35

Je déménageai mes archives dans l’après-midi. Je regagnai mon domicile, ce logement qui passait pour être mon foyer. Jusqu’au soir, j’errai comme une âme en peine à travers les pièces sombres à moitié vides, essayant de saisir ce qui m’arrivait. Congédié ? Oui. Balancé. J’ôtais le masque, et Quinn n’aimait pas ce qu’il y avait en dessous. Je renonçais à mes faux-semblants de science pour proclamer ma sorcellerie. J’avais dit la stricte vérité et je ne reparaîtrais plus jamais à l’Hôtel de Ville. Je n’aurais plus ma place au milieu des seigneurs, je ne modèlerais plus, je n’orienterais plus la destinée dès l’irrésistible Paul Quinn. Quand il prêterait serment à Washington, dans cinq ans, je suivrais le spectacle de très loin, sur un écran de télévision. Je serais l’oublié, celui – qu’on fuit, le lépreux chassé de la communauté du pouvoir. J’étais abattu, consterné, inerte au point même de ne pouvoir pleurer. Sans épouse, sans activité, sans but, je perdis des heures à me tramer dans mon lugubre appartement. La lassitude venant, je restai échoué contre une fenêtre – une heure ? trois ? cinq ? – observant le ciel qui se plombait, les flocons qui annoncèrent soudain la première chute de neige, observant la nuit qui déployait peu à peu son voile sur Manhattan.

Puis la colère remplaça le marasme et, plein de fureur, je téléphonai à Carvajal.

— Quinn sait tout, lui dis-je. Au sujet de la démission de Soudakis. J’ai passé mon petit papier à Mardokian, qui en a discuté avec le maire.

— Oui ?

— Et ils m’ont balancé ! Ils me prennent pour un fou.

Mardokian a vérifié auprès de Soudakis, Soudakis a juré qu’il n’avait nullement l’intention de partir, et Mardokian m’a dit que Quinn s’effrayait de mes prophéties sans queue ni tête tirées d’une boule de cristal. Tous deux voulaient que je m’en tienne à mes extrapolations classiques. Alors je leur ai expliqué comment je voyais. Je n’ai pas parlé de vous bien sûr. J’ai simplement dit que j’étais capable de voir, que cela m’avait fourni les renseignements au sujet de Plaquemine et de Soudakis, Mardokian m’a tout fait répéter à Quinn, et Quinn a estimé qu’il était trop dangereux de garder un fou près de lui. Quand même, il a pris des gants : je suis en congé jusqu’au 30 juin et la municipalité ne cessera de me payer qu’à cette date.

— Je comprends, dit Carvajal.

Il ne semblait pas inquiet outre mesure, et pas davantage apitoyé.

— Vous saviez fort bien qu’il en serait ainsi !

— Moi ?

— Forcément ! N’essayez pas de m’abuser, Carvajal. Oui ou non, saviez-vous que je serais mis à la porte par le maire si je lui racontais que Soudakis démissionnera en janvier ?

Pas de réponse.

— Le saviez-vous ?

Cette fois, je hurlais.

— Oui, je le savais, convint Carvajal.

— Vous le saviez. Bien sûr que vous le saviez ! Vous savez tout. Mais vous ne m’auriez pas prévenu, hein ?

— Vous ne me le demandiez pas, objecta Carvajal d’un ton candide.

— Je n’ai pas pensé à vous le demander, d’accord. Je ne l’ai pas fait, Dieu sait pourquoi. Tout de même, vous ne pouviez pas m’avertir ? Vous ne pouviez pas me dire : « Mesurez vos paroles, vous êtes en plus mauvaise posture que vous ne l’imaginez, vous serez saqué si vous ne faites pas très attention » ?

— Comment songez-vous à me poser cette question quand la partie est jouée, Lew ?

— Vous acceptiez de rester inactif, de me laisser briser ma carrière ?

— Essayez de bien réfléchir. Je savais que vous seriez renvoyé, oui. Tout comme je sais que Soudakis démissionnera. Mais que pouvais-je contre cela ? Pour moi, votre renvoi était chose faite. Il n’était plus possible d’y rien changer.

— Oh ! Seigneur ! Encore le respect de la réalité ?

— Naturellement. Allons, Lew, croyez-vous que je vous mettrais en garde contre une chose que vous pourriez réussir à modifier ? Futilité ! Sottise ! Notre rôle n’est pas d’altérer les faits, n’est-ce pas ?

— Non, dis-je avec amertume. Nous sommes là pour rester à l’écart et attendre gentiment qu’ils se produisent. Au besoin, nous leur donnons un léger coup de pouce. Même si cela implique la ruine d’une carrière, ou pire, la faillite d’efforts tendant à stabiliser les destinées politiques d’un malheureux pays gouverné par des médiocres, en portant à la Maison-Blanche un homme dont… Bon Dieu, Carvajal ! C’est vous qui m’avez fourré dans le pétrin ! Vous m’y meniez pas à pas. Et tout vous est égal !

— Il y a pire que perdre son emploi, Lew.

— Mais maintenant, tout ce que j’élaborais, tout ce que j’essayerai de modeler, tout ça… Au nom du Ciel, comment vais-je m’y prendre pour aider Quinn ? Que puis-je faire à présent ? Vous m’avez flanqué par terre !

— Ce qui est arrivé devait arriver, répéta Carvajal.

— Allez au diable, vous et votre pieuse acceptation !

— Je pensais que vous vous étiez fait à l’idée de la partager.

— Je ne partage rien. Aucune de vos théories. J’étais insensé de vous fréquenter, Carvajal. À cause de vous, j’ai perdu Sundara, j’ai perdu ma place près de Quinn, j’ai perdu la santé et la raison, j’ai perdu tout ce qui comptait à mes yeux, et pour quoi, hein ? Pour quoi ? Pour pouvoir lancer un pauvre petit regard dans l’avenir, un regard qui ne sera peut-être en définitive qu’une fatigue supplémentaire ? Pour posséder un cerveau bourré de philosophie fataliste démentielle, de théories mal digérées sur le cours du temps ? Pitié, Seigneur, pitié ! Si seulement je n’avais jamais entendu parler de vous, Carvajal ! Vous savez ce que vous êtes ? Vous êtes une espèce de vampire, une goule altérée de sang, vous me pompez mon énergie et ma vitalité, vous m’épuisez pour soutenir vos forces déclinantes à mesure que vous voguez à la dérive vers le terme de votre vie. Le terme d’une vie inutile, stérile, qui n’a jamais eu aucun but !

Carvajal ne parut point s’émouvoir.

— Je suis navré que vous vous mettiez dans un tel état, Lew, dit-il posément.

— Qu’est-ce que vous voulez encore me cacher ? Allez-y ! Sortez-les donc, vos mauvaises nouvelles ! Je dérape sur le verglas de Noël et je me casse les reins ? J’épuise mon compte et je me fais abattre en attaquant une banque ? Je vais devenir esclave de la drogue ? Allez-y, annoncez la couleur ! Qu’est-ce qui m’attend ?

— Je vous en prie, Lew.

— Parlez donc !

— Vous devriez essayer de vous calmer.

— Parlez, bon Dieu !

— Je ne vous dissimule rien. Vous n’aurez pas un hiver mouvementé. Ce sera pour vous une période de transition, de méditation et de changement spirituel, sans rien de dramatique à l’extérieur. Et ensuite… après… je ne puis vous en dire plus, Lew. Vous savez bien que je ne vois pas au-delà du printemps prochain, pas au-delà d’avril ou mai.

Ses derniers mots me firent l’effet d’un coup de pied bas entre, les jambes. Naturellement ! Carvajal allait mourir. Un homme qui ne voulait rien faire pour empêcher sa propre mort ne lèverait jamais le petit doigt à l’instant où quelqu’un d’autre (fut-ce son seul ami) marchait en toute ignorance vers la catastrophe. Il était même fort capable de pousser cet ami sur la pente s’il jugeait la chiquenaude nécessaire. Quelle naïveté de ma part d’imaginer que Carvajal eût fait n’importe quoi pour m’éviter un mal, du moment qu’il avait vu le mal se produire ! Cet homme était un perpétuel oiseau de mauvais augure. Il me vouait au désastre.

Je continuai sur mon élan.

— Tous les accords passés entre nous sont rompus. Vous me faites peur, comprenez-vous ? Je ne veux plus avoir rien de commun avec vous, Carvajal. Vous n’entendrez plus parler de moi.

Il se taisait. Peut-être riait-il sous cape. C’était même presque certain : il riait.

Son mutisme battit en brèche la force mélodramatique que j’avais mise dans ma tirade de rupture.

— Adieu, terminai-je.

Je me sentais frustré et raccrochai à grand fracas.

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