Je téléphonai sans tarder à Carvajal.
— Il faut absolument que je vous parle, lui dis-je.
Nous nous retrouvâmes en bordure de l’Hudson, près de la 10e Rue. Le temps était à l’orage, sombre, chaud et moite, le ciel plombé, menaçant, chargé de cumulus amoncelés au-dessus du New Jersey. Une impression d’apocalypse imminente pesait sur la ville. Les flèches d’un soleil féroce à la couleur dénaturée, plus grisâtre que jaune d’or, transperçaient une couche de nuages fuligineux, entassés comme un matelas bosselé. Temps absurde, atmosphère de mélodrame, décor aux touches trop appuyées, dans lequel allait se situer notre dialogue.
Les yeux de Carvajal avaient un éclat insolite. Il semblait grandi, rajeuni, dressé sur la pointe des pieds pour sautiller à mes côtés. D’où venait donc qu’il parût puiser des forces neuves entre chacune de nos rencontres ?
— Eh bien, Lew ?
C’était plus qu’une demande polie. Il interrogeait.
— Je veux être capable de voir.
— Alors, voyez. Ce n’est pas moi qui m’y oppose, que je sache ?
— Restez sérieux, suppliai-je.
— Je le suis toujours. En quoi pourrais-je vous aider ?
— En m’apprenant à voir.
— Vous ai-je jamais dit que cela s’enseigne ?
— Vous avez prétendu que tout le monde possède le don, mais que peu de gens savent l’utiliser. Eh bien, soit. Montrez-moi comment faire.
— Utiliser ce don pourrait peut-être s’apprendre, convint Carvajal. Mais il n’est pas possible de l’enseigner.
— Je vous en prie, essayez.
— Pourquoi une telle insistance ?
— Quinn a besoin de moi. (Je m’humiliais, je rampais.) Je veux l’aider. Je veux qu’il devienne Président.
— Et alors ?
— Je veux l’aider… et pour l’aider, il faut que je voie.
— Mais vous arrivez très bien à extrapoler, Lew !
— Pas suffisamment. Pas encore suffisamment.
Le tonnerre gronda au-dessus d’Hoboken. Un vent d’ouest humide et froid bouscula les nuages agglutinés. Le tableau offert par la nature prenait un aspect grotesque, comique, outré.
— Admettons que je vous propose de me laisser le contrôle absolu de votre vie, dit Carvajal. Admettons que j’exige de prendre n’importe quelle décision à votre place, que vous vous conformiez en tout et pour tout à mes ordres, bref, que vous placiez votre avenir entre mes mains, et que je vous dise qu’à ce prix, il y aurait pour vous une chance de voir. Une, pas deux. Que répondriez-vous ?
— Je vous répondrais : marché conclu.
— Voir n’est peut-être pas la chose merveilleuse que vous vous figurez. Actuellement, vous l’imaginez comme une clé enchantée qui ouvre toutes les portes. Mais que feriez-vous si votre don se révélait pour vous un fardeau et un obstacle ? S’il était en fin de compte une malédiction ?
— Je ne pense pas que ce soit le cas.
— Qu’en savez-vous ?
— Un tel pouvoir peut représenter une force positive fabuleuse. Je me refuse à le considérer autrement que comme bénéfique pour moi. J’aperçois bien son éventuel côté négatif, mais… une malédiction ? Certes pas.
— Et si cela était, malgré tout ?
Je haussai les épaules.
— J’en accepte le risque. A-t-il été une malédiction pour vous ?
Carvajal parut hésiter puis, levant les yeux, il me fouilla du regard. C’était l’instant choisi, obligatoire, celui où les éclairs devaient déchirer le ciel, les roulements formidables du tonnerre se répercuter d’un bout à l’autre de l’Hudson, et une averse diluvienne balayer l’esplanade qui longe le fleuve. Mais il n’en fut rien. Tout bêtement, les nuages amoncelés au-dessus de nous s’échancrèrent, et un tiède soleil jaune jugula le noir courroux de la foudre. Comptez sur la nature pour produire ses effets !
— Oui, articula gravement Carvajal. Une malédiction. À tout prendre, c’est bien le mot. Une malédiction.
— Je ne vous crois pas.
— En quoi voulez-vous que votre opinion me touche ?
— Même si c’est pour vous une malédiction, je ne pense pas que c’en sera une pour moi.
— Vous êtes très brave, Lew… ou trop téméraire.
— Disons les deux. Et n’importe comment, je veux être un jour capable de voir.
— Acceptez-vous de devenir mon disciple ?
Mot étrange, qui avait de quoi vous ébranler.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Je vous l’ai déjà dit : vous vous livrez à moi, étant bien spécifié que vous m’obéirez sans jamais discuter, sans jamais poser la moindre question, et que je ne puis vous garantir le succès.
— Comment cela m’aidera-t-il à voir ?
— Pas la moindre question, Lew, répéta Carvajal. Vous vous livrez à moi, c’est tout.
— Eh bien, soit.
À l’instant même où je parlais, l’orage éclata. Les vannes célestes s’ouvrirent, et une pluie démente, torrentielle, nous cingla avec une fureur incroyable.