On oublie aisément à quel point on dépend de la capacité à obtenir promptement des informations. Du moins jusqu’à ce qu’on pénètre dans un périmètre de sécurité qui brouille tous les signaux afin d’interdire la fuite de tout renseignement et de couper la connexion avec les bases de données internes et les écrans de contrôle. Maintenant que la flotte était très certainement en émoi, Geary n’avait aucune idée de ce qui se passait ni du succès que remportait Tanya en s’efforçant de contrôler la situation. Certes, il ne doutait pas de ses talents, mais toute personne de bon sens sait qu’il existe toujours des facteurs que nul ne peut maîtriser.
Il aspirait à participer à cette réunion et à reprendre la main sans délai, mais cette foutue station était trop grande, ses coursives trop longues et ses postes de contrôle trop lents à franchir. À chaque pas, il redoutait d’entendre les vibrations d’explosions transmises à travers les parois, une bataille venant ouvertement de se déclarer ; les martèlements de missiles faisant mouche, les tremblements consécutifs aux lacérations du métal et de tout ce que les particules des lances de l’enfer rencontraient sur leur passage, la grêle brutale de mitraille pilonnant la coque sur un tempo de staccato. Ces sensations seraient-elles les mêmes dans quelque chose d’aussi massif que cette station spatiale ? Jusqu’où les lances de l’enfer pourraient-elles perforer sa coque en tirant à bout portant ?
Bizarrement, se poser toutes ces questions en s’efforçant d’en trouver les réponses dans sa propre expérience faisait office d’apaisante diversion : tenter d’anticiper les effets destructeurs du combat était une occupation familière presque rassurante, alors que la perspective d’affronter des politiciens dont les projets restaient inconnus lui semblait tout à la fois perturbante et étrangère. J’aimerais mieux me faire canarder que de traiter avec des politiques. Et, le plus curieux, c’est que chaque spatial de la flotte le comprendrait et tomberait d’accord avec moi.
Les soldats qu’il croisait à chaque poste de contrôle appartenaient à diverses unités et organisations. Il n’avait eu que peu de rapports avec les forces terrestres depuis son réveil d’hibernation, et tous ces contacts relativement limités s’étaient produits au cours des deux dernières semaines. Il étudiait maintenant ces hommes et ces femmes en s’efforçant d’évaluer leurs capacités, les sentiments qu’ils éprouvaient et leur efficacité. La flotte et jusqu’aux fusiliers spatiaux notoirement attachés aux traditions avaient été changés par cette guerre longue et sanglante. Jusqu’à quel point les forces terrestres avaient-elles connu la même régression que la flotte, régression qui la poussait à charger l’ennemi bille en tête sans aucune considération pour le rapport de forces, la tactique et les manœuvres ? Étaient-elles aussi tombées dans ces travers qu’étaient l’adhésion à un code rigide de l’honneur et à la mise en exergue du courage aveugle, chargées de se substituer aux talents de ses chefs, chefs qui survivaient rarement assez longtemps pour devenir des vétérans chevronnés ?
Tous ces soldats, craignant sans doute d’être surveillés par plus d’un supérieur, se comportaient en sa présence avec une raideur toute professionnelle ; mais la plupart ne le regardaient pas moins d’un œil qui trahissait leurs sentiments, guère différents de ceux de la foule des civils, encore que plus disciplinés et mieux dissimulés.
Geary franchissait les postes de contrôle l’un après l’autre. Autant qu’il pouvait s’en rendre compte, tout demeurait paisible. Cela dit, ainsi enfoui dans les replis de la station, il ne distinguait pas grand-chose. Les coursives désertes entre deux postes de contrôle lui faisaient tout drôle, un peu comme s’il se trouvait à bord d’une épave à la dérive dans un système stellaire démuni, oublié par l’hypernet et désormais abandonné par ses rares colons humains. Après avoir passé tant de semaines à tenter d’esquiver les foules, il se surprenait à aspirer à la vue d’au moins quelques silhouettes humaines.
Finalement, six postes de contrôle après le premier, on le conduisit vers une salle de conférence qui ne se distinguait des autres que par les symboles inscrits près de sa porte ouverte, lesquels affirmaient qu’il s’agissait d’un compartiment hautement sécurisé, hermétiquement scellé, garanti aussi imperméable que possible à toute surveillance extérieure. « Jusqu’à quel point ? » s’enquit-il auprès des commandos des forces spéciales de l’Alliance qui constituaient l’ultime couche de sécurité, en se demandant si la technologie avait beaucoup progressé mais en gardant aussi le souvenir des nombreuses occasions où Victoria Rione lui avait apporté la preuve de sa capacité à percer toutes les barrières de sécurité avec le matériel et les logiciels adéquats.
L’officier responsable parut momentanément sidéré que Geary s’adressât à lui personnellement, puis il reprit ses esprits. « Totalement, amiral Geary. Selon les spécifications de ces systèmes, les systèmes environnementaux eux-mêmes sont autonomes. Une fois l’écoutille scellée, on est aussi parfaitement isolé de l’univers extérieur que le permet l’ingénierie humaine. Rien n’entre ni ne sort. Il existe même des brouilleurs quantiques installés récemment, bien que nul ne puisse encore espionner à ce niveau. »
Nul humain, en tout cas. Les politiques, du moins jusque-là, avaient tenu sous le boisseau l’aptitude des extraterrestres à infiltrer des vers quantiques dans les systèmes opérationnels humains. « Impressionnant, déclara Geary. Comment cette chambre gère-t-elle la chaleur corporelle et celle des instruments piégées à l’intérieur si elle est si hermétiquement scellée ? »
Le commandant se tourna vers un lieutenant qui, à son tour, fit appel à un sergent ; ce dernier répondit sur le ton cassant d’un sous-off de carrière apprenant à ses supérieurs ce qu’ils auraient déjà dû savoir : « On n’a aucun moyen d’évacuer la chaleur piégée, amiral. Elle s’accumule et peut créer de sérieux problèmes au bout d’une demi-heure si trois des occupants se servent de gadgets électroniques personnels.
— Ça posera un problème, amiral ? demanda le commandant.
— Aucun, répondit Geary. Je dois faire vite en ce moment et, en général, l’idée qu’une salle de conférence devient inhabitable au bout d’une demi-heure me séduit. »
Le commandant hésita, comme incertain de ce qu’il était autorisé à répondre, puis sourit. « J’aurais plus d’une fois souhaité en disposer d’une moi-même, amiral. »
Les commandos se mirent en faction dès que Geary frappa à l’écoutille, l’ouvrit et pénétra dans la salle.
Ses yeux se posèrent d’abord sur le visage familier du sénateur Navarro qui se levait de sa chaise pour l’accueillir. Un autre politicien du Grand Conseil se tenait à côté de lui, l’énigmatique sénateur Sakaï, qui avait accompagné la flotte durant la campagne finale de la guerre. Mais il ne l’avait fait qu’en tant que représentant de la faction du Grand Conseil qui se fiait le moins à Geary. Jusqu’à quel point cette expérience l’avait-elle convaincu que Geary ne représentait pas une menace pour l’Alliance ? La sénatrice Suva, femme mince dont Geary se rappelait aussi qu’elle appartenait au Conseil et qu’elle ne faisait guère plus confiance aux militaires que les militaires ne se fiaient aux politiciens, était assise à l’autre bout de la salle.
Trois sénateurs. Aucun militaire à ses côtés. La salle de réunion était encore plus petite que celle de l’Indomptable, mais, compte tenu de ses exigences de sécurité, ses équipements ne devaient offrir aucune possibilité de conférence virtuelle permettant à d’autres personnes d’y assister. Sur un côté, un écran montrait le système stellaire et toutes les unités militaires qu’il abritait ; mais il était fixe et ne recevait manifestement aucune donnée chargée de le remettre constamment à jour. Geary salua en s’efforçant de ne pas exploser d’impatience. « Sénateur Navarro, je…»
Navarro le coupa sans s’émouvoir, en souriant poliment. « Bienvenue, amiral. Il y a…
— Sénateur, l’interrompit Geary. La situation est critique. » Il vit aussitôt la méfiance s’allumer dans les yeux de Navarro, qui s’était tendu. Il aurait presque pu lire dans ses pensées. Ça y est. Il prend les commandes. « Je ne voudrais pas me montrer brutal, sénateur, mais elle est même extrêmement critique, et je demande donc qu’on en débatte avant d’aborder tout autre sujet.
— Qu’est-ce qui est si critique, amiral ? s’enquit Sakaï, dont ni la voix ni le visage ne trahissait les émotions.
— La flotte a reçu un message alors que je me rendais à cette réunion. Il indiquait qu’une centaine de mes commandants allaient passer en cour martiale. Ils sont censément relevés de leur commandement jusqu’à ce qu’elle ait statué. »
Les trois sénateurs n’eurent pas l’air moins sonnés que Timbal, sans cependant qu’on pût dire si l’un d’entre eux simulait. Navarro secoua la tête de stupéfaction mais il s’exprima avec circonspection. « Quelles sont les accusations ? De quoi sont-ils inculpés ? »
Suva prit la parole, manifestement suspicieuse. « Sont-ils jugés pour des actes ou des plans ne relevant pas de l’autorité légitime ?
— Non, madame la sénatrice, répondit Geary. Ils ne sont pas accusés d’avoir agi contre le gouvernement mais d’avoir permis aux réserves de carburant de leur vaisseau d’atteindre un seuil trop bas, poursuivit Geary en faisant preuve, selon lui, d’une remarquable retenue.
— De trop faibles réserves de carburant, hein ? demanda Navarro au terme d’un long moment de réflexion, comme s’il se demandait si Geary n’était pas en train de lui servir une galéjade. Vous êtes sérieux ? Je me souviens d’avoir entendu dire que la flotte en manquait cruellement à son arrivée à Varandal. Certains vaisseaux sont même tombés en panne sèche pendant les combats, me semble-t-il.
— En effet, sénateur. Le long transit à partir du système stellaire central syndic, ainsi que les batailles que nous avons dû livrer en chemin, nous avaient mis à sec.
— Bien sûr. » Mais Navarro ne donnait pas l’impression de comprendre. « Cela dit, vous avez gagné la bataille. Ramené ici tous ces vaisseaux. Où est le crime ?
— Permettre aux réserves de cellules énergétiques de trop s’épuiser est une violation des consignes, déclara Geary. Un vaisseau dont les réserves sont trop basses pourrait se retrouver dans l’incapacité de combattre correctement ou de réagir aux ordres pour continuer l’engagement. On exige des commandants qu’ils les maintiennent à un certain niveau. Plus il est bas et plus grave est l’infraction.
— Mais… si vous avez fait tout ce chemin et livré toutes ces batailles… en remportant chaque fois la victoire… et si vous êtes arrivés ici à temps pour vaincre les forces des Mondes syndiqués qui agressaient Varandal…
— Sénateur, ces accusations ne concernent qu’une infraction purement technique au règlement, sans considération pour les circonstances effectives des opérations. »
Le sénateur Sakaï hocha la tête, les yeux voilés. « Mais vous dites bien que c’est une violation du règlement, non ?
— Oui, sénateur. »
Navarro fixait le dessus de la table, les sourcils froncés. « Ça peut sembler grotesque, mais ça signifie que les militaires parviendront aux mêmes conclusions après que la cour martiale aura statué. C’est malencontreux, mais nous ne pouvons pas intervenir. »
Geary s’était plus ou moins attendu à ce que des civils comprissent, à ce qu’ils se rendissent compte de la ridicule légèreté de ces accusations et des graves conséquences qu’elles risquaient d’entraîner. Il s’accorda une pause pour réorganiser ses pensées puis pesa ses mots : « Sénateur, chacun de ces officiers s’est conduit vaillamment et loyalement pour défendre l’Alliance. Ils sont à présent relevés de leur commandement et déférés à la cour martiale pour avoir techniquement enfreint un règlement auquel ils étaient incapables de se conformer. C’est là un affront immérité à leur honneur. »
La sénatrice Suva prit la parole d’une voix aussi modérée que celle de Geary. « Qui porte ces accusations, amiral ?
— Le QG de la flotte, sénatrice.
— Alors ce sont leurs supérieurs qui les ont lancées. Si vous dites vrai, ils se sentent indubitablement contraints de les porter en raison de leurs propres responsabilités. Ils savent combien il est important de se plier au règlement, aux règles et aux lois. »
Le sous-entendu était transparent : c’était un direct assené à Geary, mettant en cause sa compréhension de l’affaire. « Un bon chef doit aussi comprendre qu’en prenant la loi, le règlement ou les règles au pied de la lettre on risque d’aboutir à des injustices et des inconvenances. S’il suffisait de se plier strictement aux règles écrites, un système automatisé pourrait nous gouverner. » Sakaï fixa intensément Geary. « Critiqueriez-vous le jugement de vos supérieurs ? »
Geary soutint longuement son regard. C’était une question lourde de sens, de celles qui ne vous laissent d’autre alternative qu’une carrière brisée ou un repli hâtif. Mais que peuvent-ils bien me faire, bon sang, si je réponds franchement ? Au pire m’envoyer travailler sur un vaisseau loin de chez moi, me nourrir de cochonneries et me faire mariner vingt heures par jour si je ne me fais pas tuer avant par des gens qui veulent ma peau. « Oui, sénateur. J’affirme que ceux qui ont porté ces accusations souffrent d’un sérieux manque de jugeote. »
Les trois sénateurs échangèrent des regards puis Navarro soupira. « Amiral, je me rends compte que cela risque d’offenser votre sens de la justice, mais nous ne pouvons en aucun cas intervenir dans le processus, d’autant que vous semblez certain que la sentence rendue par la justice militaire exonérera vos officiers.
— Peut-être ne me suis-je pas montré assez clair sur les conséquences probables de ce scandale. » Geary s’étonna lui-même du calme de sa voix. « La moindre serait sans doute la sévère anarchie qui régnerait dans la flotte après le débarquement simultané de tant de commandants de vaisseau. Mais ça n’arrivera pas, car la flotte y verra un geste du gouvernement dirigé directement contre elle et ces officiers qui se sont courageusement et loyalement battus pour l’Alliance. D’autres officiers pensent comme moi qu’elle ne le tolérera tout bonnement pas et regardera ce geste comme une rupture de confiance et une agression menée contre la flotte par son propre gouvernement. »
Suva le dévisagea. « Vous êtes en train de prédire une mutinerie ?
— Je la regarde comme hautement probable », répondit Geary. Les mots lui pesaient.
« Sur vos ordres ? Vous n’allez pas tenter de l’arrêter ? »
Au tour de Geary de la fixer d’un œil incrédule. « Je n’ai jamais ordonné à quiconque d’agir contre le gouvernement élu de l’Alliance et je ne le ferai jamais. Quant à tenter de l’arrêter, que croyez-vous que je sois en train de faire ? Avant d’entrer dans cette salle de réunion, j’ai dépêché deux officiers avec mission de transmettre à la flotte l’ordre de ne pas intervenir.
— En ce cas, il ne devrait pas y avoir de problème, affirma Navarro.
— Je n’ai aucunement l’assurance qu’elle s’y pliera, sénateur. » Mais pourquoi donc ne comprenaient-ils pas ? « Je sais que vous êtes informés des sentiments qui agitent la flotte. Vous devez bien vous rendre compte qu’une telle transgression dépasse la mesure et incitera les autres officiers à réagir. Oui, tous ces hommes et femmes passibles de la cour martiale devraient être exonérés, mais peu d’entre eux croient à cet heureux dénouement. Ils verront dans ces accusations une tentative pour souiller leur honneur au-delà de tout rachat avant même qu’on les livre à ces tribunaux fantoches !
— Mais vous nous demandez là de les soustraire tant aux autorités qu’au système judiciaire militaires ? Comment est-ce censé asseoir le respect dû à l’autorité et à la loi ? »
Suva intervint de nouveau, la voix glaciale. « Comment le gouvernement concéderait-il à des officiers qui l’exigent un moyen d’interdire à des militaires de le contrôler ? Nous proposeriez-vous d’emporter le morceau en nous rendant ? »
Sakaï secoua la tête. « C’est une question légitime, mais on ne saurait mettre en doute l’honneur de l’amiral.
— J’en conviens, déclara Navarro. À la lumière de ce que l’amiral Geary a déjà accompli et de ce qu’il s’est abstenu de faire, il ne serait pas convenable de douter de sa parole. Mais… nous ne pouvons toujours pas intervenir dans cette affaire. Vos supérieurs ont pris leur décision et notre intercession à ce stade d’une procédure judiciaire militaire serait malvenue. Il vous faudra donc obéir aux ordres ainsi que l’honneur l’exige. » En dépit du ton serein du sénateur, Geary sentait dans sa voix comme une tension, une crainte sous-jacentes. « Vous direz donc aux officiers de la flotte qu’ils doivent eux aussi s’y soumettre et se fier à l’intégrité du système. Cette ligne d’action est à longue échéance la seule planche de salut de l’Alliance. »
Les paroles de Navarro étaient justes… mais elles ignoraient la menace à court terme. Geary savait cette décision erronée : si les sénateurs n’intervenaient pas, on courait droit au désastre. Mais ils n’agiraient pas de leur propre chef.
Pendant des mois, depuis que Rione l’avait convaincu qu’il avait le pouvoir de défier les autorités civiles de l’Alliance, il avait redouté d’en arriver à ce stade. Pourquoi, en effet, l’envisagerait-il ? Une telle rébellion eût été impensable un siècle plus tôt, mais, à présent, il voyait toutes ses options se consumer en même temps que se rapprocher le précipice de la mutinerie, sans avoir la première idée de ce qui gisait au fond au gouffre, et il ne pouvait en aucun cas dévier de sa trajectoire, pas davantage qu’un vaisseau piégé dans le puits de gravité d’une étoile morte.
De quel côté était l’honneur ? Quelle serait la décision qui conviendrait le mieux aux gens qui se fiaient à lui et à l’Alliance ? « Je dois encore mettre l’accent, le plus vigoureusement possible, sur le fait que la flotte n’acceptera tout bonnement pas cet état de fait, sénateur.
— Elle le fera si l’amiral Geary le lui demande.
— Je n’en jurerais pas en l’occurrence, sénateur. Et endosser ce rôle me met mal à l’aise.
— Néanmoins vous avez des ordres et vous y obéirez », insista Navarro. L’entêtement de Geary l’irritait visiblement. Pourtant, à mesure que le sénateur s’exprimait avec la plus grande résolution, certains signes trahissaient inconsciemment sa fébrilité. « Nous ne pouvons pas, au nom de la justice, enfreindre le règlement de votre flotte ni les termes de la loi. »
Certes, cela sonnait juste et raisonnable mais faisait également fi de la réalité. En l’occurrence, on se servait de la loi pour commettre une injustice. Mais, techniquement, ça ne l’exonérait pas non plus de son devoir d’obéissance.
Geary compta lentement dans sa tête pour se calmer. « Pouvons-nous avoir un aperçu de ce qui se passe à l’extérieur, sénateur ? Nous est-il permis de recevoir des données ? » Il connaissait d’ores et déjà la réponse probable, mais il avait aussi appris que l’on pouvait fréquemment outrepasser les règlements.
Navarro se renfrogna puis se tourna vers Sakaï et Suva. « Nous n’avons pas… Pouvons-nous nous permettre une brève entrée de données ?
— Une microrafale d’informations serait beaucoup trop risquée », répondit Suva. Elle fixait Geary d’un œil de plus en plus inflexible. « Je vois mal à quoi cela servirait, en tout état de cause.
— Je crois essentiel de savoir ce que fait la flotte pendant que nous discutons, répliqua Geary. En dépit de l’ordre que je lui ai donné de ne pas bouger. »
Sakaï prit la parole : « Il me semble que ce serait avisé. Je sais d’expérience que, si l’amiral Geary nous affirme que nous devrions en être informés, nous ferions mieux de l’écouter.
— Black Jack… commença Suva.
— N’est pas un dieu et il le sait, la coupa Sakaï. Il sait qu’il y a des limites à ses capacités. Nous ne devons pas partir du principe que ce qu’il veut est inéluctable. »
Navarro dévisagea Geary puis Sakaï, et un message tacite, transmis par ce dernier regard, passa entre les deux sénateurs. « Très bien. Fournissez-nous une mise à jour et un téléchargement des dernières transmissions », enjoignit-il à Suva, qui fixa son unité de com en fronçant les sourcils tout en tapotant rapidement sur quelques touches.
L’écran clignota pendant que les données qu’il affichait se remettaient à jour et qu’un défilement de messages à haute priorité apparaissait sur un de ses côtés, puis tout se figea de nouveau, les barrières de sécurité se reverrouillant. Tous les yeux étaient tournés vers l’écran, où les nettes rangées de vaisseaux gravitant sur une orbite fixe s’étaient éparpillées : des dizaines d’entre eux semblaient en train de dévier de leur course, et leur trajectoire piquait droit sur la station. Pas seulement les croiseurs et les destroyers, mais aussi la menace fulgurante de croiseurs de combat et celle, massive, de cuirassés fondant sur Ambaru.
Geary distinguait les identifiants des vaisseaux qui accéléraient dans leur direction. L’Illustre. Évidemment. Le capitaine Badaya serait nécessairement le plus incontrôlable dans une telle situation. Mais Geary ne se serait pas attendu à voir le commandant Parr de l’Admirable marcher sur ses brisées, et l’Implacable, ainsi que l’Intempérant, étaient en train de les rejoindre. Le nouvel Invulnérable avait aussi quitté sa position comme s’il avait décidé de s’allier à l’Illustre et à l’Admirable, les deux autres croiseurs de combat de sa division, mais il avait à peine accéléré, comme s’il cherchait à la fois à obéir aux ordres en restant en place et à se joindre aux autres vaisseaux, de sorte qu’il semblait en réalité ne faire ni l’un ni l’autre.
Le vrai choc fut de voir l’Invincible s’ébranler. Pourquoi sa petite-nièce s’avisait-elle de désobéir aux ordres ? Jane Geary lui avait toujours paru assez solide et imaginative pour faire un commandant à qui se fier, mais son croiseur de combat n’était pas le seul à dévier de sa course, car le Galant et le Conquérant l’imitaient. Ce qui semblait avoir également convaincu le Fiable, l’Intraitable, le Glorieux et le Magnifique d’entrer dans la lice. Sept croiseurs de combat massifs, qui chacun pouvait réduire en un clin d’œil la station d’Ambaru à l’état d’épave.
Partout croiseurs lourds, croiseurs légers et destroyers entraient à leur tour en action, isolés ou en divisions et escadrons.
D’autres vaisseaux tenaient fermement contre eux. D’abord et avant tout l’Indomptable lui-même, avec le Risque-Tout et le Victorieux. La division de croiseurs de combat du capitaine Tulev, bien sûr, avec le Léviathan, le Dragon, l’Inébranlable et le Vaillant. Que le commandant Armus du Colosse fût resté en position surprit légèrement Geary. Armus était trop lent pour sauter à pieds joints dans une nouvelle action, ce qui pouvait parfois poser un problème mais était en l’occurrence une bénédiction, car l’exemple donné par le Colosse et le reste de la division d’Armus semblait freiner l’ardeur de nombreux autres cuirassés et escorteurs.
Peut-être encore plus étonnant était l’Orion, vaisseau apparemment maudit sur lequel, par le passé, on pouvait toujours compter pour faire exactement le contraire de ce qu’on exigeait de lui : il restait en orbite, se pliant aux ordres de Geary.
Partout ailleurs, sur les planètes, les lunes et les installations orbitales, les systèmes de défense passaient à des niveaux d’alerte supérieurs et activaient armes et boucliers. Mais aucun n’avait encore ciblé un des vaisseaux de la flotte.
Ç’aurait pu être bien pire, mais c’était déjà passablement affreux. Si jamais quelqu’un tirait un premier coup, il risquait de déclencher une guerre civile.
Navarro s’était momentanément pétrifié en fixant l’écran, mais il se réveilla comme en sursaut et toucha un des messages.
Une image de Tanya s’afficha. « À toutes les unités, gardez la position conformément aux ordres de l’amiral Geary. Tous les vaisseaux doivent immédiatement regagner l’orbite qui leur a été assignée. Vous avez tous reçu l’ordre de l’amiral Geary. Cessez toute action non autorisée et reprenez votre position. » Il irradiait de Desjani toute l’autorité péremptoire dont elle était capable. Laquelle était considérable mais ne suffisait visiblement pas.
Le visage sévère, Navarro toucha un message plus récent. L’amiral Timbal, s’exprimant avec vivacité. « Retirez-vous. Toutes les forces militaires du système de Varandal doivent se retirer sur-le-champ. Arrêtez toute action non autorisée. Nul ne doit tirer, en aucune circonstance. Je répète, retirez-vous tout de suite. Les armes sont en code rouge annulé. Aucun tir n’est autorisé. »
« Pourquoi ne voyons-nous aucun message des vaisseaux ? s’enquit Suva.
— Parce qu’ils empruntent sans doute pour communiquer entre eux les portes de derrière des systèmes de contrôle et de commande, répondit Sakaï. Ces messages n’apparaîtront pas dans les archives officielles. N’est-ce pas, amiral ? » Il avait accompagné la flotte lors de son dernier voyage et l’avait sans doute appris sur le tas.
Geary opina sans chercher à dissimuler son inquiétude. « Vous pouvez vous rendre compte qu’ils cherchent à garder la situation sous contrôle.
— Sous contrôle ? » Suva le fusilla du regard. « L’autre amiral a ordonné aux forces défensives de retenir leur feu !
— Parce qu’un tas de gens sont encore dans l’expectative, insista Geary. Si quelqu’un ouvrait le feu, il les forcerait à prendre parti. Soumis à une telle pression, ils seraient trop nombreux à prendre automatiquement celui des camarades avec qui ils ont combattu. Nous avons déjà vu cela dans le système central des Syndics quand une mutinerie s’y est déclenchée. Vous ne comprenez donc pas ? La situation dégénère très vite. L’inaction n’est pas une option. » Il désigna l’écran. « Je ne peux pas contrôler ça !
— Nous ne pouvons pas nous rendre à un coup d’État qui n’a même pas encore commencé ! faillit hurler Suva.
— Suivez les ordres, amiral ! le pressa Navarro, dont la voix vibrait d’un authentique désespoir. La sénatrice Suva a raison. Céder à cette pression reviendrait à reconnaître un coup d’État. Nul dans la flotte n’agirait à l’encontre des ordres de l’amiral Geary. Exhortez-les à arrêter et à obéir. »
En dépit de tous ses efforts, le précipice s’ouvrait juste sous ses pieds. Comme ceux qui avaient porté des accusations contre ses officiers, les politiciens avaient techniquement raison. Il n’était pas légalement habilité à faire autre chose que saluer, dire « oui, monsieur » et agir de son mieux, bien qu’il fût persuadé de l’imminence d’un désastre. Toute autre initiative de sa part reviendrait à trahir son serment, et il était le seul à avoir une petite chance de succès. Mais se contenter d’obéir aux ordres serait aussi trahir ceux qui l’avaient suivi au combat, et trop d’officiers se persuaderaient qu’on l’avait contraint à les exhorter à obtempérer, voire qu’il les avait vendus. Compte tenu des probables conséquences sur la flotte, l’obéissance serait le dernier clou qu’il enfoncerait dans le cercueil de l’Alliance.
Geary n’avait plus qu’une carte à jouer, un dernier moyen de tenter de contrôler une situation qui n’avait déjà que trop dégénéré. Il hésita, pris d’appréhension et d’incertitude, puis sentit un calme étrange l’envahir. Comme si quelque chose s’adressait à lui en témoignant d’une autorité qui dépassait de loin celle de tout être vivant. C’est la seule méthode qui nous laisse une petite chance. Il inspira profondément. « Non, sénateur. » La réponse lui avait échappé, ferme mais tout juste audible.
Les trois sénateurs se pétrifièrent ; ils ne cillaient même pas. « Qu’est-ce que vous n’avez pas compris, amiral ? demanda Navarro.
— J’ai très bien compris, sénateur. Mais je refuse d’obéir à ces ordres. Je vous remets illico ma démission de la flotte. »