Cinq

S’étant précisément préparé à ce genre de questionnement, Geary hocha simplement la tête. « Qu’est-ce qui les dérange ? »

Badaya lui jeta un regard intrigué. « Je vous fais confiance, bien entendu, mais j’avoue avoir aussi les idées un peu embrouillées. Pourquoi quittez-vous le territoire de l’Alliance ? Il crève les yeux que les politiciens échappent pratiquement à tout contrôle. Cette inepte tentative de faire passer la moitié de la flotte en cour martiale en est la preuve flagrante. Qui sait à quelle stupidité ils risquent encore de se livrer en votre absence ?

— Ces accusations provenaient du QG de la flotte, rectifia Geary. J’ai réglé ce problème. Tout le monde aurait dû s’y attendre. »

Ne semblant aucunement s’émouvoir de cette nouvelle rebuffade à peine voilée, Badaya écarta les mains. « Vous avez raison de dire que, pour vous faire confiance, il nous faut partir du principe que vous avez la haute main. Mais vous êtes resté absent très longtemps et, si chacun sait que, sous le couvert d’une lune de miel, vous cherchiez en fait à remettre le gouvernement à sa place, nous restons aussi conscients que redresser l’Alliance serait pour n’importe qui une tâche ardue.

— Certes, lâcha innocemment Desjani. Nous nous sommes livrés à de nombreuses manœuvres politiciennes au cours des dernières semaines.

— Naturellement », approuva Badaya, apparemment inconscient du double sens de l’affirmation de Desjani, même si Duellos, de son côté, manqua s’étouffer et masqua son embarras d’une quinte de toux. « Le problème, maintenant, c’est que vous vous défilez. Très loin. Qu’arrivera-t-il ici en votre absence ?

— Une très forte menace, hors de l’espace de l’Alliance, doit absolument être évaluée, mesurée et, si nécessaire, de nouveau écrasée, répliqua encore Desjani, cette fois sur un ton égal tout professionnel. Qui auriez-vous choisi pour mener cette mission à bien ? »

Badaya garda un instant le silence. « Je n’en sais rien. J’en serais moi-même incapable. Si j’avais été aux commandes à Midway, je n’aurais pas su deviner à temps ce qui se tramait, ces foutus extraterrestres nous auraient probablement battus à plate couture et ils auraient remporté ce système stellaire. Si douée que vous soyez, Tanya – et vous aussi, Roberto – je ne crois pas non plus que vous en auriez été capables. Pas tout seuls. » Il se renversa dans son siège et se massa le menton, le regard oscillant de Geary à Desjani. « On peut sans doute déléguer certaines tâches, mais, s’agissant des manœuvres d’une flotte…

— L’amiral Geary n’a pas son égal, termina Desjani pour lui, apparemment oublieuse de la gêne où cette dernière phrase plongeait Geary. Il y a certes au sein de l’Alliance certaines magouilles d’ordre politique que d’autres peuvent contrôler et circonvenir. Mais la menace extérieure requiert son attention personnelle. En convenez-vous ?

— Absolument ! Ces “autres”… Vous fiez-vous à eux ? »

Geary réfléchit au Grand Conseil, à cet homme usé mais apparemment sincère qu’était Navarro, à l’indéchiffrable Sakaï et à cette tracassière de Suva. Sans parler des autres sénateurs qu’il avait déjà rencontrés. Avait-il d’autre choix que de leur faire confiance ? Et qui aurait-il vu, d’ailleurs, de mieux qualifié et de plus digne de confiance, s’il avait pu choisir. « Il faut faire avec, finit-il par répondre.

— Le vieux dilemme de tout général, fit remarquer Duellos. Il faut faire avec ce qu’on a, pas avec ce qu’on aimerait avoir.

Combien de désastres sont-ils dus à des gens qui ont pris leurs désirs pour des réalités ?

— Sans doute innombrables, admit Badaya. Mais, puisqu’on parle de ce que nous avons, les vaisseaux de la République de Callas et de la Fédération du Rift semblaient passablement convaincus qu’il leur faudra bientôt se séparer de nous.

— C’est compréhensible, affirma Duellos. Ils avaient été détachés pour la durée de la guerre et elle est officiellement terminée.

— Mais cette déclaration officielle s’accompagne d’un certain foutoir. » Badaya fronça de nouveau les sourcils. « Le bruit court que la République de Callas et la Fédération du Rift vont bientôt quitter l’Alliance et couper tous les liens maintenant qu’elles n’en ont plus besoin.

— On en parle effectivement, dit Geary. Elles ont toujours été des puissances indépendantes qui ont choisi de s’unir à l’Alliance durant la guerre.

— Mais… leur permettre de lui tourner le dos maintenant…

— Jamais l’Alliance ne les a contrôlées, fit remarquer Duellos. Ni avant ni aujourd’hui. Leurs forces terrestres et spatiales sont autonomes, tout comme leur gouvernement. »

Badaya eut une mine écœurée. « Il nous faudrait les vaincre pour les mettre au pas. Une bonne guerre civile.

— Ou une pure et simple guerre de conquête, selon la manière dont leurs populations se définissent relativement aux liens actuels de ces puissances avec l’Alliance, lâcha Duellos. Mais, dans l’un ou l’autre cas, ça reviendrait à faire ce qui a rendu si longtemps et si tristement célèbres les Mondes syndiqués.

— Elles ne valent pas une telle souillure à notre honneur, grommela Badaya. Vous avez bien fait de leur permettre de partir à leur guise, amiral. »

Duellos toussa discrètement, sans doute pour cacher un nouvel éclat de rire, tandis que Geary adressait à Badaya un hochement de tête comme s’il avait effectivement décidé de la suite. « Le départ de ces vaisseaux va sans doute laisser un grand trou dans la flotte, reconnut-il. Mais rien que nous ne puissions pallier. Ce n’est pas comme si nous pouvions les retenir par la force. Je les regretterai, mais je ne tiens pas à me retrouver engagé dans un combat avec pour alliés des gens qui ne nous soutiennent qu’à la pointe du revolver. »

Il s’arrêta pour observer Badaya. Si épineux que fût le problème qu’il posait, Badaya avait toujours été un officier convenable à l’esprit rapide. En dehors de son inclination à s’opposer au gouvernement, c’était aussi, autant que pût le dire Geary, un homme honorable. Mais cette propension elle-même prenait sa source dans la certitude que ce gouvernement corrompu n’était plus représentatif de la population de l’Alliance. Et je répugne à induire en erreur des gens comme Badaya sur le rôle que je joue actuellement. Si je parviens à les inciter à accepter le gouvernement… « Sur le long terme, il va falloir de nouveau se fier au gouvernement.

— Ce n’est pas moi qui en disconviendrai, déclara Badaya.

— Autre raison pour laquelle il me semble si important de ne pas rester ici trop longtemps », poursuivit Geary en se demandant ce qui lui inspirait ces paroles. Peut-être ses ancêtres lui soufflaient-ils les arguments dont il avait besoin. « Nous ne pouvons pas laisser croire aux gens que je suis le seul à pouvoir agir et que je dois donc prendre les commandes. Je ne suis pas indispensable dans la mesure où je suis faillible, où je ne peux pas non plus être partout et où, inéluctablement, le jour finit par venir où chacun de nous quitte ce monde pour rejoindre ses ancêtres. L’Alliance ne peut pas dépendre de moi.

— Votre exemple a rappelé à la flotte une bonne partie de son honneur d’antan, avança Duellos, à présent très grave. Peut-être reste-t-il aussi de l’espoir pour le gouvernement.

— Les politiciens ne changent pas si facilement de peau, déclara Badaya. Mais vous avez raison, amiral. Entièrement. Les citoyens devront élire un gouvernement digne de ce nom. C’est leur responsabilité. Comme la vôtre est de commander à un vaisseau. Vous êtes essentiel. Vos décisions sont cruciales. Mais, si vous mouriez et que les officiers survivants de ce vaisseau se révélaient incapables de le faire fonctionner parce que vous ne les y auriez pas préparés, alors vous auriez failli au premier de vos devoirs.

— Exactement, lâcha Geary. Cela veut-il dire que j’ai répondu à vos questions ?

— Au moins à quelques-unes qui ne m’étaient pas venues à l’esprit. » Badaya se leva et salua. « Oh, et toutes mes félicitations à tous les deux, si je peux me permettre un instant de me départir de mon comportement officiel. » Il décocha à Desjani un sourire radieux. « Et vous l’avez fait selon les règles ! Sans enfreindre le règlement ! J’espère que vous aurez eu largement le temps, durant votre lune de miel, de vous consacrer à autre chose qu’à la politique ! » Badaya disparut en faisant moult clins d’œil.

« Je vais tuer ce bœuf un de ces jours, déclara Desjani.

— Veillez à le faire selon les règles, conseilla Duellos avant de se tourner vers Geary. Vous avez marqué un point en disant que vous refusiez d’être indispensable à l’Alliance. Maintenant que vous disposez d’un commandement à long terme, vous devriez peut-être songer à ce qui se passerait si nous perdions notre amiral en chef. »

Geary s’assit et appuya la tête sur sa main ; tout ce stress qu’il venait de subir, tant mentalement qu’émotionnellement, l’avait épuisé, et il n’aspirait qu’à quelques moments de détente. « Je vais devoir désigner officiellement un second.

— Vous ne pouvez pas choisir n’importe qui », intervint Desjani.

Duellos approuva d’un hochement de tête. « Ancienneté et honneur, amiral. C’est ainsi que nous avons exercé le commandement pendant longtemps.

— Quand Bloch vous a désigné pour devenir le commandant par intérim de la flotte, vous n’étiez pas seulement Black Jack, ajouta Desjani. Mais aussi le capitaine le plus ancien de la flotte, compte tenu de la date à laquelle vous aviez obtenu ce grade. Et, même alors, certains ont cherché à contester la validité de cette ancienneté. Vous vous rappelez ?

— J’aimerais assez oublier une bonne partie de ce qui s’est passé durant cette période, soupira Geary. Quel est le plus ancien officier de la nouvelle flotte ?

— Sans doute Armus, répondit Duellos en plissant pensivement le front. Mais, même si c’est le cas, les commandants de cuirassé se sont souvent effacés ou ont été écartés quand de tels problèmes se sont posés.

— Le capitaine Tulev est probablement le plus ancien commandant d’un croiseur de combat », affirma Desjani en s’illuminant. Elle tapota à plusieurs reprises sur son unité de com personnelle et son sourire s’effaça. « Non. Il arrive en troisième position. Vous êtes le huitième, Roberto.

— Et vous devriez être la septième, reconnut Duellos en lui faisant une petite révérence. Je respecte toujours mes aînés.

— Allez au diable, répondit Desjani sans aucune véhémence.

— Qui est plus ancien que Tulev ? s’enquit Geary.

— Badaya arrive en second et le premier est… Vente, de l’Invulnérable.

— Nos ancêtres nous préservent. » Une migraine familière menaçait à nouveau de poindre.

Duellos se massa le menton. « Badaya n’accepterait tout bonnement pas Vente. Il tenterait d’obtenir des commandants de la flotte qu’ils soutiennent sa nomination au poste de commandant en chef. Ce qui, s’il y parvenait, pourrait poser un problème. Et il y réussirait sûrement dans la mesure où Vente est nouveau et doit se créer des appuis.

— Mais comment convaincre Badaya de ne pas s’opposer à la nomination de Tulev au poste de commandant en second et de commandant en chef si je disparais ? » Le silence qui suivit confirma son inquiétude. « Je n’ai même pas commencé à organiser la flotte et je me heurte déjà à un problème majeur.

— Contentez-vous d’attendre que le QG vous envoie un organigramme, conseilla Desjani d’une voix enjouée. Il spécifiera très précisément la place de chacun, de chaque vaisseau et de chaque chose. »

La migraine s’était décidément installée. « Et en quoi exactement trouvez-vous cela drôle, capitaine Desjani ?

— En ce que le QG envoie toujours un organigramme détaillé que les commandants d’active s’empressent d’ignorer, lui expliqua Duellos. Qu’un individu qui se trouve à des vingtaines d’années-lumière veuille décider quels vaisseaux entrent dans tel ou tel escadron ou division, de combien de bâtiments devront se composer ces divisions et escadrons, comment répartir les équipages, quel vaisseau, service ou cabine seront affectés au lieutenant Untel dont le vaisseau d’origine vient d’être détruit, ce n’est pas franchement commode, mais ça n’a jamais empêché le QG d’essayer.

— Il envoie donc un message extrêmement détaillé, ajouta Desjani. Avec des mises à jour périodiques, des corrections, additions et addenda…

— Sans même parler des appendices et autres annexes, renchérit Duellos.

— … et le QG se persuade alors que chaque particule de l’univers est alignée au carré, tout comme il l’a ordonné. Ça fait sa joie. Nous ignorons son message, ce qui nous permet de fonctionner correctement et fait notre bonheur.

— Pas étonnant que la guerre ait duré un siècle, soupira Geary.

— Le QG en est en grande partie responsable, assurément, convint Duellos. Obtenir que Tulev soit accepté comme votre successeur en cas de malheur est effectivement un gros problème. D’un autre côté, essayons de trouver un moyen de nous assurer que Badaya réagira de manière responsable. Sincèrement, c’est probablement la meilleure solution car tenter de l’évincer serait très difficile. Ce sont là effectivement de réels sujets d’inquiétude. Mais, quand l’organigramme arrivera, vous pourrez toujours le lire en diagonale puis appuyer sur le bouton “Effacer”, tout content de savoir que vous n’aurez strictement rien à faire de ce qu’il exige.

— Génial. Merci de m’avoir aidé à maintenir l’ordre quand ce fichu message de mise en accusation est arrivé du QG. »

Duellos hocha encore la tête, mais il s’était départi de toute gaieté. « C’était vraiment une énorme boulette. Quelqu’un jouissant de plus d’ancienneté que de matière grise a failli causer des dommages irréparables. » Il se leva et haussa les épaules. « Pourquoi est-ce que ça devrait me surprendre ? Mes félicitations aussi à tous les deux. Puissent les vivantes étoiles briller sur votre union. »

Desjani se leva en soupirant après son départ. « Nous ne devrions pas rester tout seuls ici plus longtemps qu’il n’est nécessaire, j’imagine. Il me semble que tu t’es assez bien débrouillé. Te serviras-tu de ce compartiment pour débattre en tête à tête d’un éventuel suivi avec certains officiers ? »

Geary hésita. « J’envisageais de le faire depuis ma cabine…

— Depuis ce compartiment, ce serait déjà en soi envoyer un message, conseilla-t-elle. Du moins si tu entends marquer en privé ta désapprobation des agissements récents de certaines personnes. Surtout si elles te sont apparentées.

— Pourquoi fais-je semblant de croire que tu ne sais pas ce que je fais ? » demanda Geary.

Tanya se contenta de sourire avant de sortir.

Prenant son courage à deux mains, il appela le commandant de l’Intrépide. Je dois m’entretenir en privé avec vous. »

L’image de Jane Geary ne mit qu’une ou deux minutes à apparaître. « Oui, amiral ? » s’enquit-elle sans trahir aucun embarras.

Il ne la pria pas de s’asseoir. Cela aussi serait un signe, comme le choix de ce compartiment. « Capitaine, après avoir parcouru les enregistrements des communications, je me suis inquiété de vos récents agissements. » Il avait choisi ce biais pour éviter d’impliquer Desjani, interdire à Jane de s’imaginer qu’il se basait sur ses rapports. « Pour être plus précis, je ne comprends pas ce qui vous a poussée à vous conduire ainsi. »

Tant la voix que l’expression de Jane Geary étaient réservées. « J’ai cru agir au mieux, amiral.

— Tous les vaisseaux avaient reçu de ma part l’ordre de rester en position. Non seulement l’Invincible a quitté son orbite assignée, mais vous avez encore incité les autres bâtiments à faire de même.

— Compte tenu des circonstances, j’ai trouvé avisé de faire pression sur ceux qui avaient déclenché cette crise.

— Même si mes ordres allaient à l’encontre de cette décision ? » Lui-même percevait l’incrédulité qui perçait dans sa voix ; il était conscient que sa colère transparaissait et ne cherchait même pas à la cacher.

« On peut truquer les communications, amiral.

— Vous étiez en ligne avec le capitaine Desjani, qui transmettait les ordres que je lui avais donnés en personne.

— Ses communications auraient aussi pu être déformées en chemin, expliqua Jane Geary. Vous étiez tous les deux aux mains de forces extérieures à la flotte. »

Il lui était arrivé quelque chose. Mais quoi ? Geary se rassit, la laissant plantée devant lui. « Capitaine Geary, lâcha-t-il, se servant de son grade officiel pour mieux accentuer ses paroles, je m’entretenais avec des membres du gouvernement de l’Alliance. Il n’y avait pas de “forces extérieures”. J’aimerais me montrer très clair sur les raisons de mon mécontentement. Je ne suis pas seulement contrarié parce qu’on a désobéi à mes ordres, mais en raison de votre conduite personnelle. Depuis la première fois où je vous ai vue en action, quand vous avez défendu Varandal, votre pénétration et votre réserve m’ont toujours impressionné. Vous n’agissiez ni témérairement ni impulsivement. »

Ces derniers mots suscitèrent une réaction : un éclair scintilla dans les yeux de Jane Geary et ses lèvres se crispèrent légèrement. « J’ai pris les décisions qui me semblaient requises par la situation, déclara-t-elle. Exactement comme vous l’avez toujours fait vous-même, amiral. On m’a choisie pour commander un cuirassé, pas un croiseur de combat, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il me manque le courage des Geary. »

Il ne put s’interdire un léger froncement de sourcils intrigué. « Nul ne l’a jamais mis en doute. »

Elle soutint son regard. « Et pourtant si, amiral. »

Le passé s’abattit de nouveau entre eux comme un couperet, pareil à un mur invisible qui séparerait à jamais John Geary de ses parents survivants. Dites-lui que je ne vous hais plus. Les derniers mots que lui avait adressés Michael Geary. Aux yeux de ses descendants, Black Jack Geary avait toujours été celui qu’on ne pouvait égaler et auquel on ne pouvait se soustraire. Tous étaient voués à servir dans la flotte en grandissant, à l’imitation de ce soi-disant héros emblématique, de cet ancêtre qu’on croyait mort. « Jane, je vous ai déjà dit que je voyais en vous l’un des meilleurs commandants de la flotte, ceux des croiseurs de combat inclus. Vous êtes l’une des meilleures.

— Merci, amiral. »

Elle ne le croyait pas. Que s’était-il passé en elle durant son absence ? « Je veux voir l’officier qui a défendu Varandal. Oubliez Black Jack. Restez Jane Geary.

— À vos ordres, amiral. »

Fichu compassement militaire. Quand le reste échouait, il permettait de dissimuler tout ce qu’on pensait et ressentait réellement. Geary se rejeta en arrière et pianota sur la table. « Asseyez-vous, Jane, je vous prie. Je dois l’avouer, je croyais, maintenant que la guerre est finie, que vous auriez quitté la flotte pour vivre votre vie. »

Jane obtempéra mais avec raideur. « Toutes les missions n’ont pas été remplies, répondit-elle sereinement.

— Si Michael est encore vivant, je le trouverai.

— Vous avez quantité d’autres tâches sur les bras, amiral. Je peux me charger de celle-là.

— Est-ce pour cette raison que vous restez dans la flotte ? Pour retrouver Michael ? »

Elle hésita. « Il y en a d’autres. Un certain nombre.

— Vous avez fait votre lot, insista Geary. Pour ma part, je suis coincé ici. Vous pouvez faire autre chose.

— Je suis une Geary. » Elle l’avait affirmé d’une voix sourde mais parfaitement ferme. « Plus que jamais. »

Il la fixa, incapable, l’espace d’un instant, de trouver ses mots. « Soyons clair sur ce point : je pense que vous avez le droit de vivre votre vie. Ne restez pas dans la flotte pour moi. J’ai déjà fait assez de mal à notre famille. Mais, si vous restez, je dois être sûr que je peux compter sur vous.

— Vous pouvez compter sur moi. »

Ça ne menait nulle part. « En tant que votre supérieur hiérarchique, j’espère que vous me tiendrez informé de tous les motifs qui pourraient affecter votre capacité à servir aussi bien que par le passé. En tant que votre oncle, j’espère que vous n’hésiterez pas à m’en faire part de vive voix. »

Jane laissa passer un bon moment avant de secouer la tête. « Je suis plus âgée que vous, mon oncle. Vous avez vécu un siècle sans vieillir.

— Je rattrape ce retard depuis qu’on m’a sorti d’hibernation. Compte tenu de ce qui s’est passé depuis, il me semble avoir vieilli tous les mois de plusieurs années. » Ce trait d’humour un peu forcé la laissa impavide, de sorte qu’il lui fit signe : « Je n’ai rien à ajouter.

— Merci. » Elle se leva, salua en dépit du caractère officieux du tête-à-tête, puis son image s’évanouit, laissant Geary fixer d’un œil noir la place qu’elle occupait une seconde plus tôt.

Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? « Je suis une Geary. » C’est précisément à cela qu’elle a cherché à se soustraire toute sa vie durant. Pourquoi s’en targuer aujourd’hui ? Et comment est-ce que…

Malédiction ! Embrasserait-elle la légende ? S’imagine-t-elle à présent qu’elle doit se montrer à la hauteur ? Je ne le supporterais pas.

Elle ne peut tout de même pas se persuader qu’elle doit égaler Black Jack ?

Pourtant qu’avait-elle ordonné à l’Invincible quand ce foutoir à propos de cour martiale s’était déclenché ? N’était-ce pas précisément ce que le mythe aurait attribué à Black Jack ?

Faites que je me trompe. La dernière chose dont la flotte ait besoin, c’est de ce Black Jack mythique.


Enfin en mesure de se réfugier quelques instants dans sa cabine, Geary se rendit compte qu’il était trop énervé pour se poser. Il décida donc d’aller faire un tour dans le vaisseau. En arpentant les coursives familières, il sentit ses esprits légèrement s’apaiser. L’Indomptable n’était pas moins sévère d’aspect que les nouvelles sections de la station d’Ambaru, mais le croiseur de combat avait sur elle un avantage : il s’y sentait chez lui.

Il ne fut guère surpris de croiser Tanya en train de longer consciencieusement les mêmes coursives pour inspecter son bâtiment. Sans doute l’Indomptable s’activait-il déjà comme une ruche avant son arrivée, chacun s’échinant à le débarrasser du plus infime grain de poussière, à ranger chaque chose en bon ordre ou à s’assurer que tout fonctionnait à la perfection. « Bonjour, capitaine Desjani.

— Bonjour, amiral Geary », répondit-elle sur le même ton, comme s’ils n’avaient passé les dernières semaines qu’à travailler la main dans la main, comme toujours.

Il lui emboîta le pas en prenant soin de maintenir entre eux une distance respectueuse. C’était son vaisseau et les hommes d’équipage ne manqueraient certainement pas de remarquer tout témoignage de familiarité déplacé. « Bizarre. En regagnant ma cabine, il m’a semblé que tout ce qui s’était passé au cours des dernières semaines n’était qu’un rêve. »

Elle le fixa en arquant un sourcil puis leva la main gauche et lui en montra le dos, où brillait sa nouvelle alliance. « D’ordinaire, je ne ramène pas de bijoux de mes rêves.

— Moi non plus.

— Quelque chose vous turlupine. Comment s’est passée votre entrevue privée ?

— Plutôt bien, mais c’était assez étrange. » Il lui relata son entretien avec Jane Geary, s’attirant de nouveau un regard intrigué. « Je ne sais pas ce qui lui prend. Lors de notre première rencontre, Jane a été parfaitement claire : elle ne s’était enrôlée dans la flotte que parce que, étant une Geary, elle y était contrainte. Mais la guerre est finie. Elle a amplement fait son devoir. Rien ne l’y retient.

— Il faut croire que si. Quelque chose l’y retient.

— Je lui ai dit qu’elle était libre de partir, de vivre sa vie comme elle l’entendait. »

Desjani eut un sourire désabusé. « L’existence ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en fait. Quoi qu’elle ait rêvé de faire quand elle était petite, elle a passé toute sa vie d’adulte dans la peau d’un officier de la flotte. Peut-être s’est-elle enfin rendu compte que c’était à cela qu’elle était destinée. Peut-être n’imagine-t-elle même plus ce qu’elle pourrait faire d’autre. Et, peut-être…

— Quoi ? s’enquit Geary.

— Vous m’avez fait part de ce problème de famille, de ce que ressentaient tous vos parents à l’égard de Black Jack. » Desjani se mordit les lèvres avant d’en dire plus. « Peut-être que, quelque part, elle ne tenait pas à devenir comme Black Jack, parce qu’elle pouvait le haïr et se persuader qu’il ne valait pas qu’on cherche à le prendre pour modèle. Mais elle connaît maintenant le véritable Black Jack.

— Il n’y a jamais eu de véritable Black Jack.

— Allez-vous le nier éternellement ? Le hic, c’est que Jane Geary s’efforce peut-être à présent de découvrir ce qu’elle veut être. Pas seulement “ne pas devenir comme Black Jack”. Mais autre chose. »

Il fit la grimace. « C’est précisément ce qui m’inquiète. Je me demande si elle n’aspirerait pas à surpasser ce Black Jack imaginaire. Pas à me ressembler. Je regrette qu’elle ait refusé de m’en parler. Je vais aller m’en ouvrir à mes ancêtres. Peut-être me fourniront-ils une illumination.

— Amusez-vous bien et saluez-les de ma part, lâcha Desjani. Je dois poursuivre l’inspection de mon vaisseau. Je descendrai ensuite au lieu de culte. Pour remercier, ajouta-t-elle en lui adressant un regard entendu. De tout ce qui s’est bien passé et de tout ce qui s’est abstenu de dégénérer.

— Message reçu, capitaine Desjani. » Ils étaient réunis, quand bien même leur proximité serait-elle rigoureusement limitée, et seul un imbécile refuserait de se montrer reconnaissant de cette bénédiction : les plus graves dénouements avaient été évités aujourd’hui.


Ainsi que l’avaient prédit Desjani et Duellos, l’organigramme envoyé par le QG arriva une semaine après que Geary eut assumé le commandement de la flotte et quatre jours après qu’il l’eut lui-même organisée. S’il se demandait encore jusqu’à quel point tous deux avaient blagué, s’agissant de la nature des micromanagements du QG, il ne put réprimer un grognement d’incrédulité à la vue de l’importance de ce message minutieusement détaillé. Fourrer l’Inspiré et le Léviathan dans la même division de croiseurs de combat ? Pourquoi diable ferais-je une chose pareille ? Duellos et Tulev se retrouveraient alors dans la même division au lieu de mener chacun la sienne comme ils l’avaient fait si efficacement jusque-là. Pourquoi éparpiller les divisions de cuirassés au lieu de maintenir ces bâtiments auprès de ceux de leurs collègues avec qui ils avaient déjà longuement travaillé ?

Aucune nouvelle promotion n’avait été acceptée. Ni celles que Geary lui-même avait proposées, ni celles fondées sur l’ancienneté, les actions héroïques ou les nouvelles affectations de l’impétrant. Avec la fin de la guerre et le gel de la taille de la flotte, on avait également brutalement freiné l’avancement des officiers, et cet immobilisme était d’autant plus pénible, aux yeux des officiers actuels, qu’ils étaient habitués, en raison des pertes sévères et constantes infligées par les combats, à être rapidement promus à mesure qu’ils devaient remplacer leurs pairs tombés au champ d’honneur. Hormis le besoin manifeste qu’éprouvait l’Alliance de lui conférer sans arrêt le grade d’amiral et l’avancement du colonel Carabali au rang de général, nul autre, pas même le lieutenant Iger, n’avait été admis à un grade supérieur. « Injuste » était certainement le terme le plus doux pour qualifier cette décision, mais le système avait été soigneusement conçu pour éviter de garantir toute promotion, de sorte qu’on ne pouvait légalement s’y opposer. Geary se demanda dans quel délai ses officiers commenceraient à piaffer devant ce brusque arrêt dans leur ascension hiérarchique et ce refus flagrant de la flotte de reconnaître une conduite exemplaire par de nouveaux galons.

Ils se tourneraient alors vers lui en se demandant pourquoi il n’arrangeait pas le coup et ne décidait pas lui-même de leur avancement. Sur le terrain. Le QG a sans doute oublié de restreindre mon aptitude, en tant que commandant en chef de la flotte, à accorder une promotion aux officiers qui se sont bien conduits au combat. Mais il va me falloir en citer une tripotée d’un seul coup parce que, dès que j’aurai commencé, le QG et le gouvernement prendront conscience de l’existence de ce vide juridique.

Il reprit sa lecture du message et parvint aux listes d’équipage. Chaque spatial, gradé ou non, était bien entendu affecté à un vaisseau, à une fonction, à une cabine ou à un dortoir précis.

Puis-je vraiment faire fi de cette consigne ? se demanda-t-il pour la première fois, à propos des rapports sur l’état de la flotte qu’elle transmettait lorsqu’elle était encore dans l’espace de l’Alliance. Il savait exacts ceux que lui-même recevait de chaque vaisseau. Mais qu’en était-il de ceux qui parvenaient au QG ?

Il appela Desjani. La question la fit cligner des yeux. « Il s’agit d’une simulation, expliqua-t-elle. Vous n’avez strictement rien à faire. Les bases de données sont réglées pour déclencher automatiquement une simulation fondée sur les paramètres fournis par des messages du QG comme celui-ci. Elles sont remises à jour si nécessaire par des données réelles, telles que les pertes ou les dommages au combat, mais, du point de vue administratif, il s’agit d’un univers alternatif dont on alimente le QG pour le tranquilliser. Vous ne procédiez pas ainsi il y a un siècle ?

— Non. » Aurait-il dû s’en horrifier ? Ou se féliciter que les forces opérationnelles aient enfin trouvé un remède aux tripatouillages bureaucratiques ? « Pourquoi le QG ne s’en est-il pas rendu compte ?

— Il sait parfaitement ce qui se passe. Bien sûr, les unités envoyées en opération sont si loin qu’il lui faut un bon bout de temps pour s’en apercevoir. Il nous ordonne alors d’obtempérer et de couper court à la simulation. La flotte simulée y consent et lui rapporte ensuite que tout va bien. Au bout d’un moment, le QG s’aperçoit qu’il reçoit toujours des rapports de la simulation, pas de nous, et réitère le même ordre. La flotte simulée obéit de nouveau. Et ainsi de suite. Les huiles du QG aimeraient bien modifier le système, mais, dès que l’un d’eux participe aux opérations réelles, il change de point de vue. »

Ça faisait certes sens, mais ça risquait aussi de se transformer en une énorme farce à ses dépens. Geary fixa intensément Desjani en se demandant si elle se payait sa tête. « Personne n’en parle jamais ?

— Il n’y a pas grand-chose à en dire. Tout se fait automatiquement de notre côté, mais j’imagine que le QG consacre beaucoup de temps et d’efforts à obtenir de notre flotte simulée qu’elle se comporte correctement. Vous n’avez donc jamais entendu parler de la flotte Potemkine ? Je ne sais pas d’où vient ce nom ; peut-être était-ce celui du gars qui a conçu le système, à moins que quelqu’un ne l’ait péché dans une base de données et trouvé adéquat. Le truc, c’est que nous montrons au QG ce qu’il a envie de voir. Nous suivons les ordres opérationnels, bien entendu, mais nous préférons ignorer tous ses micromanagements. »

Lorsqu’il eut mis fin à la conversation, Geary fixa encore le message plusieurs minutes. En dépit de l’aisance avec laquelle Desjani acceptait cette situation, quelque chose en lui se révolterait toujours à l’idée de fournir au QG de nombreuses données simulées. Puis il jeta un dernier regard aux instructions détaillées en se focalisant sur une ligne concernant un officier d’un vaisseau précis. L’enseigne Door devra transmettre à son chef de service, le lieutenant Orp, deux rapports par semaine relatifs à ses progrès dans sa qualification de chef de chantier en cas de réparations urgentes, en vertu de l’instruction 554499A de la flotte. Si l’enseigne Door ne faisait pas les progrès requis, des rapports afférents à ses échecs devraient être préparés hebdomadairement sur formulaire B334.900…

Geary effaça le message de sa boîte de réception. Évidemment, ce ne fut que le premier d’une longue série de messages du QG.

Le suivant arriva le lendemain sous la forme d’une alerte de haute priorité, qui se mit à clignoter férocement pour exiger son attention. Cela seul suffit à lui donner un mauvais pressentiment, puisqu’il s’employait précisément à collationner l’état de préparation des vaisseaux affectés à la Première Flotte. Il tapa sur « Réception » en poussant un soupir résigné et vit l’image de l’amiral Celu, le nouveau chef du QG, apparaître devant lui. Celu avait un menton prononcé, qu’elle pointa vers lui comme pour le défier.

« Amiral Geary, nous recevons des rapports indiquant que vous ne comptez pas procéder à la mission qui vous a été assignée avant une trentaine de jours standard après votre nomination. Cette mission est de la plus haute importance pour la sécurité de l’Alliance. Vous avez l’ordre d’avancer d’au moins deux semaines la date prévue pour votre départ. Vous devez accuser réception de ce message et nous transmettre dès que possible cette nouvelle date. Celu, terminé. »

Pas même un courtois « En l’honneur de nos ancêtres » à la fin de ce bref message. Et il ne s’agissait ni d’un simple texto ni même d’une vidéo, mais d’une image grandeur nature, manifestement destinée à impressionner et intimider. Fut un temps où elle lui aurait sans doute fait comprendre qu’il devait se plier à cet ordre, qu’il le trouvât ou non avisé. Mais, au cours des quelques derniers mois, il avait pris bon nombre de décisions opérationnelles sans bénéficier de l’avis de ses supérieurs, avait affronté beaucoup d’adversaires qui remettaient en doute son autorité, et vu trop d’hommes et de femmes mourir au combat sous ses ordres. Son propre point de vue en avait été considérablement altéré, et les gestes destinés à satisfaire ses supérieurs tout en mettant ses subordonnées en danger lui semblaient beaucoup moins séduisants qu’autrefois. Quand on a vu s’effondrer plus d’un portail de l’hypernet, l’image d’un amiral ne vous fait plus grand effet.

Il fit un arrêt sur image pour examiner Celu en détail. Un uniforme bien coupé. De nombreuses décorations. Quelque chose en elle lui rappelait certains commandants en chef syndics à l’uniforme impeccablement taillé. L’expression de la physionomie, peut-être, en même temps que le ton de la voix l’incitaient à voir en Celu un de ces officiers que leurs subalternes traitent de « gueulards », et qui s’imaginent que le charisme et l’autorité tiennent au volume de la voix et à son accent colérique.

Celu cherchait manifestement à établir avec Geary une relation du type supérieur/subordonné. Ça ne lui posait aucun problème. C’était son droit et il fallait respecter la hiérarchie, mais il n’aimait pas sa façon de s’y prendre. Il n’avait jamais apprécié le QG, qui, déjà de son temps, se regardait comme une entité autosuffisante dont l’existence se justifiait en soi parce qu’elle imposait ses desiderata aux vaisseaux qu’elle était censée soutenir. Ce qui s’était manifestement aggravé durant cette longue guerre, tandis que s’élargissait le fossé séparant l’état-major des officiers sur le terrain.

Si bien que Geary s’accorda une pause pour réfléchir. Il existait un moyen d’éviter d’avancer la date du départ de la flotte en dépit de l’ordre explicite de Celu. Du moins ce moyen avait-il existé. Il afficha le règlement de la flotte pour chercher l’article idoine et sourit en le voyant apparaître : L’ultime responsabilité, tant en matière de sécurité des vaisseaux et du personnel que de succès des tâches et missions qui leur ont été confiées, incombe au commandant en chef. Il est de son devoir de tenir compte de tous les facteurs potentiels lorsqu’il met les ordres à exécution.

Voilà plus d’un siècle, Geary et ses camarades de promotion avaient surnommé ce règlement la règle du « T’es baisé ». Obéissez à un ordre quand certains de ces « facteurs potentiels » rendent cette obéissance mal avisée et c’est vous, le commandant en chef, qui êtes tenu pour responsable. Désobéissez-y quand ils s’opposent à toute désobéissance et c’est encore votre faute. Il n’aurait même pas dû se poser la question : jamais un règlement destiné à soustraire les autorités supérieures à toute responsabilité n’aurait pu être aboli.

Mais il pouvait à présent le retourner contre ces autorités supérieures. Il pouvait réagir à leurs ordres en pondant un rapport détaillé exposant tous les facteurs potentiels justifiant, selon lui, la nécessité de retarder la mission. Autres réparations, autres fournitures à embarquer, hommes d’équipage en permission qui ne rentreraient prématurément qu’en cas de rappels d’urgence. Rédiger cette justification exigerait toute son attention pendant au moins une journée, et rien ne garantissait qu’on la lirait au QG, du moins au-delà de son résumé opérationnel préalable, ni même qu’il prêterait attention à des arguments s’opposant à sa propre version des faits délibérément orientée.

Cela étant, il ne pouvait pas mentir non plus. Une flotte Potemkine ferait sans doute parfaitement l’affaire dans un problème purement administratif, mais mentir à propos de l’état de préparation de la flotte alors même qu’elle s’apprêtait à partir en mission relèverait de la félonie.

Tous les facteurs potentiels. Les officiers nouvellement promus se plaignaient qu’il n’existait aucun moyen de les décrire tous, et nous nous moquions d’eux en leur expliquant que c’était précisément le but de la manœuvre. Tous… les facteurs… potentiels.

Je n’ai jamais vraiment profité jusque-là de ce que je suis Black Jack, le héros populaire. Mais je n’ai jamais aimé Celu et ses pareils. Et j’ai mieux à faire que de justifier mes décisions à un ramassis de bureaucrates du QG. Pas question de faire faux bond à ceux de nos équipages qui partent à présent en permission, et qui l’ont bien gagné après tant de durs combats. Ni non plus de me jeter étourdiment dans une mission qui exige d’importants préparatifs.

Je n’y aurais pas pu grand-chose naguère. Mais ils ont besoin de moi pour commander la flotte. Et, selon le manuel, j’ai, en dernière analyse, la responsabilité de la décision. Il me suffit de la justifier.

Il rédigea soigneusement son texto : « En réponse à votre message (réf. a), en vertu du règlement de la flotte 0215 § 6 a, je suis dans l’obligation de tenir compte de tous les facteurs potentiels lorsque j’exécute un ordre. La date actuellement prévue pour le départ de la flotte est le reflet de mon estimation de tous ces facteurs potentiels, dont, sans que ce soit exhaustif, le délai nécessaire à remplir toutes les conditions essentielles en matière de logistique, de disponibilité, de réparations, d’effectifs et de préparatifs indispensables. Ci-joint (doc. b) la justification de l’estimation et de la description de tous les facteurs potentiels. »

Il ne cédait aucunement quant à la date prévue pour le départ de la flotte, bien que ce fût adroitement sous-entendu dans un message trompeusement bref et passablement flou, mais rédigé avec la plus exquise courtoisie et ne contenant aucune information réelle. Le document joint s’en chargerait. Ils veulent connaître tous les facteurs envisageables ? Qu’ils se l’appuient donc tout entier pour voir s’ils n’y trouveraient pas un moyen légitime de récuser le bien-fondé de ma décision.

Geary ordonna à la base de données de la flotte de copier tous les dossiers officiels qu’elle contenait, sur tous les sujets possibles (encore qu’il prît garde d’éliminer tout ce qui avait trait à la simulation de la flotte Potemkine), et de les transvaser dans un dossier unique joint à son message. La puissance informatique de la flotte, pourtant massive dans la mesure où tous ces vaisseaux étaient reliés entre eux en un réseau unique, rama plusieurs minutes avant d’entreprendre la tâche. Il n’aurait jamais imaginé que les systèmes de la flotte puissent exiger autant de temps pour exécuter une tâche, et il se demandait encore s’il n’aurait pas crashé le réseau quand le résultat s’afficha enfin sur son écran.

Il se pétrifia alors, éberlué par la seule étendue du dossier joint à son message. La masse d’informations était si énorme qu’elle aurait donné une indigestion à un trou noir.

Il se demanda ce qui se passerait quand cette formidable masse de renseignements affluerait dans les banques de données du QG, déjà réputées pour leurs dimensions obsolètes. Ne risquait-elle pas de provoquer leur effondrement en une sorte de vortex virtuel de données corrompues auquel rien ne pourrait échapper ? Si cela signifiait que le QG aurait désormais du mal à envoyer d’autres messages, cela vaudrait la peine d’essayer.

Il observa encore l’image de Celu, tout en songeant à l’ordre qu’elle lui avait donné de répondre promptement, et accorda à sa réponse le plus haut niveau de priorité hors de tout caractère d’urgence. Tu voulais une réponse rapide ? Tu vas l’avoir.

Un simple vaisseau estafette pourrait-il contenir autant de données ? Il ne serait pas inintéressant de le découvrir, ni de voir pendant quel délai il bloquerait tout le QG en déchargeant la pièce jointe. Geary tapa en souriant sur la touche d’envoi puis se remit au travail.


Par la suite, il se contenta la plupart du temps de parcourir rapidement les messages du QG pour voir s’ils exigeaient une vague réponse, pouvaient être tout bonnement ignorés ou méritaient peut-être qu’on prît des dispositions. Mais, au bout de deux semaines, un très curieux message entra, qui le contraignit à s’interrompre pour le lire : Hautement prioritaire. Prière d’identifier pour cause de transfert tout personnel de la flotte, gradé ou simple matelot, disposant de quelque expertise officielle ou informelle en matière de systèmes de l’hypernet. Une fois identifié, ce personnel devra rester à Varandal jusqu’à sa réaffectation. Transfert ? Arracher ainsi des spatiaux à des vaisseaux s’apprêtant à s’engager dans une mission périlleuse… Une petite minute ! Une foutue petite minute, bon sang de bois !

Geary ignorait combien parmi le personnel de la flotte pouvaient se targuer d’une telle « expertise officielle ou informelle » dans le domaine de l’hypernet, mais il savait au moins que le capitaine de frégate Neeson, commandant du croiseur de combat Implacable, en faisait partie. On le chargeait d’identifier un commandant vétéran en vue d’un transfert deux semaines avant le départ puis de l’abandonner sur place ? Combien d’autres personnels essentiels de la flotte cette dernière exigence du QG allait-elle comprendre ?

Une rapide recherche dans les bases de données fit apparaître une longue liste de noms (une centaine au bas mot d’hommes et de femmes, officiers et spatiaux de première classe) auxquels était affecté un numéro de code subsidiaire indiquant qu’ils avaient quelque talent dans le domaine de l’hypernet. En dehors de Neeson, quatre autres étaient commandants de vaisseau, dont le capitaine Hiyakawa du croiseur de combat Inébranlable. Mais, autant qu’il pût le dire en consultant le barème des compétences, l’expertise en matière d’hypernet restait un domaine mal défini. En le comparant à celui des compétences essentielles d’un sous-off, lequel était en revanche bien défini, Geary secoua la tête d’incrédulité. Je ne peux pas laisser partir ces gens. Pas en si grand nombre. Aucun, même, si je peux mettre mon grain de sel. Pourquoi diable le QG en a-t-il besoin ?

Il appela le capitaine Neeson, avec qui il avait déjà travaillé sur des problèmes posés par l’hypernet. « Capitaine, quel impact pourriez-vous avoir sur un projet de recherche, de développement ou de construction de l’Alliance relatif à l’hypernet ? »

Sur son vaisseau distant de trois secondes-lumière, Neeson parut estomaqué. « Vous parlez de moi personnellement, amiral ? Pas très grand. Aucun, franchement. J’ai bien quelques rudiments sur l’hypernet, théoriques et pratiques, mais c’est très peu de chose comparé aux vrais experts. Je connais une bonne demi-douzaine d’officiers du QG qui m’en remontreraient sur ces questions. Nous n’en avons jamais discuté, mais j’ai pu lire leurs noms sur des travaux de recherche.

— Et s’agissant d’autres personnels de la flotte ? J’ai cru comprendre que le capitaine Hiyakawa avait la compétence nécessaire.

— Je ne connais pas très bien le capitaine Hiyakawa, amiral, répondit Neeson au bout des six secondes de délai consécutives au va-et-vient de la transmission. Mais nous avons un peu parlé. Il est à peu près du même niveau que moi. Le seul officier de la flotte qui aurait pu apporter une réelle contribution à un tel projet, c’était le capitaine Cresida. Non pas à cause de sa formation théorique, mais parce qu’elle était brillante et intuitive. Je ne suis qu’un bûcheur mais, autant que je sache, j’en vaux bien un autre, du moins dans notre flotte.

— Verriez-vous un quelconque projet concernant l’hypernet où votre expérience pourrait apporter un plus significatif ? demanda Geary.

— En dehors de la flotte ? Non, amiral. Je pourrais sans doute servir le café pendant les réunions, mais je ne pourrais guère me montrer plus utile.

— Merci, capitaine. J’apprécie votre objectivité. » La connexion coupée, Geary continua de fixer le point du néant où s’était ouverte la fenêtre de communication. Aucun avantage significatif, donc. Du moins en termes de compétences dans le domaine de l’hypernet. Mais, en revanche, un gros handicap pour moi si je ne disposais plus des aptitudes de ce personnel en d’autres domaines. Et le message du QG ne faisait allusion à aucun remplacement.

Cresida était le seul officier de la flotte qui aurait pu apporter une réelle contribution… Bon sang, Jaylen me manque ! Un excellent officier. Brillante, comme l’a dit Neeson. Mais si, selon lui, alors qu’il reste peut-être le seul de la flotte à connaître l’hypernet, c’était la seule qui possédât l’expertise requise, alors il me semble que je peux de bon droit répondre à ce message en conséquence.

Il tapa sur la touche « Répondre ». « En réponse à votre requête et suite à une évaluation des aptitudes du personnel de la flotte, il s’avère qu’aucun de ses membres, selon moi, ne répond à vos besoins. »

Au pire, on pourrait mettre en cause ses facultés et il en avait l’habitude. Depuis son réveil d’hibernation, on avait douté plus fréquemment de son discernement que lorsqu’il était encore enseigne. Mais éviter à ses vaisseaux la perte d’un personnel dont ils auraient besoin était tout ce qui importait à court terme. Les gens du QG qui avaient pondu cette étrange requête réussiraient peut-être à lui balancer un nouvel oukase avant le départ de la flotte dans deux semaines, mais il pourrait facilement le circonvenir dans le bref laps de temps qui lui serait alors imparti. Quoi qu’il en fût, mieux valait recevoir une admonestation pour n’avoir pas assez consciencieusement répondu à leur requête que transférer tous ces gens juste avant que la flotte ne quittât Varandal.

Au moins la plupart de mes problèmes semblent-ils tenir ces temps-ci au QG plutôt qu’à ma présence dans la flotte.

Nouveau carillon le prévenant d’un appel. Timbal. Ça ne devrait pas être trop méchant.

L’image de l’amiral Timbal apparut, affichant un sourire rassurant. « Bonne nouvelle.

— Je ne crache pas dessus.

— Vos experts arrivent demain.

— Mes experts ? En quoi ?

— En espèces intelligentes non humaines.

— Parce ce qu’on a des experts dans ce domaine ? Nous ne savions même pas qu’il existait de ces espèces jusqu’à ce qu’on découvre les Énigmas, et leur existence n’est confirmée que depuis quelques mois.

— Pas faux, répondit Timbal. Mais la science et l’Académie n’en accouchent pas moins d’experts depuis des siècles. Pas en très grand nombre au cours des derniers, ai-je cru comprendre. Visiblement, la pénurie d’espèces intelligentes non humaines découvertes à l’époque a grandement ralenti la formation d’experts en ce domaine. Mais il en existe quelques-uns. Vous allez apparemment profiter de tous ceux dont dispose l’Alliance. Je me suis laissé dire qu’ils étaient très excités à l’idée de vous accompagner. »

Geary sentit poindre sa vieille migraine. « Combien ?

— Vingt et un. Tous des civils. Dont quatorze docteurs émérites.

— J’attends encore votre bonne nouvelle. Où suis-je censé caser vingt et un experts civils des espèces intelligentes non humaines qui n’ont jamais entendu parler ni rencontré de représentants d’une espèce intelligente non humaine. Ni même rien lu à leur sujet ? »

Timbal eut un geste d’excuse. « Ce sont les meilleurs dont dispose l’humanité dans ce domaine. Si je puis vous faire une suggestion, un de vos transports d’assaut serait l’idéal. Il devrait vous rester un tas de cabines disponibles sur au moins l’un d’entre eux et, si jamais vos professeurs et vos docteurs s’ennuient, ils pourront toujours étudier les fusiliers.

— Ils devraient parvenir à d’intéressantes conclusions, lâcha Geary. Merci de l’avertissement. Je vais ordonner au général Carabali de les prendre en main et de décider du transport auquel les affecter. »


Une semaine plus tard, il relevait la tête, alarmé. Les coups frappés à l’écoutille de sa cabine étaient si violents qu’ils évoquaient la vision de mitraille heurtant la cuirasse d’un vaisseau à une vélocité de plusieurs milliers de kilomètres par seconde. Lorsque les tremblements suscités par le dernier martèlement s’apaisèrent, l’écoutille s’ouvrit à la volée et Tanya Desjani entra en trombe dans la cabine, l’air suffisamment échauffée pour cracher elle-même du plasma. « Qu’est-ce que cette bonne femme fait encore sur mon vaisseau ? »

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