Sous le nouveau régime qu’il m’imposait, je conférais quotidiennement avec lui, et jusqu’à plusieurs fois dans une même journée, le plus souvent par téléphone. Je lui transmettais les tout derniers renseignements intéressant la politique du pays : manœuvres stratégiques, entretiens avec certains leaders d’autres villes, extrapolations – bref, le genre de choses qui pouvaient, de près ou de loin, influer sur notre grande offensive pour occuper la Maison Blanche. La raison qui me faisait classer ces matériaux dans l’esprit de Carvajal était son fameux « périscope ». Il ne voyait rien de ce qui ne tombait pas tôt ou tard dans le champ de sa conscience et n’aurait pu me communiquer ce qu’il ne voyait pas. Mon procédé revenait donc à m’expédier des messages en provenance du futur – messages pour lesquels il tenait lieu de relais. Les données que je lui fournissais aujourd’hui étaient naturellement sans valeur, puisque le Lew Nichols actuel les connaissait déjà, mais celles que je lui transmettrais le mois suivant pouvaient se révéler utiles à ce jour. Et comme ces informations prenaient fatalement place dans le système tôt ou tard, je lançais le courant dès maintenant, alimentant Carvajal avec les faits vus par lui des mois ou des années auparavant. Dans les jours qui lui restaient à vivre, le petit homme deviendrait un répertoire fabuleux d’événements politiques futurs. (Il l’était déjà, bien sûr, mais il me fallait jouer le jeu, faire en sorte que Carvajal reçoive des informations dont nous savions tous deux qu’il serait le destinataire. Voilà beaucoup de paradoxes, direz-vous. Sans doute – et des paradoxes sur lesquels je préfère ne pas trop m’appesantir.)
Et heure par heure, pour ainsi dire, Carvajal me retournait d’autres données, principalement des choses concernant l’orientation à long terme du destin de Quinn. Celles-là, je les transmettais à Haig Mardokian, excepté certaines qui étaient plutôt du ressort de George Missakian – la propagande ! – ou qui touchaient aux finances et intéressaient donc Bob Lombroso, et d’autres enfin que je pouvais soumettre directement à Quinn. Rempli d’après les messages de Carvajal, mon agenda pour une semaine type offrait des notes de ce genre :
Inviter déjeuner Commissaire Spreckels (Dévelop. Commun.) Suggérer possib. arbitrage.
Assister mariage fils Sénat. Wilkom (Massachusetts).
Informer officieusement Con Ed aucun espoir accord sur projet usine atomique Flatbush.
Frère du Gouv. – signaler à Autorité Triboro. Prendre devants : désamorcer accusation népotisme avec plaisanteries au cours conf. presse.
Faire appel Présid. Assemblée Feinberg pour légère pression en vue réexamen projet loi raccord, transports New York-Massachusetts-Connecticut.
Journaux d’opinions : bibliothèques, drogues, transfert population d’État à État.
Visite Musée Historique Costume avec nouveau consul général Israël. Inclure dans groupe : Leibman, Berkowitz, Mme Weisbard, Rabbin Dubine et aussi Mgr O’Neill.
Tantôt je comprenais pourquoi le Lew Nichols futur conseillait à Quinn telle façon d’agir, et tantôt je me trouvais parfaitement interloqué. (Ainsi, comment expliquer qu’il faille repousser une innocente proposition des édiles new-yorkais pour la réouverture d’une zone de non-stationnement au sud de Canal Street ? En quoi cela aiderait-il notre homme à devenir Président ?) Et Carvajal ne me tirait pas d’embarras ! Son rôle se bornait à me transmettre des renseignements qu’il obtenait du Lew Nichols vivant dans le proche avenir. Comme il allait disparaître avant qu’aucune de ces choses eût entraîné ses implications finales, il ignorait les effets qu’elles pourraient produire. Il me présentait le tout suivant la formule « à prendre-ou-à-laisser ». Pas question d’ergoter. Colle au script, Lew, colle au script.
Et je collais au script.
Mes ambitions politiques par personne interposée revêtaient maintenant un caractère quasi divin : utilisant le don du petit homme morose et la séduction de Quinn, j’allais bientôt réformer le monde, le remodeler en une planète idéale d’un genre non spécifié. Je sentais frémir dans ma poigne les rênes du pouvoir. Alors que j’avais vu jusqu’ici la présidence de Quinn comme un objectif valant la peine d’être atteint pour l’amour de l’art, je devenais d’un seul coup littéralement utopique avec mes plans où figurait une humanité guidée par ceux qui voyaient. Je ne raisonnais plus d’après les critères de manipulation, de redéploiement des motivations ou d’intrigues politiques, sauf pour servir aux fins supérieures en vue desquelles je pensais travailler.
Jour après jour, donc, je dirigeais le flot de mes notes sur Quinn et ses favoris. Haig Mardokian et le maire supposaient que ces matériaux étaient le fruit de mes extrapolations, le produit de mes sondages, de mes ordinateurs, de ma matière grise rompue a toutes les gymnastiques de la conjecture. Se fiant à mes références de stochasticien qui avaient été constamment élogieuses au cours des années, ils faisaient comme je leur disais, les yeux fermés. Parfois, Quinn éclatait de rire et s’exclamait :
— Dites donc fiston, en voilà une qui ne me semble pas claire du tout !
Mais je répondais :
— Elle le deviendra, n’ayez crainte !
Et il fonçait. Lombroso, pourtant, devait bien se douter que je tenais beaucoup de choses de Carvajal. Mais il n’en soufflait mot, ni à moi ni, je pense, à Quinn ou à Mardokian.
Du petit homme encore, j’allais bientôt recevoir des instructions d’une nature plus personnelle.
Dans la première semaine de septembre, il m’annonça :
— Le moment est venu de vous faire couper les cheveux, Lew.
— Les faire couper court, vous voulez dire ?
— À ras.
— Vous entendez que j’aie le crâne rasé ?
— C’est bien ce que j’entends.
— Pas question ! S’il y a une mode idiote que j’abomine…
— Ridicule. À dater de ce mois, vous avez choisi de vous faire tondre. Allez chez le coiffeur dès demain, Lew.
Je m’insurgeai.
— Mais jamais je n’aurais voulu une tête à la prussienne ! Ça ne va absolument pas avec…
— Si, vous vous êtes fait tondre, interrompit tranquillement Carvajal. Comment pouvez-vous ergoter là-dessus ?
Ergoter ? Je ne m’en serais pas privé, parbleu ! Mais à quoi bon une discussion ? Il m’avait vu le crâne rasé : en conséquence, j’irais tout simplement me faire mettre la boule à zéro. Ne jamais poser de questions, m’avait bien spécifié Carvajal quand j’étais venu le trouver : il fallait suivre le script mot pour mot.
Je me remis entre les mains du coiffeur. Je sortis de chez lui sous l’aspect d’un Éric Von Stroheim beaucoup trop grand, moins le monocle et le col raide.
— Merveilleux ! s’extasia Sundara. Quelle allure magnifique !
Elle passa ses doigts en une caresse légère sur mon cuir chevelu hérissé de chaume. C’était bien la première fois depuis longtemps qu’un courant d’affection nous réunissait. Sundara aimait ma nouvelle « coiffure » ; elle l’adorait positivement. Et à juste titre : m’être fait tondre de la sorte représentait un acte transitiste. À ses yeux, c’était la preuve que je pouvais encore m’améliorer.
Et il y eut d’autres ordres.
— Allez au Venezuela pour le week-end, m’enjoignit Carvajal. Louez un bateau de pêche. Vous capturerez un espadon.
— Mais pourquoi ?
— Allez-y.
Le ton était implacable.
— Consentirez-vous du moins à m’expliquer, cette fois ?
— Il n’y a pas d’explication. Vous devez aller au Venezuela. À Caracas.
C’était absurde, et je partis quand même pour le Venezuela. J’y bus beaucoup de Margarita avec quelques touristes new-yorkais qui ignoraient que j’étais le bras droit de Quinn et vouèrent notre homme au pilori sans ménager leur gosier, chantant à perdre haleine les jours bénis et déjà lointains où l’énergique Gottfried tenait la racaille en respect. Savoureux. Je louai un bateau, attrapai bel et bien un espadon et faillis me briser les poignets au plus fort de la lutte, après quoi je fis naturaliser le maudit poisson moyennant une somme astronomique. Il me vint à l’idée que Carvajal et Sundara étaient peut-être de connivence pour me rendre fou ou (sait-on jamais ?) me jeter dans les bras de l’apôtre du Transitisme le plus proche – mais cela n’était-il pas du pareil au même ? Plus vraisemblablement, Carvajal ne cherchait qu’à annihiler ma résistance en me faisant suivre le script. Accueillir n’importe quelle décision arbitraire qui vous viendra de demain, et sans jamais discuter.
Je me pliai donc aux ukases.
Je laissai pousser ma barbe. Je revêtis des costumes étriqués à la dernière mode, je ramassai dans Times Square une triste mignonne de seize printemps richement mamelue, la gorgeai de punch au plus haut repaire du Hyatt Regency, louai une chambre pour deux heures et forniquai sans joie avec la fille. Je restai trois jours au Centre médical de Columbia comme sujet volontaire pour des expériences de sonopuncture et quittai l’établissement avec un squelette dont tous les os, vibraient. Je me rendis dans une loterie clandestine du voisinage, misai un gros paquet sur le 666 et fus ratissé parce que le gagnant avait le 667. Je me plaignis vertement auprès de Carvajal :
— Peu m’importe de me livrer à des folies, mais en voilà une qui me coûte cher. Vous auriez quand même pu m’indiquer le bon numéro, non ?
Ce à quoi il répondit par un sourire oblique, en ajoutant qu’il m’avait bien donné le bon numéro. D’où je conclus que j’étais supposé perdre. Un nouveau stade de mon entraînement, semblait-il. Masochisme existentiel : l’approche des jeux de hasard par le Zen. Entendu. Pas de questions. Une semaine plus tard, il me faisait miser sur le 333 et je raflai un assez joli magot. J’avais donc certaines compensations.
J’arborais mes costumes fantaisistes. Je me faisais régulièrement passer le crâne à la tondeuse. Je supportais stoïquement les démangeaisons de mon épiderme sous la barbe, gêne dont je cessai bientôt de m’apercevoir. J’envoyai le maire déjeuner ou dîner avec une effarante collection de politiciens qui pouvaient en fin de compte se révéler influents. Ah ! oui, Seigneur, je le respectais, le scénario !
Début octobre, Carvajal m’annonça :
— Maintenant, vous engagez une procédure de divorce.