Geary était conscient d’afficher une mine sidérée, puisqu’elle correspondait parfaitement à ce qu’il éprouvait. Une seule femme pouvait déclencher une telle réaction chez Tanya. « Rione ? Victoria Rione ? »
Les yeux de Desjani le transpercèrent, brasillant de fureur. « Tu l’ignorais ?
— Elle est sur l’Indomptable ? Depuis quand ? Comment ? »
Toujours morte de rage mais légèrement radoucie par la surprise que manifestait Geary à cette nouvelle, Desjani hocha la tête avec raideur. « Elle est arrivée par la navette quotidienne régulière. Je ne l’ai appris que quand elle en est descendue, voilà quelques minutes. » Elle lui jeta un regard aigre sans cesser d’arpenter la cabine de long en large. « Tu peux t’estimer heureux d’être un aussi piètre menteur. Il est visible que tu ignorais son arrivée. Si jamais tu en avais été informé et que tu me l’avais caché…
— Je ne suis pas idiot à ce point, Tanya. Que diable vient-elle faire à bord de l’Indomptable ?
— Tu vas devoir le lui demander, puisque tu es incapable de me le dire. »
Qu’avait-il bien pu faire pour inciter les vivantes étoiles à lui jouer un tel tour ? Geary hocha la tête, geste qu’il espérait apaisant. « Où est-elle ?
— En ce moment ? Connaissant cette femme, elle va sans doute se rendre directement dans ta cabine. »
Desjani n’avait pas achevé sa phrase que l’alerte de l’écoutille carillonnait. Desjani croisa les bras et resta plantée là, visiblement résolue à n’en pas bouger. Geary rassembla tout son courage et appuya sur la touche d’ouverture de l’écoutille.
Tout espoir qu’il pût s’agir d’un homonyme s’évanouit dès qu’il vit Victoria Rione s’encadrer dans l’écoutille, son masque affichant un intérêt poli. « Je ne dérange pas, au moins ? »
Déjà écarlate, le visage de Desjani s’empourpra encore, virant au violet, en même temps qu’elle crispait les mâchoires et le poing gauche où brillait ostensiblement son alliance. Elle parvint néanmoins à répondre d’une voix égale : « On ne m’avait pas prévenue que vous veniez visiter mon vaisseau.
— C’est une affectation de dernière minute décidée par le gouvernement, déclara Rione, répondant à la question de Desjani tout en donnant l’impression de s’adresser à Geary.
— La République de Callas ne va pas vous regretter ? s’enquit Geary.
— Non, malheureusement. » Les premiers frémissements d’une émotion sincère effritèrent fugacement le masque de Rione, trop vite pour qu’on pût les déchiffrer. « Élections spéciales. Vous en avez peut-être entendu parler. Les électeurs m’ont jugée trop impliquée dans l’Alliance et pas suffisamment dans les problèmes concernant directement la République de Callas. »
Il finit par comprendre. « Vous n’êtes plus coprésidente de la République de Callas ?
— Ni coprésidente ni sénatrice de l’Alliance. » Le ton de Rione restait léger, mais ses yeux flamboyaient, trahissant d’autres émotions. « Quelqu’un qu’on regarde comme plus loyal à l’Alliance qu’à la République ne ferait qu’un bien piètre représentant de Callas, s’agissant de déterminer si elle doit ou non se retirer de l’Alliance maintenant que la guerre est finie, ne trouvez-vous pas ? Après tout, la République ne s’est unie à l’Alliance que pour affronter la menace syndic. Profitant de mon actuelle disponibilité, l’Alliance m’a engagée en tant qu’émissaire du Grand Conseil.
« Émissaire du Grand Conseil ? s’étonna Geary. Qu’est-ce que ça peut bien signifier, bon sang ?
— Ce que le Grand Conseil et moi voulons que ça signifie. »
Ça l’amuse, s’aperçut-il.
Desjani était manifestement parvenue à la même conclusion et s’efforçait de maîtriser sa colère. « J’imagine que vous tenez à régler vos affaires avec l’amiral avant le départ de la navette, si bien que…
— Je reste, la coupa Rione, s’adressant de nouveau à Geary. Le Grand Conseil voudrait que je partage le vaisseau de l’amiral pendant toute la durée de sa prochaine mission. »
Craignant de voir Desjani exploser sur place, Geary fixa Rione en fronçant les sourcils. « Vous repartirez quand nous regagnerons l’espace de l’Alliance ? »
Laissa-t-elle transparaître autre chose sur le moment ? Quelque chose de trop intense pour qu’on pût le cacher, mais pourtant si bien dissimulé qu’il n’était même pas certain de l’avoir vu. « Tout dépend des ordres que je recevrai du Grand Conseil », répondit Rione.
Que les ancêtres nous préservent. De nouveau coincé sur le même vaisseau que Desjani et Rione. À faire le tampon entre ces deux femmes. « Je vais envoyer un message…
— Ne prenez pas cette peine. Le Grand Conseil tient absolument à ma présence à bord. Ce serait une perte de temps. L’autre émissaire désigné par le Grand Conseil devrait arriver incessamment. » Rione finit par admettre la présence de Desjani et lui décocha un sourire glacial. « Mais je manque à tous mes devoirs. Félicitations à tous les deux. Quel bonheur que tout se soit passé au mieux quand la flotte a regagné Varandal. »
Desjani se raidit derechef ; son regard se reporta un instant sur Geary qui, de son côté, s’efforçait de ne rien laisser paraître. Si d’aventure Desjani apprenait que Rione l’avait aidé ce jour-là à la rattraper, ça risquait de lui coûter cher. Et Rione le sait. Alors pourquoi lui met-elle la puce à l’oreille ? Qu’est-ce qu’elle a donc en tête ? « Quel rôle êtes-vous censée jouer ? s’enquit-il.
— Je représente le gouvernement », répondit-elle en jetant un regard vers Desjani.
Tanya capta le message et se tourna vers Geary, furibonde. « Avec votre permission, amiral, je vais retourner à mes responsabilités.
— Merci, Tanya. » Il avait tenté d’insuffler un double sens à ces dernières paroles et y était peut-être parvenu car elle parut se calmer légèrement.
L’écoutille ne s’était pas refermée sur Desjani que Rione se laissait tomber dans un fauteuil, le visage décomposé. « Je suis sincèrement désolée qu’on ne vous ait pas prévenu de mon arrivée.
— Vous n’aviez pas besoin de provoquer ainsi Tanya.
— Non, mais je suis une garce et je dois m’exercer sans arrêt. Quant à cette absence d’avertissement, elle n’est pas de mon fait. Le Grand Conseil agit assez précipitamment ces temps-ci. Mon collègue devrait arriver dans les deux jours.
— Il ferait bien, parce que nous partons dans une semaine. Est-ce que je le connais ? demanda Geary en s’asseyant en face d’elle.
— J’en doute. Hyser Charban, un général à la retraite. » Rione eut un rire sarcastique. « Il ne cherche pas à s’octroyer le pouvoir par la force mais à l’ancienne mode, en accumulant les faveurs de puissants politiciens avant de jouer son va-tout.
— Général ? Un fusilier ?
— Non. Forces terrestres. Je ne le connais pas non plus personnellement. Les rapports que j’ai pu lire le décrivent comme “une colombe, un homme pragmatique que son expérience des limitations de la force de frappe s’agissant d’obtenir des résultats décisifs a rendu plus instruit et avisé”. » Rione avait imprimé à ses derniers mots un accent ironique.
« Il n’y a pas de mal à reconnaître les limitations de la force de frappe, fit remarquer Geary.
— Pas quand on y croit sincèrement.
— Dans quel but exactement accompagnez-vous la flotte, tous les deux ? »
Elle marqua une pause, comme pour peser ses mots. « Notre mission consiste à représenter le gouvernement.
— Vous l’avez déjà dit. Ça ne m’apprend rien.
— Vous faites des progrès. Disons cela autrement. Dans la mesure où ni Charban ni moi-même n’occupons un poste soumis à une élection, on ne peut pas nous retirer notre mandat par un scrutin pendant le voyage, ce qui, si cela se produisait, jetterait un doute sur la légitimité de notre fonction de représentants.
— Dites-moi pourquoi vous accompagnez la flotte, Victoria. »
Elle fixa un angle de la cabine, le visage fermé. « Peut-être devriez-vous plutôt me demander ce que le gouvernement attend réellement de cette mission. »
Geary prit son temps pour répondre et veilla à formuler soigneusement sa phrase. « J’avais cru comprendre que je devais en apprendre davantage sur les Énigmas, notamment sur leur technologie et leur puissance, et tenter d’établir avec eux des relations pacifiques.
— Plus ou moins. » Rione ferma les yeux, affichant de nouveau sa lassitude. « Ce qu’il espère réellement, c’est qu’on trouve la solution la plus simple et la moins chère possible à un problème complexe et probablement ruineux. Ça devrait sans doute dire : palabrer avec les extraterrestres et interdire tout conflit. Mais peut-être pas. Ils demanderont certainement quelque chose en contrepartie. Il faudra peut-être faire pression sur eux. Ma tâche, et celle de Charban, sera de nous assurer que vous prendrez bien cette direction au moindre coût, et avec le moins de risques possibles. »
Geary laissa échapper un ricanement de dérision. « Et qu’en est-il des coûts et des risques à longue échéance ?
— On affrontera les problèmes à long terme quand ils se poseront, répondit-elle sans que, de nouveau, sa voix trahît rien de ses sentiments. En y opposant d’autres solutions faciles et peu coûteuses qui les repousseront à plus tard, laissant ainsi à d’autres le soin de les régler. C’est ainsi que raisonnent les politiques. Il me semblait que vous deviez le savoir maintenant.
— Vous êtes une politique.
— Évincée de son poste par voie de scrutin. » Elle eut un sourire sans gaieté. « Le gouvernement… tous les gouvernements de l’Alliance sont désormais passés en mode de survie. Ils ont peur de vous, mais ils ont aussi besoin de vous. De sorte qu’on vous envoie là-bas pour jouer les héros, très, très loin de toute possibilité de créer des problèmes.
— Je le savais déjà. Un peu comme pendant ma mort annoncée. Le gouvernement tirait avantage de l’auréole dont il me parait, mais il n’avait pas à s’inquiéter de mes agissements.
— Oui, ça y ressemble, n’est-ce pas ? Mais vous êtes vivant et capable de beaucoup. Le général Charban et moi-même sommes là pour guider judicieusement vos choix dans un sens profitable au gouvernement. »
Peut-être avait-il passé trop de temps avec Rione, car il saisit immédiatement la signification de ses dernières paroles. « Profitable au gouvernement. Plutôt qu’à l’Alliance ?
— Mais n’est-ce pas du pareil au même ? répondit-elle d’une voix suave, confirmant ainsi implicitement l’observation de Geary. Vous savez à présent où j’en suis et où vous en êtes.
— Je sais ce que sont vos ordres selon vous », rectifia Geary.
Nouveau sourire, qui pouvait signifier n’importe quoi. « Oui.
— Pourquoi diable êtes-vous ici, Victoria ? Vous saviez comment réagirait Tanya.
— J’avais mes raisons et je tiens mes ordres du Grand Conseil. » Elle fit d’une main le geste de jeter quelque chose.
« Étant disponible, je pouvais difficilement refuser son offre.
— Je n’arrive toujours pas à croire qu’on vous ait destituée.
— Le peuple est versatile. Sa gratitude ne dure guère. » L’amertume perçait dans sa voix. « Je m’apprêtais à énoncer des vérités désagréables. Malheureusement, j’avais été influencée dans cette voie par certaine relique d’une époque révolue, un homme notoirement connu sous le nom de “Black Jack”. » Elle riva sur lui ce regard glacé dont il ne se souvenait que trop bien. « Mon adversaire était prêt à promettre tout ce qu’ils voulaient aux électeurs, en leur jurant qu’ils n’auraient aucun sacrifice à faire pour l’obtenir. La majorité a trouvé l’idée merveilleuse. »
Geary soutint fermement son regard. « Vous avez donc perdu l’élection parce que vous teniez à rester intègre.
— Ironique, n’est-ce pas ?
— Comme vous vous êtes donné la peine de me le faire remarquer à une certaine occasion, certains des vaisseaux de la flotte viennent de la République de Callas. Leurs équipages, comme ceux de la Fédération du Rift, attendent l’ordre de rentrer chez eux. Ils ne l’ont toujours pas reçu, et je n’ai pas encore décidé si je les laissais à Varandal. »
Rione détourna les yeux en secouant la tête. « Ils l’attendront longtemps. Le gouvernement de la République ne les rappellera pas. Ne vous attendez pas à ce que je l’annonce publiquement, ni non plus à ce que la République et la Fédération le confirment officiellement. »
Il se remémora les visages pleins d’espoir de ces commandants qui croyaient regagner très bientôt l’espace de leur patrie. « Ça n’a aucun sens. Si elles tiennent tant à desserrer les liens avec l’Alliance, pourquoi maintiendraient-elles la majeure partie de leurs vaisseaux sous son contrôle ?
— Parce qu’elles les craignent. » Rione se retourna pour le regarder, le visage sombre. « Le nouveau gouvernement soupçonne fortement ces équipages d’être plus fidèles à Black Jack Geary qu’à la République de Callas. Il a probablement raison. »
Geary sentit la moutarde lui remonter au nez ; toute la colère qu’il avait refoulée durant son entrevue avec le Grand Conseil refaisait surface. « Ces soupçons ne sont pas une excuse au mauvais traitement qu’il inflige à des spatiaux qui ont fait preuve de tant de bravoure et d’esprit de sacrifice ! Comment peut-on traiter des gens ainsi ? Qu’ils se méfient de moi, je peux encore comprendre ! Je m’y suis habitué. Mais je ne permettrai pas qu’on bannisse ces vaisseaux de chez eux au vague prétexte que je pourrais un jour faire je ne sais quoi ! »
Elle subit sa colère sans sourciller, se contenta de le regarder fixement puis de hocher lentement la tête. « Vous allez pourtant bien laisser l’Alliance faire de même avec ses propres vaisseaux, n’est-ce pas, amiral ?
— Mes vaisseaux rentreront chez eux entre deux missions.
— Bien sûr. » Ni signe d’assentiment ni émotion dans sa voix.
« Je vais renvoyer ces bâtiments chez eux, affirma Geary. De ma propre autorité. Je leur ordonnerai de regagner la République de Callas et de…
— J’apporte effectivement un ordre de la République à cet égard, mais il leur commande de rester avec la flotte. Il implique, sans le spécifier directement, que le service qu’ils poursuivent ici est temporaire. » Elle fixait toujours un angle du compartiment en évitant de croiser son regard. « Comprenez bien. Vous ne pouvez pas modifier cet ordre sans contrecarrer les autorités politiques, et, à l’entendre, le nouveau gouvernement de la République a de nombreuses et excellentes raisons de laisser ces vaisseaux entre vos mains.
— Je ne comprends pas. » La colère sourde qui vibrait dans la voix de Geary la contraignit à se retourner. « Nul ne se fie à moi dans le gouvernement, mais il tient à laisser tous ces bâtiments sous mon autorité. Celui de la République de Callas cherche à relâcher ses liens avec l’Alliance, mais elle veut aussi maintenir la majorité de ses unités de guerre sous mon contrôle. Seraient-ils tous devenus fous, ou bien est-ce moi ? »
Elle referma brièvement les yeux. « Vous garderez ces vaisseaux. D’autres amiraux y verraient un cadeau du ciel.
— Où est le piège ? »
Le silence s’éternisa, tant et si bien que Geary finit par se persuader qu’elle n’allait pas répondre, mais elle se décida brusquement : « Ne vous attendez pas à recevoir beaucoup de subsides de la République de Callas pour ces bâtiments. Les équipages seront payés, mais les réparations et les coûts des opérations ne seront défrayés que parcimonieusement, lentement et à contrecœur, et les pertes en hommes ne seront pas remplacées, de sorte que les équipages s’affaibliront peu à peu. »
Geary mit un moment à comprendre. « Vous voulez dire qu’on les laissera partir à vau-l’eau ? Jusqu’à ce qu’ils soient détruits au combat ou qu’ils ne valent plus la peine qu’on s’échine à les faire fonctionner, tandis qu’on rapatriera ce qui restera de leurs équipages, désormais privés de leurs vaisseaux menaçants et réduits à un nombre inoffensif. »
Cette fois, Rione ne répondit pas.
« Qu’en est-il des unités et équipages de la Fédération du Rift ? s’enquit Geary.
— Je suis de la République de Callas.
— Je ne vous ai pas demandé d’où vous veniez. Connaissez-vous les intentions de son gouvernement à leur égard ? »
Les yeux de Rione brasillèrent de fureur. « Des sources raisonnablement fiables m’affirment que la Fédération du Rift adoptera la même politique que la République de Callas relativement aux quelques vaisseaux qu’elle maintient dans la flotte.
— Diable ! » Geary voyait mal ce qu’il aurait pu dire d’autre. Il ressentit une vive douleur dans la main et, en baissant les yeux, constata qu’il l’avait serrée si fort qu’elle ne formait plus qu’une boule de chair et d’os. « Comment les gouvernements de la République et de la Fédération comptent-ils expliquer à leurs citoyens que leurs vaisseaux ne rentreront pas ?
— Tout d’abord, amiral, il n’en reste plus tant que ça. Avant que vous n’assumiez le commandement, la République et la Fédération en avaient déjà perdu un fort contingent. D’autres ont été détruits lors de combats ultérieurs. Il ne s’agit donc pas de rapatrier d’énormes masses d’hommes et de femmes, mais les quelques rescapés. Et, par rapport à la population de leurs planètes natales, ces rescapés seront en nombre infime. »
La colère de Geary semblait s’être éteinte, cédant la place à une braise dépourvue de toute chaleur. « Comme pour la flotte de l’Alliance avant la guerre. La plupart des gens n’avaient que rarement des parents proches dans l’armée.
— Oui. Vous comprenez donc le raisonnement. Les deux gouvernements tiendront en échec la menace posée par ces vaisseaux et leurs équipages en les envoyant au loin, et rares seront ceux qui s’en plaindront puisque rares seront aussi ceux à qui leur absence pèsera personnellement. Mais, en revanche, la présence de ces bâtiments dans votre flotte leur permettra de se targuer fièrement d’apporter encore leur soutien à ce grand héros qu’est Black Jack.
— À cela aussi je suis habitué.
— En effet. Comment allez-vous réagir ?
— Je pourrais donner ma démission. »
La colère brilla de nouveau dans les yeux de Rione. « Qui mieux que vous pourrait les maintenir en vie, amiral ? Démissionnez et ils se retrouveront entre les mains d’un imbécile comme l’amiral Otropa. Vous voulez donc qu’ils meurent ?
— C’est parfaitement injuste.
— Vous croyez à la “justice” ? demanda Rione.
— Oui, bizarrement. » Mais elle avait dit vrai. Leur propre peuple les rejette. Quelqu’un doit veiller sur eux. Et ce sera moi tant que je n’aurai pas trouvé quelqu’un d’autre. « Je remplirai ma mission au mieux de mes capacités.
— Vous vous plierez à vos ordres ? s’enquit Rione, la voix radoucie mais vibrante.
— Oui. » Geary montra les dents. « Tels que je les conçois. Autrement dit, je ferai tout ce que je peux légalement pour les gens qui sont sous mon autorité.
— Et les Énigmas ?
— Vous avez vos instructions et j’ai les miennes. Les miennes exigent non seulement de moi que je résolve les problèmes et les menaces à court terme, mais encore que je me débrouille pour que le statu quo perdure à longue échéance. Si cela pose un problème au gouvernement ou à ses émissaires, ils devront trouver un autre homme pour jouer au soldat de plomb. »
Bien qu’elle parût vieillie et fatiguée, Rione se fendit d’un lent sourire. « Tout le monde vous sous-estime. Sauf moi.
— Et Tanya.
— Oh, mais elle vous idolâtre aussi. Ce n’est pas mon cas. » Elle se remit péniblement debout. « J’ai besoin de repos. Charban ne devrait pas se montrer avant demain au plus tôt. Tenez-vous pour débarrassé des politiciens durant un petit moment.
— Je suis certain que votre cabine est prête. » Il l’examina en se demandant pourquoi elle lui semblait différente de celle qu’elle était à leur dernière rencontre. « Vous allez bien ?
— Très bien. » Elle sourit derechef. La mimique était cette fois aussi dépourvue d’émotion authentique que le sourire d’un commandant syndic ; son regard ne laissait rien transparaître.
Rione partie, Geary resta assis un long moment à réfléchir à leur conversation. Certains de ses propos, comme son allusion, devant Tanya, à l’aide qu’elle avait apportée à leurs retrouvailles, témoignaient d’une témérité qui ne lui ressemblait guère. Mais elle lui avait aussi donné l’impression de jouer plus subtilement que par le passé, même lorsqu’elle semblait faire preuve de candeur. Pour quelle raison exacte as-tu rejoint la flotte, Victoria ? Dans quelle mesure restes-tu mon alliée, dans quelle mesure te plies-tu à la ligne d’action du gouvernement et dans quelle mesure travailles-tu à réaliser tes propres objectifs, quels qu’ils soient ?
Et que m’as-tu caché derrière tout ce que tu m’as dit ?
Beaucoup plus tard le même jour, il croisa de nouveau Tanya dans les coursives. « Avez-vous eu l’occasion de jeter un coup d’œil à ces ordres spéciaux du Grand Conseil ? » Ceux que Rione lui avait transmis, libellés « Rien que pour vos yeux ». Au diable ! J’ai besoin d’autres avis !
Desjani fit la grimace. « Oui. Pénible.
— Ouais. Un tas de directives du genre “Faites ceci à moins que ce ne soit déconseillé et ne faites pas cela sauf si vous vous y sentez contraint”. »
Elle ne répondit pas tout de suite et regardait droit devant elle. « Essayez de comprendre que mes sentiments personnels n’entrent pas en ligne de compte. Cette femme nous a apporté des instructions spécifiques. Mais à quels ordres obéit-elle ?
— C’est aussi ce que je me suis demandé.
— Ils n’avaient pas seulement besoin d’elle pour jouer les estafettes. Elle est là pour un autre motif, ou plusieurs autres motifs. Tant que nous ne les aurons pas découverts, soyez gentil de la traiter en menace potentielle.
— Je n’y manquerai pas, répondit Geary. Les ordres qu’elle nous a transmis m’ont déjà suffisamment mécontenté, du moins celui nous exhortant à gagner le système de Dunaï. Je comptais sauter vers Indras dans l’espace syndic et, de là, emprunter leur hypernet jusqu’à Midway avant de sauter dans l’espace Énigma. C’était pour nous l’itinéraire le plus simple et le plus direct. Mais le Grand Conseil exige de la flotte qu’elle passe par Dunaï pour embarquer les prisonniers de guerre de l’Alliance qui y sont détenus dans un camp de travail. » Il se sentait à la fois piégé et furieux. Il lui était impossible d’ignorer cet ordre. « Ces sauts et escales supplémentaires vont rallonger d’au moins trois semaines notre voyage jusqu’à Midway.
— Pourquoi Dunaï ? insista Desjani. Qu’est-ce qui peut bien rendre ce camp plus important que tous ceux qui existent encore dans le territoire syndic et grouillent de prisonniers de l’Alliance ?
— Les ordres ne le précisent pas et Rione persiste à affirmer qu’elle l’ignore.
— Laissez-moi l’enfermer pendant une demi-heure dans une cellule d’interrogatoire…»
Geary signifia son impuissance d’un geste. « J’aimerais pouvoir le faire, mais nous n’avons aucune raison légitime de traiter ainsi une civile et une représentante du gouvernement. Il va nous falloir passer par Dunaï, Tanya.
— Alors pourquoi ne pas le faire au retour ? À l’intérieur de l’espace extraterrestre, nous aurons peut-être besoin des vivres et fournitures que nous dépenserons à l’occasion de ce détour, et il serait bien plus logique d’embarquer ces prisonniers en rentrant que de nous en encombrer avant d’y pénétrer.
— Vous avez raison. Mais nous n’avons plus le temps d’interjeter appel car il nous faudrait alors retarder encore notre départ de plusieurs semaines, et comment le justifier, d’ailleurs, puisque ce crochet par Dunaï n’est pas un problème majeur mais une simple gêne ? Le QG a entièrement le droit de l’exiger de nous puisque c’est faisable et, autant que nous le sachions, que ça ne représente aucun risque ou danger excessif susceptible de compromettre la mission qui nous a été dévolue. Rien à voir avec cette affaire de cour martiale.
— Oui, amiral.
— Tanya, il y a peut-être de très bonnes raisons à ce détour par Dunaï. Vous n’êtes pas obligée d’aimer ça… ça ne me plaît guère à moi non plus… mais, s’il vous plaît, respectez au moins le fait que je dois me soumettre à l’autorité de mes supérieurs hiérarchiques quand ils s’en servent à bon escient.
— Vous avez raison. » Elle eut un sourire d’excuse. « Vous êtes déjà soumis à une très forte pression. Je sais à quel point les vaisseaux de la République et de la Fédération sont mécontents. Croyez-moi, si un autre que vous commandait à cette flotte, ils se seraient probablement déjà mutinés et auraient cinglé vers chez eux de leur propre chef. Mais vous pouvez au moins le reprocher à cette femme, puisque c’est elle qui a apporté ces ordres. » Les actions de Rione dans la flotte, si elles n’avaient jamais été très élevées jusque-là, frisaient à présent le degré zéro du capital de sympathie. « Nos équipages ne sont pas non plus débordants d’enthousiasme, mais ils se fient à vous pour les ramener chez eux.
— Je sais. » Jamais cette pression n’avait diminué la confiance que lui vouaient ces hommes et ces femmes, leur certitude qu’il attribuait à leur vie une valeur inestimable. Mais il savait aussi qu’il leur ordonnerait tôt ou tard de se fourrer dans une situation où ils risqueraient de trouver la mort et que, probablement, certains d’entre eux ne rentreraient pas chez eux.
« Je vous demande pardon. Mais il y a encore une chose que vous devriez savoir et qui me porte sur les nerfs. Ça n’a rien à voir avec les politiciens. Il me semble. Mais c’est très étrange. L’Indomptable a encore perdu aujourd’hui un terminal de distribution d’énergie.
— Trop endommagé pour qu’on le répare, voulez-vous dire ? » s’enquit-il en se demandant pourquoi elle amenait ce sujet sur le tapis. Il arrivait parfois aux terminaux de tomber en rade. Ces pannes étaient sans doute peu fréquentes, mais rien ne dure éternellement.
« Il est complètement cuit. Rien à sauver. » Elle s’arrêta de marcher pour le fixer droit dans les yeux. « D’ordinaire, je ne vous embête pas avec des problèmes matériels. Faire fonctionner l’Indomptable m’incombe à moi seule, pas à vous. Mais il en avait déjà perdu trois en mon absence. En fait, deux n’ont pas passé l’inspection et un troisième était si branlant que mon second a pris l’initiative bienvenue de le débrancher également. Fort heureusement, Varandal a pu nous fabriquer des unités de remplacement, mais nous venons d’en perdre un quatrième. »
Geary détourna les yeux pour réfléchir. « Quatre terminaux ? En quelques mois ? C’est un taux de panne bien élevé pour un bâtiment qui n’a subi aucun dommage au combat durant cette période. Je ne me souviens pas d’avoir rien entendu de tel voilà un siècle.
— Les vaisseaux étaient sans doute construits différemment à l’époque, fit remarquer Desjani. Et ils n’avaient pas non plus à affronter les mêmes combats que les nôtres. Mais l’Indomptable n’avait jamais connu ce problème auparavant. J’ai demandé à mes gens de trouver l’origine des pannes, mais tous ses ingénieurs, comme ceux des auxiliaires, m’affirment que ces terminaux souffrent “d’un grave dysfonctionnement de leurs composants influant de manière très sévère sur les paramètres opérationnels”. Leur façon de dire qu’ils sont “cassés”.
— Tant de pannes sans que rien n’indique pourquoi ? » Geary fixa le pont en fonçant les sourcils puis lui fit signe. « Venez. Allons jeter un coup d’œil. » Il la précéda pour regagner sa cabine, lui désigna une chaise et s’assit à son tour. Il appela la base de données de la flotte et réduisit l’affichage des informations aux seules pannes des terminaux de distribution d’énergie survenues au cours des derniers mois. Une quantité terrifiante d’entrées relatives aux dommages pendant les combats apparurent, de sorte qu’il rétrécit encore le champ des recherches aux deux derniers. « L’Indomptable n’est pas le seul bâtiment qui en a été victime. L’Écume de Guerre en a perdu cinq, l’Amazone trois et le Léviathan quatre…» Plus rembruni que jamais, il ordonna au système de déterminer les points communs des vaisseaux affectés par ces pannes puis consulta la réponse. « Les plus anciens bâtiments de la flotte. Dont l’Indomptable.
— L’Indomptable a été lancé il y a près de trois ans, répondit Desjani. Bien peu de vaisseaux ont survécu aussi longtemps, ajouta-t-elle fièrement.
— L’Écume de Guerre est plus vieux d’un ou deux mois. » Geary afficha l’écran des communications. « Il faut que j’en parle au capitaine Smyth. »
À mesure que la date du départ de Varandal se rapprochait, la flotte avait regroupé ses unités, de sorte que le Tanuki et les autres auxiliaires ne se trouvaient plus qu’à quelques secondes-lumière. L’image du capitaine Smyth n’apparut dans la cabine qu’au bout d’un très bref délai de retard. Smyth salua comme de coutume à sa manière un tantinet relâchée, sans témoigner de son habituel enjouement.
« Les terminaux de distribution d’énergie des vaisseaux les plus anciens semblent poser des problèmes », lui annonça Geary.
Smyth poussa un gros soupir. « Par “plus anciens”, vous entendez tous ceux dont le lancement remonte à plus de deux ans, si je ne m’abuse, amiral ?
— Ça n’a pas l’air de vous étonner.
— Je me suis penché sur le problème et je suis parvenu ce matin, quand les rapports les plus récents concernant les pannes à bord de l’Indomptable et de l’Écume de Guerre sont arrivés, à une conclusion plutôt désagréable. Je ne me sentais pas tout à fait prêt à vous en faire part, mais, maintenant que vous m’en parlez, je dispose de résultats assez complets pour vous informer. » Smyth baissa les yeux alors que ses lèvres s’activaient encore puis les releva vers Geary. « Votre dernier vaisseau, le Merlon, quelle était la durée prévue pour son armement ? »
Geary dut se concentrer. Il lui semblait qu’une éternité s’était passée depuis qu’il avait arpenté pour la dernière fois les coursives du Merlon, mais, même s’il avait passé depuis un siècle en hibernation, ses souvenirs restaient vivaces. « Il devait déjà avoir une trentaine d’années d’existence quand j’en ai pris le commandement. L’espérance de vie de sa coque tournait autour d’une centaine d’années. C’était le chiffre prévu pour les bâtiments de sa classe. On aurait certes pu prolonger sa durée de vie si besoin, mais permettre à un de ces croiseurs lourds de survivre après cette date butoir d’un siècle aurait exigé une révision complète et des réparations très onéreuses. »
La plus totale incrédulité se lisait sur les traits de Desjani. « Cent ans ? On construisait réellement des vaisseaux dont on espérait qu’ils dureraient si longtemps ?
— Mais ils duraient effectivement si longtemps, affirma Geary. Du moins jusqu’au début de la guerre. Nous devions sans cesse remettre les systèmes à niveau pour les maintenir à la pointe de la technique, bien entendu.
— Sidérant, marmotta Smyth. J’aurais aimé voir ce vaisseau. La conception devait en être d’une qualité exceptionnelle. » Il secoua la tête en souriant tristement. « Savez-vous quelle est l’obsolescence intégrée des nôtres, amiral ? »
Les souvenirs que gardait Geary de ses premières impressions ne s’étaient pas effacés. « Lignes grossières, soudures bâclées. Ils sont construits à la va-vite. J’ai entendu dire qu’on ne s’attendait pas à ce qu’ils durent. »
Smyth hocha la tête. « Leur espérance de vie au combat n’excédait pas quelques mois. Deux ans tout au plus. Très peu de coques ont survécu plus de trois ans avant leur destruction. Cinq ? Aucun n’a tenu aussi longtemps. Absolument aucun. » Il embrassa l’Indomptable d’un grand geste. « Que son commandant et son équipage veuillent bien me pardonner, mais, compte tenu des critères qui ont présidé à sa conception, l’Indomptable est un très vieux monsieur. »
Sans doute parce que cette idée restait encore étrangère à Geary, Desjani saisit la première le sous-entendu. « L’Indomptable n’a pas été construit pour connaître une aussi longue carrière. Ses systèmes sont au bout du rouleau.
— Exactement, convint Smyth. Ils meurent de vieillesse, pour recourir à une comparaison biologique. Ces pannes des terminaux de distribution d’énergie survenues à son bord et celui d’autres bâtiments aussi vétustes sont l’équivalent des canaris qu’on installait dans les galeries de mines : les premiers composants qui flanchent parce qu’ils n’ont pas été conçus pour durer aussi longtemps. Regardez ça. » Une fenêtre s’ouvrit près de lui et il pointa une des informations qui s’y affichaient. « Les terminaux qui ont cédé sur l’Indomptable au cours des derniers mois sont précisément ceux qui n’ont été ni endommagés ni détruits au combat. Ils appartiennent à l’équipement d’origine et ils ont dépassé leur durée de vie prévue. Il en va de même des autres vaisseaux les plus anciens de la flotte. »
Geary fit la grimace en songeant à l’échelle des réparations impliquées. « Nous allons devoir remplacer la plupart de leurs systèmes de distribution d’énergie ?
— Non, amiral. » Smyth montra les paumes comme pour s’excuser. « Tout sur ces vaisseaux a été construit en se basant sur une durée de vie prévue de quelques années.
— Que nos ancêtres nous préservent !
— Je m’en suis ouvert aux miens, déclara Smyth. Hélas, je doute qu’ils soient en mesure de faire pleuvoir sur nous des équipements neufs et de nous aider à les installer. »
Desjani le fixait, horrifiée. « Si tous les bâtiments les plus vétustes présentent ces problèmes…
— … alors tous les bâtiments de la flotte devraient être touchés au cours des prochaines années, en effet. » Smyth soupira de nouveau. « C’est la mauvaise nouvelle.
— Il y en a une bonne ? s’enquit Geary en se demandant en quelle manière cette nouvelle donne allait affecter ses projets pour le départ.
— Relativement bonne. » Smyth afficha une autre fenêtre et montra les graphiques et les courbes qui s’y inscrivaient. « Tout d’abord, ces pannes ne vont pas toutes se produire en même temps. Mais selon une certaine courbe qui ne croîtra que très lentement à mesure que les vaisseaux les plus anciens, comme l’Indomptable, atteindront leur limite d’âge. Pendant quelque temps, du moins si nos auxiliaires chargés d’y remédier ne sont pas trop débordés par les réparations de dommages survenus au combat, la fabrication de nouveaux armements et ainsi de suite, ils pourront non seulement produire de nouveaux composants plus vite que les anciens ne flancheront et remplacer les vieux systèmes par des équipements à plus longue espérance de vie, mais même prendre de l’avance. Bien sûr, il nous faudra sans doute affronter malgré tout un sérieux effondrement au bout d’environ un an et demi, quand la majorité des vaisseaux de la flotte commenceront à atteindre leur durée de vie prévue de deux ans et demi à trois ans. »
Geary étudia les données en hochant la tête. « La bonne nouvelle s’arrête là ?
— Eh bien, les systèmes et les senseurs sont le principal problème. Les coques et armatures sont correctes. Elles devaient être fabriquées pour répondre à certains critères de résilience et de tolérance aux manœuvres lors des combats, ce qui signifie qu’elles risquent de durer. Le gouvernement ne pouvait pas se permettre trop de coupes claires dans ce budget, sinon les vaisseaux seraient tombés en morceaux lors des opérations. Nous n’avons donc pas à trop nous inquiéter de les voir partir en vrille en raison de leur seul âge avancé, mais je préconise malgré tout qu’on procède à des inspections chargées de repérer d’éventuelles faiblesses des coques et armatures dues à l’accumulation de stress.
— Ça me paraît une excellente idée. » Geary suivit de l’index le tracé d’un des graphiques. « Si cette courbe est exacte, un tiers environ des vaisseaux de la flotte devraient être aussi sérieusement abîmés dans environ un an et demi que s’ils avaient subi d’importantes avaries au cours d’un combat.
— Ça pourrait se produire dans dix-huit mois, prévint Smyth. Je me suis servi d’estimations plus optimistes, mais, si les contractants et les constructeurs ont cherché à rogner sur les coûts, les équipements pourraient bien ne pas survivre aussi longtemps. Et, bien entendu, si vous persistiez à livrer bataille, ça risquerait de compliquer encore l’affaire, car il nous faudrait alors procéder aux réparations des dommages et à la fabrication d’armes et de munitions de remplacement.
— Je tâcherai de m’en souvenir. Qu’en est-il des révisions régulières effectuées dans l’espace de l’Alliance ? En a-t-on tenu compte ? »
Smyth fit la grimace. « Le mot de “révision” n’a sans doute plus aujourd’hui le sens que vous lui accordez. Ça se limite à vérifier que les dommages ont été réparés et que tout fonctionne. »
Geary se rendit compte qu’il dévisageait de nouveau Smyth. « Pas de remplacement des systèmes vétustes ? Ni d’améliorations ?
— Si ce n’est pas carrément cassé à l’arrivée, ça n’est ni réparé ni remplacé. » Smyth haussa les épaules. « Cette manière de procéder s’est instituée au cours d’une très longue guerre durant laquelle on n’accordait aux vaisseaux qu’une espérance de vie très limitée. Pourquoi se mettre en frais pour rehausser un bâtiment qui sera vraisemblablement détruit dans l’année et remplacé par un neuf ? »
Geary se renversa en s’efforçant de saisir toutes les implications. « Cela doit changer. Le système doit désormais partir du principe que les bâtiments resteront en service durant une période plus étendue, et il faudra tenir compte de ce facteur lors des révisions, constructions et réparations, et les modifier en conséquence.
— Quelles constructions ? demanda Desjani. On finit de construire quelques coques avant de fermer les chantiers spatiaux. »
Smyth eut un sourire désabusé. « Exactement. Ce que vous dites est sensé, amiral, mais exigera non seulement un changement complet de mentalité de la part des officiers supérieurs, de toute la bureaucratie de la flotte et d’une bonne partie du gouvernement, mais aussi de très grosses sommes d’argent.
— Ils l’ont fait exprès, gronda Desjani. Ils savaient ce qui se passait et ils ont quand même transmis la patate chaude à l’amiral Geary.
— Je ne pense pas, laissa tomber Smyth. Ou, du moins, pas tout ce que ça implique. Nous-mêmes n’avions pas compris ce qui allait se passer. Dans le cas de l’amiral Geary parce que son expérience de ces problèmes date d’avant la guerre et, dans le vôtre, le mien et celui des autres officiers, parce que nous ne les avions jamais rencontrés. S’il advenait à un vaisseau de survivre à sa limite d’âge, il se retrouvait à ce point endommagé par les combats qu’il n’était plus bon qu’à la casse et au recyclage. » Geary jeta encore un regard aux graphiques en s’efforçant de faire le tri dans ses émotions. « Mais ce n’est pas parce que nous en parlons au QG et au gouvernement qu’ils prendront des mesures. Ils pourraient fort bien laisser la flotte se réduire rapidement, par pure usure, en tablant sur la durée de vie limitée de la coque. » Et en réduisant naturellement, à la même enseigne, l’ambition de ses missions en fonction de la diminution du nombre de ses vaisseaux. Il se demanda depuis quand on demandait aux gens d’en faire davantage avec des moyens de plus en plus restreints. Sans doute depuis l’époque où des protohumains manquaient déjà d’outils de pierre taillée. « Vous avez parlé d’argent. Combien nous en faudrait-il pour permettre à nos auxiliaires d’y remédier ? Je sais qu’ils sont en mesure de fabriquer et d’installer ce dont nous avons besoin, mais qu’est-ce que ça coûtera ? »
Smyth sourit comme un pirate devant un gros butin. « Nous affrontons en l’occurrence quelques éventualités assez énigmatiques, amiral. Tout dépend de la manière dont nous facturons ces travaux. Je dispose de comptes spéciaux. Cela entrerait certainement dans ces comptes. Les dommages infligés au combat doivent être réparés, selon le règlement de la flotte, et les frais répartis en divers comptes du QG, mais évaluer l’étendue de ceux de ces dommages qui doivent l’être reste un exercice périlleux. Il arrive parfois qu’on ne puisse même pas les identifier longtemps après la bataille, et attribuer la panne à un combat devient alors une pure question de jugement. Je ne vais sûrement pas critiquer des affirmations selon lesquelles certaines pannes seraient dues à des engagements antérieurs. Et, bien sûr, si nous rencontrons des dysfonctionnements durant les opérations, ils tombent sous le coup des comptes opérationnels. »
Pour la première fois depuis le début de la conversation, Geary eut envie de sourire à l’ingénieur. « Jusqu’à quel point pourriez-vous puiser dans les comptes de la flotte et du QG avant qu’on ne s’en rende compte et qu’on tente de réagir ?
— Je ne ferais certainement rien de malséant, amiral, répondit benoîtement Smyth, mais il est de mon devoir de veiller au bon fonctionnement des vaisseaux de la flotte. Ça risque de demander beaucoup de travail. Les subsides nous parviennent par différents canaux, services et organisations, selon leur destination et la raison de leur emploi. Décider de la manière dont les travaux seront facturés, du montant, de la répartition et de la justification de ces coûts, eh bien… cela occupe déjà, dans des conditions normales, un tas de gens qui feraient sans doute mieux de s’employer à autre chose. Dans ces conditions exceptionnelles, cela exigera de prendre des décisions judicieuses. Les services gouvernementaux et le QG auront sans doute du mal à faire le tri, surtout depuis que le bruit court que les subsides risquent d’être coupés maintenant que la guerre est finie, mais je suis bien certain que si l’on trouve des irrégularités dans le processus ou le moyen d’additionner les montants impliqués, on finira tôt ou tard par revenir à la charge pour nous demander des explications.
— Absolument, convint Geary. Vous avez d’ores et déjà échafaudé un plan ?
— Il n’est pas loin d’être achevé, mais je dois encore revoir certains détails et, comme je l’ai dit, il faut se montrer assez souple en matière de financement. » Smyth sourit à Desjani. « Ne craignez rien, capitaine. L’Indomptable retrouvera sa vigueur et sa jeunesse, et vous autres combattants pourrez de nouveau charger bille en tête pour vous efforcer de le recasser. L’équipage du Titan est le plus expérimenté et je vais donc l’affecter sur-le-champ aux réparations de votre bâtiment, si vous êtes d’accord, amiral.
— Parfaitement. » Geary engloba l’ensemble de la flotte d’un grand geste. « Qu’en est-il de nos projets ? Cela affectera-t-il les opérations prévues ?
— Dans l’idéal, nous devrions rester sur place pour tout réparer, déclara Smyth. Mais je doute que le gouvernement consente à nous laisser ne rien faire, à part des trous dans l’espace autour de Varandal, au cours des deux prochaines années. Si vous me demandiez si cela signifie que nous ne pouvons mettre le cap vers une zone inconnue de l’espace au-delà des frontières humaines, eh bien, je vous répondrais que je n’y vois pas d’inconvénient. Mieux vaut partir le plus tôt possible, pendant que les bâtiments sujets à des pannes sont encore rares.
— Merci, capitaine Smyth. » L’image de l’ingénieur évanouie, Geary se tourna vers Desjani. « C’est moche, mais ç’aurait pu être pire.
— Remercions les vivantes étoiles de disposer désormais de huit auxiliaires, répondit-elle. Avez-vous vu la tête que tirait Smyth quand il a parlé de truquer le système ? Ce n’est pas la première fois qu’il s’y adonne.
— Il le fait pour la bonne cause, fit remarquer Geary.
— En partie pour la bonne cause, rectifia-t-elle. Mais que mijote-t-il encore ? Qu’a-t-il déjà magouillé sans se faire prendre ? Il pourrait aussi bien disposer de casinos sur ses huit auxiliaires.
— Qui pourrait bien surveiller ce genre d’opérations ? »
Desjani réfléchit. « Je n’en sais rien. Roberto Duellos aime bien jouer les dévoyés mais, en réalité, il est droit comme un I. Il nous faudrait quelqu’un qui sache si bien comment fonctionne le monde de Smyth qu’il pourrait repérer un quark mal placé ou planquer un cuirassé en pleine vue. Au moins un première classe ou un officier sorti du rang. Je vais me renseigner si des gens connaîtraient un candidat acceptable. »
Après son départ, Geary afficha les données de ces huit auxiliaires afin de se rassurer en vérifiant leurs capacités. Titan, Tanuki, Sorcière, Djinn, Alchimiste, Cyclope, Kupua et Domovoï. Il se félicitait de pouvoir compter sur les deux derniers, qui faisaient partie de la même classe que le Titan et venaient tout juste d’être achevés quand la nouvelle de la cessation des hostilités avait signé le gel brutal de la plupart des constructions. Disposer de ces huit auxiliaires lors de la longue retraite à travers le territoire syndic leur aurait sans doute grandement facilité le voyage. Hélas, il avait dû faire avec la moitié et, en outre, il avait perdu le Gobelin en chemin. Cette fois, avec huit auxiliaires et un bien moins grand nombre de vaisseaux qui dépendraient d’eux pour les réparations et le réapprovisionnement en carburant, il disposerait en matière de logistique d’une marge de sécurité beaucoup moins étroite et pourrait entrer dans le territoire extraterrestre et en ressortir sans s’inquiéter d’épuiser ses réserves.
Naturellement, cette marge de sécurité avait un prix. Les bâtiments massifs qu’étaient le Titan, le Tanuki, le Kupua et le Domovoï, pouvaient être au mieux qualifiés de limaces quand leurs soutes étaient remplies à ras bord de minerais bruts. Le Sorcière, le Djinn, l’Alchimiste et le Cyclope étaient sans doute plus petits et maniables, mais encore très loin de justifier leur appellation officielle d’« auxiliaires rapides de la flotte ». À l’intérieur d’un système stellaire, la flotte devrait limiter sa célérité pour composer avec leur lenteur et, s’il lui arrivait à nouveau de combattre, protéger ces bâtiments très légèrement armés resterait un souci majeur.
Desjani l’appela à peine une heure plus tard. « Une navette du Tanuki à l’approche. Il y a un visiteur pour vous à son bord. »
Compte tenu de l’aisance avec laquelle s’effectuaient les visites virtuelles, tout déplacement physique réel entre deux vaisseaux restait un phénomène peu fréquent. Quoi qu’il en soit, le plus sûr des logiciels de sécurité était incapable d’assurer une discrétion parfaite lors d’une entrevue virtuelle et, manifestement, le capitaine Smyth avait à lui communiquer d’autres informations qui ne souffraient pas d’être entendues.
Or l’officier qui se présenta vingt minutes plus tard dans sa cabine n’était pas Smyth mais un lieutenant. Un lieutenant aux cheveux verts. Pas seulement des reflets, mais la chevelure tout entière d’un vert vif. « Lieutenant Elysia Jamenson, amiral. Le capitaine Smyth estime que je dois vous rencontrer en personne pour débattre avec vous de mon rôle dans les réparations et, plus généralement, l’état de préparation de la flotte. »
Geary invita le lieutenant à s’asseoir en face de lui et s’accorda le temps de l’évaluer avant de lui poser la question qui coulait de source. « Pourquoi le capitaine Smyth pense-t-il que je doive vous rencontrer en personne, lieutenant Jamenson ? »
Assise le dos très raide au lieu de se détendre, Jamenson répondit sur un ton prosaïque : « Le capitaine Smyth m’a ordonné de travailler directement avec vous sur les problèmes posés par la maintenance de la flotte, amiral Geary. Je serai responsable de la rédaction des rapports, des réquisitions et de toutes les autres questions de logistique et d’approvisionnement relatives au maintien des vaisseaux dans le meilleur état possible de préparation, ainsi que de vous fournir des rapports circonstanciés sur l’avancement de ces travaux. »
Geary se rejeta en arrière, le menton en appui sur un poing. Jamenson devait avoir dans les vingt-cinq ans, ce qui correspondait à son grade, bien jeune pour qu’on lui confiât une telle responsabilité. « Que voit donc en vous le capitaine Smyth qui lui donne la certitude que vous êtes taillée pour cette mission ?
— Je brouille les données, amiral.
— Pardon ?
— Je brouille les données. » D’un geste, Jamenson embrassa la totalité de l’univers. « J’ingère les informations, les réquisitions et les rapports et je les restitue sous une forme pratiquement incompréhensible. »
Geary réussit à ne pas éclater de rire. « Veuillez me pardonner, mais j’ai déjà rencontré bon nombre de gens, et de lieutenants, qui en étaient capables.
— Certes, amiral, mais, voyez-vous, je peux le faire délibérément, et je ne modifie pas réellement les informations, je n’en fais pas mauvais usage ni ne les restitue sous une forme qui contreviendrait au règlement de la flotte ou à d’autres normes. Elles restent complètes, exactes et convenablement exposées. C’est seulement qu’elles deviennent très, très difficiles à saisir. »
Cette fois, Geary ne put s’empêcher de rire. « Vous allez donc en faire autant pour la besogne qu’effectueront les auxiliaires dans le cadre de la maintenance de nos vaisseaux et, malgré tout, embrouiller à ce point le QG et la bureaucratie civile qu’ils n’auront plus aucune idée de ce que nous dépensons ?
— Telles sont mes instructions, amiral. »
Pas étonnant que Smyth n’ait pas eu envie qu’on enregistrât cette conversation par le truchement des systèmes de communication de la flotte. « Et comment serons-nous censés, les gens de la flotte et moi, nous tenir au courant des progrès de ce travail ? »
Jamenson sourit avec assurance. « Je peux aussi travailler en sens inverse, amiral. Tant que l’information me parvient sous une forme valide, je peux également démêler l’écheveau et la restituer de manière intelligible. »
Geary se rendit compte qu’il l’avait fixée en haussant les sourcils. « Voilà un éventail de talents extrêmement impressionnant, lieutenant. Où avez-vous appris à faire ça ?
— Ça m’est venu naturellement, amiral. Mon père disait que je le tenais de ma mère.
— Je vois.
— Le capitaine Smyth m’a aussi priée de vous dire qu’il le prendrait très mal si vous me débauchiez pour m’inclure dans votre état-major, amiral. »
Il y avait comme une touche d’excuse dans la voix de Jamenson.
Geary laissa encore échapper un rire. « Le capitaine Smyth et vous-même pouvez dormir sur vos deux oreilles à cet égard. Je préfère confier d’autres missions aux membres de mon état-major, afin qu’ils fassent ce que j’attends d’eux au lieu de chercher à meubler leurs heures creuses en s’efforçant de trouver, pour eux-mêmes ou pour d’autres, des tâches supplémentaires à accomplir.
— J’en ferai part au capitaine Smyth, amiral.
— Merci. » Geary s’interrompit pour observer encore le jeune lieutenant, en se demandant à quoi le capitaine Smyth avait bien pu employer ses talents par le passé. Cette aptitude à confondre la bureaucratie sur la réalité de vos agissements pouvait se révéler inestimable. « J’aimerais m’assurer que nous sommes sur la même longueur d’onde relativement à nos objectifs. Comment concevez-vous vos responsabilités ?
— Il m’incombe de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour permettre à la flotte de se maintenir dans son état actuel de disponibilité et d’améliorer ses systèmes existants afin de la rendre plus efficace à long terme, récita-t-elle.
— Parfait. Avez-vous des questions à poser sur mes exigences ? »
Elle hésita pour la première fois, ce qui rassura un tantinet Geary. Les officiers trop sûrs d’eux pouvaient aisément en faire trop ou commettre des impairs. « Je crois comprendre que vous préférez travailler dans les limites du règlement, amiral.
— C’est exact.
— Y a-t-il des circonstances… insista-t-elle prudemment, où vous approuveriez des décisions contraires à…
— Non. » Il lui adressa un sourire encourageant afin d’atténuer la brutalité de sa réponse monosyllabique. « Si nous en avions à ce point besoin, j’attendrais de gens comme vous et le capitaine Smyth qu’ils trouvent un moyen d’obtenir ce résultat conformément au manuel. D’une manière ou d’une autre. En profitant d’un vide juridique ou d’une interprétation susceptible d’être défendue et justifiée. » Le souvenir du désastre qu’on avait récemment frôlé avec cette affaire de cour martiale collective au motif de niveaux trop faibles des cellules d’énergie refit brusquement surface, effaçant son sourire. « Je tiens à ce que nul ne commette l’erreur de croire que je demande aux gens d’enfreindre les règles. Si c’est la seule option qui se présente, j’en prends personnellement la responsabilité. Nous ne faisons rien de ce genre sous le manteau, même s’il nous est loisible de compliquer la tâche de ceux qui chercheraient à nous percer à jour. »
Le lieutenant Jamenson avait écouté attentivement et elle hocha la tête. « Je comprends, amiral.
— Très bien. Autre chose ?
— Le capitaine Smyth m’a priée de vous inviter à visiter le Tanuki en personne à votre convenance, amiral, déclara-t-elle. Je dois vous dire que les réserves du Tanuki contiennent les meilleurs crus, liqueurs et autres breuvages distillés et fermentés de l’univers connu. »
Ça expliquait en partie ce que Smyth avait maquillé. Geary se demanda combien de hauts gradés avaient découvert de mystérieuses absences dans leurs cargaisons de produits de luxe, attribuées à de la « casse en court de transfert » ou à d’autres excuses du même ordre, et combien de réquisitions provenant du Tanuki et portant sur des articles inhabituels étaient passées inaperçues grâce à leur formulation inventive. « Merci, lieutenant Jamenson. J’ignore quand je pourrai me rendre en personne à bord du Tanuki, mais je garderai cette offre à l’esprit. J’ai hâte de travailler avec vous.
— J’effectuerai la plupart de mes visites par le biais du logiciel de communication virtuelle de la flotte, ajouta-t-elle, mais le capitaine Smyth tenait à ce que je vous expose mon rôle en personne. »
Desjani avait eu raison. S’agissant de jouer à des petits jeux dont il ne tenait pas trop à laisser des traces superflues dans les archives de la flotte, le capitaine Smyth était bel et bien un vieux de la vieille. « Bonne idée, lieutenant. Il y a encore autre chose que j’aimerais vous demander, dans la mesure où le capitaine Smyth et vous-même comprenez la nécessité de faire profil bas.
— À propos de mes cheveux, amiral ? demanda Jamenson.
— Oui. J’ai déjà vu d’autres spatiaux aux cheveux verts, mais je ne leur en ai jamais parlé puisque c’est conforme au règlement de la flotte. Mais c’est malgré tout légèrement flamboyant. »
Jamenson eut un sourire penaud. « C’est ma couleur naturelle, amiral. Je viens d’Éire.
— D’Éire ? » Ce nom ne lui disait rien, de sorte qu’il afficha une carte stellaire. « C’est un système relativement lointain, colonisé directement à partir de la Vieille Terre.
— Oui, amiral. Ses premiers colons avaient un certain penchant pour cette nuance de vert et sans doute ont-ils eu la main un peu trop lourde en matière d’ingénierie génétique. » Elle effleura sa tempe. « C’est réversible, mais nombre d’entre nous pensent qu’il serait malséant de changer ce à quoi tenaient tant nos ancêtres. C’est quasiment inoffensif pour nous et ça ne nuit pas à autrui.
— Quasiment inoffensif ? » s’enquit Geary, en se souvenant qu’il s’était demandé pourquoi diable un officier de la flotte choisissait une telle nuance.
« Je ne peux rien changer à la façon dont me voient les autres, amiral. Mais ça m’a valu un surnom. On m’appelle Shamrock depuis que j’ai quitté ma planète natale.
— Shamrock ? C’est une plante, non ?
— Une plante verte, amiral. Le trèfle. Il y en a partout sur Éire. » Nouveau sourire penaud. « Encore une chose que nos ancêtres avaient à cœur. »
Après le départ du lieutenant Jamenson, Geary monta sur la passerelle. À mesure que se rapprochait la date du départ, il était devenu de plus en plus fébrile, pressé d’agir, de ne s’intéresser qu’à la seule raison de l’existence de la flotte, de se soustraire à de nouveaux messages potentiels du QG et à l’éventualité de contrordres en provenance du gouvernement.
Desjani l’y avait précédé, bien entendu, et finissait à l’instant de procéder à une simulation d’entraînement pour son équipe. « Intéressant entretien ? demanda-t-elle.
— Instructif.
— Puisque vous avez l’air d’insister pour que je vous pose directement la question, pourquoi le capitaine Smyth a-t-il envoyé un lieutenant aux cheveux verts vous parler en personne ?
— Son travail est de brouiller les pistes. »
Desjani attendit un instant de voir si Geary ne plaisantait pas. « Si vous aviez besoin d’un lieutenant capable de brouiller les pistes, j’en connais au moins un à bord de l’Indomptable qui pourrait remplir cette fonction.
— J’en prends note. Je vous exposerai son talent particulier un peu plus tard, ici même. » Les champs d’intimité qui enveloppaient son siège et celui de Desjani étaient sans doute relativement efficaces, mais Geary savait d’expérience qu’un jeune officier pouvait glaner d’importantes quantités d’informations en observant ses supérieurs à la dérobée. Il s’installa dans son fauteuil, parcourut du regard la passerelle de l’Indomptable et dut réprimer un soupir de satisfaction. « Voyez-vous, après avoir eu affaire au Grand Conseil, aux politiciens de l’Alliance et au QG, traiter de nouveau avec des menteurs de Syndics et des extraterrestres homicides me paraîtra un soulagement.
— Le danger vous fait aspirer à regagner votre lointaine planète natale, mais elle a parfois le don, quand vous y débarquez, de vous inciter rapidement à retrouver les dangers éloignés, hasarda Desjani.
— Vous avez réellement l’art et la manière avec les mots, capitaine Desjani. Quand nous étions sur Kosatka…
— … les quatre jours ?
— … avez-vous eu l’occasion de discuter avec votre oncle l’agent littéraire ?
— Une seule fois. » Son regard se fit distant. « Il voulait que je lui écrive un récit de notre voyage de retour vers l’espace de l’Alliance à partir du système stellaire central des Syndics. Je lui ai répondu que ç’avait surtout été rasoir.
— Sauf quand c’était terrifiant, non ? »
Elle sourit. « Et je lui ai dit aussi que je tairais les histoires personnelles. Pour un peu, on aurait vu ses rêves tomber en poussière. »
Geary dut réprimer un rire. « Vous avez réduit en miettes les rêves d’un agent littéraire ?
— Ça fait presque de moi un écrivain, non ? »
Le reste de la semaine s’écoula trop lentement, à se demander ce qui allait se passer ensuite, et trop vite eu égard au travail qu’il fallait encore abattre. Le flot de personnel regagnant les vaisseaux en fin de permission occupait les navettes à plein temps, tandis que les promenades de Geary dans les coursives de l’Indomptable exigeaient des détours de plus en plus nombreux à mesure que les ingénieurs du Titan bloquaient la circulation par une valse constante de barrières et qu’ils en arrachaient joyeusement les éléments et les remplaçaient par d’autres composants récemment fabriqués pour jouir d’une plus longue durée de vie.
Le docteur Setin, qui se présenta lui-même comme le responsable du groupe d’experts (« sans pour autant en être le chef au sens strictement hiérarchique du terme »), réussit à s’échapper assez longtemps du Tsunami, où Carabali les avait entassés, pour gagner l’Indomptable par navette. « Une fantastique opportunité ! affirma-t-il à Geary. Rencontrer une autre espèce intelligence que la nôtre, vous rendez-vous compte à quel point c’est excitant ?
— Oui, répondit Geary en lui souriant poliment, tout en repensant à la bataille de Midway.
— Mais vous les avez vous-même rencontrés ! Comment était-ce ?
— Excitant. »
Le docteur Setin était muni d’autorisations lui permettant de consulter les archives de la flotte portant sur les contacts avec les Énigmas, de sorte que Geary lui fournit les informations requises et le renvoya sur le Tsunami.
La veille du départ, tenant à mesurer par lui-même les progrès des réparations du cuirassé et le moral de son équipage, Geary s’offrit une tournée virtuelle à bord de l’Orion. Il avait pris la triste habitude de voir ce bâtiment lui faire faux bond lorsqu’on avait le plus impérieusement besoin de ses services et, en dépit de toute la confiance que Desjani plaçait en Shen, il ne pouvait s’empêcher de penser que le remettre sur ses rails risquait de tenir du miracle.
Shen semblait plus furibard que jamais lorsqu’il guida la présence virtuelle de Geary à travers l’Orion, en désignant de temps en temps une pièce mais en laissant le plus souvent la parole à ses hommes d’équipage. Un nombre assez remarquable de réparations avaient d’ores et déjà été effectuées, mais Geary fut davantage impressionné par la perspicacité de ces hommes lorsqu’ils lui parlaient de leur travail. « Tous les servants des batteries sont pleinement brevetés, tous les projecteurs de lances de l’enfer opérationnels à cent pour cent », déclara fièrement un sergent-chef. Geary s’arrêta pour examiner sa batterie.
Shen regarda autour de lui avec la tête d’un homme affligé d’une ampoule au pied et concentra son attention sur le sergent-chef. « Lironi a terminé sa qualification ? »
Le chef montra un des spatiaux d’un rang proche. « Oui, commandant
— Il était temps. » Shen s’adressa directement au matelot. « Vous auriez pu faire ça dix mois plus tôt et vous commanderiez à présent à cette batterie. La prochaine fois, tâchez de ne laisser tomber ni l’Orion ni vous-même. »
« Ils ont bonne allure, lui confia Geary en partant. Tant le bâtiment que les hommes. »
Fronçant les sourcils comme si Geary venait d’enfoncer une porte ouverte, Shen salua avec raideur juste avant que l’amiral ne coupe la connexion. Geary resta un bon moment planté dans sa cabine à se masser la nuque en se demandant comment réagirait l’Orion la prochaine fois qu’il ferait appel à lui.
Le lendemain, Desjani et lui s’assirent sur la passerelle de l’Indomptable ; Geary s’apprêtait à donner à la flotte l’ordre de quitter l’orbite autour de Varandal pour gagner le point de saut vers Atalia, dans l’espace des Mondes syndiqués, ou, plutôt, dans ce qu’avait été l’espace syndic avant que l’autorité des Mondes syndiqués ne commence à s’effondrer. Le statut actuel d’Atalia restait indécis, ce qui était déjà beaucoup mieux qu’hostile.
Ainsi qu’il l’avait plus ou moins redouté et s’y était à moitié résigné, une transmission urgente lui parvint. « Amiral Timbal ? » s’enquit-il. Timbal était jusque-là resté un soutien fiable, mais à présent son masque était rigide. « J’espère que vous n’appelez que pour nous souhaiter bon vent. » Timbal s’en était déjà acquitté quelques heures plus tôt, mais Geary pouvait toujours espérer.
Compte tenu de la distance de la station d’Ambaru, la réponse de Timbal ne lui parvint que trente secondes plus tard. « Avez-vous reçu des instructions relatives à vos auxiliaires, amiral Geary ?
— À mes auxiliaires ? » Le plan de Smyth serait-il déjà compromis ? La flotte partait dans une heure. « Non.
— Je viens de recevoir des ordres hautement prioritaires m’instruisant de reprendre le contrôle immédiat du Titan, du Tanuki, du Kupua et du Domovoï. Ils doivent être détachés sur-le-champ de la Première Flotte pour être affectés à d’autres missions. »