Au cours des semaines suivantes, nous nous mîmes sérieusement à préparer l’ascension de Paul Quinn – et la nôtre – vers la Maison-Blanche. Je n’avais plus lieu maintenant de cacher mon désir, presque mon besoin, de le faire président. Dans le cercle de ses collaborateurs immédiats, chacun affichait désormais cette ferveur que je jugeais si honteuse quand je l’avais ressentie pour la première fois, un an plus tôt. Nous étions maintenant tous en piste.
La façon de créer un président a peu évolué depuis le milieu du XIXe siècle, bien que les techniques soient légèrement différentes en ces jours de sondages, de prévisions stochastiques et de propagande intensive destinée à saturer les esprits. Le point de départ, on s’en doute, est un candidat sûr, ayant de préférence une assise solide dans un État fortement peuplé. Votre homme doit être plausible : il doit avoir l’allure et le comportement d’un président. Si ce n’est pas dans son style naturel, il lui faudra s’astreindre à créer autour de Lui une impression de vraisemblance. Chez les meilleurs candidats, c’est un don inné. William Mac Kinley, Lyndon Johnson, Franklin Delano Roosevelt et Woodrow Wilson montraient tous cette allure présidentielle, je dirais même théâtrale. Harding également. Nul homme n’a jamais eu davantage l’allure d’un président que Warren Gamaliel Harding : c’était sa seule capacité pour briguer le poste, mais elle lui a suffi pour l’obtenir. Tom Dewey, Al Smith, Mac Govern et Humphrey ne l’avaient point, et ils ont perdu. Stevenson et Willkie étaient comme Harding, mais ils se heurtèrent à des personnages qui avaient plus de gabarit qu’eux. John Fitzgerald Kennedy ne correspondait pas à l’image idéale du président telle qu’on la voyait en 1960 – esprit pondéré, paternel – mais d’autres qualités jouaient pour lui et, en triomphant, il modifia le prototype dans une certaine mesure, changement dont pouvait bénéficier Paul Quinn. Agir comme un président est également capital. Le candidat doit s’imposer par sa fermeté, son sérieux, mais aussi par sa charité, avec un ton qui restitue la sagesse et la chaleur humaine d’un Lincoln, le cran d’un Truman, la sérénité d’un Roosevelt, l’allant d’un Kennedy. De ce point de vue, Quinn ne craignait personne.
L’homme qui veut être président doit former une équipe : un collaborateur pour réunir les fonds (Lombroso), un pour séduire les masses (Missakian), un pour analyser les tendances et suggérer les manœuvres les plus profitables (moi), un pour réaliser une alliance des différents leaders politiques à l’échelle nationale (Ephrikian) et un pour diriger et coordonner les mouvements stratégiques (Mardokian). Puis cette équipe fonce avec le produit obtenu, établit les rapports adéquats dans les domaines de la politique, du journalisme, des finances, et pénètre l’esprit des gens de l’idée que cet homme est Le-Seul-Digne-D’occuper-Le-Poste. Lorsque se réunit la convention, l’on doit avoir gagné suffisamment de délégués pour le faire choisir au premier tour, ou au troisième à la rigueur : si vous n’obtenez pas sa désignation, les alliances s’effritent, et des concurrents inconnus guettent le bon moment. Une fois votre homme désigné, vous lui choisissez un colistier dont les caractéristiques – idées, allure, origines – diffèrent autant de celles du candidat qu’elles peuvent différer chez tous les personnages avec qui il est en relations verbales, et vous voilà bons pour faire mordre la poussière à l’honorable ennemi.
En avril 99, nous eûmes notre première réunion stratégique officielle dans le bureau de l’adjoint au maire, Haig Mardokian. Il y avait là Mardokian, Bob Lombroso, George Missakian, Ara Ephrikian et moi. Quinn était absent. Il se trouvait à Washington, où il marchandait avec le Ministère de la Santé, de l’Éducation et des Loisirs une augmentation des crédits destinés à la ville, sous couvert de la loi en faveur de l’Équilibre Émotif. Je percevais dans la pièce un crépitement électrique qui n’avait rien à faire avec le flux d’ozone distribué par l’épurateur d’air. C’était le crépitement de notre puissance, réelle, disponible. Nous nous réunissions pour commencer notre grande œuvre : bâtir l’Histoire.
La table était ronde, mais j’avais l’impression de me trouver au centre du groupe. Tous quatre, bien plus versés que moi déjà dans les arcanes du pouvoir et des influences, me regardaient en quête d’une directive, car l’avenir était un brouillard épais. Eux pouvaient seulement essayer de deviner les énigmes des jours non encore parus, et ils étaient persuadés que je voyais. Bien sûr, je n’allais pas expliquer la différence entre voir et être d’une bonne force à conjecturer. Je goûtais ce sentiment de supériorité. Le pouvoir est intoxicant certes, à quelque niveau qu’on puisse l’atteindre. J’étais là, parmi ces milliardaires – deux juristes, un spéculateur et un magnat de la publicité, trois Arméniens retors et un Juif espagnol, tous impatients comme moi de savourer le triomphe d’une course victorieuse à la Maison-Blanche, tous avides de partager cette gloire obtenue pour un autre, tous se taillant déjà leurs empires respectifs au sein du futur gouvernement. Et ils attendaient maintenant que je leur indique comment réaliser ce qui allait être en fait la conquête des États-Unis. Mardokian prit la parole :
— Procédons d’abord à un examen, Lew. Que penses-tu des chances réelles de Quinn pour qu’il soit désigné l’an prochain ?
J’observai une pause adéquate, style prophète. Je donnais l’impression d’interroger les totems stochastiques. Mon regard sondait les lointaines régions de l’espace, contemplant des nuées d’atomes dansants, guettant l’apparition des présages. J’affectais la pomposité d’un oracle. Bref, je jouais de bout en bout mon personnage formidable et mystérieux. Après quoi, je répondis d’un ton grave :
— Pour la désignation, une chance sur huit. Pour l’élection, une sur cinquante.
— Pas bien fameux.
— Non.
— Pas fameux du tout, appuya Lombroso. Mardokian était consterné. Tourmentant l’extrémité de son nez charnu d’empereur romain, il dit :
— Nous suggères-tu de laisser tomber complètement ? Est-ce là ton appréciation ?
— Pour l’an prochain, oui. Faites votre deuil de la présidence.
— Alors, nous renonçons ? bougonna Ephrikian. Comme ça, sans nous accrocher ? Nous nous contentons de la mairie, nous abandonnons ?
— Minute, insista Mardokian. (Il me fit face à nouveau.) Et pour la campagne de 04, Lew ?
— Les chances sont meilleures. Bien meilleures. Ephrikian (corpulent, barbe noire, crâne tondu suivant les exigences de la mode) semblait inquiet. Il prit un air renfrogné.
— Actuellement, la presse ne tarit pas d’éloges sur ce que Quinn a réalisé comme maire pendant sa première année. J’estime, Lew, que c’est le moment d’atteindre l’échelon suivant.
— D’accord, dis-je pour ne pas le contrarier.
— Mais il sera battu en 2000 ?
— Quel que soit l’homme présenté par les néo-démocrates, il sera battu. N’importe lequel. Quinn, Leydecker, Keats, Kane, Pownell, tous. C’est le moment pour Quinn de tendre la main, d’accord, mais l’échelon supérieur n’est pas toujours le sommet.
Missakian (trapu, méticuleux, lèvres minces, l’homme lucide par excellence) intervint :
— Peux-tu être plus précis, Lew ?
— Tant que vous voudrez, dis-je. Et je me lançais dans les détails.
J’exposai ma prédiction – pas tellement aventurée – d’après laquelle tout candidat se présentant contre Mortonson en 2000 était voué à l’échec. Dans notre pays, les présidents en fonction ne sont jamais battus quand ils sollicitent un deuxième mandat, à moins que le premier n’eût été une catastrophe d’ampleur hoovérienne, et Mortonson avait accompli un bon petit travail terne et laborieux, qui, en bien ou en mal, n’avait rien d’exceptionnel, bref, le genre qui plaît à l’Américain moyen. Leydecker constituerait un rival respectable, mais il n’y avait vraiment pas d’issue : il serait défait et risquait de l’être sévèrement. Mieux valait donc se tenir hors du chemin de Leydecker, lui laisser le champ libre. N’importe comment, une tentative de Quinn pour lui arracher la désignation l’an prochain échouerait et ferait de Leydecker un ennemi, ce qui n’était pas souhaitable. Laissons donc Leydecker obtenir l’investiture, laissons-le se détruire lui-même lors de l’élection en cherchant à battre Mortonson. Attendons. Nous ferons désigner Quinn – toujours jeune et non déprécié par une défaite – en 2004, quand la Constitution aura interdit à Mortonson de solliciter un troisième mandat.
— Donc, résuma Ephrikian, Quinn s’abstient au profit de Leydecker en 2000, et reste les bras croisés ?
— Mieux que ça, rectifiai-je.
Je portai mon regard vers Lombroso. Lui et moi avions déjà discuté stratégie. Courbant ses puissantes épaules en avant et balayant le côté arménien de la table d’un coup d’œil élégamment voilé sous ses paupières, il se mit à exposer notre plan.
Quinn essaierait de s’acquérir une notoriété sur le plan national durant les prochains mois, pour donner son maximum en juillet 99 avec déplacements dans tous les États et principaux discours à Memphis, Chicago, Denver, San Francisco. Ayant derrière lui quelques résultats appréciables dont bénéficiait New York (réajustement des enclaves, dynamisme accru des plans d’études, dégottfriedisation de la police, etc.), il donnerait son avis sur des questions plus générales, telles que les échanges nucléaires entre régions, une nouvelle présentation des Lois sur la Vie Privée (textes repoussés en 1982), voire – pourquoi pas ? – cette affaire de pétrole coagulé. En octobre, il attaquerait ouvertement les républicains, non pas tant Mortonson lui-même que certains membres choisis de son cabinet (tout spécialement Hospers, de l’Énergie, Theiss qui tenait l’Information et Perlman, ministre de l’Environnement). Il allait donc se glisser pied à pied dans la lutte, devenant une figure de proue, un jeune leader en plein essor. Les gens évalueraient ses chances d’occuper la Maison-Blanche, bien que les sondages le situeraient loin derrière Leydecker comme favori pour la désignation (c’était à nous d’y veiller) et il ne se déclarerait jamais vraiment candidat. Il laisserait la presse dans l’illusion qu’il préférait Leydecker à n’importe quel autre, prenant soin toutefois de ne pas cautionner celui-ci sans réserves. En 2000, à la convention néodémocrate de San Francisco, une fois que Leydecker aurait prononcé le traditionnel discours pour refuser de nommer son compagnon de lutte, Quinn lancerait alors une offensive factice (et malheureuse) afin d’être choisi comme vice-président éventuel. Pourquoi vice-président ? Parce que la joute le mettrait au premier plan sans l’exposer à se voir taxé d’ambition prématurée et sans lui aliéner le redoutable Leydecker. Pourquoi une offensive malheureuse ? Parce que Leydecker allait perdre de toute façon contre Mortonson, et Quinn n’avait rien à gagner en le suivant dans la défaite comme coéquipier. Mieux valait être évincé par la convention, donnant ainsi l’image d’un brillant nouveau venu victime des politiciens, que désavoué à l’issue du vote.
— Notre modèle, conclut Lombroso, est John Kennedy, mis sur la touche de cette même façon en 1956 et grand vainqueur en 1960. Lew a procédé à des votes simulés qui montrent l’imbrication des forces. Nous pouvons vous faire voir les profils.
— Merveilleux ! gloussa Ephrikian. Et pour quand l’assassinat ? 2003 ?
— Restons sérieux, veux-tu ? dit doucement Lombroso.
— Okay, acquiesça Ephrikian. Sérieux tu es, sérieux je suis. Et s’il plaît à Leydecker de se présenter en 2004 ?
— Il aura soixante et un ans, répondit Lombroso, et une première défaite à son passif. Tandis que Quinn sera encore dans la force de l’âge, et invaincu. L’un se trouvera sur la mauvaise pente, et l’autre manifestement sur la bonne, celle qui monte. Le parti réclamera à grands cris un gagneur, après huit années passées loin du pouvoir.
— J’approuve, déclara finalement Missakian.
— Et toi, Haig ?
Mardokian n’avait soufflé mot depuis un certain temps. Il hocha la tête.
— Quinn n’est pas mûr pour prendre les rênes en 2000. Mais il le sera en 2004.
— Et cette fois-là, tout le pays sera mûr pour lui, appuya Missakian.