Mardokian me trouva un avoué : Jason Komourdjian – encore un Arménien, évidemment. Membre de la firme que dirige Haig. Les divorces sont la spécialité de ce gaillard large d’épaules, aux petits yeux curieusement mélancoliques et très rapprochés l’un de l’autre dans un visage qui respire l’intelligence et l’astuce. Ancien condisciple de Haig, il a donc à peu près mon âge – mais il fait vieux, beaucoup plus vieux. On eût dit un patriarche qui aurait pris sur lui les traumas de milliers d’épouses coupables. Si ses traits demeuraient jeunes, son aura était celle d’un centenaire.
Nous nous rencontrâmes au quatre-vingt-quinzième étage du Martin Luther King Building où il occupait un bureau tendu de cuir noir à l’atmosphère chaînée d’encens, qui rivalisait presque en somptuosité avec celui de Bob Lombroso – un bureau aussi riche et pesamment orné que la chapelle impériale d’une cathédrale byzantine.
— Divorcer…, mâchonna Komourdjian. Vous voudriez obtenir le divorce… Le divorce… oui… bien sûr… une séparation définitive… (Il tournait et retournait l’idée dans la chambre forte de sa conscience, comme si c’eût été un point épineux de théologie, ou que nous eussions débattu la nature du Père et du Fils, ou le legs des Apôtres.) Oui, vous devriez pouvoir l’obtenir. Vous vivez séparés, à présent ?
— Pas encore.
Komourdjian sembla tiquer. Ses grosses lèvres firent la moue, son visage plein et carré prit une teinte plus bistre.
— Il le faudrait. La cohabitation maintenue nuit au bien-fondé de toute procédure entamée pour mettre fin à l’état matrimonial. Même aujourd’hui, oui, même aujourd’hui. Il vous faut élire un domicile séparé, mon cher, prouver que vos ressources matérielles sont disjointes, établir la sincérité de votre décision. Hum ?
Il prit sur son bureau un crucifix serti de gemmes, œuvre d’art enrichie de rubis et d’émeraudes qu’il fit jouer entre ses doigts effleurant la patine du métal ciselé, et s’absorba un long moment dans ses pensées. Je me figurai percevoir les accords d’un orgue invisible, distinguer, très loin, une procession de prêtres barbus et chamarrés qui traversaient la nef née de son esprit. Je l’entendais presque marmonner des mots latins – non du latin d’église, mais celui des légistes, une suite de banalités. Magna est vis consuetudinis, falsus in uno, falsus in omnibus, eadem sed aliter, res ipsa loquitur. Hujus, hujus, hujus, hune, haec, hoc. Puis il leva les yeux pour me vriller du regard avec une acuité gênante.
— Des griefs ?
— Oh ! non, rien de pareil. Nous voulons simplement nous quitter, aller chacun de notre côté. Mettre un point final.
— Sans doute en avez-vous discuté avec Mme Nichols et êtes-vous parvenus à un accord de principe ?
Je rougis jusqu’aux oreilles.
— Heu, non… c’est-à-dire… (Il me mettait sur le gril.)
Komourdjian ne cacha pas sa désapprobation.
— Il vous faudra bien aborder ce sujet tôt ou tard, comprenez-le. On peut présumer que votre épouse réagira dans le bon sens. Son avoué n’aura plus qu’à se mettre en rapport avec moi, et tout sera dit.
Il feuilleta un agenda.
— Quant au partage des biens, vous…
— Je laisse ma femme libre de garder tout ce qui lui plaira.
— Tout ce qui lui plaira ?
L’Arménien semblait renversé.
— Je ne veux pas la moindre contestation entre elle et moi.
Komourdjian posa ses mains bien à plat sur le bureau. Il portait encore plus de bagues que Lombroso. Ces Levantins ! Comme ils aiment étaler leur richesse !
— Et si elle réclame le tout ? La totalité de vos revenus communs ? Vous céderez sans discuter ?
— Elle ne ferait pas cela.
— N’appartient-elle pas à la religion transitiste ?
Je sursautai.
— Vous savez donc… ?
— Vous devriez bien vous douter que Haig et moi avons déjà abordé la question.
— Je comprends.
— Et les Transitistes sont déroutants dans les moindres de leurs actes.
Je réprimai un petit rire.
— Oui, passablement.
— Votre épouse pourrait s’aviser d’exiger toute votre fortune, répéta Komourdjian.
— Ou aussi bien ne pas réclamer un sou.
— Ou ne rien vous demander, c’est vrai. On ne sait jamais, avec les Transitistes. Me laissez-vous libre d’accéder à ses exigences, quelles qu’elles soient ?
— Laissons plutôt venir, estimai-je. Je crois ma femme foncièrement raisonnable. J’ai idée qu’elle ne posera aucune condition exorbitante pour le partage des biens.
— Et vos revenus ? Elle ne voudra pas que vous assuriez plus longtemps son entretien ? Vous avez un contrat de mariage, n’est-ce pas ?
— Oui. La séparation met fin à toute responsabilité financière.
Komourdjian chantonna bouche close, très bas, presque en dessous de mon seuil auditif. Presque, mais pas complètement. Ces ruptures des liens sacrés du mariage, comme elles devaient finir par tourner à la routine, pour lui !
— Eh bien, cela ne devrait pas poser de problèmes, n’est-ce pas ? Mais avant d’aller plus loin, monsieur Nichols, il faut signifier vos intentions à votre femme.
Ce que je fis. Sundara était tellement prise par ses multiples obligations transitistes – réunion de néophytes, apprentissage de l’inconséquence, démembrement de l’ego, prosélytisme et toute la lyre – qu’il s’écoula une semaine avant que je puisse l’aborder chez nous pour l’entretenir à tête reposée. Mais j’avais eu ainsi le temps de répéter mes arguments une bonne centaine de fois, et les phrases se trouvaient imprimées dans mon cerveau comme des ornières. S’il fallait une preuve de fidélité au script, cet épisode la fournirait.
Presque en m’excusant, à croire que le simple fait de solliciter la faveur d’un entretien avec elle était une intrusion dans sa vie intime, je dis un soir à Sundara que je voulais lui parler sérieusement. Sur quoi, utilisant les termes mêmes que je m’étais si souvent entendu rabâcher, je lui annonçai mon désir de divorcer. Et au fur et à mesure, je me rendais plus ou moins compte de ce que voir provoquait sans doute chez Carvajal : mon tête-à-tête avec Sundara, déjà vécu en imagination dix fois, vingt fois, me semblait presque appartenir au passé.
Sundara ne cessa pas un instant de m’observer. Elle ne soufflait mot. Ses yeux, son visage ne traduisaient ni surprise, ni contrariété, ni rancœur, ni approbation, ni désarroi, ni chagrin.
Son mutisme m’ôtait tout ressort.
Finalement je hasardai :
— J’ai pris pour avoué Jason Komourdjian. Un des associés de Mardokian. Il rencontrera ton homme de loi dès que tu en auras choisi un, et ils régleront tout. Je veux que notre séparation se fasse correctement, Sundara.
Elle sourit. Mona Lisa de Bombay.
— Tu n’as rien à me dire ? insistai-je.
— Non… rien.
— Le divorce compte donc si peu, pour toi ?
— Divorce et mariage sont les deux aspects d’une même illusion, mon chéri.
— Ce bas monde paraît avoir plus de réalité pour moi que pour toi, je pense. Il ne semble donc pas que ce soit une bonne chose de prolonger davantage notre vie commune.
Elle hocha la tête.
— Y aura-t-il des chamailleries au moment du partage des biens ?
— Je t’ai dit que je voulais agir de façon correcte.
— Bon. C’est aussi mon avis.
Le calme dont elle faisait preuve me confondait. Nous étions tellement éloignés l’un de l’autre depuis des mois que nous n’avions jamais fait allusion à cette cassure de plus en plus marquée dans nos rapports. Mais on voit tant de ménages boiteux, tant de couples désunis se laisser flotter côte à côte, ni l’homme ni la femme voulant faire chavirer l’esquif ! Et c’était moi qui décidais de crever la coque, alors que mon épouse ne soufflait mot. Huit ans de vie commune. Soudain, du jour au lendemain, je parle d’avoués. Et Sundara ne dit rien. Imperturbable. Preuve manifeste du changement que sa nouvelle religion opérait en elle, pensai-je.
— Est-ce que tous les Transitistes accueillent les grands bouleversements de leur vie avec la même sérénité ?
— Qui parle de bouleversement ?
— Notre divorce me semble en être un.
— Pour moi, Lew, il ne fait que ratifier une décision prise depuis longtemps par nous deux.
— Nous avons connu une période difficile, acquiesçai-je. Mais même quand tout allait au plus mal, je me disais que c’était seulement une crise, un mauvais moment à passer, que tous les ménages traversent ce genre d’épreuve, et que nous finirions bien par nous retrouver.
Plus j’allais, plus je me persuadais que tout cela était vrai, que Sundara et moi avions toujours la possibilité de rétablir entre nous des rapports durables, comme des humains sensés que nous étions. Et malgré ça, je la priais de choisir un avoué. Je me rappelai la phrase de Carvajal : Vous l’avez perdue, et l’inexorable point final sur lequel retombait sa voix. Mais le petit homme parlait du futur, non du passé.
— Et maintenant, tu estimes que c’est sans issue ? enchaîna Sundara. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
— Plaît-il ?
— Comment donc as-tu changé d’avis ?
Je gardai le silence.
— Je ne crois pas que tu tiennes vraiment à divorcer, Lew.
— Si, affirmai-je, la gorge serrée.
— C’est toi qui le dis.
— Je ne te demande pas de lire mes pensées, Sundara, mais simplement de te soumettre à ces corvées juridiques qu’il faut accepter si nous voulons être libres de vivre chacun de notre côté.
— Tu ne tiens pas le moins du monde à divorcer, et pourtant tu vas le faire. Comme c’est étrange, Lew. Ton attitude est une véritable démarche transitiste, sais-tu ? Nous appelons cela un accordage – le moment où l’on se trouve partagé entre deux points de vue diamétralement opposés et où l’on cherche à les concilier. Il y a dès lors trois solutions possibles. Cela t’intéresse de les connaître ? L’une est la schizophrénie. La deuxième est la perte de toute confiance en soi, comme quand on veut saisir deux objets à la fois et qu’on n’y arrive pas. La troisième est une révélation soudaine que les Transitistes appellent…
— Sundara, je t’en prie…
— Je croyais que ça t’intéressait.
— Pas précisément, non.
Elle me regarda un instant, puis sourit.
— Cette histoire de divorce est en rapport avec tes dons de prescience, n’est-ce pas ? Tu ne veux pas vraiment divorcer à présent, même si les choses ne vont plus très bien entre nous, et néanmoins tu juges bon de prendre des mesures dès maintenant, car tu as l’intuition qu’il te faudra me quitter dans un proche avenir… C’est bien ça, Lew ? Voyons : parle franchement. Je ne serai pas fâchée.
— Tu n’es pas loin de la vérité, avouai-je.
— Je m’en doutais. Alors, que faisons-nous ?
— Nous envisageons les modalités d’une séparation, répondis-je. Prends un avoué, Sundara.
— Et si je ne veux pas ?
— Tu penses t’y opposer ?
— Il n’est pas question de ça. Tout simplement, je ne tiens pas à passer par les hommes de loi. Réglons les choses entre nous, Lew. Comme des personnes civilisées.
— Il faut que j’aie d’abord l’accord de Komourdjian. Ce procédé est peut-être civilisé, mais pas nécessairement adéquat.
— Tu crois que je chercherais à te rouler ?
— Je ne crois plus rien.
Elle s’approcha de moi. Ses yeux brillaient, tout son être rayonnait de sensualité. En face d’elle j’étais soudain réduit à zéro. Elle aurait pu exiger et obtenir n’importe quoi. Mais Sundara ne fit que poser ses lèvres sur le bout de mon nez, et elle murmura d’une voix sourde, théâtrale :
— Si tu veux divorcer, tu peux le faire. C’est comme tu le voudras, en tout et pour tout. Je n’y mettrai pas d’obstacle. Je ne souhaite que ton bonheur. Je t’aime, comprends-tu ? (Elle appuyait ses mots d’un sourire ensorcelant. Oh ! le Transitisme, quelle calamité !) En tout et pour tout, répéta Sundara.