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Vous vous livrez à moi, tel était le principal article de notre pacte. Vous ne me poserez aucune question et je ne vous garantis nullement le succès. Aucune question ? Peut-être, mais pour le coup, il me fallait passer outre. Carvajal m’obligeait à prendre une mesure que je ne pouvais accepter sans explications préalables.

— Vous avez promis de ne jamais me questionner, répondit-il avec humeur.

— Ça m’est égal. Donnez-moi une raison, une seule, ou notre accord ne tient plus.

Il essaya de me fusiller du regard. Mais ses yeux, si terriblement dominateurs à l’occasion, ne m’auraient pas fait flancher cette fois. Mon esprit intuitif me répétait qu’il fallait tenir bon, acculer Carvajal, exiger de connaître la structure des événements dans lesquels je m’engageais. Le petit homme résista. Il gesticula, se mit en sueur, affirma que j’allais retarder mon aptitude éventuelle de plusieurs semaines, sinon de plusieurs mois, par ce malencontreux regain de curiosité.

— Ayez confiance, Lew ! Tenez-vous-en au script, faites ce que l’on vous dit, et tout ira bien.

— Non, déclarai-je. J’aime Sundara, et même de nos jours, on ne prend pas le divorce à la légère. Je n’agirai pas par simple caprice !

— Votre apprentissage…

— Au diable mon apprentissage ! Pourquoi irais-je quitter ma femme, en dehors du seul fait que nous ne nous entendions plus très bien ces derniers temps ? Pour ce simple motif ? Rompre avec elle, ce n’est pas comme changer de coiffure, mon cher.

— Bien sûr que si.

— Quoi ?

— À la longue, tous les événements finissent par être équivalents, articula Carvajal.

— Assez de sottises, voulez-vous ? Des actes différents entraînent fatalement des conséquences différentes, monsieur Carvajal. Que je garde ou non mes cheveux ne peut guère influer sur les faits qui surviennent aux alentours. Mais les mariages donnent parfois des enfants. Chaque enfant est une constellation de gènes unique, et les enfants que Sundara et moi pouvons procréer si nous le désirons seraient différents de ceux qu’elle et moi pourrions avoir d’autres conjoints. Les différences… bon Dieu ! si nous divorçons, je peux me remarier, devenir l’arrière-arrière-grand-père d’un nouveau Napoléon, alors que si je reste avec elle… Bref, comment osez-vous prétendre que tous les événements sont équivalents ?

— Il vous faut du temps pour saisir les choses, marmonna tristement Carvajal.

— Quoi ?

— Je ne parlais pas des conséquences. Simplement des faits. Tous les faits, tous les événements sont équivalents dans leurs probabilités, Lew, et je veux dire par là qu’en probabilité absolue, n’importe quel événement susceptible de se produire se produira.

— C’est une tautologie !

— Oui. Mais nous travaillons dans le domaine des tautologies, vous et moi. Je le répète : je vois votre divorce, tout comme je vous ai vu les cheveux tondus, et ces deux événements sont donc équivalents en probabilité.

J’avais fermé les yeux. Je restai un long moment sans parler. Puis je rompis notre silence.

— Expliquez-moi pourquoi il me faut divorcer ! N’y a-t-il pas un espoir de rétablir mes relations avec Sundara ? Nous ne nous lançons pas la vaisselle à la tête, que diable ! Nous n’avons pas de gros ennuis d’argent. Nos idées sont les mêmes sur la plupart des sujets. Nous nous sommes éloignés l’un de l’autre, je vous l’accorde, mais ce n’est rien qu’un léger courant qui nous entraîne vers des pôles différents. Ne pensez-vous pas que nous pourrions nous retrouver, si chacun y mettait du sien ?

— Si.

— Alors, pourquoi n’essaierais-je pas, au lieu d’…

— Il vous faudrait adhérer au Transitisme, dit Carvajal.

— La belle affaire ! Je pense que je m’y résoudrais, le cas échéant. Si c’est le seul choix qui me reste pour ne pas perdre Sundara…

— Vous n’y consentirez jamais. Cette croyance est à l’opposé des vôtres, Lew. Elle rejette tout ce en quoi vous avez foi, tout ce à quoi vous aspirez.

— Mais pour garder Sundara, je…

— Vous l’avez perdue.

— Seulement dans l’avenir. Elle est encore ma femme.

— Ce qui est perdu dans l’avenir est perdu dès à présent.

— Je me refuse à…

— Vous ne devez pas ! s’écria le petit homme. Le temps ne fait qu’un, Lew, il ne fait qu’un ! Vous m’avez suivi jusque-là et vous ne comprenez pas encore ?

Si. Je comprenais fort bien. Je voyais tous les arguments auxquels il pouvait recourir, j’avais foi en eux, et ma foi n’était pas un ingrédient rajouté, elle n’était pas comme ces somptueux panneaux de chêne plaqués aux murs, mais quelque chose d’intrinsèque, quelque chose qui avait pris naissance dans mon esprit, puis grandi au cours de ces dernières semaines. Et malgré tout, je regimbais. Je cherchais encore le défaut de la cuirasse, l’échappatoire, la planche de salut. Je saisissais désespérément le moindre fétu balayé par le maelström qui grondait autour de moi, alors même que j’étais happé vers l’abîme.

— Finissez de m’expliquer, dis-je. Pourquoi est-il nécessaire, inévitable, que je quitte Sundara ?

— Parce que sa destinée est de rejoindre les Transitistes, et la vôtre, de les fuir le plus loin possible. Ils vont vers l’incertain, et vous tendez vers la certitude absolue. Ils cherchent à saper, vous à bâtir. C’est un gouffre philosophique fondamental qui ne va cesser de s’élargir et ne pourra jamais être franchi. Il vous faut donc vous séparer.

— Dans combien de temps ?

— Vous vivrez seul avant la fin de cette année. Je vous ai vu plusieurs fois dans votre nouveau logis.

— Pas de femme avec moi ?

— Non.

— Je ne me fais guère à l’idée du célibat. Je manque par trop d’habitude.

— Vous aurez des amies, Lew. Mais vous vivrez seul.

— Sundara garde l’appartement ?

— Oui.

— Et les tableaux, les sculptures, les…

— Je ne sais pas, soupira Carvajal d’un ton lassé. Je n’ai vraiment pas prêté attention à ce genre de détails. Vous savez combien ils me laissent indifférent.

— C’est exact.

Il me lâcha enfin. Je rentrai à pied. Près de cinq kilomètres pour regagner le centre. Je ne voyais rien de ce qui évoluait autour de moi, je n’entendais rien, je ne pensais à rien. Je me fondais dans le néant, j’étais un élément du vide. Au coin de la Rue Machin et de l’Avenue Dieu-sait-Qui, je tombai sur une cabine téléphonique et appelai le bureau de Haig Mardokian. Je forçai les barrages successifs des réceptionnistes à coups de références, jusqu’à ce que j’aie Mardokian en personne.

— Je divorce, lui assenai-je sans préambule, et j’épiai un instant le mugissement silencieux de sa stupeur qui courait sur le fil comme la houle assaillant Fire Island par gros temps.

— Peu importe la question argent, repris-je ensuite. Tout ce que je désire, c’est faire les choses proprement. Donne-moi l’adresse d’un avoué dont tu te portes garant, Haig. Quelqu’un qui agira vite, sans faire de mal à Sundara.

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