bronzés des astronavigants prirent une teinte verdâtre et maussade.

— Donc, c’est décidé – dit Vir Norine.

Son SVP remplissait les fonctions de secrétaire et avait codifié les résultats de la réunion pour la retransmettre à « La Flamme sombre ».

— C’est décidé, affirma Rodis. Vous resterez dans la capitale auprès des savants et des ingénieurs ; Tor Lik et Tivissa sillonneront la planète d’un pôle à l’autre et iront dans les parcs nationaux et les stations marines ; Evisa, elle, fréquentera les Instituts de Médecine ; Tchedi et Ghen étudieront la vie en société, tandis que je m’occuperai de l’histoire. Maintenant, il faut entrer en liaison avec le vaisseau, puis aller dormir. Nos hôtes se couchent et se lèvent tôt.

Effectivement, dès que les derniers rayons du soleil couchant s’éteignirent et que, sous le haut plafond, l’éclairage automatique s’alluma, le silence total régna. On pouvait, parfois, remarquer dans l’obscurité du jardin les ombres des gardes marchant lentement, puis, à nouveau, tout se figeait comme l’eau dormante d’un lac de conte de fée.

Evisa suffoquait : elle s’approcha de la fenêtre et tripota la fermeture. La grande croisée s’ouvrit, l’air frais et particulièrement parfumé du jardin de la planète étrangère souffla dans la pièce et, au même moment, on entendit une sirène hurler de façon abominable. S’éclairant à la lanterne, des gens se mirent à courir de tous côtés levant d’un air menaçant les canons noirs de leurs armes.

D’un bond, Vir Norine rejoignit Evisa pétrifiée et ferma bruyamment la fenêtre. La sirène s’arrêta. Norine s’efforça par gestes de rassurer les gardes amassés sous la fenêtre. Les lanternes s’éteignirent, les gardes se dispersèrent et les Terriens donnèrent libre cours à leurs sentiments. Ils se moquèrent d’Evisa, qui était toute troublée.

— Je suis persuadé qu’on nous écoute et qu’on nous regarde tout le temps, dit Tor Lik.

— Heureusement, qu’ils ne comprennent pas la langue de la Terre, s’écria Evisa. Les textes qu’ils ont de nous ne sont pas assez longs.

Tchedi remarqua :

— Il me semble qu’il leur sera facile de la déchiffrer, car nous avons beaucoup de mots et de notions identiques. Au fond, c’est une des langues de la 5e période de l’EMD qui a subi des transformations pendant vingt-deux siècles.

— Quoi qu’il en soit, pour l’instant, nos conversations sont incomprises et ne peuvent inutilement inquiéter le souverain de Ian-Iah, dit Faï Rodis. Nous utiliserons parfois le SVP pour protéger certains aspects de notre vie privée, comme par exemple maintenant où nous allons parler avec l’astronef.

Le SVP bleu-noir de Rodis alla au centre de la pièce. Le projecteur à longue portée du TVP se mit à bourdonner sous son casque et la pièce fut plongée dans l’obscurité. Les astronavigants se serrèrent plus étroitement sur le divan. Une lumière verte clignota sur le mur d’en face, et on entendit la chanson mélodieuse du saule au-dessus de la rivière. D’abord désordonnées et floues, les silhouettes se dessinèrent avec netteté et relief comme si ceux qui étaient restés sur le vaisseau avaient volé jusqu’ici, jusqu’aux Jardins de Tsoam et étaient assis près d’eux, dans cette grande pièce du palais.

Afin d’économiser l’énergie des batteries des SVP et garder leur puissance pour des cas plus importants, chacun raconta avec concision ses impressions de la première journée passée sur Tormans. Le record de brièveté fut détenu par Tor Lik qui dit :

— Beaucoup de poussière, de phrases sur la grandeur, le bonheur et la sécurité. Parallèlement, à cela, la peur et les mesures de protection, non dans un but de sécurité, mais pour rendre le souverain de Tormans inaccessible. Les visages des gens sont mornes, et, même les oiseaux ne chantent pas.

Lorsqu’à la fin de la liaison, l’image stéréo s’éteignit, Rodis dit :

— Je ne sais pas s’il en est de même pour vous, mais le sérum préventif et les biofiltres me donnent sommeil.

Tous se trouvaient dans un état de somnolence qui contrastait avec leur habituelle soif d’action. Evisa estima que c’était un phénomène normal et annonça que cette atonie durerait encore trois ou quatre jours.

Le lendemain matin, les sept terriens avaient tout juste fini leur petit déjeuner qu’apparut un dignitaire, portant un vêtement noir-charbon, garni de serpents bleu argenté. Il invita Faï Rodis à s’entretenir avec « le grand Tchoïo Tchagass en personne ». Il proposa aux autres membres de l’expédition de se promener dans les Jardins de Tsoam, avant d’aller au « Centre Principal d’Information », où, « sur l’ordre du grand Tchoïo Tchagass », une information serait diffusée.

Faï Rodis envoya un baiser à ses camarades et sortit en compagnie du silencieux garde vêtu de violet qui lui montra le chemin après un signe de tête respectueux. Près de l’une des entrées, cachées par un lourd rideau, il s’arrêta, écarta les mains et se courba en deux. Faï Rodis repoussa elle-même le rideau et la lourde porte s’ouvrit aussitôt, car, comme toutes les portes de Tormans, elle pivotait sur ses gonds au lieu de s’ouvrir vers le mur, comme dans les maisons de la Terre. Faï Rodis se trouva dans une pièce couverte de draperies d’un vert sombre et d’un meuble sculpté en bois noir, que les astronavigants avaient déjà vu, lorsqu’à bord du vaisseau, ils s’étaient branchés sur le canal secret.

Tchoïo Tchagass était debout, effleurant légèrement du doigt un globe de cristal chatoyant posé sur un support noir. Vu de près, « Le Grand » ressemblait peu à son image à l’écran. Tchagass eût un sourire malin et encourageant, et invita du geste Rodis à s’asseoir. Elle lui sourit en retour et s’installa confortablement dans un vaste fauteuil.

Tchoïo Tchagass s’assit près d’elle, se pencha en avant d’un air confidentiel, les bras croisés, prêt à écouter patiemment son invitée.

— Maintenant, nous pouvons parler tous les deux, comme il sied aux maîtres des destinées. Même si l’astronef n’est qu’un grain de sable comparé à la planète, la responsabilité psychologique et la plénitude de la puissance sont les mêmes.

Faï Rodis aurait voulu faire remarquer qu’une telle formule appliquée à elle était, non seulement inexacte mais représentait une offense morale pour un Terrien, mais elle se retint. Il aurait été ridicule et inutile d’inculquer à cet oligarque endurci les bases de l’éthique communiste terrestre.

— Quelles sont vos normes en matière de relations humaines sur la Terre, poursuivit Tchoïo Tchagass, dans quels cas dites-vous la vérité ?

— Toujours !

— Impossible. Il n’y a pas de vérité réelle, indiscutable !

— Il y a une vérité proche de l’idéal, vérité qui en est d’autant plus proche que le niveau de conscience social de l’homme est plus élevé.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est lorsqu’un grand nombre de gens se rend compte que tout phénomène a un double aspect, que la vérité a deux visages et dépend de la vie et de ses changements…

— Il n’y a donc pas de vérité absolue ?

— La course à l’absolu est l’une des plus lourdes erreurs de l’homme. On obtient un seul aspect, c’est-à-dire une demi-vérité, et elle est pire que le mensonge qui trompe moins de gens et n’est pas terrible pour celui qui sait.

— Et vous suivez toujours cette règle ? Sans exception ?

— Sans exception ! répondit Rodis avec fermeté, tout en étant troublée intérieurement au souvenir du scénario joué sur l’astronef.

— Alors, dites la vérité : pourquoi êtes-vous venus ici, sur la planète Ian-Iah ?

— Je vais vous répéter ce que j’ai déjà dit : nos savants pensent que vous êtes les descendants des Terriens de la 5e période d’une époque révolue, appelée l’EMD – l’Ère du Monde Désuni. Vous êtes nos parents directs. N’est-ce pas évident si on nous regarde attentivement les uns et les autres ?

— Le peuple de Ian-Iah est d’un autre avis, dit Tchoïo Tchagass distinctement, mais supposons que ce que vous dites soit vrai. Que voulez-vous après ?

— Après nous voulons entrer en contact avec vous, échanger nos résultats, tirer la conséquence des erreurs commises, nous entr’aider en cas de difficultés et peut-être nous fondre en une seule famille.

— Nous y sommes ! Nous fondre en une seule famille ! C’est ce que vous les Terriens avez décidé pour nous ! Nous fondre en une seule famille ! Conquérir le peuple de Ian-Iah. Voilà quelles sont vos intentions secrètes !

Faï Rodis se redressa, figée, regardant Tchoïo Tchagass d’un air de reproche. Ses yeux verts s’assombrirent. Une force inconnue paralysa la volonté du Président du Conseil des Quatre. Il réprima un sentiment fugitif de peur et dit :

— Nos craintes sont peut-être exagérées, mais vous êtes venus ici sans nous demander notre avis. Dois-je vous énumérer toutes les raisons qui font que notre planète refuse tous ceux qui viennent d’autres mondes ?

— Et, en particulier, ceux qui viennent des mondes où les gens vous ressemblent autant – dit Rodis, devinant les pensées secrètes de Tchagass.

Celui-ci lui lança un regard méfiant.

— Êtes-vous une sorcière ? et il secoua la tête affirmativement.

— Je ne peux croire que les gens de Ian-Iah refusent de pénétrer l’océan de connaissance illimitée que peuvent leur ouvrir notre planète et le Grand Anneau.

— J’ignore ce que c’est.

— Raison de plus ! Étonnée, Rodis regarda Tchoïo Tchagass et se pencha davantage : « Accroître la beauté, le savoir, l’harmonie chez l’homme et dans la société, n’est-ce pas vraiment important pour vous ? »

— C’est votre vérité ! La nôtre est de limiter les connaissances, car elles ouvrent à l’homme l’abîme monstrueux du cosmos, au bord duquel il prend conscience de son insignifiance et perd confiance dans la vie. Le bonheur de l’homme est de vivre en bonne intelligence avec les conditions qui ont présidé à sa naissance et qui sont celles dans lesquelles, il vivra sa vie durant. Vouloir en sortir signifierait la mort, le néant, l’étincelle que le vent éteint. Et le bonheur que nous avons édifié ici, nous ne voulons pas que des étrangers le détruisent, même s’ils prétendent être unis à nous par les liens du sang.

— C’est le bonheur du mollusque qui se cache derrière sa coquille, laquelle sera un jour écrasée par ce concours de circonstances inévitables que l’on appelait autrefois, sur la Terre, le Destin et qui est, d’ailleurs, le nom que vous lui donnez.

— Chez nous, tout est prévu !

— Sans connaissances ? Et les récentes conséquences catastrophiques de la surpopulation ? Toute votre planète est couverte de cimetières, les victimes de l’ignorance et de l’entêtement se comptent par dizaines de milliards – dit Faï Rodis avec amertume. Tel est le tribut habituel payé par une civilisation sans sagesse. Tolérer une surcharge aveugle et constante de « la niche écologique »[15] comme chez n’importe quelle espèce animale ? Quel triste et honteux résultat pour l’homo sapiens, l’homme sage.

— Ah, c’est ça ! Et comment connaissez-vous l’histoire de Ian-Iah ? dit Tchoïo Tchagass en clignant méchamment des yeux.

— Nous ne possédons que des informations fragmentaires relevées par un astronef étranger qui a observé votre planète il y a 280 ans. Vos ancêtres, qui s’imaginaient eux aussi tenir entre leurs mains le destin de leur planète leur avaient refusé l’atterrissage – Faï Rodis dit cela sur un ton tranchant et ironique, comprenant que c’était le seul moyen de briser la carapace d’assurance et de supériorité de cet homme.

Tchoïo Tchagass sursauta et toisa Rodis de la tête aux pieds de ce regard qui rendait ses subordonnés muets et tremblants. La femme de la Terre se leva, examina le souverain avec calme et lenteur, comme s’il y avait en lui quelque chose de curieux, de sujet à étude. Les gens de la Terre avaient depuis longtemps appris à sentir avec finesse l’atmosphère psychologique qui entoure chaque homme et à juger d’après elle ses pensées et ses sentiments.

— L’élimination des rebelles est un procédé ancien et démodé, dit-elle, lisant dans les pensées du souverain. Il faudra bien finir par répondre non seulement aux envoyés des autres mondes, messagers de la fraternité spirituelle et cosmique, mais aussi aux gens de votre peuple.

— Comment ? demanda Tchagass, avec une rage contenue.

— Si les chercheurs établissent que sur la planète règnent une cruauté nocive et une information déformée intentionnellement faisant obstacle au chemin de la connaissance et maintenant les gens dans l’ignorance, ils pourront alors en appeler à l’arbitrage du Grand Anneau.

— Et alors ?

— Nous soignons non seulement les maladies des particuliers, mais aussi celles de sociétés entières. Nous apportons une attention particulière à la prophylaxie des maux sociaux. En fait, il aurait fallu agir sur la planète Ian-Iah, il y a quelques siècles…

— Vous et vos savants êtes arrivés ici au moment où nous venons juste de sortir d’une situation très difficile, dit le Président du Conseil des Quatre en se calmant.

— Comme vous le savez, autrefois, les Terriens ne pouvaient franchir une étendue énorme. Et nous ne soupçonnions même pas que nos ancêtres avaient pu s’éloigner de la Terre à une distance aussi incroyable. Si les explorateurs de Céphée n’avaient pas été là… D’ailleurs, nous perdons notre temps en vain. Essayez d’abandonner votre rôle de souverain tout-puissant. Aidez-nous à vous connaître et essayez vous-même de nous connaître. Du résultat dépendent vos prochaines décisions.

— Et les vôtres ?

— Je ne peux décider toute seule du destin de mes compagnons, même s’ils ont confiance en moi. Voilà pourquoi, je ne suis pas leur souveraine, au sens où vous l’entendez.

— J’en prends acte – dit Tchoïo Tchagass, redevenant aimable et faisant asseoir Rodis à sa place initiale. Quels sont vos plans pour vous familiariser avec notre planète ?

Faï Rodis exposa le plan qui avait été décidé la veille. Tchoïo Tchagass écouta attentivement, et, à l’étonnement de Rodis, ne formula aucune objection. Il se leva, regarda le globe de cristal, comme plongé dans ses réflexions. Rodis se tut. Tchagass, sans quitter le globe des yeux, donna son accord à tous les voyages de ses invités.

— À la seule condition, dit-il en se tournant soudain vers Faï Rodis, que vous restiez pendant tout ce temps dans les Jardins de Tsoam.

— En qualité d’otage ? demanda Rodis mi-sérieuse, mi-amusée.

— Oh ! Non ! Qu’allez-vous chercher ! Je veux seulement être le premier à connaître notre « berceau », répondit-il ironiquement.

— Vous ne savez vraiment rien à ce sujet ?

Tchoïo Tchagass sursauta légèrement et évita les yeux si clairvoyants.

— Non, bien sûr. Nous venons des Étoiles Blanches, comme nos savants l’ont établi. Et vous êtes tout à fait différents. Vous ne vous voyez pas de l’extérieur et vous ne comprenez pas combien vous êtes différents de nous. Il y a en vous, avant tout, une rapidité prodigieuse de mouvement, de pensée, jointe à une assurance et à une tranquillité intérieure évidentes. Tout cela peut rendre les gens enragés.

— C’est mal. Vous révélez une infériorité cachée au fin fond de vous-même qui est source de cruauté. Lorsque les gens parviennent au pouvoir avec un tel complexe, au lieu d’être un exemple de mérite et de réconfort, ils commencent par répandre autour d’eux aigreur et humiliation qui se propagent comme les ronds dans l’eau.

— Sottises ! C’est votre avis à vous qui avez une mentalité différente de la nôtre…

Faï Rodis se leva si vite que Tchoïo Tchagass, surpris, se ramassa sur lui-même comme un félin. Mais elle se contenta d’effleurer le globe de cristal, intéressée par le chatoiement de ses couleurs particulières.

— Seul sur la Terre, le Japon a su, il y a 5 000 ans, fabriquer ces globes magiques auto-hypnotiques. Les anciens maîtres les façonnèrent dans des cristaux de quartz transparents et naturels. L’axe central optique du cristal est orienté selon l’axe du globe. Deux globes sont nécessaires pour prédire l’avenir : l’un à axe vertical, l’autre horizontal comme votre Tor… votre planète. Où se trouve le second globe ?

— Il est resté chez nos ancêtres, sur les Étoiles Blanches.

— C’est possible, dit Rodis avec indifférence, comme si elle avait perdu tout intérêt à la conversation.

Pour la première fois de sa vie, le Président du Conseil des Quatre ressentit une gêne inhabituelle. Il baissa la tête. Le silence dura quelques minutes.

— Je vais vous présenter ma femme, dit soudain Tchoïo Tchagass, et il disparut sans bruit derrière la tenture verte.

Faï Rodis resta debout, sans quitter le globe du regard, souriant mollement à ses pensées. Brusquement, elle porta la main à sa ceinture et tira un minuscule tube de métal qu’elle posa sur le support du globe magique. Une infime poussière de bois noir apparut à sa surface en quantité suffisante pour être analysée.

Faï Rodis ne soupçonnait pas qu’on la jugeait digne d’un honneur incroyable. La vie privée des membres du Conseil des Quatre était toujours tenue secrète. On considérait que ces surhommes ne devaient pas s’abaisser à des actes aussi communs que le mariage, puisqu’ils pouvaient, à tout instant, prendre pour maîtresse n’importe quelle femme de la planète Ian-Iah. En règle générale, les souverains choisissaient leurs femmes et leurs maîtresses dans le cercle étroit de leurs fidèles.

Tchoïo Tchagass entra silencieusement et soudainement. Telle était apparemment son habitude. Il lança un regard rapide des deux côtés de la pièce, puis regarda son invitée, qui était debout, immobile.

— Ils sont à leur place, dit Rodis doucement, seulement…

— Quoi, seulement ? s’écria Tchoïo Tchagass avec impatience.

Il traversa la salle en deux enjambées et tira un rideau épais qui ne se distinguait en rien de l’étoffe murale. Dans une niche, derrière le rideau, se tenait un homme qui regarda son maître les yeux grands ouverts. Tchoïo Tchagass se mit à crier de colère, mais le garde ne broncha pas.

Tchoïo Tchagass se précipita de l’autre côté. Rodis l’arrêta d’un geste.

— Le second non plus n’a rien remarqué !

— Est-ce une de vos plaisanteries ? demanda le souverain hors de lui.

— Je redoutais de commettre une méprise dans le genre de celle d’hier à propos de la fenêtre, confessa Rodis comme pour s’excuser.

— Et vous pourriez en faire autant avec tout le monde ? Même avec moi ?

— Non. Vous appartenez à cette catégorie – un cinquième en tout – qui résiste à l’hypnose. Il faudrait d’abord briser votre subconscient. D’ailleurs, vous le savez bien… Votre volonté est entraînée et concentrée, votre intelligence est puissante. Vous subjuguez les gens, et pas seulement en utilisant votre renommée, votre influence et l’environnement, bien que vous vous serviez de ces moyens à merveille. Votre salle d’accueil : vous, tout en haut, en pleine lumière et les autres, tous les autres, les serviteurs sans importance, en bas, dans l’obscurité.

— N’est-ce pas bien imaginé ? interrogea Tchoïo Tchagass avec un petit accent de supériorité.

— Ces choses sont connues depuis très longtemps sur la Terre et sont réalisées de façon bien plus grandioses !

— Par exemple ?

— Dans l’ancienne Chine, l’empereur – Le Fils du Ciel – priait chaque année pour la moisson. Il allait du temple à un kiosque particulier en marbre – l’autel – en traversant le parc par une route qu’il était le seul à avoir le droit d’emprunter. La route en montant rejoignait le faîte des arbres du parc. Elle était pavée de dalles de marbres soigneusement posées. L’empereur avançait dans une solitude et dans un silence complets, portant l’offrande dans un vase. Tous ceux qui avaient le malheur de passer en bas, sous les arbres, avaient aussitôt la tête tranchée.

— Hier, j’aurais donc dû vous trancher la tête à tous en signe de grandeur absolue ? Mais, laissons cela. Comment êtes-vous venue à bout de mes gardes ?

— C’est très simple. Ils sont entraînés à agir sans réfléchir et sans se sentir responsables. Aussi, perdent-ils tout esprit d’entreprise, ils s’abêtissent et leur volonté, composant essentiel de stabilité, diminue. Il ne s’agit déjà plus d’individu, mais de bio-machine programmée et il est très facile de changer de programme…

Aussi soudainement que son mari avait coutume de le faire, la femme de Tchoïo Tchagass surgit de derrière le rideau. Elle était d’une beauté inhabituelle pour une Tormansienne. Aussi grande que Faï Rodis, mais plus frêle, elle s’avança avec une souplesse de toute évidence calculée pour faire de l’effet. Ses cheveux aussi noirs que ceux de Rodis, mais mats, étaient coiffés en arrière, dégageant son front haut et lisse, et retombaient sur ses tempes et sa nuque en lourdes ondulations bouclées. Dans l’obscurité, brillaient deux serpents entrecroisés, la gueule ouverte, finement ciselés dans un métal clair aux reflets roses. Un collier du même métal en forme de carrés ouvrés, réunis par des pierres roses à l’éclat du diamant, encerclait son long cou et descendait en quatre pendentifs étincelants, jusque dans le creux de ses seins à peine voilés par les festons de son corsage élastique. Ses épaules étroites et tombantes, ses beaux bras et la majeure partie de son dos étaient nus, ce qui n’était nullement l’usage à Tormans pour les vêtements de tous les jours.

Sous ses sourcils arqués, le regard de ses yeux allongés et légèrement bridés était fixe et autoritaire, mais sa grande bouche aux commissures relevées et étroitement serrées, exprimait le mécontentement.

La femme s’arrêta et observa sans façon son invitée. Rodis alla la première à sa rencontre.

— Ne vous méprenez pas – dit-elle à voix basse – vous êtes d’une beauté irréprochable, mais vous ne pouvez être la plus belle, personne ne le peut dans l’univers. Les nuances de la beauté sont d’une variété infinie et c’est ce qui fait la richesse du monde.

L’épouse du souverain cligna ses yeux noisette et étendit la main en un geste majestueux dans lequel on décelait quelque chose de prémédité et d’enfantin. Faï Rodis qui avait déjà assimilé les salutations de Tormans serra avec égard la main fine.

— Comment vous appelez-vous, invitée de la Terre ? demanda la femme d’une voix haut perché et saccadée, comme si elle donnait un ordre.

— Faï Rodis.

— Cela sonne bien, même si nous sommes habitués à une autre combinaison de son. Moi, je suis Iantre Iahah, mon diminutif habituel est Ian-Iah.

— On vous a donné le nom de la planète ! s’écria Rodis. Quel nom bienheureux pour la femme du souverain suprême !

Un sourire méprisant courut sur les lèvres de la femme de Tormans.

— Que croyez-vous ! C’est la planète qui a reçu mon nom.

— Impossible ! Il faudrait changer le nom de la planète à chaque nouvelle souveraine. Quel travail énorme et vain que de changer toutes les appellations dans les textes, quelle confusion dans les livres !

Tchoïo Tchagass intervint :

— À quoi bon se faire du souci pour ça ! Nos gens manquent d’occupation, et on trouvera toujours des volontaires !

Faï Rodis se troubla pour la première fois et resta silencieuse devant le souverain de la planète et sa belle épouse.

Tous les deux interprétèrent son trouble à leur manière, et décidèrent que c’était le moment idéal pour mettre fin à l’audience.

— Un ingénieur vous attend en bas, dans la salle jaune. Il doit vous aider à obtenir les informations. Il devra toujours se trouver ici et surgira à votre premier appel.

— Vous avez dit un ingénieur ? interrogea Rodis. Je comptais sur un historien. En fait, j’ignore les questions de technologie. De plus, chez nous, sur la Terre, l’histoire est la branche la plus importante de la connaissance, la science des sciences.

— Il faut un ingénieur pour s’occuper des informations, c’est comme ça chez nous.

Tchoïo Tchagass eut un sourire indulgent.

— Je vous remercie, dit Rodis en s’inclinant.

— Oh ! nous aurons encore l’occasion de nous rencontrer ! Quand me montrerez-vous les films de la Terre ?

— Quand vous voudrez.

— Bien. Je choisirai le moment et vous en informerai. Ah, oui.

Tchoïo Tchagass hôcha la tête en direction des tentures.

— Faites-leur reprendre leur état normal.

— Vous pouvez donner le signal, ils sont libres.

Tchoïo Tchagass claqua des doigts et, à la seconde même, les deux gardes sortirent de leurs cachettes, la tête basse. Rodis suivit l’un d’eux du corridor jusqu’à la salle couverte de tentures et de tapis noirs. De là, un escalier de pierre noire en deux demi-cercles menait à une salle basse d’un jaune vif. Le garde s’arrêta près de la balustrade et Faï Rodis descendit toute seule, ressentant un étrange soulagement, comme si l’inquiétude quant à l’avenir de l’expédition était restée là-haut dans la salle noire et morose.

Un homme se tenait debout, au milieu de la pièce, sur le tapis jaune. Il était plus pâle que ne le sont généralement les Tormansiens. Une barbe noire, courte et fournie le faisait ressembler à un portrait ancien de l’époque de l’EMD. Un front puissant, des yeux fanatiques et légèrement globuleux sous des sourcils épais, des moustaches noires finement arquées… Comme en transes, l’homme regarda la femme de la Terre qui descendait l’escalier noir, et dont les traits étonnamment réguliers et fermes étaient à demi-cachés par un écran transparent.

Un rayonnement qui n’était pas tout à fait humain émanait de ses grands yeux verts. Sous la ligne des sourcils, son regard semblait refléter un lointain infini connu d’elle seule. Le Tormansien comprit aussitôt qu’elle était la fille d’un monde, qui ne se limitait pas à une seule planète, mais était ouvert aux vastes espaces de l’univers. Surmontant un trouble momentané, l’ingénieur s’avança :

— Je suis Honteel Tollo Frael. Il prononça distinctement son nom composé de trois mots, marque d’un rang inférieur.

— Je suis Faï Rodis.

— Faï Rodis, je suis à vos ordres. Mon nom est compliqué, surtout pour des hôtes étrangers. Appelez-moi simplement Tael, dit l’ingénieur, avec un bon sourire intimidé.

Rodis comprit que c’était le premier homme véritablement bon qu’elle rencontrait sur la planète Ian-Iah.

— Y a-t-il chez vous, comme chez nous sur la Terre, des préfixes accolés au nom qui expriment le respect, l’esprit remarquable, le travail, l’héroïsme ?

— Non, il n’y a rien de tel. On donne à tous le diminutif de « Cvic », Citoyen-à-la-vie-courte ; les savants, les techniciens, les artistes qui ne sont pas sujets à la mort précoce, sont les « Cvil », Citoyens-à-la-vie-longue ; lorsqu’on s’adresse aux dirigeants, on les appelle « grand », « tout-puissant », ou « maître ».

Faï Rodis réfléchit à ce qu’elle venait d’entendre, tandis que l’ingénieur arpentait nerveusement le tapis. Ses chaussures étaient solides et bruyantes à la différence des souliers silencieux et souples des « porte-serpents ».

— Peut-être voulez-vous aller au jardin ? proposa-t-il, un peu hésitant. Nous pourrons ainsi…

— Allons-y, Ta… Tael, dit Rodis, gratifiant l’ingénieur d’un sourire.

Celui-ci pâlit, se retourna et partit en avant. Sortant par la porte-fenêtre, ils descendirent dans le jardin et les allées étroites au tracé analogue aux allées de la Terre.

Faï Rodis regarda autour d’elle, essayant de se rappeler où elle avait vu quelque chose de semblable. Était-ce en Amérique du Sud, dans une de ces écoles du 3e Cycle ?

Des fleurs-disque sans pétale, jaune vif à l’extrémité et violet foncé au centre, oscillaient sur de fines tiges nues au-dessus de l’herbe turquoise et ne faisaient en rien penser à la Terre. Les arbres jaunes en forme d’entonnoirs semblaient bizarres. Autour d’une clairière ovale, d’autres fleurs d’un bleu vif retombaient en grappes d’un buisson, et leur parfum épicé était à peine perceptible à travers le biofiltre. Faï Rodis s’approcha d’un grand banc, dans l’intention de s’asseoir, mais d’un geste énergique, l’ingénieur montra un autre endroit où une tonnelle en forme de couronne aux dentelures émoussées, dominait une petite colline conique.

— Ces fleurs donnent un repos paisible, expliqua-t-il, il suffit de rester là quelques minutes pour se trouver plonger dans une torpeur sans pensées, sans peur et sans souci. Les dirigeants suprêmes aiment à se reposer ici, et des serviteurs viennent les chercher au moment fixé, sinon on pourrait y rester indéfiniment.

Le Tormansien et l’invitée venue de la Terre montèrent à la tonnelle qui donnait sur les Jardins de Tsoam. Loin, en bas, au-delà des murs bleus des jardins, au pied du plateau, s’étendait une ville immense. Ses rues en verre étincelaient comme des cours d’eau. Mais de l’eau, on en manquait beaucoup, même dans les Jardins de Tsoam.

Dans des tuyaux souterrains invisibles bruissaient des ruisseaux qui se déversaient çà et là dans des modestes bassins. On entendait jusqu’ici une musique dissonante, un bruit continu de voix, des rires et des cris isolés qui provenaient du haut portail.

— Que se passe-t-il en bas ? demanda Rodis.

— Rien. Ce sont les gardes et les jardiniers.

— Pourquoi font-ils tant de bruit ? Les dirigeants qui vivent ici n’exigent-ils pas le silence ?

— Je l’ignore. Il y a beaucoup plus de bruit en ville. On n’entend rien à l’intérieur du palais, d’ailleurs le bien-être des autres leur est égal. Les serviteurs des souverains ne craignent personne du moment que leurs maîtres sont contents.

— Mais ceux-ci leur donnent une très mauvaise éducation ?

— Pourquoi donc ? Qu’entendez-vous par ce mot ?

— C’est, avant tout, savoir se retenir, ne pas gêner les autres, ce qui est l’unique moyen de rendre la vie en commun agréable pour tous sans exception.

— Et vous y êtes arrivés, sur Terre ?

— Oui, et bien plus encore. Nous avons atteint le plus haut degré de perception et d’auto-discipline, celui où l’on pense aux autres avant de penser à soi-même.

— C’est impossible !

— Il y a déjà des milliers d’années qu’on y est arrivé.

— Ce qui signifie qu’il n’en a pas toujours été ainsi, chez vous ?

— Exactement. L’homme a surmonté des obstacles innombrables. Mais pour la masse toute entière, plus que pour les particuliers, se dépasser soi-même a été le plus difficile et plus important. Ensuite, tout est devenu plus simple. Le fait de comprendre les gens et de les aider, a apporté un sentiment d’une portée particulière qui ne demande ni talent spécial, ni intelligence exceptionnelle et, c’est par conséquent, la voie suivie par le plus grand nombre. Les gens se sont aperçus qu’ils devenaient plus sensibles, plus fins, et plus ouverts, et qu’ils étaient préférés aux intellectuels, peut-être bien plus intelligents, mais plus étroits d’esprit.

L’ingénieur resta silencieux et écouta les hurlements lointains de la radio et le brouhaha des gens.

— Parlez-moi maintenant des moyens d’information sur la planète Ian-Iah. Et aidez-moi à en obtenir.

— Que voulez-vous savoir avant tout ?

— L’histoire du peuplement de la planète depuis le moment de l’arrivée des vôtres ici jusqu’à maintenant. Les périodes qui m’intéressent au plus haut point sont celles du peuplement maximum ainsi que la baisse brutale de la population de Ian-Iah qui s’en est suivie, avec, évidemment, les indices économiques et le changement de l’idéologie prédominante.

— Tout ce qui concerne notre arrivée ici est censuré, de même qu’est interdite toute information sur les périodes du Grand Malheur et du Sage Refus.

— Je ne comprends pas.

— Les souverains de Ian-Iah n’autorisent personne à étudier ce que l’on appelle les périodes interdites de l’histoire.

— Incroyable ! Il me semble qu’il y a là un malentendu. En attendant, faites-moi connaître l’histoire qui est autorisée, mais alors avec les indices économiques précis et les données statistiques des calculatrices.

— Personne ne peut – et n’a pu – voir les données des calculatrices. Pour chaque période, on fait travailler des spécialistes dans le plus grand secret. On ne publie que ce qui est autorisé.

— Quelle est la portée scientifique de ces informations ?

— Pratiquement nulle. Les dirigeants s’efforcent de présenter chaque période comme ils le désirent.

— Est-il possible de recueillir des faits authentiques ?

— Seulement par des chemins détournés, d’après les œuvres littéraires, les mémoires, les manuscrits qui ont échappé à la censure ou à la destruction.

Faï Rodis se leva. L’ingénieur Tollo Frael en fit autant, les yeux baissés, humble chercheur asservi. Rodis posa sa main sur son épaule.

— Voilà comment nous allons procéder, dit-elle doucement. Commencez par un exposé général de l’histoire autorisée, essayez ensuite d’obtenir tout ce qui a échappé aux censures passées, aux rectifications, ou, plus exactement, aux altérations et à l’information sciemment erronée. Ne soyez pas chagriné. Des périodes semblables ont existé sur la Terre. Et vous verrez bientôt ce qui s’est passé après.

Sans dire un mot, l’ingénieur la reconduisit jusqu’au palais.

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