De Tartare, la flotte sauta vers Hadès pour y trouver un autre portail. Elle gagna ensuite Perdition, non sans se demander si elle n’avait pas d’ores et déjà atteint l’autre bout de l’espace Énigma. La présence extraterrestre y était relativement rare, mis à part un nouveau portail. Un saut depuis le même point jusqu’à une étoile voisine récemment baptisée Géhenne leur permit de découvrir un système assez opulent mais privé de portail. « Nous serions-nous enfoncés plus profondément dans l’espace Énigma par inadvertance ? » demanda Desjani. Mais un autre saut les conduisit à Inferno, autre système colonisé depuis longtemps, également dépourvu de portail.
Et, chaque fois, davantage de vaisseaux extraterrestres filaient la flotte de loin. Lorsqu’elle quitta Inferno, l’armada d’Énigma s’élevait à plus de soixante bâtiments.
Deux autres systèmes équipés d’un portail, puis la flotte bondit jusqu’au prochain point de saut et trouva de nouveau un portail.
« À quoi bon continuer ? » demanda Armus.
Geary désigna l’écran. « Nous allons bientôt nous retourner. Pour chaque étoile visitée, nous en avons en moyenne évité trois ou quatre. Ce qui nous donne une petite idée de la puissance des Énigmas. Cela dit, ils refusent toujours le dialogue, et nous ne pouvons guère en apprendre plus long sur eux sans déclencher de probables génocides.
— Vous avez l’air de le déplorer », grommela le capitaine Vitali. Presque tous ses collègues acquiescèrent d’un hochement de tête. À mesure que se répandait la nouvelle des conditions d’internement des êtres humains détenus par les Énigmas, la colère suscitée par les pertes de la flotte lors des combats avait redoublé.
« Notre mission n’est pas de les anéantir. Nous en avons déjà tué beaucoup. » Geary isola une étoile. « Voici notre prochaine destination. Ce sera un très long saut. Nous verrons ce qui s’y trouve puis nous commencerons à nous replier, non pas en revenant sur nos pas mais en adoptant une trajectoire en oblique pour éviter de tomber sur cette meute de vaisseaux qui s’obstinent à nous filer. Peut-être leur aurons-nous prouvé, en quittant définitivement leur territoire, que nous sommes capables d’intervenir dans leur espace sans chercher à les exterminer ni à violer leur besoin fanatique de secret, et envisageront-ils alors d’entamer des pourparlers et d’accepter une frontière fixe.
— La frontière ! » Le docteur Schwartz en bredouillait de dépit. « Pourquoi ne s’intéressent-ils même pas à notre désir manifeste de discuter d’une frontière que chacun des deux bords respecterait ? Lors des conversations que vous avez eues avec eux à Midway, ils ont toujours soutenu avec force qu’ils possédaient Midway et d’autres systèmes, et que nous n’avions donc pas le droit de nous y trouver. Pourquoi, en ce cas, la même logique ne leur impose-t-elle pas de débattre avec nous d’une frontière mutuellement consentie qui leur garantirait la propriété exclusive des systèmes qu’ils contrôlent actuellement ?
— C’est un paradoxe, convint Duellos. Mais ce n’est pas le seul, loin s’en faut. »
Charban fixait Schwartz comme si une idée venait tout juste de lui venir à l’esprit. Il s’apprêtait à ouvrir la bouche mais s’en abstint, comme absorbé dans ses réflexions.
« S’il y a une chose au monde que j’aimerais savoir sur eux, c’est en vertu de quelle logique ils décident d’équiper leurs systèmes d’un portail, lâcha Badaya. Sans rime ni raison, de toute évidence. Qu’il s’agisse de mines superpuissantes destinées à dissuader toute invasion pouvait sans doute s’appliquer aux premiers que nous avons rencontrés, mais pas à tous ceux que nous avons croisés dans leur territoire. Et pourquoi dans des systèmes très voisins, avec ensuite une enfilade de longues discontinuités ? »
Neeson prit la parole. « J’ai une idée. Peut-être une explication plausible. » Il pointa l’écran. « La déclaration du capitaine Badaya peut sembler exacte, de ce point de vue et en trois dimensions, alors que notre trajectoire zigzague entre ces étoiles. Les portails donnent l’impression d’avoir été placés de manière incohérente. Mais il ne s’agit pas que d’eux. Les défenses sont aussi bien plus solides dans les systèmes équipés d’un portail. J’ai tenté de procéder à une analyse de ces données selon une autre perspective. » Le champ d’étoiles en 3D céda la place à un schéma bidimensionnel.
« L’abscisse représente ici la distance à l’intérieur de l’espace Énigma et l’ordonnée le niveau d’efficacité des défenses. Comme nous nous y attendions, les premiers systèmes d’Énigma où nous avons pénétré étaient dotés d’imposants moyens de défense. Ils bornent la frontière virtuelle avec l’espace humain. » Neeson montra des pics au début du graphique. « Puis ces défenses s’affaiblissent, également comme nous nous y attendions. Les extraterrestres ne peuvent pas se permettre plus que nous de fortifier tous leurs systèmes, de sorte qu’ils consolident d’abord leurs frontières. »
Il désigna un pic plus distant de la courbe, qu’il disposa au centre de l’écran. « Mais nous avons vu là deux systèmes équipés de défenses conséquentes alors qu’ils étaient voisins en termes de saut. Puis d’autres dépourvus de portails, de nouveau des portails, et encore deux systèmes stellaires très proches l’un de l’autre si l’on procède par saut. »
Tulev fut le premier à émettre un commentaire. « Plusieurs couches de défense ? Mais, si c’est le cas, elles ne sont pas espacées uniformément, et je ne vois pas l’intérêt de placer des défenses supplémentaires si loin des frontières.
— Si loin de leur frontière avec nous, rectifia Neeson. Nous ne voyions jusque-là qu’une espèce Énigma. Une seule entité. Mais, si nous nous trouvions dans l’espace humain et que nous étions témoins d’un pareil dispositif de défense interne, d’une telle alternance de systèmes s’affrontant les uns les autres, qu’en déduirions-nous ? Autrement dit, comment apparaîtrait la frontière entre l’Alliance et les Mondes syndiqués aux yeux d’une flotte de reconnaissance extraterrestre ? »
Geary s’en serait giflé. « Ils ne sont pas unis.
— Des frontières internes, convint Tulev. Entre différentes puissances de leur espèce. Énigma n’est pas plus unifiée que l’humanité. Ils sont même encore plus divisés que nous, si l’on en juge par la fréquence de leurs lignes défensives.
— Pourquoi les avons-nous crus unis ? demanda le général Carabali. Je me rends compte que je l’ai moi aussi présumé.
— Sans doute parce que nous en savions si peu, répondit Neeson. Il nous fallait remplir les blancs. Et de très gros blancs, d’où nombre de supputations. Partir du principe qu’ils étaient unis simplifiait largement le processus mental. Ça vient sûrement de là. »
Le général Charban opina. « Mental et émotionnel, renchérit-il. L’ennemi. L’espèce extraterrestre. Énigma. Il me semble que votre officier a mis le doigt sur une découverte importante, amiral. Qui ne sautait pas aux yeux sur un écran tridimensionnel mais qui paraît évidente sous cet angle. Peut-être pourrions-nous utiliser ces divisions internes à notre profit. »
Duellos poussa un soupir. « J’en serais le premier enchanté, général, mais nous avons vu grossir la flottille de nos poursuivants à chaque système stellaire que nous traversions. Nous ne nous sommes pas étonnés qu’elle gagne chaque fois des renforts, car ç’aurait été normal de la part d’une espèce unifiée. Mais, si elle est à ce point divisée, ses effectifs auraient dû au contraire diminuer à mesure que nous passions d’un système à l’autre. Ça ne s’est pas produit. Leur nombre ne cessait d’augmenter. Ce qui laisse entendre que, quelles que soient leurs divisions internes, ils sont parfaitement disposés à s’unir contre nous.
— Ce ne serait pas une surprise, déclara Bradamont. La flotte de l’Alliance elle-même a défendu un système syndic contre Énigma. Les humains se serrent les coudes. Ils coopèrent en l’occurrence avec ceux de leur propre espèce, ce qu’ils refuseraient de faire en d’autres circonstances. Les Énigmas se détestent peut-être entre eux, mais ils nous détestent bien davantage. »
Charban s’était rembruni à mesure qu’il écoutait Duellos et Bradamont. Il secoua violemment la tête. « Mais, quand vous les avez affrontés à Midway, ils n’avaient pas l’air de comprendre que vous puissiez défendre un système syndic. Le concept d’une collaboration entre ex-ennemis semble leur être étranger.
— Pourtant on dirait bel et bien qu’ils s’unissent contre nous, rétorqua Geary. Cette notion n’a pas l’air de leur être à ce point… extraterrestre.
— Ils croyaient aussi que les Syndics et nous-mêmes nous anéantirions en faisant exploser nos portails respectifs à cause de nos relations hostiles, intervint Carabali. Mais nous n’avons trouvé dans l’espace Énigma aucun système où un portail aurait été utilisé comme une arme contre des représentants de leur propre espèce.
— Ils s’attendaient au pire de la part de l’humanité, affirma le capitaine Shen sur un ton songeur contrastant avec sa perpétuelle expression d’insatisfaction. Serait-ce une forme de prévention contre nous, née de leur conviction qu’ils nous sont supérieurs ? Ou bien est-ce le fruit de leur fréquentation des dirigeants des Mondes syndiqués ? »
Neeson afficha de nouveau l’écran des étoiles. « Peut-être présument-ils que nous sommes foncièrement différents d’eux dans tous les domaines. Nous sommes bien partis du principe qu’ils formaient une unique entité. Pourquoi ? Parce que nous leur prêtions des différences fondamentales et puisque les humains ont le plus grand mal à s’entendre…
— … les extraterrestres ne peuvent que former une grande famille unie quoique paranoïaque, conclut Duellos. Oui. Il est toujours périlleux d’affirmer quelque chose à leur sujet, mais présumer qu’ils nourrissent des préjugés à notre égard est beaucoup moins risqué. À observer le cours de notre guerre avec les Syndics, sa conduite sans scrupule, les pertes massives qu’elle provoquait dans les deux camps, son interminable durée, ils ont dû conclure que toute réconciliation ou coopération entre les diverses factions humaines était impossible. Contrairement à ce qui se passe chez eux, et qu’ils doivent certainement regarder comme infiniment plus juste et respectable que les agissements des bizarres bipèdes que nous sommes. »
Geary avait les yeux rivés sur l’écran. « Peut-être avons-nous fait précisément ce qu’il fallait éviter. En pénétrant dans leur espace, nous les avons unis contre les “envahisseurs”. Leur flotte de Midway était bien plus forte que tout ce que nous avons croisé ici depuis. Ce qui argue en faveur d’une alliance ou d’une coalition de plusieurs factions. L’échec de leur agression de Midway aurait aisément pu la faire voler en éclats. Mais elle pourrait bien se reformer.
— S’ils se sont déjà ligués contre nous, ils recommenceront tôt ou tard, que nous ayons ou pas envoyé cette flotte dans leur territoire. »
Badaya eut un rire amer. « Comment exploiter leurs divergences s’ils refusent de nous parler ? C’est bien là en quoi ils sont différents de nous ! Si une flotte extraterrestre croisait dans notre espace, des gens l’interpelleraient à coup sûr, individus ou groupes. Tous ces politiciens soucieux de leur propre sécurité ou avides d’y gagner un avantage à court terme. Nous nous rendons, ne nous faites pas de mal ! Pouvons-nous négocier ? Avez-vous besoin de fournitures ? Avez-vous une monnaie ? Je déteste ces gens-là, alors ne pourrions-nous pas nous allier contre eux ? Les extraterrestres ne sauraient même pas par quel bout prendre les demandes qu’ils recevraient ! »
Le capitaine Shen, qui participait rarement à ces conférences oralement, reprit néanmoins la parole en désignant l’écran des étoiles d’un coup de menton. « Ils ont probablement consacré des efforts à tenter de nous comprendre, et ils ont dû se heurter à un problème diamétralement opposé au nôtre. Nous ne disposons que de très rares renseignements sur eux. Mais, en procédant à notre insu à des reconnaissances de notre territoire, eux ont dû accumuler des masses d’informations. Comment se débrouillent-ils pour les trier et en tirer un sens ?
— Un des premiers indices que nous ayons trouvés de leur existence, c’est un coffre fracturé dans un système stellaire abandonné par les Syndics et qui devait relever de leurs tentatives pour amasser des renseignements sur nous. Peut-être s’imaginaient-ils, en raison de leurs processus mentaux, que ce que nous étions réellement restait planqué dans des coffres plutôt qu’ouvertement dévoilé.
— S’ils découvrent la vérité sur notre compte, j’espère qu’ils partageront leurs conclusions avec nous, car je n’ai connu que très peu d’humains qui tombaient d’accord à cet égard, reprit Shen. Ne voyant aucun intérêt à nous enfoncer plus profondément dans l’espace Énigma, je suggérerais volontiers que nous regagnions celui de l’Alliance. Néanmoins, j’aimerais préciser un point de détail relatif à l’opinion du capitaine Neeson. Si les portails de l’hypernet sont bien un moyen de défense, nous avons rencontré trois systèmes stellaires d’affilée équipés de ces défenses.
— Il pourrait s’agir d’une autre frontière, déclara Neeson.
— En effet. Une de leurs factions croit avoir besoin de défenses particulièrement puissantes. »
Une alerte sonna, tandis que l’écran qui flottait au-dessus de la table affichait le système stellaire. « Cinquante autres vaisseaux extraterrestres sont arrivés, fit observer Desjani. Maintenant qu’ils sont plus d’une centaine, ils se croient peut-être prêts à nous combattre. »
Geary hocha la tête, prenant le temps de formuler soigneusement sa pensée. Il ne pouvait pas se permettre d’annoncer que la flotte de l’Alliance chercherait à esquiver le combat ou à se retirer de ce système, car, compte tenu de la mentalité actuelle de la flotte, ces deux décisions leur sembleraient également inacceptables. « S’ils nous cherchent, ils nous trouveront. Mais je n’ai pas l’intention de les attendre ici. Si ce système stellaire est bien une frontière, il marque peut-être la limite du territoire d’une autre espèce intelligente qui, si elle ne s’entend pas avec les Énigmas, pourrait être pour nous un allié naturel. Nous allons donc poursuivre notre route comme prévu, et, s’ils jugent utile de continuer à nous filer le train, grand bien leur fasse ! »
Desjani s’adossa à son siège pour dévisager Geary avant de reporter le regard sur Duellos, puis, quand ce dernier le lui retourna, elle lui adressa de sa main baissée un geste discret qui, à moins de l’observer attentivement, avait toutes les chances de passer inaperçu.
Duellos fronça les sourcils avant de lui signifier d’un hochement de tête qu’il comprenait. « Amiral, si je puis me permettre, la flotte pourrait effectuer à son émergence une manœuvre évasive préétablie. Nous avons de bonnes raisons de croire que ce système présente une nouveauté.
— Bonne idée. Nous y procéderons. »
L’amiral Lagemann avait aussi assisté à la conférence en tant que représentant des officiers libérés à Dunaï. C’était de la part de Geary un témoignage de bonne volonté destiné à ceux d’entre eux qui ne cherchaient pas à lui compliquer la vie par de futiles et sporadiques tentatives pour saper son autorité. Après la dispersion de la plupart des participants, il s’attarda un instant. « Je ne nierai pas que je serais heureux de regagner mon foyer. Ceux de Dunaï n’attendent que cela dans leur grande majorité. »
Duellos, qui n’était pas encore parti, lui jeta un regard inquisiteur. « Pourquoi “dans leur grande majorité”, amiral Lagemann ? Et pas tous ?
— Parce que, d’expérience, nous en savons assez sur ce qui se passe chez nous pour nous douter que, maintenant que la guerre est finie et que l’armée perd en puissance, nous allons nous retrouver à la retraite dès notre retour. » Lagemann eut un sourire désabusé. « Ce n’est certes pas à cet avenir que nous nous raccrochions dans le camp de travail syndic. Soit nous rentrions chez nous, soit nous nous évadions pour ensuite conduire la flotte ou les forces terrestres vers de grandes victoires, comme Black Jack revenu d’entre les morts. » Il sourit à Geary. « Excusez-moi. Une vieille expression.
— On m’en rebat les oreilles.
— Mais, selon moi, la plupart d’entre nous se satisferont de ce changement, poursuivit Lagemann. Certes, il y aura de nombreux insatisfaits, qui chercheront à critiquer l’état de fait et les méthodes du gouvernement. Je dois l’avouer, je ne comprends pas pourquoi il a fait de notre libération une priorité. Nous allons créer tout un tas de problèmes à notre retour, mais, en nous embarquant dans cette expédition, vous aurez au moins retardé l’échéance de plusieurs mois. »
Une idée frappa brusquement Geary, une fulgurance dont il espérait que son visage ne la trahissait pas. Pourquoi avons-nous dû les recueillir avant d’entrer dans le territoire extraterrestre ? Pourquoi le gouvernement tient-il tant à ce qu’ils participent à une mission comportant des risques inconnus et la perte éventuelle de quelques vaisseaux ? Si ça tournait mal, si notre retour était retardé, si nous perdions des bâtiments, si un désastre survenait, je ne serais pas le seul héros vivant encombrant dont on n’aurait plus à se soucier.
Navarro n’aurait jamais manigancé cela. Sakaï non plus, selon moi. Qui pouvait bien nourrir cet espoir, en ce cas ? Sûrement un dirigeant ou quelqu’un du QG de la flotte, qui ne tenait pas plus que le gouvernement à s’encombrer d’un tas de galonnés ressuscités.
Rione savait qu’on l’escomptait. C’est bien pourquoi elle a fait cette tête quand elle a compris que son époux allait se retrouver piégé. Mais, autant que je sache, elle n’a rien fait pour hâter cet événement. Elle ne nous aide pas beaucoup, mais elle ne nous met pas non plus de bâtons dans les roues.
Les pièces du puzzle commençaient à s’assembler pour dessiner au moins un tableau partiel, et Geary n’aimait pas du tout ce qu’il voyait.
Le saut suivant exigeait qu’on poussât un peu plus à fond les propulsions afin d’en tirer une portée supplémentaire. Les deux flottilles de vaisseaux Énigma se trouvaient encore à une heure-lumière l’une de l’autre quand la flotte sauta.
« Pouvons-nous parler, amiral ? demanda le général Charban avant de prendre place dans le siège que lui offrait Geary et de balayer la cabine d’un regard nostalgique. Spartiate, mais on s’y sent chez soi, hein ? poursuivit-il. Bizarre comme on peut s’attacher à une cabine ou au complexe d’un QG même quand ils sont purement fonctionnels ! Les humains arrivent à s’acclimater partout. J’ai une idée, amiral Geary, ajouta-t-il en sautant du coq à l’âne. Peut-être le moyen de trouver enfin un accord avec l’espèce Énigma sur la base d’intérêts mutuels.
— J’ai hâte d’entendre ça.
— J’ai réfléchi à un certain nombre de choses, dont les propos qu’a tenus le docteur Schwartz lors de la dernière conférence stratégique de la flotte, concernant cette incompatibilité entre ce que les Énigmas déclaraient à Midway et ce qu’ils ont fait depuis. Peut-être avons-nous commis une grossière erreur en présumant que leurs déclarations d’alors traduisaient fidèlement leurs motivations réelles. »
Geary le regarda, le menton en appui sur une main. « Pourquoi nous auraient-ils menti sur leurs désirs et leurs motivations ? »
Charban sourit finement. « Quand vous vous adressez aux spatiaux de la flotte, leur parlez-vous de rapport coût/bénéfice, de la nécessité d’augmenter les profits des actionnaires ou de réduire les frais du gouvernement ? Ou bien de problèmes qui les concernent réellement ? »
Il en vint au fait. « Croyez-vous vraiment qu’à Midway les Énigmas nous livraient une explication de leurs actes dont ils croyaient que nous allions la comprendre et l’accepter ?
» Non. Un observateur extérieur se serait concentré sur nos luttes pour le contrôle de systèmes stellaires. La maîtrise du territoire. Et la propriété reste très importante aux yeux des humains, même si elle n’occupe pas une place prépondérante dans leur esprit. Selon moi, ce qu’ont fait les Énigmas à Midway, comme d’ailleurs depuis, c’est nous donner des justifications dont ils pensaient que nous les trouverions plausibles. Au lieu de nous faire part de leurs vraies raisons, ils nous ont donné celles dont ils escomptaient que nous nous y attendions. »
Charban se pencha. « Songez à leur goût du secret, à leur tendance à ne rien révéler de ce qu’ils sont, poursuivit-il, plus véhément. Pourquoi nous auraient-ils confié leurs vraies raisons à Midway ? Pourquoi nous auraient-ils avoué leurs véritables intentions ?
— Bonne question.
— C’est en réfléchissant aux humains détenus par les extraterrestres que cette idée m’est venue, reprit Charban. De notre point de vue, il n’était guère surprenant qu’ils cherchent à en apprendre plus long sur nous. Mais était-ce réellement leur mobile ? Tenaient-ils à s’informer sur les réactions des hommes par pure curiosité ou parce qu’ils voyaient en nous une menace ? »
Geary opina du bonnet. « Pour nous, ces deux motifs seraient également logiques, avança-t-il. Même si d’autres espèces intelligentes ne représentaient pas une menace, nous chercherions à en apprendre davantage sur elles.
— Parce que nous sommes curieux ! » Charban se pencha plus avant. « Voilà quelque temps, on a débattu de l’obsession sexuelle des hommes, et c’est effectivement chez nous une facette importante. Et, bien sûr, nous livrons des guerres autant pour revendiquer des territoires que pour d’autres causes. Mais un autre trait nous caractérise, peut-être plus essentiel encore. Nous sommes curieux. Nous voulons savoir. Qu’abrite la prochaine étoile ? Comment fonctionne ce truc ? Pourquoi l’univers se comporte-t-il ainsi ? Quoi que nous apprenions, nous voulons toujours en savoir davantage. Nous abordons toute chose dans le seul but d’en apprendre plus sur elle. Bon, quel serait selon vous le trait prépondérant de l’espèce Énigma, autant que nous puissions en juger ?
— Une hantise du secret, du privé. » Geary prit brusquement une profonde inspiration. « Nous voulons en savoir davantage, alors qu’ils aspirent à ce qu’on ne sache rien d’eux. Matière et antimatière. Pour eux, notre voisinage c’est l’enfer. Est-ce pour cela qu’ils nous ont agressés ?
— Peut-être bien. J’ai encore parcouru les archives que nous ont fournies les Syndics, poursuivit Charban. Autant que je puisse le dire, ils n’ont jamais abordé l’espèce Énigma en lui donnant à croire qu’ils la “laisseraient tranquille”. Ils se sont conduits de la manière la plus normale qui soit pour des humains. Ils ont envoyé des expéditions d’exploration dans leur territoire, sans se douter, cela dit, que ce secteur de l’espace leur appartenait. Et ils y ont implanté des bases et des colonies, en s’y enfonçant de plus en plus profondément. Quand ils les ont enfin découverts, ils ont cherché à se renseigner sur eux, à dialoguer et, sans doute, à tester leurs défenses. Et nous aurions probablement fait pareil. Nous n’arrêtons pas de leur dire que nous voulons leur parler, faire connaissance, et c’est précisément ce qu’ils redoutent et détestent chez nous. Voyez un peu ce que nous-mêmes avons fait. Une mission d’exploration chargée de s’informer sur eux. Désir bien naturel de notre part, mais qu’Énigma doit regarder comme la plus grave des agressions.
— Faut-il leur promettre de les laisser tranquilles ? s’enquit Geary. Les ignorer totalement, ne jamais empiéter sur leur territoire, ne jamais plus tenter de nous renseigner sur eux, d’établir le contact ?
— Ça vaudrait la peine d’essayer. Mais ce n’est pas tout. D’abord, il faudra leur faire comprendre que notre curiosité ne sera jamais satisfaite tant qu’ils retiendront des hommes prisonniers. S’ils veulent que nous feignions de croire que l’univers s’arrête là où commence leur territoire, ils devront recracher tous ceux qu’ils séquestrent encore.
— Excellente idée, approuva Geary.
— Merci, mais ma collègue me l’a en partie soufflée. » Charban marqua une pause comme s’il venait de goûter à quelque chose d’infect. « Ensuite, ils ont choisi de s’opposer militairement à nous. Ils continueront selon moi à opter pour des solutions armées, à moins que nous ne leur prouvions qu’ils ne peuvent pas l’emporter ainsi.
— Ça n’opère pas toujours entre nous. On les écrase et ils reviennent à la charge.
— Oui. C’est là un des aspects les plus irrationnels de notre manière d’affronter la réalité. Mais il s’agit d’Énigmas. Leur objectif ultime ne semble pas être la survie ni la victoire. Mais la préservation du secret. Prouvons-leur qu’ils ne peuvent pas y parvenir par ce biais et tout changera. »
Geary fixa l’écran surplombant la table de sa cabine et afficha une image du système stellaire précédent, tel que la flotte l’avait vu en partant, alors que cent dix vaisseaux extraterrestres la filaient. « Nous allons devoir de nouveau combattre et détruire autant de ces bâtiments que nous le pourrons.
— Oui. » Charban regarda Geary en hochant la tête. « Triste nécessité, dont je constate que vous êtes aussi conscient que moi. Victoria me l’avait prédit.
— Victoria Rione a-t-elle ajouté quelque chose ? »
Charban plissa le front. « Non. Elle m’a seulement conseillé d’aller vous parler, amiral. Je me rends bien compte que, de tous ceux à qui l’on aurait pu confier cette mission, je suis le moins qualifié. Je me suis parfois demandé pourquoi on m’avait choisi et si…
— On ne s’attendait pas à son échec ?
— Mes soupçons ne sont pas allés jusque-là, amiral. Certains de ceux avec qui j’ai travaillé n’auraient jamais fait cela.
— Mais d’autres si, peut-être ? » Geary repensa à la vague mise en garde de Rione. De nombreux esprits cherchant à contrôler une seule main malhabile.
« Faites-vous confiance à ma collègue, amiral ? demanda Charban.
— Oui. » Mais j’ai déjà commis des erreurs. Pas cette fois, espérons-le. « Content que vous m’ayez fait part de votre idée, général. Nous ne pourrons pas consulter les experts civils avant d’avoir quitté l’espace du saut, mais veuillez en débattre avec eux dès notre irruption dans le prochain système stellaire et tâchez de trouver un moyen d’en faire la proposition aux extraterrestres. »
Le braillement hystérique de sirènes d’alarme et les hurlements d’alerte des systèmes de manœuvre étaient bien la dernière chose qu’avait envie d’entendre l’équipage au sortir de l’espace du saut, alors que tous les sens étaient encore brouillés. Geary serra les dents en sentant l’Indomptable tanguer vers le haut puis rouler de côté à l’occasion de la manœuvre évasive préétablie, et il s’efforça de surmonter le stress induit par le mouvement et la confusion consécutifs à l’émergence.
« Fan de pute ! » hoqueta Desjani, qui avait réussi à focaliser son attention une fraction de seconde avant lui.
Il lui fallut encore un instant pour comprendre ce qu’il avait sous les yeux. « Qu’est-ce que c’est que ça, par l’enfer ? »
Un objet massif gravitait à une minute-lumière de la flotte, sur la trajectoire qu’elle aurait normalement dû emprunter en émergeant du point de saut. Ses senseurs avaient déjà recouvert chaque mètre carré de sa surface de symboles menaçants, dont le nombre continuait de se multiplier à mesure qu’ils détectaient d’autres dangers. Geary cligna des yeux d’incrédulité en déchiffrant l’évaluation de la puissance du bouclier de ce Léviathan.
Une des vigies répondit à sa question d’une voix non moins empreinte de perplexité. « La masse et la taille correspondent à celles d’une petite planète, amiral, et son orbite est fixe autour du point de saut. Soit ils ont transformé un planétoïde en forteresse pour le ramener ici, soit ils ont construit cet énorme truc. » Desjani secoua la tête. « Si nous n’avions pas exécuté la manœuvre d’évitement, la flotte se serait beaucoup trop approchée de cet engin pour l’esquiver. Heureusement…»
Elle fut interrompue par le glapissement des alarmes des systèmes de combat.
Geary fixait encore la planète forteresse quand une section de sa surface donna l’impression de jaillir dans l’espace. Puis il se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un essaim très dense de petits vaisseaux, si nombreux que, l’espace d’un instant, leur nuage occulta la forteresse. « Combien y en a-t-il donc ? »
N’obtenant aucune réponse, Desjani pivota dans son fauteuil pour fusiller du regard sa vigie des systèmes de combat. Le lieutenant Castries secoua la tête en signe d’impuissance. « Le système procède encore à une estimation. Plus de deux cents. Plus de quatre cents. Plus de huit cents. » Elle inspira subitement une goulée d’air. « Évaluation stabilisée à neuf cents appareils, à plus ou moins dix pour cent prés. »
Desjani inspira lentement à son tour avant de se tourner vers Geary. « Neuf cents, répéta-t-elle sur un ton prosaïque.
— Plus ou moins dix pour cent, rectifia-t-il, non sans se demander comment il pouvait tourner cela à la plaisanterie. Une petite idée de ce qu’ils sont exactement ?
— S’il s’agit de missiles, ils sont vraiment très gros. » Desjani toucha son écran. « Excellente capacité d’accélération. Je me demande si ce ne sont pas des drones.
— Ils sont deux fois plus gros et massifs que nos appareils d’assaut standard, rapporta l’officier des systèmes de combat. Assez spacieux pour abriter un équipage.
— Ou alors vraiment de très grosses ogives. » Desjani montra de nouveau son écran. « Il pourrait ne s’agir que d’ogives équipées d’un système de propulsion. S’ils conservent cette accélération…
— Nous ne pourrons pas les distancer », convint Geary en lançant une nouvelle simulation des systèmes de manœuvre. Mais la même réponse s’afficha. « Pas maintenant qu’ils sont si proches et déboulent à cette allure. »
La flotte avait entièrement dégagé le secteur du point de saut entre-temps, et sa nouvelle trajectoire s’infléchissait vers le haut et latéralement. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Déportez-vous de quatre-vingts degrés sur bâbord et accélérez au maximum à T quarante et un. » Cela permettrait au moins à la flotte d’aligner ses sous-formations en une seule colonne s’écartant de la flottille ennemie, tout en lui laissant le temps de réfléchir à une solution interdisant à ce souk de se solder par des pertes massives de vaisseaux. Son regard se posa sur une image détaillée d’un des appareils extraterrestres, que les senseurs avaient compilée et que son écran avait aimablement affichée sur un côté. À la différence des vaisseaux en forme de carapace de tortue qu’il avait croisés jusque-là, celui-là était un cylindre à la proue arrondie, dont une espèce d’unité de propulsion constituait la poupe tandis que de courtes épines qui devaient abriter des senseurs hérissaient ses flancs. Et cette forteresse orbitale… « Ils sont très laids, déclara-t-il à Desjani. Et rien de tout cela n’évoque Énigma.
— Non, c’est vrai. Au moins n’y a-t-il pas ici de portail de l’hypernet.
— Petit avantage. » On pourrait emprunter le point de saut sans se soucier de cette menace. Mais si ces extraterrestres n’étaient pas des Énigmas… « Se pourrait-il que nous soyons tombés sur un système stellaire colonisé par des hommes ? Des gens qui seraient entrés dans l’espace Énigma et auraient poursuivi leur route jusqu’à découvrir un système inoccupé à l’autre bout ? »
Desjani se tourna vers son ingénieur en chef. « Qu’en pensez-vous, sergent-chef ? »
Gioninni secoua la tête. « Non, commandant. Rien de ce que nous avons vu ne ressemble aux conceptions humaines. Et l’infrastructure industrielle nécessaire à la construction et à l’entretien de cette forteresse devrait être énorme. On ne pourrait pas bâtir ça du jour au lendemain, ni même en plusieurs décennies. Il aurait fallu qu’ils restent isolés durant plusieurs siècles, voire davantage. Comment seraient-ils arrivés ici il y a si longtemps ? Peut-être que ce ne sont pas des Énigmas, mais rien de ce que j’ai vu ne fait songer à notre espèce.
— Avons-nous reçu quelque chose de ces gens ou de ces extraterrestres ? s’enquit Geary. Ils auraient déjà eu largement le temps de nous mettre au défi de rejoindre leur forteresse.
— Non, amiral, répondit l’officier des transmissions. Rien dont nous puissions affirmer que ça nous était adressé. Ni qui nous éclaire sur ce qu’ils sont. Nous captons un tas de communications, mais elles sont massivement codées.
— Toutes ? demanda Desjani.
— Oui, commandant. Pas d’échanges civils, autant que nous puissions le dire. Tout est encrypté militairement. C’est du moins l’opinion que nous nous en ferions s’ils étaient humains.
— Des hommes se pliant à une discipline aussi rigoureuse ? Personne qui prendrait des libertés avec les restrictions ou les ignorerait ?
— Ça paraît invraisemblable, pas vrai ? convint Geary. Nous n’avons pas le temps de consulter les experts et, tant que ceux qui contrôlent ces petits appareils s’obstineront à les envoyer à la charge, nous n’aurons d’autre choix que de nous défendre. » Il se retourna et aperçut Rione assise dans le fauteuil de l’observateur. Elle gardait le silence, mais ses yeux étaient rivés sur son propre écran. « Tâchez d’établir le contact avec eux. Dites-leur que nous sommes parfaitement disposés à repartir, que nous ne comptions pas nous attarder de toute façon et que nos intentions sont pacifiques. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour envoyer ces messages, ajouta-t-il en se demandant si elle comprenait l’urgence de la situation.
— Ils n’ont fait aucune tentative pour nouer le dialogue, répondit-elle, l’air résignée. Pas même pour exiger notre départ ou notre reddition. Je ne crois pas qu’ils veuillent nous parler, amiral Geary. Ils donnent l’impression d’être assez agressifs pour deux et de se moquer de nos véritables intentions.
— Faites de votre mieux, madame l’émissaire. » Il consulta son écran. « Si nous ne parvenons pas à briser cet assaut, nous allons nous retrouver avec un sacré combat sur les bras.
— Environnement riche en cibles », annonça Desjani d’une voix enjouée qui porta dans toute la passerelle. Ses officiers, dont le regard tendu oscillait entre leurs supérieurs et les innombrables assaillants, se détendirent légèrement devant l’assurance que manifestait leur commandant.
Mais Geary, lui, avait le plus grand mal à s’enthousiasmer pour la situation. « Il n’y a qu’une manière d’aborder le problème. Ils sont foutrement nombreux. » Il lança une autre simulation de manœuvres alors qu’il s’attendait à obtenir la même terrifiante réponse. Après une foudroyante accélération au largage, les appareils hostiles semblaient avoir stabilisé leur allure tout en conservant un taux d’accélération encore impressionnant. Ses propres vaisseaux s’étaient retournés pour pratiquement leur montrer la poupe et tous poussaient leur propulsion à plein régime. Mais les systèmes de manœuvre confirmaient que, dans le meilleur des cas, la plupart ne parviendraient qu’à éviter l’interception ; cela dit, les croiseurs de combat devraient pouvoir esquiver l’engagement, mais tout juste. Les croiseurs et destroyers y parviendraient presque, mais ce « presque » laissait entendre que les inconnus réussiraient probablement à rattraper de nombreux escorteurs. Les quatre transports d’assaut seraient anéantis, avec les fusiliers et les ex-prisonniers qu’ils abritaient, et les cuirassés et les auxiliaires n’auraient aucune chance d’en réchapper. Même en se délestant de la masse de minerais bruts que contenaient leurs soutes, les auxiliaires ne pourraient pas accélérer suffisamment pour s’en tirer. Quant aux massifs cuirassés, s’ils pouvaient prendre plus vite de l’élan, ils ne disposeraient pas d’assez de temps, d’autant qu’ils n’étaient guère maniables.
Geary se concentra farouchement, en s’efforçant de réprimer une peur bien naturelle et de trouver un créneau lui permettant de manœuvrer contre ses adversaires. Mais il semblait n’y en avoir aucun, alors qu’on lui opposait neuf cents vaisseaux déjà bien trop près, et qui se rapprochaient très vite. D’ordinaire, il avait beaucoup plus de temps pour réfléchir et évaluer la situation avant d’échafauder des plans. En l’occurrence, temps et données lui manquaient cruellement. « Avantages ? marmonna-t-il.
— Nous disposons d’une force de frappe supérieure, fit remarquer Desjani. Et, dans la mesure où nos vaisseaux accélèrent à plein régime et où l’ennemi est lancé dans une course poursuite, la durée d’engagement s’en trouve rallongée. Autrement dit, nous serons à portée de leurs tirs pendant plusieurs minutes au lieu de quelques millisecondes, ce qui nous permettra de les pilonner plus longtemps. D’un autre côté, le tir d’une de nos lances de l’enfer ne suffirait certainement pas à détruire un de ces appareils. Il nous faudra les en cribler, et ils sont si nombreux que nous devrons les mitrailler à coups redoublés et le plus vite possible. Nos systèmes de combat ne sont pas conçus pour cette tâche.
— Je sais déjà tout cela ! » Pourquoi s’ingéniait-elle à enfoncer des portes ouvertes quand il lui fallait des réponses ? Bon, peut-être n’avait-il pas mûrement réfléchi à tout, mais il l’aurait dû. Sa réponse avait jailli, sèche et abrupte. Il était lui-même plus ou moins conscient de sa futilité, et il vit Desjani se renfrogner.
Elle fit délibérément mine de l’ignorer, fixa son écran d’un œil courroucé et se prépara à passer à l’action.
Bon sang ! Il ne me manquait plus que ces problèmes d’ego pour me distraire. Pourquoi doit-elle se montrer à ce point susceptible, surtout en ce moment ? C’est mon meilleur pilote et, si quelqu’un peut imaginer une manœuvre pour nous tirer de cette mauvaise passe, c’est bien elle. Bien qu’elle préférerait sûrement leur rentrer dans le lard…
Le train des pensées de Geary se figea brusquement, cherchant à rétropédaler pour retrouver l’idée qui lui avait traversé l’esprit et qui s’était dissipée dès qu’il l’avait dépassée à la vitesse de la lumière, dans son irritation et son désarroi. Leur rentrer dans le lard… « Tanya.
— Quoi… amiral ?
— Nous ne savons rien de leur maniabilité. Mais nous pouvons au moins juger de leur rapidité puisqu’ils nous foncent dessus au maximum de leurs capacités. Nous ne disposerons que d’une faible marge de contrôle quand nous entrerons au contact, mais il nous faudra minuter nos manœuvres avec la plus extrême précision. »
Elle ne se radoucit pas mais afficha une expression neutre, plus calculatrice. « Ils pourraient maintenir leur vélocité afin de permettre à leurs propres systèmes de visée de conserver leur efficacité et d’économiser leurs réserves de carburant pour ce qui pourrait se révéler une très longue traque, mais ce que nous voyons là traduit sans doute fidèlement la réalité. » Desjani plissa les yeux pour scruter son écran comme si elle s’apprêtait à tirer. Elle éleva la voix pour s’adresser à ses vigies sans pour autant le quitter du regard. « Je veux que des yeux humains déchiffrent les relevés des senseurs de la flotte. Ils affirment n’avoir encore identifié aucune arme sur ces bâtiments extraterrestres. Dites-moi ce que vous voyez, vous. »
Le silence se fit : les officiers et sous-officiers interpellés se concentraient laborieusement sur les représentations des vaisseaux adverses fournies par les senseurs. Puis un lieutenant prit lentement la parole : « Peut-être ne font-ils pas comme nous, commandant, mais je ne vois rien qui ressemble à des sabords de tir ou à des systèmes de défense. Aucune arme extérieure n’est identifiable, ni rien qui pourrait s’ouvrir ou émerger pour tirer des torpilles. Ce ne sont que des cylindres.
— Ou des balles, fit le lieutenant Castries. De très grosses balles. »
La tête de Desjani pivota vers les collègues de Castries et tous opinèrent. Elle finit par se tourner vers Geary. « Il nous faut présumer que ces engins ne portent pas d’armes mais qu’ils en sont eux-mêmes. Puisqu’ils ne disposent pas d’armes offensives, il nous reste peut-être une petite chance de décider du moment de l’engagement. C’est le seul côté positif. Je ne vous importune pas de nouveau avec ce que vous savez déjà, au moins ?
— Excusez-moi. Je suis un peu sous tension pour le moment et…
— Si l’Indomptable était détruit, amiral, nous mourrions tous les deux, vous et moi. C’est quoi, votre idée ?
— Concentrer la flotte en réduisant son accélération séquentiellement selon le modèle des unités.
— Fournir aux extraterrestres une cible plus facile qu’ils rattraperont plus tôt ? C’est pour le moins contre-intuitif. Concentrer nos forces… séquentiellement ? » Elle s’interrompit pour réfléchir un instant puis ses mains se mirent à voler pour décrire des manœuvres sur l’écran. « Je vois à quoi vous pensez. Ce ne sera pas joli-joli, mais ça pourrait marcher. Et ça surpasse toutes les solutions qui me seraient venues à l’esprit.
— Connectez-moi à votre écran, que nous puissions travailler plus vite ! » Les minutes suivantes passèrent comme l’éclair : Geary travaillait sur son écran de manœuvres en liaison avec Desjani, échafaudant avec elle des centaines de mouvements de vaisseaux pendant que les systèmes de combat généraient automatiquement des instructions afférentes aux divers changements de cap, accélérations et décélérations que chaque bâtiment devrait effectuer, tout en trouvant des solutions d’évitement permettant à tous ces appareils filant à travers la même région de l’espace d’esquiver les collisions. Autant de problèmes dont la résolution aurait demandé des semaines de travail à des hommes, mais auxquels les systèmes de la flotte donnaient instantanément la réponse, à mesure que Geary et Desjani entraient des instructions.
Bien sûr, si bon fût-il, tout système avait encore des failles et engendrait quelques erreurs. Dans l’idéal, la capacité d’intuition du cerveau humain, qui lui permet de visualiser tout le tableau et de repérer les infimes incohérences, aurait eu le temps de les déceler. Mais on ne l’avait plus. Geary ne pouvait qu’espérer que ces erreurs inévitables ne seraient pas fatales. Deux vaisseaux traversant au même moment le même espace, c’était le nuage de débris garanti ; et zéro survivant.
« Vous allez devoir laisser chaque vaisseau manœuvrer indépendamment quand les assaillants seront assez près, le prévint Desjani. Ce qui risque de grever la capacité des systèmes à prédire les mouvements des autres pour éviter les collisions.
— Je n’ai pas d’autre choix, n’est-ce pas ?
— Non. Mais vous le saviez déjà, pas vrai ? »
Alors même que neuf cents appareils hostiles se rapprochaient de la flotte, la pique de Desjani lui arracha une grimace. « Oui. Mais continuez de m’apprendre ce que je sais déjà, s’il vous plaît.
— Je tâcherai. Ce plan m’a l’air aussi bon que possible dans le temps qui nous est imparti. »
Il s’accorda néanmoins un instant pour le consulter de nouveau, horrifié par les centaines de trajectoires distinctes qui s’entremêlaient inextricablement, louvoyant les unes par rapport aux autres en dessinant un écheveau si dense qu’il évoquait une énorme, invraisemblable pelote de ficelle. Le compte à rebours défilait sur un côté de l’écran, signalant qu’il ne restait plus que deux minutes pour ordonner ces manœuvres, faute de quoi les vaisseaux n’auraient plus le temps de les exécuter séparément, de sorte qu’il faudrait échafauder un nouveau plan. Geary marmotta une prière à ses ancêtres, demanda aux vivantes étoiles d’épargner ses vaisseaux et appuya sur la touche d’approbation, transmettant instantanément le plan à tous les combattants, transports et auxiliaires de la flotte.
« À toutes les unités. Ici l’amiral Geary. Les instructions de manœuvre de chaque bâtiment viennent de vous être transmises. Nos tentatives de dialogue avec les occupants de ce système stellaire n’ont produit aucun résultat et la force en approche semble déterminée à combattre. Nous allons engager la bataille avec ces appareils extraterrestres et détruire tous ceux qui menaceraient nos vaisseaux. Quand nous leur aurons infligé le plus de dommages possible en nous pliant à ces instructions, tenez-vous prêts à obéir aux ordres suivants qui vous seront transmis et qui indiqueront à chaque bâtiment les manœuvres qu’il devra effectuer indépendamment en fonction des réactions de l’ennemi. » Il résista un bref instant à l’impulsion d’ajouter stupidement Tâchez d’éviter les collisions, puis parvint à ravaler ses paroles. « Nous reprendrons la formation après l’engagement. » Si du moins nous sommes encore assez nombreux pour nous reformer. Mais je dois ajouter autre chose. Nous allons livrer un rude combat. Il faut que je leur dise à tous que je m’attends à une victoire même si ça se présente mal. « Montrons à ceux qui vivent dans ce système qu’ils ont commis une grossière erreur en décidant de s’attaquer à la flotte de l’Alliance. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Desjani lui jeta un regard. « Vous ne leur avez pas dit d’éviter de se télescoper…
— J’ai réussi à m’en empêcher.
— … mais ils le savaient déjà, hein ? »
Geary marqua une pause avant de répondre, conscient qu’après de longues minutes de grande tension, de travail acharné et de réflexion décisive il serait désormais contraint de regarder se dérouler les événements, incapable pendant un bon moment d’intervenir sans semer la zizanie et la confusion dans le plan et saborder la dernière chance de la flotte de triompher de cette menace, réalité qu’il ne pouvait qu’affronter. « Pendant combien de temps encore comptes-tu me faire payer cette remarque ? finit-il par demander.
— Je n’ai pas encore décidé, répondit Desjani. C’est un bon plan, amiral. Meilleur que tous ceux que j’aurais pu imaginer dans un si bref délai. Laissez-le se déployer en observant le tableau dans son ensemble, afin de décider des ordres que vous devrez donner ensuite. » Elle haussa le ton pour s’adresser à la passerelle, en même temps qu’elle appuyait sur une touche lui permettant de se faire entendre dans tout le vaisseau. « Nous allons combattre instamment et l’Indomptable mènera la danse. Que tout l’équipage et les systèmes soient parés au combat. Donnons l’exemple à la flotte. »
L’Indomptable entreprit de pivoter, réagissant à ses instructions de manœuvre, en même temps qu’il relevait sa proue, où s’amassaient le plus lourdement ses armes et ses boucliers, pour la présenter à la horde de petits engins ennemis en approche. Geary se renversa pour regarder les autres croiseurs de combat l’imiter.
Apparemment, la manœuvre ne répondait à aucune logique. Les croiseurs de combat allaient charger l’ennemi en dépit de son écrasante supériorité numérique, même si cette charge se réduisait pour eux à cesser d’accélérer pour continuer de filer dans la même direction que le reste de la flotte, mais la poupe en avant, en même temps qu’ils se laisseraient déporter vers son arrière-garde à mesure que cuirassés, croiseurs, destroyers, transports et auxiliaires les dépasseraient en accélérant toujours à plein régime. En outre, l’ambiance à bord de l’Indomptable ne pouvait être qualifiée que de jubilatoire, bien qu’un peu plus de neuf cents appareils extraterrestres s’en rapprochassent rapidement pour très bientôt se retrouver à portée de tir de ses lances de l’enfer. C’était pourtant, aux yeux de son équipage, la vocation d’un croiseur de combat : mener la flotte à l’attaque ; et, devant l’attitude optimiste de son commandant et sa propre certitude que Geary saurait le tirer de n’importe quelle mauvaise passe, il était prêt à combattre en dépit de son infériorité apparente. « À toutes les unités, verrouillez-vous sur toute cible entrant dans votre enveloppe de tir », ordonna Geary. Des mines ne seraient pas d’une grande utilité dans ces circonstances, mais ce n’était pas le moment de vouloir économiser les missiles.
L’Indomptable vibra légèrement : des missiles spectres venaient d’en jaillir pour fondre sur leurs cibles. Les autres croiseurs de combat larguaient déjà les leurs, déployant un tir de barrage dont l’irrégularité tenait aux distances différentes qui les séparaient de l’ennemi. « C’est là que nous allons apprendre de quelle forme de défenses ils disposent », lâcha Desjani.
Quelles qu’elles fussent, elles ne parvenaient pas à arrêter les spectres. De nombreux appareils réussirent sans doute à les esquiver par une légère embardée de dernière seconde sur leur trajectoire, de sorte que les spectres explosaient trop loin de leur cible, mais d’autres se vaporisèrent sous les frappes de l’Alliance, déchiquetés par les ogives, l’impact de la collision et l’explosion de leur propre charge. « Visez-moi l’intensité de ces déflagrations ! s’étonna Desjani. Ces trucs doivent être armés d’ogives monstrueuses !
— Au vu des schémas des destructions, les systèmes de combat concluent à l’existence d’une cuirasse assez conséquente protégeant leur proue, rapporta la vigie des combats.
— Ça ne facilitera pas la tâche aux lances de l’enfer quand elles porteront l’estocade, se plaignit Desjani. Loin s’en faut. »
En son for intérieur, Geary s’émerveilla de la capacité de Tanya à plaisanter en un pareil moment, mais il se contenta de donner acte d’un hochement de tête et d’attendre, en se demandant quelle arme cachée leur réservaient les appareils ennemis. Mais aucune ne déclencha son tir quand ils se rapprochèrent encore des croiseurs de combat de l’Alliance, qui formaient désormais une barrière grossière entre la flotte et les assaillants. « Cinq secondes avant qu’ils n’entrent à portée de tir des lances de l’enfer », annonça l’officier des systèmes de combat.
Les croiseurs de combat ouvrirent de nouveau le feu l’un après l’autre, leurs batteries de lances de l’enfer vomissant des rayons de particules à haute énergie invisibles aux yeux humains. Les appareils extraterrestres de tête tremblèrent quand les tirs firent mouche, désarmant leurs boucliers et perçant des trous dans leur coque, mais ils continuèrent d’avancer.
« Coriaces, ces salauds ! reconnut Desjani.
— Ouais. » Geary gardait un œil sur les extraterrestres et l’autre sur les données qui lui parvenaient des croiseurs de combat. Comme l’avait fait remarquer un peu plus tôt Desjani, les systèmes de combat étaient conçus pour des engagements fulgurants, avec des séquences de tir ne permettant qu’une seule salve, deux au maximum. Les batteries de lances de l’enfer ne pouvaient s’activer que sur un très bref laps de temps avant de surchauffer, et il voyait à présent s’afficher des avertissements sur tous les croiseurs l’un après l’autre.
« Batteries de lances de l’enfer 1A et 2B en sévère surchauffe, rapporta également l’officier en charge sur l’Indomptable. Délai maximum estimé avant désactivation provisoire : dix secondes.
— D’accord, laissa tomber Desjani. Et pour les autres ?
— Maximum une minute, commandant. Mais les systèmes de combat prévoient qu’il ne nous restera plus dans trente secondes que vingt pour cent des batteries de lances de l’enfer opérationnelles. Cinq secondes avant réarmement complet des missiles spectres.
— Tirez-les dès qu’ils seront parés. »
Les spectres bondirent de nouveau de l’Indomptable au moment où les tirs de ses lances de l’enfer faiblissaient puis cessaient. Geary consulta les relevés des autres croiseurs de combat. Léviathan et Dragon avaient déjà perdu temporairement plusieurs batteries pour cause de surchauffe, et les tirs de leurs camarades commençaient de défaillir. Un nombre croissant d’appareils ennemis se volatilisaient sous le tir de barrage des croiseurs de combat, mais ils arrivaient toujours en force, leur nombre à peine entamé.
Bien qu’il sût que ça allait se produire, Geary eut un moment de surprise en constatant que l’Indomptable et les autres croiseurs de combat se retournaient de nouveau pour présenter leur poupe à l’ennemi en même temps que s’éteignaient leurs principales unités de propulsion. Les systèmes de combat de la flotte avaient réussi à déterminer approximativement, à l’avance, le moment où les lances de l’enfer cesseraient de tirer pour cause de surchauffe, de sorte que les instructions de manœuvre s’étaient basées sur ce calcul. La vitesse d’approche de l’ennemi diminuait sans doute spectaculairement, mais les croiseurs ne pourraient pas engager le combat avec autant d’efficacité tant qu’ils lui tourneraient le dos.
Desjani observait la bataille, le menton en appui sur une main. « Et voilà la seconde équipe. »
Les instructions de manœuvre transmises un peu plus tôt à la flotte avaient enfin ébranlé la masse des escorteurs. Des dizaines de destroyers, de croiseurs légers et de croiseurs lourds pivotaient à présent pour présenter leur proue aux extraterrestres, et les croiseurs de combat entreprirent de les protéger. L’ennemi se rapprochant encore, destroyers et croiseurs joignirent leurs tirs à ceux de leurs batteries de poupe.
Les appareils adverses chancelaient sous les coups, disparaissant parfois en de fantastiques explosions tandis que d’autres étaient réduits en pièces. Mais d’autres arrivaient derrière chaque bâtiment détruit. Geary vit les relevés des lances de l’enfer de ses escorteurs virer très vite au rouge de la surchauffe, tandis que les croiseurs de combat tiraient leur troisième salve de spectres. Mais l’ennemi était maintenant si proche que les missiles avaient le plus grand mal à se verrouiller sur eux avant de s’évader du site du combat, et la plupart manquaient leur cible. « À toutes les unités. Cessez les tirs de missile, à moins d’une solution de tir acceptable sur un appareil ennemi. » Leurs lances de l’enfer réduites au silence par la surchauffe, croiseurs et destroyers pivotèrent de nouveau, présentant cette fois leur poupe à l’ennemi et accélérèrent à plein régime pour rejoindre les croiseurs de combat et tenter de se maintenir le plus loin possible des assaillants.
Geary se tourna vers Desjani. « Nous ne les décimons pas assez vite.
— Pas encore. Mais c’est au tour des grands garçons d’intervenir », répondit-elle, la voix de nouveau pétulante.
Une fois déployée en sous-formations, la flotte s’était lentement resserrée, comprimée en une couche épaisse, plus proche de l’ennemi, comprenant les croiseurs de combat et les escorteurs, tandis que cuirassés, transports et auxiliaires s’étiraient plus loin. Les cuirassés pivotaient à présent pesamment pour affronter l’ennemi, tout en décélérant assez pour que les lourds vaisseaux de guerre fussent rapidement dépassés par le reste de la flotte. Seuls les transports et les auxiliaires restaient légèrement en tête, vite rattrapés pourtant par la flotte et les appareils ennemis.
Les cuirassés vinrent se glisser en position parmi les croiseurs de combat et les escorteurs puis ouvrirent à leur tour le feu de leur formidable armement. Geary sentit ses lèvres se crisper en une grimace involontaire : l’énergie qui saturait l’espace alentour scintillait désormais au point de devenir visible ; les vagues de tête des appareils ennemis rescapés s’évaporaient sous le torrent de feu vomi par les cuirassés.
« Ça va être serré, déclara Desjani comme si elle discutait d’un plan de table. Ils sont beaucoup trop nombreux et ils continuent de se rapprocher. Nos batteries de proue se sont assez refroidies pour tirer plusieurs autres salves, mais, dès que nous pivoterons de nouveau, ces extraterrestres nous tomberont sur le poil.
— Compris. » Les manœuvres préétablies ne menaient pas plus loin. Il incomberait donc à Geary d’évaluer au mieux l’instant T où il passerait à l’étape finale chaotique de la bataille. Il regarda les extraterrestres se rapprocher encore, les tirs des cuirassés commençant à faiblir à leur tour. Ils sont si proches à présent. Mais je dois permettre à leurs survivants de se rapprocher encore un peu plus, afin de leur laisser moins de temps pour réagir à notre manœuvre suivante. À quelle distance des unités les plus éloignées de ma formation ? Tenons compte du temps qu’elles mettront à recevoir mes ordres. Fort heureusement, les assaillants continuent d’en viser le centre, si bien qu’une réaction légèrement retardée des flancs de notre formation ne nuira pas à ces vaisseaux. On y est presque.
« Amiral ? » demanda Desjani sur un ton relativement dégagé. Cela dit, le seul fait qu’elle posât la question trahissait, assez rare témoignage, la tension qu’elle cherchait si efficacement à dissimuler.
« Pas encore. » Il leva la main, l’agita lentement plusieurs fois comme pour compter puis appuya sur sa touche. « À toutes les unités. Effectuez une manœuvre d’évitement indépendante au maximum de votre capacité pour vous soustraire aux vaisseaux ennemis tout en continuant de les mitrailler avec toutes vos armes à courte portée. Exécution immédiate. »
Il sentit la pression le secouer en dépit des tampons d’inertie, Desjani venant d’engager l’Indomptable dans un virage serré à sa vélocité maximale ; le croiseur de combat décrivit un grand arc de cercle dans l’espace avant de pivoter pour engager aussitôt le combat. « Tirez la mitraille en même temps que les canons se verrouillent sur leurs cibles ! ordonna-t-elle. Que toutes les lances de l’enfer se déchaînent et s’activent jusqu’à la disparition du dernier assaillant ! »
Des alarmes de collision hurlèrent des mises en garde, des centaines de vaisseaux adoptant en même temps une nouvelle trajectoire. L’écran de Geary passa au rouge tant ces alertes le recouvraient. Heureusement, les manœuvres initiales, alors que les vaisseaux de l’Alliance restaient encore très proches les uns des autres, étaient relativement prévisibles par les systèmes, puisque à peu près tous les vaisseaux se retournaient pour affronter le plus proche appareil ennemi. Ce facteur, s’ajoutant peut-être à l’assistance providentielle qu’avait implorée Geary, prévint toute catastrophe.
Les appareils extraterrestres étaient là, pratiquement sur les vaisseaux de l’Alliance, quand la mitraille vomie par plus de deux cents bâtiments les cingla à une vitesse relative de milliers de kilomètres par seconde. Des centaines d’extraterrestres survivants disparurent, anéantis par une vague de destruction, puis les lances de l’enfer se déchaînèrent avec une fureur renouvelée, les armes de proue trouvant de nouvelles cibles.
Geary n’aurait su dire combien il restait d’appareils ennemis dans ce carnage tant les nuages de débris et les décharges d’énergie saturaient l’espace, tandis que les vaisseaux de l’Alliance s’éparpillaient comme si leur formation avait explosé en centaines d’éléments indépendants. Même les auxiliaires et les transports faisaient maintenant feu ; leurs modestes défenses s’efforçaient de repousser les assaillants survivants, parmi lesquels beaucoup semblaient provisoirement désemparés par la dispersion de la flotte. Mais d’autres, probablement verrouillés aux cibles qu’ils avaient élues, traversaient le corps principal de la flotte, visant les auxiliaires, son talon d’Achille, et les transports, proies manifestement vulnérables.
Sa trajectoire s’incurvant légèrement vers le bas, l’Indomptable roula pour esquiver un appareil extraterrestre qui venait de virer de bord pour l’intercepter, mais qui, touché par des frappes de lances de l’enfer provenant de multiples directions différentes, explosa près du croiseur de combat, le faisant tanguer. Deux destroyers et un croiseur léger le frôlèrent, piquant vers le haut alors que lui-même plongeait sous eux, puis un cuirassé pirouetta en surplomb, si près que Desjani elle-même parut un instant désarçonnée. Elle se reprit très vite, jura et accorda la priorité à deux autres cibles. Elle appuya sur sa commande de tir au moment précis où un adversaire passait devant elle, piquant sur le Titan, l’élimina puis en abattit un second, assez proche de l’Indomptable pour que son explosion secoue le croiseur de combat.
Mais son élan le vouait à poursuivre sa course sur la même trajectoire, lui interdisant de se retourner assez vite pour affronter ceux des agresseurs qui réussissaient à le dépasser. Geary ne put qu’assister, impuissant et pris d’un mauvais pressentiment, à l’irruption de nouveaux appareils ennemis lancés sur un vecteur les menant droit sur le Titan et le Tanuki. Puis, miraculeusement, l’Orion apparut, surgissant de plus bas. Le cuirassé descendit un premier appareil ennemi près du Titan et fit voler le second en éclats, quasiment à bout touchant, alors qu’il frisait déjà la poupe du Tanuki. L’explosion fut assez violente pour le déporter légèrement en dépit de sa masse.
Un autre assaillant fondait sur le transport Mistral quand les croiseurs lourds Diamant, Gantelet et Buckler réussirent à le cerner d’assez près pour lâcher une salve de lances de l’enfer sur l’arrière du vaisseau/missile et le fracasser à deux doigts de sa cible.
Aucun ennemi n’avait survécu assez longtemps pour atteindre les transports et les auxiliaires. Geary reporta le regard sur le tableau général de la bataille et s’efforça de distinguer les symboles des appareils ennemis rescapés de la masse des débris et du tourbillon confus des vaisseaux de l’Alliance, qui cherchaient non seulement des cibles mais s’efforçaient en même temps de s’éviter les uns les autres et d’esquiver les plus grosses carcasses.
Rien. Les seuls symboles rouges qui clignotaient sur l’écran étaient ceux des dizaines d’alertes de collision, qui continuaient de proliférer puis s’éteignaient tout aussi vite à mesure que les systèmes de manœuvre de la flotte contactaient ses vaisseaux, prenaient en une milliseconde les décisions nécessaires et coordonnaient les corrections de trajectoire permettant d’éviter les télescopages. Le dernier appareil ennemi était détruit, et il ne restait plus qu’à compter ses plaies. Pour l’instant, Geary pouvait tout juste affirmer que les dommages infligés à la flotte n’avaient rien du carnage auquel on aurait pu s’attendre, loin s’en fallait. « À toutes les unités, reprenez la formation Delta dès que vous pourrez regagner votre position en toute sécurité. Vélocité de la formation réduite à 0,05 c. » D’abord ralentir tout son monde, en continuant de fondre vers la forteresse orbitale et en ramenant la formation à un simple cube, aussi élémentaire que possible, pendant qu’il s’efforcerait de faire le tri.
« Wouah ! lâcha Desjani en souriant, le rouge aux joues. Ça a marché. Chouette plan, amiral.
— Vous êtes cinglée, répondit-il, le cœur battant la chamade.
— Je croyais que ça vous plaisait chez une femme. Vous avez vu ce qu’a fait l’Orion ?
— Ouais », reconnut-il. La tête lui tournait légèrement de soulagement, bien qu’il redoutât encore les dommages probablement infligés à la flotte. « Vous aviez raison pour le capitaine Shen.
— J’ai toujours raison, amiral. Lieutenant Yuon, quel est le cuirassé qui s’est immiscé un peu trop loin dans notre espace de sécurité ?
— Les systèmes ont identifié l’Intrépide, commandant. Au plus près à…» Yuon parut s’étrangler puis reprit d’une voix haut perchée : « Ça ne peut pas être vrai. »
Desjani vérifia le chiffre elle-même puis garda le silence quelques secondes. « Vous allez encore devoir vous entretenir avec le commandant de l’Intrépide. Le capitaine Jane Geary me doit une tournée, ajouta-t-elle. Et moi, je dois des remerciements à mes ancêtres.
— Tous autant que nous sommes. » Mais Jane et les ancêtres de Desjani devraient attendre. Geary augmenta de nouveau l’échelle de son écran, maintenant qu’il pouvait se permettre le luxe d’observer tout le système stellaire en quête d’autres menaces plus éloignées. L’énorme forteresse orbitant près du point de saut ne crachait plus ni vaisseaux ni missiles, quelle que fût la nature des appareils qu’elle avait envoyés, mais ce n’était pas la seule fortification titanesque de ce secteur. « J’ai la vilaine impression que nous n’aurons aucun mal à localiser les autres points de saut de ce système stellaire. »
Desjani arqua un sourcil puis vérifia sur son écran. « Que nos ancêtres nous préservent ! Ils ont placé deux autres forteresses du même modèle en orbite, assez loin de l’étoile pour qu’elles protègent aussi un point de saut. »
Lesquelles forteresses devaient indubitablement abriter des centaines d’autres missiles à longue portée. Et, dans d’autres secteurs du système, à des heures-lumière de la flotte, ses senseurs repéraient encore de nombreux vaisseaux de guerre. « Nos senseurs ont estimé que la masse de plusieurs de ces bâtiments est trois fois supérieure à celle d’un de nos cuirassés de classe Gardien.
— Ils construisent large, hein ? fit Desjani. Heureusement, le plus proche de ces trucs se trouve à trois heures-lumière et, compte tenu de leur masse, ils ne doivent pas être bien véloces. Cela dit, je n’aimerais pas avoir maille à partir avec eux.
— Nous n’avons toujours pas reçu de transmissions des occupants de ce système, déclara Rione d’une voix sans timbre. Et ils ne répondent à aucun de nos messages. »
Geary s’adossa à son fauteuil. « S’ils étaient humains, ils auraient déjà répondu. » Aucune menace imminente n’était perceptible ; rien, du moins, qui ne mettrait pas des heures ou des jours à se rapprocher suffisamment de la flotte pour qu’on s’en inquiétât, mais on n’en avait pas moins du pain sur la planche. Évaluer les avaries et les pertes de la flotte. Procéder aux réparations. S’assurer qu’on a récupéré les survivants des bâtiments détruits ou gravement endommagés. Tenter d’ouvrir le dialogue avec cette espèce extraterrestre, ou, à tout le moins, de se renseigner sur elle. Faire adopter à la flotte une trajectoire interdisant aux vaisseaux dont l’inconnu dispose encore d’essayer à nouveau de l’intercepter. Son regard se porta sur les massives forteresses qui gardaient les points de saut du système stellaire. Celle qu’ils avaient croisée à côté du plus proche avait sans doute épuisé sa réserve de missiles, mais une construction aussi colossale devait disposer de centaines de recharges, prêtes à tirer si la flotte s’approchait encore d’elle, sans parler de ses autres armes. Pour gagner un point de saut, il faudrait nécessairement passer près d’une de ces défenses, manœuvre autrement périlleuse qu’à l’aller, quand on avait dépassé la première à toute blinde au moment de l’émergence.
« Mes compliments pour cette découverte d’une autre espèce extraterrestre intelligente, déclara Rione.
— Merci. Content que le gouvernement s’en félicite. » Il ne cherchait même pas à dissimuler son ironie.
« Tout le monde n’est pas satisfait », murmura-t-elle d’une voix presque inaudible, les yeux rivés sur son écran. À la voir, elle donnait l’impression de se trouver enfin dans une situation qu’elle prévoyait depuis beau temps.
Desjani se pencha sur Geary. « Comment allons-nous sortir de ce système, amiral ?
— J’aimerais bien le savoir. » De fait, dans la mesure où une forteresse balisait chaque point de saut, ce n’était pas le comment qui posait problème, mais plutôt le moyen d’en sortir sans que la flotte soit taillée en lanières.
Mais Geary aurait désormais le temps d’y réfléchir, avec Tanya à ses côtés et un tas de braves gens qui, s’ils se reposaient en partie sur lui, travaillaient aussi la main dans la main avec lui.
En outre, si la flotte avait été quelque peu égratignée, elle restait en majeure partie intacte. Rione elle-même risquait maintenant de lui apporter une assistance efficace au lieu de se complaire dans cette singulière passivité.
Il se renversa dans son fauteuil, se contraignit à détendre ses muscles noués afin de paraître imperturbable. « Nous trouverons un moyen », affirma-t-il calmement à Desjani, d’une voix assez sonore pour se faire entendre clairement de toute la passerelle.