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Un fait à noter, en politique, c’est qu’elle peut provoquer des coucheries imprévues. Sans la politique, ni Sundara ni moi ne nous serions laissé entraîner, ce même printemps, dans une partie carrée avec Catalina Yarber, prosélyte de la Religion transitiste, et Lamont Friedman, le jeune phénomène des questions financières. Sans sa conversion, Sundara serait encore ma femme. Ainsi donc, toujours cette chaîne de causalité, chaque maillon nous ramenant inéluctablement à un point bien déterminé dans le temps.

Il se fit que, membre de l’entourage de Paul Quinn, je reçus des invitations gratuites au banquet à cinq cents dollars par tête qu’organisent chaque année les néodémocrates pour le Nicholas Rosewall Day. Hommage rendu à la mémoire du gouverneur assassiné, mais en outre, opération permettant de ramasser des fonds, et occasion pour le superman du parti de se faire valoir. Et comme on peut s’en douter, le principal orateur, cette année-là, était Quinn.

— Il serait temps que j’assiste à l’un de tes dîners politiques, estima Sundara.

— Ils sont puissamment soporifiques, tu sais.

— Peu importe.

— Tu t’y ennuieras à mourir, ma douce.

— Y vas-tu ? insista-t-elle.

— Bien obligé.

— Dans ce cas, je pense utiliser l’autre invitation. Si je m’endors, tu me réveilleras quand le maire prendra la parole. Il me donne toujours un coup de fouet.

Tant et si bien que, certaine nuit tiède et pluvieuse, nous prîmes une capsule pour le Harbor Hilton, cette énorme pyramide étincelante posée sur ponton souple à cinq cents mètres de la pointe de Manhattan. Nous y rejoignîmes le gratin libéral de l’Est dans la Grande Salle Supérieure d’où mon regard plongeait vers la tour de Sarkosian située de l’autre côté de la baie – tour qui m’avait vu faire la connaissance de Paul Quinn quatre ans plus tôt. Beaucoup des invités d’alors participeraient au banquet. Sundara et moi choisîmes la même table que deux autres personnes : Friedman et Catalina Yarber.

Pendant la phase préliminaire des drogues et des cocktails, Sundara accapara plus d’intérêt que tous les sénateurs, gouverneurs et maires rassemblés, Quinn compris. C’était dû en partie à la curiosité, car chacun connaissait de réputation mon épouse exotique mais peu l’avaient rencontrée, et aussi parce qu’elle était bien la plus jolie femme présente. Sundara n’en éprouvait d’ailleurs ni surprise ni gêne. Elle a toujours été belle, au demeurant, et s’est accoutumée à l’effet que sa personne produit. Elle n’avait pas non plus choisi de se vêtir comme une qui craint d’être admirée. Elle portait un léger péplum de harem, sombre et flottant, qui la couvrait des pieds à la tête. En dessous elle était nue, et quand elle passait devant un point lumineux, cela produisait un effet dévastateur. Elle rayonnait au centre de l’immense pièce comme un papillon des nuits tropicales, élégante et souple, sombre et mystérieuse, les lampes faisant jouer des étincelles dans ses cheveux noirs, la courbe révélée de ses seins et de ses flancs excitant la convoitise parmi les hommes présents. Elle eut sa minute de gloire, certes ! Quinn venant nous accueillir, lui et Sundara transformèrent une chaste accolade en un pas de deux sublime mimant le charisme sexuel, qui laissa les plus vieux de nos politiciens bouche bée, les pommettes cramoisies et la main à leur col pour le desserrer. L’épouse de Quinn elle-même, Laraine, que l’on comparait à la Joconde, sembla éprouver un certain choc, bien qu’elle eût fait le plus heureux mariage dont j’aie jamais entendu parler dans le ; monde politique. Mais peut-être s’amusait-elle simplement de l’ardeur manifestée par Quinn ? Si vous aviez vu ce sourire indéfinissable !

Sundara irradiait encore le pur Kama Soutra lorsque nous prîmes place. Lamont Friedman assis en face d’elle à la table circulaire sursauta et frémit quand ses yeux rencontrèrent les siens, et son regard la fixa avec une ardeur farouche, tandis que les muscles bougeaient par saccades dans son long cou maigre. Parallèlement, d’une manière plus discrète mais non moins ardente, Catalina Yarber n’avait d’yeux que pour Sundara Friedman. Vingt-neuf ans, maigreur squelettique, deux mètres trente de haut peut-être, avec une pomme d’Adam saillante et des paupières globuleuses ouvertes sur des prunelles à l’expression égarée. Une lourde masse de cheveux marron enserrait son crâne comme quelque créature venue d’outre-ciel pour le dévorer. Sorti de Harvard avec une solide qualification pour la sorcellerie monétaire, il était maintenant le grand magicien d’un groupe de financiers se faisant appeler La Sauvegarde des Droits Hypothécaires et qui, par une suite de coups audacieux (rachats d’options, offres fictives et autres procédés dont je n’ai qu’un vague aperçu) s’étaient assuré le contrôle d’un empire valant mille millions de dollars, avec obligations dans chaque continent, excepté l’Antarctide (mais je ne serais pas étonné d’apprendre que leur Sauvegarde se fût fait attribuer le monopole des droits de douane pour le Goulet de Mac Murdo).

Mlle Yarber ? Petite, blonde, la trentaine, efflanquée, visage quelque peu durci, yeux toujours en mouvement, lèvres minces. Ses cheveux coupés court comme ceux d’un garçon tombaient à la chien sur un front vaste et méditatif. Elle n’était pas maquillée outre mesure – une simple ligne bleue tracée autour de la bouche – et ses vêtements sobres se composaient d’une blouse couleur paille contrastant avec une jupe droite atteignant les genoux. Effet restreint, voire austère, mais comme elle prenait place, j’avais remarqué que cette image asexuée était corrigée par une touche d’érotisme surprenante : sa jupe s’ouvrait en longueur de la taille à l’ourlet sur vingt centimètres du côté gauche, et chaque mouvement révélait une jambe ferme, une hanche veloutée et un coin de fesse. À mi-cuisse, fixé par une chaînette d’or, l’on voyait le petit médaillon abstrait qui est l’emblème de la Religion transitiste.

Puis ce fut le dîner, classique dans son menu : salade de fruits, consommé, filets de protéosoja, petits pois et carottes bouillis, bourgogne californien, saumon cuit au four et grumeleux à souhait, le tout servi avec le maximum de fracas et le minimum de bonne grâce par des membres revêches de groupes minoritaires exploités. Tandis que nous bavardions et mangions, un assortiment de politiciens besogneux circulait entre les tables pour distribuer claques dans le dos et poignées de main. Il nous fallut aussi subir le cortège de ces dames les épouses (la plupart sexagénaires, courtaudes, pataudes et fagotées à la dernière mode du pincé) qui se frayaient obstinément leur chemin vers les puissants et les glorieux. L’intensité sonore était supérieure de vingt décibels au tonnerre du Niagara. Des geysers de rires stentoriens venaient nous éclabousser, partis de telle ou telle table quand quelque juriste à crinière argentée ou légiste respecté sortait son histoire scabreuse favorite de nègres / juifs / Irlandais / Écossais / avocats / docteurs / curés / fous / truands dans la meilleure tradition 1965. Comme toujours en pareille corvée, je me sentais l’esprit désorienté du doux sauvage arrivant de Mongolie et fourvoyé sans manuel de poche au beau milieu d’une cérémonie tribale américaine totalement inconnue. C’eût été abominable sans les tubes de poudre que l’on vous offrait en permanence. Le parti néo-démocrate restreint peut-être la consommation du vin, mais il sait comment se procurer la drogue.

Alors que l’on passait aux discours, vers 9 heures et demie, un rite se déroulait à l’intérieur du rite : Lamont Friedman expédiait à Sundara des messages quasi désespérés, et Catalina Yarber, bien qu’attirée manifestement elle aussi par Sundara, m’avait, d’une façon muette, froide, exempte d’émotion, proposé ses faveurs.

Comme le maître de cérémonies (Lombroso, qui pouvait brillamment se montrer tour à tour raffiné et vulgaire) plongeait au cœur même de sa routine, faisant alterner les pointes railleuses dont il criblait les membres du parti les plus distingués présents dans la salle, avec les notes funèbres obligatoires pour évoquer nos martyrs traditionnels – Kennedy, l’autre Kennedy, King, Rosewall, Gottfried – Sundara me chuchota :

— As-tu remarqué Friedman ?

— Il a, je dirais, le klaxon déréglé.

— Moi, je croyais que les génies étaient censés se montrer plus subtils.

— Lamont juge peut-être que les avances les moins discrètes sont les meilleures, suggérai-je.

— Il se conduit en collégien.

— Donc, tant pis pour lui.

— Oh, mais non ! dit Sundara. Je le trouve attirant. Insolite, mais nullement répugnant, tu comprends ? Presque séduisant.

— Eh bien, c’est que l’approche directe lui réussit. Tu vois ? C’est vraiment un génie.

Sundara pouffa.

— Yarber en a après toi. Est-ce un génie elle aussi ?

— À mon avis, c’est toi qu’elle désire, ma douce. On appelle ça l’approche indirecte.

— Et que penses-tu faire ?

Je haussai les épaules.

— Je te laisse choisir.

— Je suis pour. Comment trouves-tu Yarber ?

— Je deviné en elle beaucoup d’énergie.

— Je le crois également. Partie carrée cette nuit, alors ?

— Pourquoi pas ? acquiesçai-je, juste au moment où Lombroso mettait tout le monde dans une joie assourdissante avec un crescendo savamment dosé de polyethnie et de malice destiné à présenter Paul Quinn.

Nous gratifiâmes le maire d’une longue ovation orchestrée par Haig Mardokian depuis l’estrade. Retrouvant mon siège, j’adressai à Catalina Yarber un télégramme en code oculaire qui mit des taches roses sur ses joues pâles. Elle sourit, découvrant une double rangée de petites dents pointues. Message reçu. Terminé. Sundara et moi aurions donc notre petite fête galante en compagnie du couple. Nous étions plus monogames que la plupart, d’où nos privautés à deux. Très peu pour nous le tapage des maisonnées où règne la multitude, les chamailleries sur la propriété privée, les ribambelles communautaires de gosses. Mais la monogamie est une chose et la continence une autre : si la première existe encore, bien que modifiée par les changements de notre époque, la seconde s’apparente au dodo et au trilobite. J’appréciais fort la perspective d’une passe d’armes avec la petite et vigoureuse Mlle Yarber. J’enviais quand même Friedman, comme cela m’arrivait toujours vis-à-vis des partenaires de mon épouse, car il allait posséder Sundara l’Unique, qui restait pour moi la plus désirable de toutes. Il me faudrait m’arranger d’un corps que je convoitais, mais convoitais moins que le sien. Une manœuvre de l’amour, je suppose que telle était l’explication : amour dans l’exofidélité. Heureux Friedman ! L’on ne peut découvrir qu’une seule fois une femme comme Sundara.

Quinn parla. Il n’est point porté sur la farce et ne lança que deux ou trois plaisanteries de pure forme auxquelles chacun sut répondre avec tact. Puis il abordables choses sérieuses : l’avenir de New York, l’avenir des États-Unis, l’avenir de l’humanité au cours du prochain siècle. L’an 2000, affirma Quinn, revêt une immense valeur symbolique. C’est littéralement le seuil d’un nouveau millénaire. Puisque le Grand Compteur va tourner, effaçons l’ardoise, repartons à zéro, gardons en mémoire, mais ne répétons point, les terribles erreurs du passé. Au xx » siècle nous sommes sortis victorieux de l’épreuve par le feu, nous avons subi l’estrapade, l’écartèlement, les tenailles des bourreaux. Nous avons frôlé la destruction de toute vie sur Terre. Nous nous sommes trouvés face à l’éventualité d’une famine, d’une misère universelle. Follement, inéluctablement, nous avons plongé dans des décennies de troubles politiques, nous étions victimes de nos appétits, de nos peurs, de nos haines, de notre ignorance. Mais maintenant que nous contrôlons l’énergie solaire, que la population s’accroît moins vite, que nous réalisons un équilibre harmonieux entre l’expansion économique et la sauvegarde de l’environnement, le temps est venu pour nous d’édifier la société parfaite – monde où prévaudra la raison, où triomphera le bon droit, où nous réaliserons le plein épanouissement du potentiel humain.

Et cetera, et cetera. Une vision enchanteresse de l’ère prochaine. Noble rhétorique, surtout chez un maire de New York, beaucoup plus attaché par tradition aux principes grégaires et aux remous des syndicats qu’aux destinées de l’homme. On eût fort bien pu mépriser de telles phrases, n’y voir qu’élégante fanfaronnade – mais non ! Impossible. Elles prenaient un sens qui allait au-delà du thème choisi : ce que nous entendions constituait le premier coup de clairon d’un futur leader à l’échelle mondiale. Quinn était là, debout, semblant plus grand que sa taille, visage empourpré, regard brillant, bras croisés dans l’attitude caractéristique de la force tranquille, faisant mouche à tout coup avec ses phrases sonores…

« … puisque le Grand Compteur va tourner, effaçons l’ardoise… »

« … nous sommes sortis victorieux de l’épreuve par le feu… »

« … le temps est venu pour nous d’édifier la société parfaite… »

La Société Parfaite. Je perçus le déclic, le bourdonnement, et ce bruit n’indiquait pas tant la saute du compteur que l’énoncé d’un slogan nouveau. Point n’était besoin d’être grand stochasticien pour augurer que nous entendrions encore beaucoup de choses sur cette société parfaite d’ici le jour où Paul Quinn en aurait fini avec nous.

Et il vous subjuguait, bon Dieu ! Moi qui avais hâte de filer pour me livrer aux prouesses prévues, je restais assis, sans broncher, frappé d’extase, et de même tous ces politiciens ivres, tous ces nababs drogués – jusqu’aux serveurs, qui avaient arrêté le tintamarre des plats pendant que la voix superbe de Quinn roulait d’un bout à l’autre de la salle.

Depuis notre première rencontre chez Sarkosian, je le voyais croître en force, en assurance, comme si cette montée régulière affermissait en lui son autosatisfaction et détruisait les restes de timidité qu’il pouvait garder. À présent, rayonnant dans le faisceau lumineux des projecteurs, il semblait un véhicule recélant quelque énergie cosmique. Par lui, émanant de lui, il y avait là une force irrésistible qui m’ébranlait en profondeur. Nouveau Roosevelt ? nouveau Kennedy ? Je frémis. Nouveau Charlemagne, nouveau Mahomet… peut-être nouveau Gengis Khan ?

Il termina par un geste large. Nous étions levés, nous hurlions, nous n’avions plus besoin de l’orchestration donnée par Mardokian, les journalistes couraient chercher leurs cassettes, les durs applaudissaient à tout rompre, scandaient les mots « Maison-Blanche ! », des femmes pleuraient, Quinn en sueur recevait notre hommage avec une joie tranquille – et ce soir-là j’ai entendu les premiers grondements du Jaggernaut résonner à travers les États-Unis.

Il fallut compter une heure de plus avant que Sundara, Friedman, Catalina et moi puissions quitter l’immeuble. Vite à la capsule, vite chez nous. Silences insolites s’établissant d’eux-mêmes. Quatre personnages avides de goûter à « ça », mais les conventions prévalent encore pour un temps, et l’on affecte une certaine froideur. Surtout, il y a Quinn qui nous a coupé le souffle. Nous sommes si pleins de lui, de ses phrases sonores, de sa présence, qu’il a fait de nous quatre des zéros, des chiffes, des êtres sans âme, des idiots. Nul ne prendra l’initiative d’un premier geste. Bavardage sporadique, cognac, drogue. Visite de l’appartement. Sundara et moi montrons nos tableaux, nos sculptures, nos objets primitifs, notre panorama qui s’étend jusqu’à l’horizon de Brooklyn. Nous nous sentons moins gênés, mais il n’y a toujours pas d’attirance sexuelle. Ce plaisir érotique anticipé qui était né trois heures plus tôt a totalement-disparu sous l’impact du discours de Quinn. Hitler fut-il un moment orgasmique ? Et César ? Nous nous vautrons sur l’épais tapis neigeux. Encore du rhum. Et de la drogue. Quinn, Quinn, Quinn – au lieu de sexe, nous parlons élections. À la fin, c’est Friedman qui, véritablement contraint, fait glisser ses doigts sur la cheville de Sundara, remonte jusqu’au mollet. Le signal. Nous voulons forcer notre appétit. « Il doit se présenter l’an prochain », affirme Catalina Yarber, et elle manœuvre ostensiblement pour que sa jupe fendue bâille, révélant un ventre plat et une touffe pubienne dorée. « Leydecker a déjà sa désignation toute cuite », objecte Friedman qui, devenant plus hardi, caresse les seins de Sundara. J’ai actionné le réducteur d’éclairage et branché le rhéostat afin d’obtenir une lumière psychédélique. Çà et là, partout, en tourbillons, dansent les petites flammes de la magie. Yarber m’offre un nouveau tube de drogue. « Elle vient du Sikkim. La meilleure que l’on puisse trouver. (Puis elle répond à Friedman :) Leydecker est favori, je le sais, mais Quinn peut l’éliminer s’il s’en donne la peine. Pas question d’attendre plus longtemps. » J’aspire une profonde bouffée, et la poudre indienne branche un générateur atomique dans mon cerveau. « L’an prochain, ce serait prématuré, dis-je. Quinn s’est montré extraordinaire aujourd’hui, mais le temps nous manque pour l’imposer à tout le pays en quelques mois à partir de novembre. N’importe comment, Mortonson est sûr d’être élu. Laissons Leydecker se casser le nez contre lui. Nous ferons triompher Quinn en 04. » J’aurais volontiers révélé notre stratégie de candidature feinte pour la vice-présidence, mais Sundara et Friedman s’étaient noyés dans les ombres et Catalina ne s’intéressait soudain plus aux luttes politiques.

Nos vêtements allèrent choir un peu partout. Son corps était impeccable, musclé, velouté comme celui d’un jeune enfant, ses seins plus lourds que je ne croyais, sa taille plus fine. Elle avait gardé son médaillon, l’emblème de la Religion transitiste fixé contre sa cuisse. Ses yeux brillaient, mais sa chair était froide et sèche, les pointes de ses seins nullement durcies. Quelles qu’aient pu être ses pensées, il n’y entrait certes pas un irrésistible désir charnel pour Lew Nichols. Ce que j’éprouvais à son égard était simple curiosité, et vague envie de forniquer. Nul doute qu’elle ne ressentît pas autre chose pour moi. Nous mêlâmes nos corps, joignîmes nos lèvres, nos langues se taquinèrent. C’était tellement impersonnel que j’eus peur de ne pouvoir prouver ma virilité. Mais les réflexes familiers prirent le dessus, les vieux mécanismes toujours prêts à fonctionner firent affluer le sang dans mon bas-ventre et j’obtins le raidissement qu’il fallait. « Viens, chuchota-t-elle. Viens naître en moi. » Phrase étrange. Formule transitiste, comme je l’appris plus tard. Je m’arquai au-dessus d’elle, ses cuisses minces et robustes me saisirent, et je la pénétrai.

Nos corps ondulaient, se soulevaient, retombaient. Nous roulions, basculions dans telle ou telle position, nous interprétions d’un bout à l’autre, et sans joie, le classique répertoire. Ses talents étaient remarquables, mais il y avait dans sa façon de procéder une froideur contagieuse qui me ravalait au simple rôle de machine, de piston allant et venant à l’intérieur d’un cylindre, si bien que je copulai sans plaisir, et presque sans rien éprouver.

Que pouvait-elle bien tirer de ce coït banal ? Pas grand-chose, me disais-je. C’est qu’en fait elle convoite Sundara et se résigne à me subir simplement pour avoir une chance de l’atteindre. Je voyais juste, mais j’avais tort en même temps, comme j’ai fini par l’apprendre, car la stricte technique de Mlle Yarber n’était point tant la preuve d’un manque d’intérêt à mon égard, que l’influence des doctrines transitistes. La sexualité, disent les bons prosélytes, nous fait tomber dans le piège de l’instant présent et retarde le passage. Or, le passage est tout. L’immobilisme est la mort. Livrez-vous donc au coït s’il le faut, ou si un but majeur peut être atteint à ce prix, mais ne vous laissez pas anéantir par l’extase, de crainte de vous embourber dans l’état non transitif…

Quand même… Nous poursuivîmes notre ballet glacé sur un laps de temps qui sembla durer des jours et des jours, puis elle s’abandonna enfin, ou voulut bien s’abandonner : un spasme bref, sans mot dire, et avec un muet soulagement je m’expédiai de l’autre côté. Après quoi nous nous séparâmes, notre souffle à peine accéléré.

— Je reprendrais volontiers du cognac, dit-elle au bout d’un instant.

Je cherchai le flacon. De très loin, m’arrivaient des plaintes, des halètements suscités par un plaisir plus orthodoxe : Sundara et Friedman se laissaient emporter.

— Vous êtes très compétent, ajouta Catalina.

— Merci, marmonnai-je, sans en être persuadé outre mesure.

Personne jusqu’alors ne m’avait dit cela, du moins pas exactement. Je me demandai quoi répondre, et décidai de ne pas rendre la politesse. Cognac pour deux. Elle s’assit sur le tapis, jambes croisées, lissa ses cheveux, but le liquide ambré à petits coups. Elle semblait inaccessible à la sueur, imperturbable, en un mot intacte comme une femme qui n’a jamais copulé. Et pourtant, chose bizarre, Catalina Yarber irradiait l’énergie sexuelle. L’on eût cru qu’elle tirait satisfaction de ce que nous avions fait, et de moi par la même occasion.

— Je le dis comme je le pense, insista-t-elle. Vous œuvrez avec vigueur et détachement.

— Avec détachement ?

— Non-attachement, devrais-je plutôt dire. Nous lui donnons une importance primordiale. Dans le Transitisme, c’est ce non-attachement que nous cherchons. Tous les actes de notre foi tendent vers un changement évolutionnaire continu. Si nous nous laissons prendre à quelque aspect de l’immédiat, au plaisir érotique par exemple, à l’appât des richesses, ou à tout aspect du moi qui nous maintient dans un état permanent…

— Catalina…

— Oui ?

— Je suis groggy. Je ne peux discuter théologie cette nuit…

Elle sourit.

— S’attacher au non-attachement est une des pires sottises qui existent, acquiesça-t-elle. Je vous fais grâce. Laissons là le Transitisme.

— Je vous en sais gré.

— À un autre moment, peut-être ? Vous et Sundara. J’aimerais tant vous exposer nos croyances, si…

— Bien sûr, interrompis-je. Mais plus tard.

Nous avons encore bu, puis fumé. Nous nous sommes remis à forniquer – c’était ma défense contre la soif qu’elle avait de me convertir – et pour le coup, elle dut moins bien interposer ses dogmes entre son esprit et moi, car ce nouvel assaut fut moins une copulation et davantage un acte d’amour. Vers l’aube, Sundara et Friedman réapparurent, elle patinée, merveilleuse, lui décharné, desséché, voire un rien hébété. Elle m’embrassa au-dessus d’un abîme de douze mètres. Un léger, très léger frémissement de l’air : bonjour, mon chéri, bonjour, c’est toi que j’aime le plus au monde. J’allai jusqu’à elle. Sundara se serra contre moi, tandis que je lui mordillais le lobe de l’oreille.

— Tu as eu ton plaisir ?

Elle hocha lentement la tête. Friedman devait lui aussi avoir ses talents, qui n’étaient pas que pour la haute finance.

— T’a-t-il parlé du Transitisme ?

Je voulais savoir. Sundara fit signe que non.

— Friedman n’est pas encore gagné, chuchota-t-elle, bien que Catalina l’eût déjà entrepris.

— Elle essaie avec moi aussi, répondis-je.

Friedman était affalé sur le sofa, l’œil vitreux, fixant un regard morne sur le soleil levant qui rosissait Brooklyn. Sundara, rompue à tous les raffinements de Tératologie hindoue, constituait une lourde épreuve pour n’importe quel homme.

… quand une femme embrasse son amant aussi étroitement que le serpent s’enroule autour de l’arbre, quand elle attire la tête de l’homme vers ses lèvres offertes, si elle la baise en produisant un léger son sifflant : « soutt, soutt » et le regarde avec tendresse, ses pupilles dilatées par le désir, cette position est dite l’Étreinte du Serpent…

— Quelqu’un souhaite-t-il déjeuner ? proposai-je.

Catalina m’adressa un sourire en coin. Sundara se borna à hocher la tête. Friedman, lui, parut manquer d’enthousiasme.

— Plus tard, mâchonna-t-il d’une voix qui n’était guère plus qu’un murmure. (Complètement vidé. L’ombre d’un homme.)

… quand une femme met un pied sur celui de son amant et l’autre sur sa cuisse, quand elle passe un bras autour de son cou et l’autre autour de ses hanches en chuchotant des mots de désir, comme si elle voulait se hisser jusqu’au premier rameau du corps de l’homme pour cueillir un baiser – cette position est dite l’Escalade de l’Arbre…

Je les laissai vautrés dans leurs coins respectifs et partis me doucher. Je n’avais pas fermé l’œil un instant, mais mon esprit restait alerte. Nuit étrange, riche en événements : je me trouvais plus vivant qu’au cours des semaines passées. Je ressentais un fourmillement stochastique, un frémissement de clairvoyance – signe avertisseur indiquant que j’approchais du seuil donnant accès à quelque nouvelle transformation. Je pris ma douche à pleine puissance. Je poussai au maximum l’intensité vibratoire, fondis des flots d’ultrasons dans mon système nerveux avide de les recevoir, et me trouvai prêt à conquérir des planètes nouvelles.

Plus personne dans le living-room, excepté Friedman toujours nu, l’œil toujours éteint, et toujours prostré sur le sofa.

— Où sont-elles passées ? demandai-je.

Il fit un geste vague en direction de notre grande chambre. Ainsi donc, Catalina avait fini par atteindre son but. Étais-je censé offrir la même hospitalité à Friedman ? Mon quotient bisexuel est bas et, pour l’instant, ce génie de la finance ne suscitait pas en moi une once de bon vouloir. Mais non : Sundara avait ravagé sa libido. Friedman ne m’adressait aucun signe, sauf ceux du plus total épuisement.

— Vous êtes un drôle de veinard…, exhala-t-il enfin. Quelle… femme merveilleuse… merveilleuse…

Je crus qu’il allait s’assoupir.

— … femme. Est-elle à vendre ?

— À vendre ? Qui ça ?

Il paraissait presque sérieux !

— Votre belle esclave orientale. C’est d’elle que je parle.

— Ma femme ?

— Vous l’avez achetée sur le marché de Bagdad, ne dites pas non. Cinq cents dinars pour elle, Nichols.

— Pas question.

— Mille.

— Pas même pour deux empires.

Friedman s’esclaffa.

— Où l’avez-vous connue ?

— En Californie.

— Peut-on en trouver d’autres comme elle, là-bas ?

— Elle est unique, affirmai-je. Au même titre que moi, que vous, que Yarber. On ne fabrique pas les gens sur un modèle standard, Friedman. Et maintenant, le petit déjeuner vous intéresse-t-il ?

Il bâilla.

— Si nous voulons renaître à un niveau supérieur, nous devons nous purifier des appétits charnels. Ainsi l’ordonne la Religion transitiste. Pour commencer, je vais mortifier ma chair en refusant le petit déjeuner.

Ses paupières se fermèrent et il partit au pays des rêves.

Je mangeai seul, puis regardai le jour affluer de l’Atlantique vers nous. J’allai ensuite chercher le Times (édition du matin) quand il sortit de la boîte aux lettres. J’eus le plaisir de constater que le discours de Quinn occupait la première page, sous la pliure, mais avec photo sur deux colonnes. LE MAIRE QUINN LANCE UN APPEL AU POTENTIEL HUMAIN. Telle était la manchette, sensiblement en deçà du ton habituellement mordant utilisé par le journal. L’allusion à la Société Parfaite figurait en sous-titre, et les vingt premières lignes reproduisaient plusieurs phrases bien sonores. Puis le compte rendu sautait à la page 21, avec le texte intégral dans un encadré. Je m’aperçus bientôt que je lisais pour de bon et ne tardai pas à me demander comment j’avais pu être aussi bouleversé, car le discours une fois imprimé semblait privé d’âme. Ce n’était que prouesse verbale, une suite de phrases ronflantes n’offrant aucun programme, aucune suggestion concrète. Et dire que la veille, il résonnait en moi comme un chant inspiré d’Utopie ! Je frissonnai. Quinn ne nous fournissait guère plus qu’une armature : c’était moi qui comblais les vides, qui y disposais tous mes rêves de réformes sociales, de grand changement à l’aube du troisième millénaire. Le morceau de bravoure de Quinn avait été pure séduction, une force élémentaire agissant sur nous du haut de l’estrade. Ainsi en allait-il pour tous les grands meneurs d’hommes. La denrée qu’ils ont à vendre, c’est leur personnalité. Les idées tout court, on les laisse aux inférieurs.

Peu après 8 heures, le téléphone sonna. Mardokian voulait faire distribuer mille vidéobandes du discours aux organisations néo-démocrates de tout le pays. Qu’est-ce que j’en pensais ? Lombroso annonçait cinq cent mille messages en faveur d’une candidature-qui-restait-encore-imaginaire, messages tombés dans notre escarcelle à la suite du discours. Missakian, Ephrikian… Sarkosian…

Lorsque je finis par obtenir un moment de tranquillité, je sortis de mon bureau, pour trouver Catalina Yarber en simple corsage et chaîne de cuisse, qui besognait à tirer Friedman de l’inconscience. Elle m’adressa un sourire entendu.

— Je pense que nous nous reverrons souvent, dit-elle d’une voix chaude.

Ils prirent congé bientôt. Sundara dormait toujours. Il y eut d’autres appels téléphoniques. D’un bout à l’autre du pays, le discours de Quinn produisait des remous. À la fin, ma bien-aimée se réveilla, nue, délicieuse, tout engourdie mais parfaite dans sa beauté.

— Je voudrais en savoir davantage sur le Transitisme, dit-elle.

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