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Je louai pour moi un appartement à Manhattan – trois pièces meublées dans une vieille bâtisse réputée jadis de grand luxe, donnant sur la 63e Rue et située non loin de la Deuxième Avenue, voisinage également réputé jadis aristocratique et qui n’était pas encore tout à fait déshonorant. Les titres de noblesse de cet immeuble s’affirmaient par tout un choix de dispositifs de sécurité dont les plus vétustes remontaient à 1960 et aux trente années suivantes, depuis le simple verrou de type réglementaire jusqu’aux premiers modèles de brouilleurs visuels, sans oublier les écrans stoppeurs d’impact. Le mobilier était simple et de style incertain, démodé et destiné à l’usage courant : canapés, chaises, lit, table, bibliothèque murale, et cetera, tellement anonyme qu’on finissait par ne plus le voir. C’était d’ailleurs l’impression que je me faisais de moi-même, une fois dans les lieux, hommes de peine et gérant ayant pris congé. J’aurais pu me croire invisible, planté au centre du living-room, tel un légat débarquant on ne sait d’où pour résider dans les limbes. Quel était cet endroit ? Comment y étais-je arrivé ? À qui appartenaient ces chaises ? Ces empreintes sur ces murs bleus et nus ?

Sundara m’avait laissé prendre quelques tableaux et statuettes, que je disposai çà et là. Mais autant ils cadraient à merveille avec la somptuosité de notre logis de Staten Island, autant ils semblaient maintenant disgracieux, étrangers, pingouins fourvoyés en plein désert Mohave. Plus de projecteurs ici, plus d’ingénieuses combinaisons de solénoïdes et de rhéostats, plus de consoles : rien que des plafonds trop bas, des murs poussiéreux, des fenêtres sans assombrisseurs. Pourtant, il ne me venait pas à l’idée de m’apitoyer sur mon sort. J’éprouvais simplement un grand désarroi, une absence, une dislocation. Je passai le premier jour à ouvrir les caisses, à m’organiser, à situer mes lares, à bien porter mes pénates en ces lieux indifférents. J’allais lentement, maladroitement, abandonnant souvent mes tentatives pour méditer dans le vide. Je ne sortis pas de la journée, pas même pour aller faire des courses. Je commandai simplement par téléphone tout un stock d’épicerie au supermarché du coin, histoire de garnir mon frigidaire. Le dîner fut un pâle composé de produits synthétiques, cuisiné sans enthousiasme et vite avalé. Je dormis seul – et comme un ange, ce qui m’étonna beaucoup. Dès le lendemain matin, je téléphonai à Carvajal pour lui rendre compte de la situation.

Il approuva d’un petit grognement, puis ajouta :

— La fenêtre de votre chambre donne-t-elle sur la Deuxième Avenue ?

— Oui, et celle du living sur la 63e Rue. Pourquoi ?

— Vos murs sont-il bleus ?

— Oui.

— Vous avez un canapé noir ?

— Que vous importent ces détails ?

— Je vérifie, rien de plus. Je veux être certain que vous avez choisi le bon endroit.

— Vous voulez dire que je me suis installé dans l’appartement où vous m’aviez vu ?

— Exact.

— Vous en doutiez donc ? ricanai-je. N’auriez-vous plus confiance en ce que vous voyez ?

— Pas le moins du monde. Et vous, votre confiance ? Vous me l’accordez toujours ?

— Oh ! pour cela, n’ayez crainte. De quelle couleur est le lavabo, dans la salle d’eau ?

— Je l’ignore, avoua Carvajal. Et je ne m’en suis pas soucié. Mais votre réfrigérateur est marron.

— Encore une fois, okay. Je suis subjugué.

— Je l’espère bien. Êtes-vous prêt à prendre note ?

Je dénichai un calepin.

— Allez-y.

— Jeudi, 21 octobre – Quinn prendra la semaine prochaine l’avion pour Bâton Rouge où il verra Thibodaux, gouverneur de la Louisiane. Après quoi, il se déclarera officiellement prêt à soutenir le projet de barrage à Plaquemine. Dès son retour, il balance Ricciardi de l’Habitat et le remplace par Charles Lewisohn. Ricciardi sera nommé administrateur des Courses. Troisième point…

Je n’en sautai pas un mot, secouant la tête comme toujours, imaginant déjà les renâclements de Quinn : Qu’ai-je à foutre de Thibodaux ? Et cette fumisterie de Plaquemine ? D’abord, j’estime que les barrages sont depuis longtemps dépassés. Et Ricciardi ? Il ne s’en tire pas tellement mal là où il est, vu sa comprenette limitée. Est-ce que je ne vais pas me mettre les Italiens à dos, si je le limoge ? Et patati et patata. De plus en plus fréquemment, ces derniers temps, il me fallait relancer Quinn avec des stratagèmes bizarres que rien n’expliquait ni ne justifiait. À présent, en effet, le pipe-line partant de Carvajal pompait sans arrêt dans le futur immédiat, déversant des suggestions que je transmettais au maire et lui faisais adopter, les présentant comme les meilleurs éléments de tactique ou de manipulation. Quinn disait oui à tout, mais j’avais parfois un certain mal à le convaincre. Un jour viendrait où il repousserait purement et simplement telle idée, et où je ne le ferais pas changer d’avis. Qu’en serait-il, dès lors, du futur immuable de Carvajal ?

Le lendemain, j’arrivai à l’Hôtel de Ville à mon heure habituelle. Vers 9 heures et demie j’avais préparé le mémorandum quotidien que je destinais au maire. Je l’expédiai. Peu après 10 heures, mon interphone couina et une voix m’informa que l’adjoint Mardokian désirait me parler. Il y avait du grabuge dans l’air. Je le sentais déjà en suivant le couloir, et sitôt chez Mardokian, je le vis inscrit en toutes lettres sur sa figure. L’Arménien semblait mal à l’aise, nerveux, irrité. Ses yeux brillaient un peu trop, il mordillait un peu trop sa lèvre inférieure. Mes derniers papiers étaient disposés devant lui en bon ordre. Où était le courtois, l’aimable, le souriant Mardokian ? Disparu. Oui, disparu. À sa place se trouvait un personnage renfrogné, presque en colère.

Il prit à peine le temps de me regarder et attaqua :

— Où diable es-tu allé chercher cette salade au sujet de Ricciardi, Lew ? En voilà, une histoire !

— J’estime opportun de lui retirer les fonctions qu’il remplit actuellement.

— Ça je le sais. Tu viens de nous en aviser. Et pourquoi est-ce opportun ?

J’essayai de bluffer.

— La dynamique à long terme te le prouvera, Haig. Je ne peux te donner aucun motif concret, mais mon intuition me dit qu’il serait maladroit de laisser à ce poste un homme dont on connaît les accointances avec la communauté italienne et ses intérêts dans les grosses affaires immobilières de cette même communauté. Lewisohn, en revanche, est un type calme et inodore, un atout beaucoup plus sûr pour la prochaine élection, et…

— Laisse tomber, Lew.

— Quoi ?

— Tu peux rayer cela de tes papiers. Tu ne nous apportes rien de valable. Tu me sors des mots et encore des mots – du vent. Quinn estime à juste titre que Ricciardi fait du bon travail. Il est furieux au sujet de ta proposition, et quand je te demande un argument à l’appui, tu hausses les épaules en te réfugiant derrière l’intuition. Maintenant, il y a…

— Mes intuitions m’ont toujours…

— Attends, je n’ai pas fini. Cette affaire de Louisiane, maintenant. Bon Dieu, Lew ! Thibodaux représente exactement le contraire de ce que Quinn cherche à instaurer ! Pourquoi diable notre homme irait-il traîner ses guêtres jusqu’à Bâton Rouge ? Pour tomber dans les bras d’un sectaire antédiluvien et encourager son projet de digue… un projet inutile, très controversé, dont la réalisation risquerait de nuire à l’écologie ? Quinn a tout à perdre et visiblement rien à gagner là-dedans – sauf si tu crois que cette manœuvre lui vaudra les voix des petits fermiers du Sud en 2004 et que cet apport sera décisif pour son élection, ce qu’à Dieu ne plaise. Alors ?

— Je ne peux pas t’expliquer, Haig.

— Tu ne peux pas m’expliquer ? Tu ne peux pas ! Tu donnes au maire des conseils parfaitement explicables, comme celui-ci, ou comme pour Ricciardi, des choses qui résultent manifestement d’une longue suite de cogitations, et tu en ignores la raison ? Si tu ne sais pas, comment veux-tu que nous sachions ? Où est le point de départ logique ? Tu voudrais que le maire agisse en somnambule, en zombie, qu’il obéisse à tes paroles sans discuter ? Allons, allons ! Des intuitions, soit, mais nous t’avons embauché pour extrapoler de manière compréhensible, et non pour jouer les devins.

Après une longue pause au cours de laquelle je me sentis vaciller, je répondis calmement :

— Écoute, Haig, j’ai eu pas mal d’ennuis ces temps-ci, et je n’ai plus beaucoup d’énergie en réserve. Je ne veux pas pousser la discussion trop loin avec toi maintenant. Je te demande seulement de me croire sur parole : je puis t’affirmer que tous mes conseils s’appuient sur la logique.

— Impossible.

— Je t’en prie, tu…

— Voyons, Lew, réfléchis ! Ton mariage a craqué, et je comprends que ce malheur t’ait mis à plat, mais c’est précisément pour cela que je préfère repousser tes suggestions d’aujourd’hui. Il y a maintenant des mois que tu nous en fais voir de toutes les couleurs avec tes idées : tantôt tu les justifies de manière convaincante… et tantôt pas. Certains jours, tu nous sors sans broncher les raisons les plus ébouriffantes pour telle ou telle mesure, et invariablement Quinn se range à ton avis, bien souvent malgré ses préférences personnelles. Je dois d’ailleurs admettre que jusqu’à présent les choses ont tourné en notre faveur dans des proportions surprenantes. Mais cette fois… cette fois… (Mardokian leva la tête et son regard se vrilla au mien.) Franchement, Lew, nous commençons à nous interroger sur le bien-fondé de tes idées.

Nous nous demandons s’il convient de se fier à tes suggestions aussi aveuglément que par le passé.

— Bonté divine ! m’écriai-je. Vous iriez croire que ma rupture avec Sundara m’a fait perdre mes moyens ?

— Je pense qu’elle t’en a fait perdre pas mal, répondit Mardokian avec plus de douceur. Tu as reconnu toi-même ne plus avoir beaucoup d’énergie en réserve. Je te parle en ami sincère, Lew : nous estimons que tu es surmené, nous estimons que tu es fatigué intellectuellement, éreinté, groggy, que tu as trop présumé de tes forces, qu’il te faudrait du repos. Et…

— Qui ça, nous ?

— Quinn. Lombroso. Moi.

— Qu’est-ce que Lombroso a bien pu dire sur mon compte ?

— Entre autres choses, qu’il avait essayé de te faire prendre des vacances cet été.

— Et quoi encore ?

Mardokian semblait ahuri.

— Que signifie ce « quoi encore » ? Que crois-tu donc qu’il irait dire ? Vraiment, Lew, je te trouve bien paranoïaque, tout d’un coup. Bob est ton ami, voyons ! Il est là pour t’épauler. Comme nous tous. Il t’a conseillé d’aller te mettre au vert dans le pavillon de chasse de M. Je-ne-sais-plus-qui, mais tu n’as rien voulu entendre. Il était inquiet à ton sujet, et nous aussi. À présent, nous aimerions te dire les choses un peu plus fermement. Nous sentons que tu as besoin de repos, Lew, et nous voulons que tu en prennes. L’Hôtel de Ville ne s’effondrera pas parce que tu cesseras d’y venir pendant deux ou trois semaines.

— Okay. Je pars en congé. Je ne l’ai pas volé, c’est sûr. Mais accorde-moi une faveur.

— Vas-y.

— Thibodaux et Ricciardi. J’insiste pour que tu en reparles à Quinn et qu’il accepte.

— Si tu me fournis une raison valable, c’est chose faite.

— Je ne peux pas, Haig ! (J’étais soudain inondé de sueur.) Je n’ai rien de probant à te dire. Mais il est de toute importance que le maire suive ces deux suggestions.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est ainsi. Et c’est très important.

— Important pour Quinn, ou pour toi ?

C’était bien visé, et j’accusai le coup. Pour moi, pensai-je, pour moi, pour Carvajal, pour justifier le schéma de foi et de conviction que j’ai établi. Était-ce enfin la minute de vérité ? Avais-je transmis à Quinn des instructions qu’il refuserait de suivre ? Et après ? Les paradoxes découlant d’une telle éventualité négative me donnaient le vertige. J’en eus la nausée.

— Important pour tout le monde, biaisai-je. Je t’en supplie, Haig. Jusqu’à présent, je ne vous ai jamais donné un seul mauvais conseil, reconnais-le !

— Quinn se montre résolument hostile. Il lui faudrait savoir quelque chose de la structure conjecturale qui sous-tend tes suggestions.

Ce fut presque la panique. Je me lançai à corps perdu.

— Ne me pousse pas trop loin, Haig. Je suis à la limite, mais je ne suis pas fou. Épuisé, peut-être, mais pas fou. Les papiers que je vous ai soumis ont un sens, ils en auront un, tout s’expliquera d’ici quelques semaines, tôt ou tard ! Regarde-moi, bien dans les yeux. J’accepte de prendre des vacances. Je suis sensible au fait que vous vous inquiétez à mon sujet. Mais je ne te demande qu’une faveur, Haig, une seule. Veux-tu intervenir, amener Quinn à suivre ces instructions ? Fais-le pour moi, en te rappelant toutes les années où nous avons travaillé côte à côte. Tu peux me croire : ces conseils sont valables.

Je m’arrêtai. Je me rendais compte que je bafouillais, et que plus je parlais, moins il y avait de chances que Haig me prenne au sérieux. Voyait-il déjà en moi un déséquilibré, un maniaque dangereux ? Les infirmiers attendaient-ils son signal, dans le couloir ? Quelles chances me restait-il, à vrai dire, pour que Mardokian ou Quinn se souciât de mon mémorandum ! Je sentais les colonnes trembler, la voûte craquer…

Et puis, à ma profonde stupeur, Mardokian me gratifia d’un sourire cordial.

— Entendu, Lew. Tout cela n’a ni queue ni tête, mais je le ferai. Rien que pour cette fois. Tu te transportes à Honolulu ou ailleurs, et tu lézardes au soleil pendant une bonne quinzaine. Moi, je vais trouver Quinn et le persuader de balancer Ricciardi, de filer à Bâton Rouge… et le reste. Je pense que tes conseils sont farfelus, mais je table sur tes références.

Il abandonna son fauteuil, me rejoignit, et brusquement, gauchement, m’attira pour me serrer contre lui.

— Tu m’inquiètes, fiston, marmotta-t-il.

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