Sept

« Quoi ? » Il n’en croyait pas ses oreilles. Pas seulement la moitié de sa force auxiliaire mais les quatre plus gros. En termes de pure capacité, c’était lui ôter les deux tiers de son soutien logistique. « Pourquoi ? » Quelqu’un aurait-il découvert le petit micmac du capitaine Smyth ? Mais les premières réquisitions basées sur ce calcul n’avaient été envoyées que depuis deux jours, délai bien trop court pour qu’elles aient atteint le QG et encore moins été analysées. Ces instructions avaient dû être émises une semaine plus tôt.

« La raison n’a pas été précisée. » Timbal s’efforçait de parler d’une voix égale, mais il était manifestement contrarié.

« Les autres flottes doivent opérer dans l’espace de l’Alliance. Elles n’ont nullement besoin du soutien d’auxiliaires.

— Je sais. J’ai d’abord cru à une mesure de restriction, parfaitement mal avisée au demeurant, mais les instructions précisent très clairement que les auxiliaires seront affectés à d’autres missions, pas désarmés.

— Je vais…» Quoi ? Que pouvait-il bien faire ? Ces ordres n’étaient pas adressés à Geary mais à Timbal. « Ces bâtiments ne sont même pas sous votre commandement, amiral. Pourquoi ces instructions vous ont-elles été adressées et pas à moi ? » À moins que le QG n’ait deviné que je tenais compte de tous les facteurs potentiels avant de décider d’appliquer les ordres et qu’il tente ce faisant de me couper l’herbe sous le pied parce qu’il se doute que je vais trouver de bonnes raisons de garder ces auxiliaires par-devers moi.

Timbal s’accorda un instant de réflexion puis hocha la tête. « Vous avez raison, amiral. Mon opinion de professionnel, c’est que ces ordres ont été envoyés par erreur et ne peuvent pas être exacts. Les vaisseaux en question vous ont été affectés, ils sont sous votre commandement, de sorte que toute requête aurait dû vous être adressée ; ou, à tout le moins, vous être notifiée en tant que maillon de la chaîne de commandement. Le QG n’aurait certainement pas manqué délibérément de vous prévenir, car ce serait une infraction au protocole opérationnel. » Timbal parlait lentement et distinctement, afin de s’assurer que l’enregistrement de la conversation constituerait une justification de sa conduite. « Comme je ne puis imaginer une autre raison plausible de les soustraire à présent à votre autorité, il s’ensuit probablement que ce message m’a été envoyé par erreur. Sans doute fait-il partie d’un exercice et m’a-t-il été retransmis par inadvertance.

— Certainement », convint Geary, conscient que, comme lui, Timbal savait que le QG l’avait vraisemblablement évincé volontairement. Mais il leur fallait s’exprimer comme s’ils n’avaient aucunement l’intention de désobéir à un ordre légitime. « En outre, cet ordre aurait dû être accompagné d’un code de haute priorité.

— Je ne peux donc pas l’exécuter, poursuivit Timbal. Du point de vue administratif, je ne suis pas convaincu d’être habilité à soustraire ces bâtiments à votre autorité, et ces ordres sont absurdes du point de vue opérationnel. Je vais répondre au QG en lui faisant part de mon opinion selon laquelle ces ordres sont fallacieux et exigent une clarification. Étant donné l’incertitude qui pèse sur leur validité, je vous suggère fermement de ne rien changer aux opérations en cours dans le seul but de répondre à des instructions qui ne vous ont même pas été transmises. J’attendrai donc la confirmation de leur validité avant de les exécuter. »

Même si Timbal dépêchait cette requête dans l’immédiat, et Geary soupçonnait qu’il prendrait son temps pour s’en acquitter, le temps qu’un vaisseau estafette atteignît le QG et en revînt avec une réponse, des semaines se seraient écoulées et la flotte de Geary aurait depuis longtemps quitté l’espace de l’Alliance. Cela dit, le QG aurait toujours Timbal sous la main. « Amiral Timbal, j’apprécie votre empressement à faire ce qui vous paraît correct, mais je crains que l’on ne se méprenne sur vos intentions.

— Merci, amiral Geary, mais je n’ai pas le choix. Mon devoir envers l’Alliance exige que je m’assure de la validité de ces ordres avant de les faire exécuter. » Timbal semblait parfaitement serein. « Voyez-vous, amiral, nous avons déjà parlé du chat dans la boîte, de notre ignorance quant à la justesse de votre décision, quoi qu’il en coûtât, le moment venu. J’ai le plaisir de vous affirmer que le chat est en vie.

— Ravi de l’apprendre. Soyez assuré que je prendrai les mesures nécessaires dans cette affaire dès que j’en aurai l’occasion.

— Chercheraient-ils à carrément vous saboter ? demanda Desjani d’une voix incrédule dès que l’image de Timbal se fut évanouie.

— Je ne puis croire que quelqu’un s’y risquerait, déclara lentement Geary. Il doit y avoir une autre explication.

— J’aimerais assez l’entendre.

— Peut-être a-t-on eu vent des projets de Smyth et…

— Il est beaucoup trop tôt, amiral. Essayez encore. »

Si âprement qu’il cherchât à éviter d’envisager d’autres éventualités, Desjani s’efforcerait toujours de le contraindre à la lucidité. « Peut-être quelqu’un a-t-il finalement parcouru les chiffres, pris conscience du coût que représenterait l’armement de quatre gros auxiliaires et s’est-il persuadé que s’en débarrasser épargnerait de très grosses dépenses. Les ordres ne spécifiaient sans doute pas que tel était leur motif réel, mais c’était peut-être délibérément destiné à nous persuader que nous n’allions perdre que provisoirement le soutien de ces bâtiments.

— Oumph ! lâcha Desjani, sceptique. Peut-être ferait-on des économies çà et là, mais ça créerait bien d’autres frais par ailleurs. Qui devraient-ils alors payer pour faire le boulot des auxiliaires ? Des contractants privés ? N’avons-nous pas entendu dire que les Syndics recouraient à cet expédient ?

— Ouais. Et leurs forces opérationnelles détestaient ça. » Geary consulta son écran. « Tous les vaisseaux annoncent qu’ils sont prêts au départ. Que diriez-vous de décamper d’ici sur-le-champ au lieu d’attendre encore une demi-heure ?

— Que c’est une excellente idée, amiral. »

Geary transmit ses ordres et regarda près de trois cents vaisseaux, auxiliaires et transports d’assaut allumer leurs propulseurs principaux et entreprendre d’adopter la formation pour le transit vers Atalia. Bien que la guerre avec les Syndics ait pris fin et Atalia déclaré son indépendance d’un empire des Mondes syndiqués en voie d’implosion, Geary avait décidé de sauter en formation ; et en formation adaptée au combat immédiat au cas où une menace imprévue se matérialiserait brusquement.

L’expérience et l’habileté sans cesse grandissantes de ses équipages l’avaient incité à opter pour six sous-groupes. Cinq de ces sous-formations étaient bâties autour d’un noyau de cuirassés et de croiseurs de combat, tandis que croiseurs lourds, croiseurs légers et destroyers étaient disposés tout autour. La sixième se composait des huit auxiliaires, scindés en deux divisions, et d’une seule division de quatre transports d’assaut. Geary disposait de davantage de fusiliers qu’auparavant, puisque nul ne savait combien il lui en faudrait pour affronter les extraterrestres, mais l’infanterie commandée par le général Carabali n’aurait besoin que de deux transports pour convoyer ceux qui n’étaient pas dispersés sur les principaux bâtiments. En conséquence, le Tsunami, le Typhon, le Mistral et l’Haboob n’étaient qu’à moitié chargés de fusiliers et de leur matériel, à quoi s’ajoutait le petit contingent d’experts civils en espèces intelligentes non humaines. Cette capacité de chargement supplémentaire des quatre transports d’assaut leur serait bien utile lorsqu’il leur faudrait exfiltrer les prisonniers de guerre de Dunaï, voire s’ils retrouvaient des captifs humains dans l’espace des Énigmas.

Ces six groupes étaient disposés avec la plus importante sous-formation combattante en tête, suivis par les auxiliaires et les transports, tandis que les autres combattantes s’espaçaient à intervalle régulier autour des vaisseaux de soutien, comme pour former une énorme coupe au fond orienté vers l’avant, qui contiendrait auxiliaires et transports. L’Indomptable, vaisseau amiral, occupait le centre et la pointe de la plus large : c’était littéralement le pivot sur lequel s’alignait le reste de la flotte.

Geary se sentit observé et releva les yeux pour voir Desjani le regarder en souriant. « Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— On voit bien que vous êtes fier d’eux, répondit-elle. Quand j’observais l’amiral Bloch ou d’autres amiraux en de telles circonstances, j’avais toujours l’impression que de voir tant de vaisseaux obéir à leurs ordres leur conférait surtout un sentiment de toute-puissance et de supériorité. Tandis que vous vous sentez privilégié de commander à ces hommes.

— Je le suis, murmura-t-il. Savez-vous ce que représente pour moi la journée de demain, Tanya ? Ce sera le cent unième anniversaire du jour où j’ai pris le commandement du croiseur lourd Merlon. Cette responsabilité qui m’incombait de commander au Merlon m’a toujours paru modeste. À présent, j’ai tous ces vaisseaux sous mes ordres.

— Du moins si nous parvenons à sortir de ce système stellaire avant qu’un autre message ne nous parvienne du QG. »

À 0,1 c, il leur fallut près de trois jours pour atteindre le point de saut vers Atalia, mais la seule surprise se produisit le deuxième, quand deux bâtiments civils surgirent, en provenance d’un autre système de l’Alliance, et entreprirent de les bombarder de messages qui leur parvinrent quelques heures plus tard.

« N’exportez pas l’agressivité humaine ! »

« Exploration, pas conquête ! »

« Gardez nos soldats et nos impôts chez nous ! »

« Je peux comprendre ce qu’ils ressentent, fit observer Geary. Sauf qu’ils ont l’air de croire que c’est nous qui cherchons querelle aux extraterrestres. »

Bizarrement, Desjani ne répondit qu’au bout d’un moment en haussant les épaules. « La guerre a été très longue. Vous savez dans quel état d’esprit nous étions tous. Pour la plupart, nous ne combattions que parce nous ne voyions aucune alternative. J’ai moi-même perdu beaucoup d’amis, alors je peux comprendre pourquoi certaines personnes aspiraient à une vie plus décente. Mais le vouloir n’a pas suffi à l’époque. Et ne suffit toujours pas. »

Il hocha lentement la tête. « C’est vrai. Pour l’heure, j’aimerais assez disposer d’une autre option que traverser la moitié de l’espace de l’humanité avant de sauter dans un territoire extraterrestre armé jusqu’aux dents. Mais, pour autant que nous le sachions, aucune autre ne serait préférable à celle qui nous échoit. »

Elle eut un sourire désabusé. « Je me demande comment ils réagiraient s’ils rencontraient réellement ces extraterrestres qu’ils craignent tant de nous voir agresser.

— Notre mission est précisément de veiller à ce qu’ils ne les rencontrent pas, ou, le cas échéant, à ce que les extraterrestres consentent à communiquer et coexister avec nous. »

Desjani eut un rire bref. « Autrement dit, si nous réussissons dans notre entreprise, ces contestataires ne sauront jamais ce que nous avons fait.

— Quelqu’un m’a demandé pourquoi je continuais à croire à la “justice”, reprit Geary. Quand je songe aux arguments que vous venez de soulever, je dois reconnaître que c’est une bonne question. En réalité, je ne suis pas certain d’avoir jamais vu ce qui est “juste”.

— Ce n’est pas parce que vous ne l’avez jamais vu que ça n’existe pas. »

Il réfléchissait encore à cette dernière observation quand l’officier des transmissions intervint : « Ils diffusent leur cochonnerie sur tous les canaux, amiral. Les gens de ce système stellaire ne sympathiseront de toute façon pas avec leurs messages, mais cette intervention va susciter l’exaspération et rendre tout accord plus épineux. J’espère que les défenses de Varandal agraferont ces imbéciles. »

Un de ses collègues sourit. « Ces vaisseaux ne sèmeraient sûrement pas des spectres, amiral. »

Au lieu de lui rendre son sourire, Desjani lui jeta un regard morne. « Nous ne tirons pas sur les pacifistes, lieutenant. Si ces gens n’émettent que sur des fréquences autorisées, ils peuvent le faire tant qu’ils le veulent. Nous ne sommes pas les Syndics mais l’Alliance.

— Oui, commandant, répondit le lieutenant en rougissant légèrement d’embarras. Je plaisantais.

— Compris. Mais des gens qui disposent comme nous d’autant de puissance de feu devraient faire plus attention aux plaisanteries qu’ils balancent. »

Geary fit un signe de tête à Desjani puis vérifia ses propres communications. « La plupart de mes canaux sont toujours libres.

— Parce que nos émetteurs sont assez puissants pour percer les interférences émises par des vaisseaux éloignés, amiral, lui expliqua l’officier des trans.

— D’accord. Nous allons nous contenter de les ignorer, j’imagine. Ce n’est pas notre problème et ils ne nous apprendront rien que nous ne sachions déjà. »

Deux destroyers affectés aux défenses de Varandal pourchassaient encore les protestataires le lendemain quand la flotte atteignit le point de saut pour Atalia. Geary inspira profondément, en se demandant si les sauts lui feraient jamais l’effet d’une pure routine ou s’il continuerait de s’inquiéter, de manière obsessionnelle, de ce qui les attendrait au point d’émergence. « À tous les vaisseaux, sautez à T dix. »

Sur les écrans donnant sur l’extérieur, les innombrables étoiles et la nuit qui les séparait disparurent, remplacées par le néant et la grisaille de l’espace du saut. Une des étranges lumières qui ne cessaient d’y clignoter brilla brusquement plus fort quelque part devant eux, comme pour souhaiter la bienvenue à la flotte ; impossible de dire si elle était proche ou lointaine, rien ne permettait d’évaluer sa distance, pourtant elle donnait l’impression de se trouver tout près. Elle scintilla brièvement puis s’éteignit, de nouveau perdue dans la grisaille.

Geary mit un bon moment à se rendre compte que, pendant qu’il fixait cette lumière, tout le monde sur la passerelle avait le regard braqué sur lui. Lorsqu’on s’aperçut qu’il en avait pris conscience, tous recommencèrent à s’activer. Hormis Desjani, qui balaya la passerelle d’un œil menaçant avant de lui jeter un regard penaud. « Ils se demandent encore si vous étiez parmi ces lumières durant votre siècle d’absence.

— Est-ce que je ne saurais pas quelques menus détails à leur propos si ç’avait été le cas ? aboya-t-il, agacé. Je vous ai déjà dit que non.

— Vous m’avez dit que vous ne parveniez pas à vous en souvenir. »

Difficile de rester fâché sans raison, car aucune preuve ne le corroborait ni ne le contredisait, et il n’y en aurait jamais, à moins d’accepter que ce problème continue à le turlupiner jusqu’à la fin de ses jours, ce qui serait vraisemblablement le cas. « Je ne pourrai jamais me soustraire à certains inconvénients, j’imagine. »

Elle opina. « Pas entièrement. Mais, une fois que nous aurons gagné le territoire syndic, nos gens auront bien autre chose en tête. »

Atalia n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois où ils avaient traversé son système. Bien que les bombardements de l’Alliance ne transforment plus les bâtiments neufs en cratères aussi vite qu’on les construisait et que le système ne serve plus de champ de bataille occasionnel aux forces de l’Alliance et des Mondes syndiqués, il restait encore une effroyable quantité de décombres à déblayer, et Atalia n’était pas un système opulent. Même s’il avait été prospère autrefois, les fréquents combats qui s’y étaient déroulés l’auraient sans doute réduit à la misère durant ce siècle de guerre.

Une des rares différences, toutefois, était la présence près du point d’émergence d’un vaisseau estafette prêt à prévenir les autorités en cas d’attaque d’Atalia. C’était, jusque-là, la seule contribution de l’Alliance à la défense de ce système.

Assise devant son écran, la tête en appui sur un coude, Desjani laissa tomber : « Ça me fait tout drôle d’être là et de ne pas tout faire sauter.

— Il ne reste plus grand-chose à réduire en cendres », fit observer Geary. Il fixait son propre écran en secouant la tête. « La guerre a méchamment touché ce monde.

— En fait, il s’en est plutôt bien tiré. » Sa voix s’était brusquement tendue. « Comparé à d’autres.

— Je sais. » Sujet sensible. Trop de systèmes stellaires avaient été réduits à un bien plus triste état. Trop d’entre eux appartenaient à l’Alliance. Peu enclin à l’affronter, Geary avait soigneusement évité de s’informer du nombre de milliards d’hommes qui avaient péri pendant la guerre, dans un camp comme dans l’autre. Mais Tanya, comme tous ses collègues, avait grandi en toute connaissance de cause, en même temps que ces effroyables statistiques, et continué de les regarder s’élever d’année en année. Mieux valait parler d’autre chose. « Ils ont un aviso, maintenant.

— J’ai remarqué. » Un aviso syndic, bâtiment légèrement plus grand qu’un destroyer de l’Alliance, gravitait autour de l’étoile dans le système intérieur. Il n’aurait pas représenté une bien grande menace pour la flotte de l’Alliance même s’il ne s’était pas trouvé à près de six heures-lumière de distance. « Je me demande s’il est là sur l’ordre du gouvernement syndic ou s’il a fait allégeance à l’Alliance.

— Laissons à nos émissaires le soin de s’en inquiéter, déclara Geary.

— Bonne idée. On pourrait en laisser un ici. » Desjani jeta un regard vers le fauteuil inoccupé de l’observateur. « Je devrais sans doute m’estimer heureuse de ne pas les voir constamment traîner sur la passerelle. Ce général adore se promener dans les coursives pour se faire bien voir de l’équipage.

— Il s’entraîne à devenir un politicien.

— … mais je n’y ai encore jamais vu l’autre. »

Geary hocha la tête, en se disant que c’était encore une des facettes de Rione qui avait changé. « Elle se montrait toujours très prudente et calculatrice auparavant, en s’efforçant d’avoir la haute main sur tout. Et maintenant elle reste cloîtrée dans sa cabine.

— Je ne vais pas m’en plaindre, déclara Desjani. J’espère que vous ne vous inquiétez pas pour elle.

— Elle nous a apporté de nouvelles instructions, Tanya. Et, comme vous l’avez vous-même fait remarquer, nous ignorons quels ordres elle a reçus elle-même. » Il se voûta et s’étreignit les mains en se rappelant sa conversation avec Rione. « Quand je lui ai parlé, juste après son embarquement, j’ai eu l’impression qu’elle cherchait à savoir jusqu’à quel point elle pouvait se pencher par-dessus le rebord de la falaise sans en dégringoler. Il s’en dégageait une sorte de témérité, le sentiment qu’elle risquait de sauter juste pour voir l’effet que ça fait de tomber en chute libre.

— Normalement, je ferais des vœux pour qu’elle passe à l’acte, murmura Desjani. Mais, si elle a reçu du gouvernement des ordres dont nous ne sommes pas informés…

— Ordres qui pourraient rendre compte des changements que j’ai remarqués en elle.

— Quelque chose qu’elle saurait ? suggéra Desjani. On ne peut jamais lui faire confiance. J’espère que vous l’avez enfin compris. Peut-être quelque chose qu’elle a fait. Il y a sûrement des milliers de squelettes dans son placard. Ou bien qu’elle doit faire. Mais j’ai du mal à croire que sa conscience puisse la tarauder. »

Geary eut un geste exaspéré. « Si c’est quelque chose de purement personnel, dommage pour elle, mais ça ne risque pas de rejaillir sur nous. Cela dit, c’est une émissaire du gouvernement.

— Est-ce que ce général… Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Charban.

— Ouais. Lui. Ne le saurait-il pas si ça concernait des ordres donnés aux émissaires ? » Desjani s’interrompit et son visage se durcit. « À moins qu’il n’ait été sacrifié. Un simple homme de paille qui servirait de couverture à Rione. C’est un général à la retraite. Pourquoi se priver de le manipuler ? »

Trop de questions et, comme d’habitude, jamais assez de réponses.


Bien qu’Atalia fût une destination facilement accessible depuis Varandal, ce point de départ n’offrait guère de possibilités, ce qui expliquait, entre autres, pourquoi le système n’avait pas souffert davantage, si possible, pendant la guerre. Une des options était Padronis, une naine blanche qui n’avait jamais abrité une très forte présence humaine, et dont la petite station orbitale qu’y maintenaient naguère les Syndics était abandonnée depuis des décennies. L’autre, Kalixa, aurait été jadis le meilleur choix : c’était un beau système stellaire à la population importante, nanti d’un portail de l’hypernet des Mondes syndiqués. Mais ce portail s’était effondré, manifestement à l’initiative de l’espèce extraterrestre sur laquelle la flotte de Geary était chargée d’enquêter, anéantissant toute présence humaine à Kalixa. Les seuls vestiges de cette présence étaient désormais les ruines fracassées éparpillées à la surface de l’épave qui avait été autrefois un monde habité.

Mais, de Kalixa, la flotte pouvait sauter vers Indras, dont le portail de l’hypernet devait rester intact. L’Alliance l’avait déjà emprunté lors de la campagne finale contre les Syndics.

Geary se tenait devant la table de conférence et observait à nouveau les images des commandants de vaisseau qui y siégeaient. La flotte ayant désormais adopté une formation plus compacte, les seuls délais de transmission significatifs seraient le fait des vaisseaux les plus distants. Il désigna l’écran des étoiles. « Nous allons devoir encore traverser Kalixa. »

La plupart des officiers exprimèrent écœurement ou mécontentement à l’idée de revisiter ce système stellaire dont le morne vide sidéral soulignait encore les millions de vies qui y avaient été anéanties. Mais ils savaient également, tout comme lui, que le seul itinéraire logique passait par Kalixa.

« Puis nous retournerons à Indras, poursuivit Geary. Mon projet initial était d’emprunter directement l’hypernet syndic d’Indras à Midway, de manière à réduire le plus possible la durée du voyage. Pourtant, nous devons passer par Dunaï, ce qui signifie qu’il nous faudra emprunter l’hypernet jusqu’à Hasadan, faire un bref saut vers Dunaï puis retourner de la même manière à Hasadan avant d’emprunter de nouveau l’hypernet pour Midway. » Exposer l’affaire de cette façon montrait bien à quel point ce crochet était fastidieux. « Un camp de travail, sur Dunaï, détient encore environ six cents prisonniers de guerre de l’Alliance. Nous allons les exfiltrer.

— À l’aller ? s’étonna le capitaine Vitali. Mais, si nous les libérions sur le trajet de retour, ils resteraient encore six autres mois sous la garde des Syndics, n’est-ce pas ?

— Exactement », convint Geary. Si la rectification de Vitali n’était pas arrivée à point nommé, Geary aurait été furieusement irrité. Il lui avait fallu des heures pour trouver la même justification à ce détour, car la flotte, pour une bonne part, refusait de croire que le gouvernement eût pu lui ordonner de passer par Dunaï ; or elle n’avait demandé que deux secondes de réflexion à Vitali. « S’il nous reste quelque capacité à embarquer des passagers supplémentaires sur le trajet de retour, nous irons recueillir ailleurs d’autres prisonniers de guerre. » Ses ordres ne le spécifiaient pas mais ne l’interdisaient pas non plus. « Nous ne nous attendons pas à des problèmes à Dunaï. »

Tulev crispa légèrement les lèvres avant de prendre la parole. « Si les Syndics avaient l’intention de tramer les pieds pour appliquer une des conditions du traité de paix, cette visite à Dunaï nous l’apprendrait.

— Ce traité nous autorise-t-il à nous rendre n’importe où dans l’espace des Syndics sans leur approbation ? s’enquit le commandant d’un croiseur lourd. C’est d’ailleurs le cadet de mes soucis, s’empressa-t-il d’ajouter à la vue de la tête que tiraient ses pairs.

— Oui, il nous autorise à entrer dans leur territoire et à en ressortir, répondit Geary. Alors même que le nouveau gouvernement syndic le négociait avec nous en toute hâte, les commandants en chef récemment nommés tenaient fébrilement à ce que la flotte gagne Midway pour la défendre contre les extraterrestres, de sorte que notre aptitude à traverser leur territoire relève de cet accord. Les Syndics espéraient certainement que cela resterait provisoire, mais nos négociateurs ont formulé cet aspect du traité de telle manière qu’il reste ouvert à la discussion.

— Il arrive parfois à nos politiciens de se montrer utiles, fit observer Duellos.

— Il faut bien qu’ils tapent juste de temps en temps, admit Badaya.

— Le hic, c’est que le traité ne nous permet de traverser le territoire syndic que si nous nous rendons à Midway ou en revenons, ce qui est le cas en dépit du crochet par Dunaï. J’y fais allusion parce que nos futures missions exigeront sans doute de nous d’autres visites à Midway, non parce que nous tenons à y aller mais parce que cet itinéraire respectera les termes du traité de paix. »

Le commandant Neeson gloussa. « Ça risque de surprendre les Syndics de Midway.

— J’imagine. »

Ses collègues repartis, Duellos resta assis à fixer Geary. « Comment allez-vous ?

— J’ai vu pire, répondit Geary en se rasseyant. Et vous ? »

Duellos sourit. « Une seule chose m’a récemment taraudé. La curiosité. J’aimerais savoir comment s’est passé votre bref séjour à Kosatka.

— Ma lune de miel, voulez-vous dire ?

— Oui. Quand j’ai posé la question à Tanya, elle s’est contentée de marmonner. »

Geary marqua une pause le temps de raviver ses souvenirs. « Nous nous doutions tous les deux que, dès que le transport sur lequel nous nous trouvions sortirait de l’hypernet à Kosatka, son équipage et ses passagers se battraient pour décider de celui qui le premier alerterait les médias de notre présence à bord. Ou plutôt, pour être précis, de la mienne. En prévision, une estafette rapide de la flotte a surgi du portail deux heures après l’arrivée de notre vaisseau et entrepris de transmettre à mon intention des ordres m’exhortant à rejoindre Varandal, de sorte que le crâne le plus épais pouvait en déduire que j’étais à Kosatka.

— En même temps qu’il annonçait votre promotion au grade d’amiral, j’imagine ?

— Oui. Ça aussi. Trop tard pour interdire notre mariage. Tanya avait naturellement sur elle mon insigne d’amiral et elle s’est empressée de l’épingler à mon uniforme, sans jamais cesser de grommeler que seul un parfait crétin pouvait renoncer au rang d’amiral de la flotte. Quoi qu’il en soit, le gouvernement, les forces défensives et les médias locaux ont tous réagi aussi sereinement que vous pouvez l’imaginer, autrement dit par l’affolement. Tanya était décidée à informer avant tout le monde ses parents de notre mariage. Elle connaît un tas de gens à Kosatka, et quelqu’un de sa connaissance avait accès à une navette qui s’est pointée en louvoyant et nous a arrachés à ce transport alors qu’il se trouvait encore à une demi-heure du spatioport orbital principal, où tout le monde nous attendait. Puis la navette a piqué vers la planète en un plongeon assez raide et torride, pourchassée par celles du gouvernement, des militaires et des médias.

— Vous deviez regretter sur le moment la paix et la tranquillité relatives du combat, non ? s’enquit Duellos en souriant.

— Ça a encore empiré. Nous nous sommes posés sur un terrain d’atterrissage secondaire que les médias n’avaient pas encore repéré avant qu’on nous rattrape, et un autre vieil ami de Tanya nous y attendait avec un véhicule privé, où nous nous sommes entassés pour gagner la ville à toute blinde pendant que le copain de Tanya donnait la preuve, pour éviter les bouchons, d’un talent de pilote digne d’un combattant. Nous avons réussi à gagner la hauteur où vivent les parents de Tanya, un de ces complexes à l’accès sécurisé, et nous avons jailli du véhicule et couru jusqu’au panneau de l’entrée, que Tanya s’est mise à marteler en hurlant. “Ils ont changé le code d’accès ! Papa, maman, laissez-nous entrer !”

— J’ai déjà vu ça dans des films, laissa tomber Duellos.

— Et nous entendions ululer des sirènes qui se rapprochaient, alors même que Tanya se demandait si son père et sa mère ne faisaient pas des heures supplémentaires, ce qui aurait expliqué leur absence. Puis sa mère a enfin répondu : “Qu’est-ce que tu fiches à Kosatka ? Qui ça, ‘nous’ ? Qui est avec toi ?

— Mon mari.” » Geary retourna son sourire à Duellos. « Sa mère n’a rien dit pendant ce qui m’a paru une éternité puis elle a regardé Tanya et lâché : “Je te croyais mariée à ce vaisseau.” Là-dessus, Tanya s’est fâchée tout rouge. “Il s’appelle l’Indomptable, maman, pas ‘ce vaisseau’. Fais-nous entrer tout de suite !”

» Nous sommes enfin entrés et montés à l’étage où vivent ses parents. Sa mère a ouvert la porte, m’a regardé, s’est comme pétrifiée en me reconnaissant puis a reporté finalement le regard sur Tanya et déclaré très calmement : “Tu veux ma mort, hein ?” Tanya a répondu “Non” et sa mère a renchéri : “Tu espérais une attaque ou une crise cardiaque ?” »

Duellos hocha pensivement la tête. « Je commence à comprendre de qui tient Tanya.

— Évidemment, sa mère a été horrifiée que nous nous soyons mariés sur ce vaisseau. La planète tout entière aurait aimé assister à la cérémonie, a-t-elle affirmé, et ç’aurait sans doute été l’événement le plus important qui se serait produit sur Kosatka depuis le mariage royal cent dix ans plus tôt. Sur ce, Tanya a demandé à sa mère si elle tenait à ce que sa fille fit une crise cardiaque et, pour tenter d’apaiser les esprits, j’ai dit que j’avais assisté à ce mariage royal voilà plus d’un siècle. Bien entendu, ça n’a pas eu l’heur de me faire passer à ses yeux pour un spatial moyen qui aurait épousé sa fille. Loin s’en faut.

» Entre-temps, on nous avait pistés jusqu’à cet immeuble grâce au réseau des caméras de surveillance de la ville, et nous étions à présent assiégés et piégés à l’intérieur. Le père de Tanya est arrivé, guidé par une escorte à travers la cohue, en se demandant ce qui pouvait bien se passer. Nous avons essayé de parler et de faire connaissance pendant que tous les dignitaires de la planète cherchaient à s’introduire dans l’appartement. La milice locale avait établi un périmètre de sécurité à l’aide de barrières mobiles à haut voltage, parce que la nouvelle commençait à se répandre et que la foule était…» Le sourire de Geary s’évanouit. « Que mes ancêtres me gardent des foules, Roberto. Des foules partout où je vais et sur tous les canaux de l’information !

— Psalmodiant sans doute “Black Jack ! Black Jack !”

— Ouais. Je ne crois pas avoir compris avant cela à quel point j’étais dangereux pour le gouvernement. Pour l’Alliance. Personne ne devrait être aussi populaire. Surtout pas moi. »

Duellos opina ; son propre sourire s’était figé. « Vous pouvez vous estimer heureux de n’avoir pas vu ce qui se passait sur ma planète natale. Les gens voulaient me parler, me toucher parce que j’avais travaillé avec vous. Seules les vivantes étoiles savent ce qu’a connu Jane Geary en regagnant Glenlyon, votre planète natale, pour un court séjour.

— Vraiment ? » Était-ce cela qui avait tant transformé Jane Geary ? « Elle vous en a parlé ?

— Non. » Duellos lui jeta un regard intrigué. « À vous non plus, n’est-ce pas ? Mais, depuis, son comportement aux commandes de son vaisseau semble s’être légèrement altéré.

— En effet. » Le sachant, Geary pourrait peut-être obtenir enfin de Jane qu’elle admît que quelque chose la poussait à se conduire différemment. « Donc… la foule. Partout. Tanya sait combien ces foules me perturbent, et elle n’était pas non plus particulièrement enchantée qu’on parlât désormais d’elle comme de “la nouvelle épouse de Black Jack” plutôt que du capitaine Tanya Desjani. Nous devions répondre à un certain nombre de fonctions officielles afin que les autorités locales ne se sentent pas mortifiées, mais, au bout de quelques jours, j’étais bien content de pouvoir arguer d’une excuse : j’avais reçu l’ordre de quitter la planète.

— On pourrait pourtant se dire que le malaise ostensible que vous inspire cette adulation aurait dû rassurer le gouvernement », lâcha Duellos.

Geary se contenta de hausser les épaules. « Peut-être craint-il que je ne m’y fasse. »


Quatre années-lumière séparaient le point de saut de Kalixa de celui d’Atalia, soit un transit de quarante heures à la vélocité de la flotte. Le principal monde habité d’Atalia se trouvant pour l’instant de l’autre côté de l’étoile, ses autorités ne furent informées de l’arrivée de Geary qu’au bout de plus de cinq heures.

Par politesse, il leur adressa un bref message expliquant qu’il se contentait de traverser leur système et avait affaire ailleurs. Leur réponse mit encore cinq heures à lui parvenir.

Il l’écouta, pris d’un malaise grandissant : les nouveaux dirigeants d’Atalia se mettaient en quatre pour souhaiter la bienvenue à la flotte en général et à l’amiral Geary en particulier. Il crevait les yeux qu’ils le redoutaient, en même temps qu’ils avaient besoin de lui et de la protection de la flotte qu’il commandait contre leurs anciens maîtres syndics, et leurs supplications à peine dissimulées lui déplurent. Je ne suis pas le maître de la flotte. L’autorité ultime réside en dernière analyse entre les mains du gouvernement. Ne le comprennent-ils donc pas ? Je ne peux pas répondre à leurs désirs ni à leurs besoins. L’Alliance maintient ici un vaisseau estafette et, s’il n’est pas lui-même doté de capacités défensives, il n’en reste pas moins un symbole de l’intérêt qu’elle porte à ce système. Ou de l’intérêt qu’elle porte à ce qui s’y passe. Ce n’est sans doute pas une très grosse menace mais ce n’est pas rien non plus.

Après avoir tergiversé quelques heures, il finit par envoyer un second message pour expliquer aux dirigeants d’Atalia que la mission de la flotte la conduisait vers une autre destination et que leur demande d’assistance serait transmise au gouvernement de l’Alliance. La prochaine fois, il faudra sans doute que je permette aux émissaires de parler aux Syndics, ou aux ex-Syndics.

Sauf pour leur souhaiter un voyage sans encombre et un prompt retour, les messages qu’il reçut en cours de transit ne contenaient rien de notable. Le saut vers Kalixa était porteur d’une appréhension toute différente : la crainte de revoir ce système stellaire dévasté. Geary se demanda si ce serait plus facile la deuxième fois.

Eh bien, non.

L’émergence à Kalixa lui parut de nouveau étrangement brutale, comme si l’impact de l’effondrement de l’hypernet avait gauchi la structure même de l’espace. Quelques minutes d’observation suffirent à confirmer que l’activité de l’étoile continuait de fluctuer rapidement. Les tempêtes s’étaient quelque peu apaisées dans la mince couche atmosphérique qui restait au monde naguère habité du système, mais cette accalmie permettait tout au plus de mieux distinguer le paysage privé de vie et presque entièrement d’eau. Sur la passerelle de l’Indomptable, hommes et femmes marmottèrent des prières en observant ces ravages, et Geary se persuada qu’il en était de même sur tous les vaisseaux de la flotte.

Il fit grimper la célérité de la flotte à 0,2 c pour traverser Kalixa, gagnant ainsi la moitié du temps qu’elle aurait dû passer dans le système. Le coût en matière de cellules d’énergie était certes important mais, s’agissant du bon moral des troupes, il en valait la peine.

Indras n’avait posé aucun problème à la flotte à son dernier passage et, si le portail de l’hypernet y était toujours en activité, elle ne s’y attarderait pas. « Croyez-vous que nous devrions tenter d’utiliser ici une réplique de la clé de l’hypernet syndic ? » La clé d’origine qui se trouvait à bord de l’Indomptable avait été laborieusement reproduite, mais seules quelques-unes de ces copies étaient encore disponibles au départ de la flotte. La première avait été installée sur l’Écume de Guerre et la seconde sur le Léviathan.

Desjani haussa les épaules. « Comme vous voudrez. Les répliques devraient fonctionner correctement. Mais je ne le recommanderais pas.

— Pourquoi ?

— Les Syndics devraient être en mesure d’identifier le vaisseau qui s’est servi d’une clé au portail. Ils savent déjà que l’original se trouve sur l’Indomptable. Il ne serait pas mauvais de les laisser dans l’ignorance des autres. »

Geary acquiesça d’un hochement de tête. Peut-être était-on officiellement en paix, mais la confiance mettrait longtemps à s’instaurer.

Indras et Hasadan avaient naguère été des objectifs militaires, des systèmes stellaires ennemis susceptibles d’être attaqués. Ils n’étaient plus désormais que des escales occupées par d’ex-ennemis, qui ne pouvaient plus que regarder les vaisseaux de l’Alliance traverser leur espace. Le transit d’Indras à Hasadan via l’hypernet fut… barbant, décida Geary. L’espace du saut donnait l’impression d’être un séjour comme un autre bien qu’il ne contînt que ces lueurs énigmatiques inspirant le sentiment qu’il était occupé par une présence inconnue et, peut-être, à jamais soustraite à la connaissance des hommes. Un séjour où les hommes n’avaient rien à faire et où ils se sentaient de plus en plus mal à l’aise à mesure qu’ils s’y éternisaient.

Mais pour un vaisseau effectuant un transit par l’hypernet n’existait que cette vacuité totale, cette absence de tout, cette impression de ne se trouver nulle part que le capitaine Cresida avait tenté un jour, laborieusement, d’expliquer à Geary, et qu’il fallait peut-être prendre au pied de la lettre. Jusque-là, notre hypothèse la plus plausible, c’est qu’en regard de l’univers extérieur un vaisseau qui se trouve à l’intérieur de l’hypernet est transformé en ondes de probabilité n’occupant aucun point réellement défini. On n’était véritablement nulle part.

Et ce nulle part n’avait pas grand-chose à offrir, hormis le fait qu’il menait à destination beaucoup plus vite que la progression par sauts consécutifs. « Je me demande quel effet l’espace du saut fait aux extraterrestres ? s’interrogea Geary à haute voix. Ont-ils aussi l’impression d’être nulle part quand ils voyagent par l’hypernet ? »

Desjani, qui arpentait une des coursives de l’Indomptable à ses côtés, fronça les sourcils. « Intéressante question. Quel effet fait le néant ? Vous devriez transmettre le problème à nos experts, histoire de les occuper. »

Fort heureusement, une fois la flotte émergée du portail de l’hypernet à Hasadan, le saut vers Dunaï était relativement bref.

Dunaï était un système stellaire sans doute assez convenable du point de vue humain, mais qui ne se distinguait en rien des autres, raison pour laquelle, probablement, il n’avait pas été doté d’un portail. Trois planètes intérieures, dont la deuxième gravitait à neuf minutes-lumière environ de l’étoile, à cette distance douillette où l’on peut d’ordinaire trouver un monde habitable. Trois géantes gazeuses orbitaient beaucoup plus loin du soleil et, à la marge du système, deux planètes mineures gelées tournaient l’une autour de l’autre et autour de leur étoile à plus de quatre heures-lumière et demie de distance.

La planète habitée semblait confortable, les ressources du système plus que correctes, et l’on pouvait repérer un trafic civil assez important entre les planètes et les installations orbitales : vaisseaux marchands chargés de minerais bruts, de produits manufacturés, de vivres et de passagers. La population se chiffrait largement par centaines de millions. Un système stellaire sans doute hospitalier selon les critères humains, mais sans rien de remarquable.

« Vu d’ici, ça me paraît très supportable, fit remarquer Desjani alors que les senseurs analysaient la deuxième planète à partir de l’étoile. D’habitude, les Syndics installent leurs camps de travail sur des mondes moins séduisants.

— D’après notre propre expérience », convint Geary en étudiant son écran. Des climats assez variés, dont certains agréablement tempérés, beaucoup d’eau, une atmosphère respirable très proche des normes, et de nombreuses villes et cités bien entretenues, tandis que de larges zones étaient laissées en jachère ou à l’état de nature. « Joli.

— Trop, marmonna-t-elle.

— Amiral ? » Une fenêtre virtuelle s’ouvrit près de Geary. Le lieutenant Iger, son officier du renseignement, s’y encadrait, le fixant. « Nous venons d’avoir confirmation de l’existence d’un camp de prisonniers et nous l’avons localisé. » Un point lumineux scintilla sur la carte qui flottait de l’autre côté de Geary.

Au vu de l’indécision qui s’affichait sur les traits d’Iger, Geary s’aperçut qu’il s’était renfrogné. « Bon travail, mais la position du site me paraît un tantinet surprenante, non ? La planète est assez aimable et j’aurais volontiers imaginé qu’on installerait un camp de travail sous de plus rudes conditions climatiques.

— Certes, amiral, mais il me semble que les images que nous avons prises du camp sont assez explicites. » Une autre fenêtre s’ouvrit, montrant une agglomération de bâtiments vus du ciel. De très, très haut, évidemment, puisque les senseurs de la flotte les avaient repérés depuis des millions de kilomètres.

Geary fronça plus intensément les sourcils pour observer ces édifices apparemment bien tenus qui, d’après leur disposition, devaient être des baraquements. Les trois palissades qui entouraient tout le site, à l’intérieur de multiples couches de sécurité, ne comportaient que quelques miradors et n’étaient séparées l’une de l’autre que par une dizaine de mètres de terrain nu. La majeure partie du secteur semblait couverte d’herbe plutôt que de pavé ou de roche concassée, mais on apercevait aussi de nombreux arbres qui donnaient de l’ombre. De bonnes routes conduisaient à de vastes zones de parking à l’intérieur du camp. « On dirait qu’on déplace assez fréquemment les prisonniers hors du camp.

— Quotidiennement, d’après nous, répondit Iger. Vous remarquerez qu’il n’est pas très éloigné d’une grande ville. Nous estimons, en nous basant sur la disposition des lieux et les quelques messages et transmissions syndics que nous captons, que les prisonniers de l’Alliance sont employés comme travailleurs. Ce n’est pas inhabituel chez les Syndics, mais, d’ordinaire, ils sont plutôt occupés à des travaux de force dans les mines ou l’agriculture, à bonne distance des villes. »

Geary s’adossa à son siège et pianota sur les accoudoirs. « Selon vous, on leur épargnerait les travaux forcés ?

— Pas nécessairement, amiral. Peut-être à la voirie. Mais il pourrait s’agir aussi de besognes moins pénibles, comme le nettoyage des immeubles. Dès que nous aurons embarqué les ex-prisonniers et que nous pourrons les débriefer, nous saurons s’ils ont été maltraités. »

Ce dernier mot était venu machinalement à Iger et, si Geary pouvait en juger par les camps de travail qu’ils avaient déjà visités, il était probablement exact. Néanmoins, ce camp précis semblait nettement plus agréable que les sordides goulags déjà rencontrés par la flotte. C’était bel et bien une prison, mais elle n’avait rien d’un enfer. « Tenez-moi au courant si vous obtenez d’autres informations. »

La fenêtre d’Iger se refermant, Desjani se rejeta en arrière en soupirant. « Pas de quoi s’inquiéter ici. Pas de vaisseaux de guerre à l’exception de deux corvettes “nickel” dans ce chantier qui orbite autour de la deuxième planète. »

Geary tapota les symboles des corvettes en s’imprégnant des détails les concernant repérés par les senseurs de la flotte. « Nos systèmes affirment qu’elles ont été vidées mais pas pour les réduire en pièces détachées de récupération. Certains signes indiquent qu’on y installe de nouveaux systèmes.

— Peut-être disposent-ils aussi d’un capitaine Smyth.

— Des coques partiellement achevées, rumina Geary en montrant deux autres chantiers orbitaux. Trois vaisseaux de type aviso dans celui-ci et la coque d’un croiseur léger dans celui-là. Ils sont encore loin d’être terminés.

— Quelqu’un est en train de se bâtir une petite flotte, hasarda Desjani. Ces coques d’aviso sont différentes de celles des modèles syndics standard. Il se pourrait bien qu’on ne les construise pas sous contrat avec le gouvernement central. »

Intéressant. « Le commandant en chef local s’apprêterait-il à défendre ce système stellaire ou à empiéter sur d’autres ? En se servant de sa puissance de feu pour pratiquer l’extorsion, voire en visant carrément l’expansion.

— En quoi ce que s’infligent mutuellement les Syndics nous concerne-t-il ? demanda Desjani.

— En rien, effectivement. En l’occurrence, tout du moins. Si jamais nous assistions à une agression en cours, nous pourrions sans doute intervenir, encore que je me demande si nous en éprouverions le désir, et nos ordres, relativement à de telles circonstances, sont extrêmement vagues.

— Ces bâtiments en construction font des cibles faciles, fit-elle remarquer. Réduire ces coques en miettes serait sans doute accomplir un geste charitable pour les systèmes stellaires voisins. »

Il lui adressa un petit sourire en biais. « Si impressionné que je sois par vos récentes pulsions humanitaires, nous sommes désormais en paix avec les Syndics. Autrement dit, pour faire sauter quelque chose, il nous faudrait vraiment une bonne raison.

— Bah, si vous tenez absolument à vous montrer pointilleux…» Elle secoua la tête. « Mais, plus sérieusement, est-ce que ça ne risque pas de poser un problème à un moment donné ? Tant que nous traverserons l’espace syndic, ce qui, autant que je le sache, pourrait se produire fréquemment, et tant que leur gouvernement central continue à s’effondrer, effondrement qui, autant que je le sache encore, a de bonnes chances de s’aggraver, nous tomberons tôt ou tard sur du chambard dans un système stellaire. Que se passera-t-il si un système syndic en agresse un autre ? Les défenseurs nous appelleront à l’aide. Que leur répondre ? Admettons que les agresseurs appartiennent au gouvernement central syndic et qu’ils bombardent leur propre population pour rétablir l’ordre dans ce système. Sommes-nous alors censés le traverser tout bonnement comme si de rien n’était ? »

Geary se radossa de nouveau en tambourinant sur les bras de son siège pour réfléchir. « Nos ordres restent flous sur cette question. On peut les interpréter, de façon contradictoire, comme une permission, un devoir, une restriction ou une pure et simple interdiction d’intervenir.

— Ce qui signifie que ni le gouvernement ni le QG n’avaient la première idée de la manière de réagir en pareil cas et qu’ils vous ont refilé le bébé. Je suis choquée. Scandalisée. »

Geary hocha la tête. « Nous nous concentrions sur Énigma et je comptais traverser l’espace syndic le plus vite possible, de manière à éviter de nous retrouver dans une telle situation. Je ne me suis pas vraiment penché sur ce problème. Nos réactions dépendront beaucoup des circonstances précises. Peut-être nos émissaires ont-ils reçu des instructions spécifiques à cet égard et ne les ont-ils pas encore partagées avec nous.

— Comptaient-ils le faire avant ou après que nous ayons ouvert le feu ? se demanda Desjani.

— Je leur poserai la question. Dès que nous aurons fini notre travail ici. » Geary ouvrit un canal de communication interne, affichant ce faisant les fenêtres de Rione et de Charban. « Madame la représentante, général Charban, veuillez, je vous prie, contacter le commandant en chef syndic de ce système stellaire et prendre les dispositions nécessaires pour nous permettre d’embarquer les prisonniers de guerre de l’Alliance. Nous nous servirons de nos propres navettes pour les exfiltrer. Nous n’avons pas besoin de l’assistance des Syndics ni de leur matériel, sauf pour mettre les détenus à notre disposition et nous fournir toutes les informations accessibles les concernant.

— Nous nous en chargeons tout de suite, amiral, déclara Charban comme s’il était encore en service actif et travaillait la main dans la main avec Geary sur une opération militaire. Le traité de paix les contraint à nous remettre les prisonniers sans faire d’embarras, il ne devrait donc pas y avoir de problèmes. »

Rione se contenta d’incliner la tête vers Geary pour accepter tacitement sa tâche, les paupières baissées.

« Merci, reprit celui-ci. Si jamais quelque problème se posait, faites-le-moi savoir.

— Amiral, intervint la vigie des manœuvres, si vous comptez maintenir la vélocité de la flotte à 0,1 c, les systèmes recommandent qu’elle vire de trente degrés sur tribord et de quatre vers le bas pour une interception avec la deuxième planète. »

Geary consulta lui-même les préconisations du système et vit s’afficher sur son écran la projection de la longue et lisse trajectoire curviligne de la flotte à travers le système stellaire. Elle allait intercepter un objet se déplaçant dans l’espace, en l’occurrence la planète habitée, de sorte que le chemin qu’il lui faudrait emprunter serait beaucoup plus long qu’une simple distance en ligne droite. « Un peu moins de six heures-lumière avant d’intercepter la planète sur son orbite.

— En effet, amiral. Soit deux jours et onze heures à 0,1 c.

— Très bien. » Il lança un appel général. « À toutes les unités. Virez de quinze degrés sur tribord et de quatre vers le bas à T 21. Maintenez la formation et la vélocité actuelles. »

Encore deux jours et demi de voyage jusqu’à la planète, peut-être une autre demi-journée à orbiter autour pendant qu’on embarquera les prisonniers, et encore deux jours et demi pour regagner le point de saut. Ajoutons un certain temps pour les imprévus. Mettons six jours. Le gouvernement et le QG ne tenaient pas à m’accorder deux semaines de plus de retard, mais leur petite mission de sauvetage aura différé de près d’une semaine notre entrée dans l’espace Énigma. Sans compter la durée du transit à travers le système d’Hasadan et les sauts aller et retour vers Dunaï, soit bien plus de quinze jours. Au moins aurons-nous fait une bonne action en recueillant nos prisonniers.

Les deux émissaires affichaient un visage impassible lorsqu’ils rappelèrent Geary. Dix heures s’étaient écoulées depuis l’arrivée de la flotte à Dunaï, et atteindre la planète principale exigerait encore quarante heures de voyage. « Vous nous avez demandé de vous informer des problèmes qui pourraient se poser, déclara Rione en faisant quelque peu étalage de son ancienne impétuosité.

— Quels sont-ils ?

— Peut-être devriez-vous lire la réponse que nous a adressée le commandant en chef responsable de ce système, suggéra Charban. Dunaï reste officiellement loyale aux Mondes syndiqués, au fait. »

Une nouvelle fenêtre s’ouvrit devant Geary et, un instant plus tard, l’image d’un commandant en chef syndic apparut, ressemblant de façon troublante à ceux qu’il avait déjà rencontrés. Ces gens n’étaient nullement clonés et présentaient les différences physiques habituelles qu’on trouve entre hommes et femmes, mais tous portaient un complet taillé de façon identique dans la même étoffe, tous avaient la même coupe de cheveux impeccable et le même éventail réduit d’expressions. Un peu comme si l’on avait contraint un nombre indéfini d’individus à entrer dans le même moule, chargé de gommer en grande partie leur personnalité.

Il décocha à Geary le sourire factice et manifestement dépourvu de toute franchise qui les caractérisait et exigeait certainement beaucoup d’entraînement. « Nous sommes heureux de travailler avec les forces de l’Alliance opérant dans le cadre du traité de paix signé par les Mondes syndiqués. Dans la mesure où les prisonniers de guerre ont représenté un lourd fardeau pour notre planète, fardeau dont elle s’est allègrement chargée afin de leur fournir gîte, couvert et soins médicaux, nous restons persuadés que l’Alliance est prête à compenser les frais dont Dunaï s’est acquittée ce faisant et qu’elle ne reculera pas devant ses obligations. Une fois que nous serons tombés d’accord sur le montant de cette compensation, nous pourrons discuter des mesures à prendre pour la remise des détenus. Je joins des comptes et un chiffre préliminaires en vue de ce règlement, qui devrait servir de point de départ à nos négociations. »

La fenêtre disparut et Geary se tourna vers Rione. « Combien ? »

Elle cita un chiffre qui lui fit écarquiller les yeux d’incrédulité. « Ouvrir des négociations par une condition trop léonine pour être acceptable afin de pouvoir marchander par la suite et d’obtenir un peu moins est une tactique habituelle des Syndics », expliqua-t-elle. Charban écoutait sans mot dire. « Il ne s’attend pas à ce que nous acceptions mais à ce que nous tombions d’accord sur un montant inférieur.

— Il se trompe. Même si la flotte disposait de ces fonds, je refuserais.

— Alors informons-en ce commandant en chef, et laissons-lui entendre qu’il n’y aura pas de négociations relatives à un versement. Néanmoins, il persistera dans ce sens puisqu’il détient les prisonniers sur sa planète.

— En dépit des termes du traité ?

— Oui.

— En ce cas, vous devriez lui rappeler que j’entre dans son système stellaire avec une flotte entière de vaisseaux de guerre », déclara Geary.

Charban fronça légèrement les sourcils. « Nous devrions peut-être faire preuve d’une certaine prudence s’agissant de montrer notre détermination à employer la force.

— Je suis persuadé que deux émissaires du Grand Conseil de l’Alliance sauront y faire allusion avec toute la diplomatie voulue. »

De renfrogné, le masque de Charban se fit intrigué, comme s’il n’était pas certain que la dernière déclaration de Geary dût le perturber ; mais Rione, elle, eut un sourire sardonique. « Nous allons voir ce que nous pouvons y faire, amiral. »

Desjani attendit que les images de Rione et Charban eussent disparu puis laissa échapper un grognement sceptique. « Ce commandant en chef cherche à nous faire les poches. L’arrogant petit fumier veut nous extorquer une rançon. » Elle jeta à Geary un regard implorant. « Pouvons-nous faire sauter quelque chose maintenant ? Histoire de lui montrer que nous sommes sérieux ?

— Désolé. Pas encore.

— Fait suer, la paix ! » grommela-t-elle.

Mais sa proposition fit réfléchir Geary. « Ça ne signifie pas que nous ne pouvons pas lui prouver notre capacité à faire sauter pas mal de choses s’il continuait à s’opposer à ce que nous recueillions les nôtres.

— Une sorte de tir de semonce ? » s’enquit-elle en arquant un sourcil interrogateur.

Geary s’accorda une pause. « Plutôt une démonstration de force, en frappant une propriété sans grande valeur.

— Mais quelque chose à quoi ils tiennent, non ?

— Pas moyen, insista-t-il. Pas sans provocation de leur part. Je vais prier nos émissaires d’informer ce commandant en chef que nous allons nous livrer à un tir d’essai. Nous verrons bien si cela le fait réfléchir.

— Un tir d’essai. Sur une cible nulle. Mais au moins nos deux émissaires auront-ils fait quelque chose pour gagner leur bœuf », souffla-t-elle, trop bas pour se faire entendre de tiers. Elle regardait fixement son écran, l’air sérieusement exaspérée.

Geary devait absolument la radoucir. Il existait au moins un moyen de faire le bonheur de Tanya Desjani. « Pourquoi ne choisiriez-vous pas vous-même votre cible ? Je vous dirai à quel moment lâcher votre caillou.

— Un seul caillou ? »

Il soupira. « D’accord. Deux.

— Trois.

— Très bien. Trois. Mais veillez à choisir des cibles éloignées des Syndics.

— À vos ordres, amiral.

— Tanya…

— Très bien ! Je vais choisir des sites permettant à de nombreux Syndics d’assister au feu d’artifice tout en se demandant où tombera la salve suivante ! »

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